
Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Isabella Vanni : Bonjour à toutes, bonjour à tous dans Libre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations et d’échanges sur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Le Parcours libriste de Simona Levi, c’est le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme la chronique de Gee, « Prestidigitateur ou sorcier ? », et aussi la chronique « À la rencontre du Libre » de Julie Chaumard, « Téléphonie, apprentissage et créativité ».
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Isabella Vanni, coordinatrice vie associative et responsable projets à l’April.
Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.
Nous sommes mardi 18 février. Nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission aujourd’hui Magali Garnero. Bonjour Magali.
Magali Garnero : Salut.
Isabella Vanni : Nous vous souhaitons une excellente écoute.
[Jingle]
Chronique « Les humeurs de Gee » – « Prestidigitateur ou sorcier ? »
Isabella Vanni : Nous allons commencer avec la chronique « Les humeurs de Gee ». Gee, auteur du blog-BD Grise Bouille, vous expose son humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-Internet de notre classe politique, il partage ce qui l’énerve, l’interroge, le surprend ou l’enthousiasme, toujours avec humour. L’occasion peut-être, derrière les boutades, de faire un peu d’éducation populaire au numérique.
Bonjour Gee.
Gee : Bonjour et salut à toi, public de Libre à vous !
Aujourd’hui, j’avais envie de changer un peu d’air et de te raconter une petite histoire, une fiction sans aucun rapport avec le monde réel.
Notre histoire se passe dans un étrange pays lointain, un pays qui, depuis de nombreuses années, est cerné par un gigantesque incendie. Comment est-ce possible, me diras-tu ? Eh bien au départ, l’incendie était très loin et beaucoup, dans le pays, doutaient même de son existence. Maintenant qu’il est juste aux frontières du pays, c’est beaucoup plus compliqué de le nier, mais c’est aussi devenu compliqué de lutter contre, évidemment !
Dans ce pays, il y a une jeune femme, une scientifique du nom de Cassandre. C’est un nom qui lui va bien, car elle alerte depuis très longtemps sur le danger mortel que représente cet incendie pour le pays, mais personne ne l’écoute ! On lui dit que ce n’est pas si grave, qu’on s’adaptera à un air plus chargé en fumée, qu’on portera des combinaisons ignifugées et puis surtout, qu’on trouvera bien un moyen d’éteindre cet incendie sans se fatiguer, enfin, que la science trouvera un moyen de l’éteindre ! Évidemment, cela rend folle Cassandre, parce que la science c’est son boulot, et la science, en fait a déjà résolu le problème. Pour éteindre l’incendie il faut arrêter de tirer des feux d’artifice en direction de la forêt. Oui, ça tombe sous le sens, mais le problème, c’est que l’économie entière du pays dépend de l’industrie du feu d’artifice, que les gens adorent les feux d’artifice. Du coup, œillères, déni ! On trouvera bien une innovation qui permettra d’éteindre l’incendie sans arrêter de tirer des feux d’artifice en direction de la forêt ! On pourrait inventer le feu d’artifice froid, par exemple, le feu qui ne brûle pas ! Enfin voilà, tu vois bien l’idée !
Bref, c’est dans ce contexte qu’un beau jour, le compagnon de Cassandre, Candide, entre dans l’appartement qu’il partage avec elle et lui apprend une nouvelle assez étrange : un magicien est arrivé dans le pays et il est absolument incroyable. Il réalise des exploits qui bluffent tout le monde, c’est LE sujet dont la population entière parle, le buzz du moment, l’événement incontournable ! Ce magicien est un certain monsieur Gipiti, Charles Gipiti. Candide dit à Cassandre que ce Charles Gipiti peut faire apparaître des lapins comme on n’a jamais vu personne le faire, c’est un vrai magicien. Et là, Cassandre tique un peu. Elle demande à Candide : « Attends, quand tu dis magicien, tu veux dire quoi exactement ? » Candide lui répond : « Un magicien quoi, tu vois bien, un mec qui fait apparaître des lapins dans un chapeau. » Cassandre précise : « D’accord, mais tu sais que ”magicien”, c’est un terme un peu ambigu. Tu parles d’un prestidigitateur ou d’un sorcier ? — Euh, c’est-à-dire ? – Un sorcier, c’est un vrai magicien, quelqu’un qui maîtrise la magie, qui peut faire des choses surnaturelles, inexplicables, alors qu’un prestidigitateur ne fait qu’imiter la magie, il met en scène des choses qui paraissent surnaturelles mais qui sont, en fait, parfaitement explicables, à base d’illusions, de trucages. » Là, Candide hausse les épaules, il n’en sait rien. Effectivement, il y a peut-être un truc, mais truc ou pas, peu importe. « Après tout, est-ce qu’il y a vraiment une différence entre la magie et quelque chose qu’on n’arrive pas à distinguer de la magie ? ». « Mais bien sûr que oui ! » s’écrie Cassandre, « ça n’a rien à voir ! Si on commence à confondre un prestidigitateur avec un sorcier, on lui prête des pouvoirs qu’il n’a tout simplement pas ! C’est un tremplin pour se faire manipuler, se faire abuser et pour abandonner tout esprit critique ! »
Comme d’habitude, Cassandre a du mal à convaincre, pas seulement Candide mais tout le monde. Au fil des jours, elle réalise vite que la popularité de Charles Gipiti explose, à tel point que les grosses industries du pays se mettent à activement financer le magicien. Et tout le monde semble se foutre, comme d’une guigne, des avertissements de Cassandre les enjoignant à ne pas confondre prestidigitateur et sorcier.
Agacée, Cassandre décide d’enquêter un peu sur ce fameux Gipiti. Et là, ce qu’elle découvre est encore pire que ce qu’elle imaginait ! Non seulement, cet énergumène n’est évidemment pas un sorcier mais bien un prestidigitateur, comme elle l’avait prédit : il n’utilise que des trucages pour simuler des pouvoirs surnaturels et, en plus, il utilise des machines qui fonctionnent en propulsant du kérosène par hectolitres en direction de l’incendie qui cerne le pays. Et, pour couronner le tout, Cassandre se rend compte que les fameux lapins que Gipiti fait apparaître ont tout simplement été volés dans les nombreux élevages de la ville, mettant pas mal d’éleveurs et d’éleveuses sur la paille au passage. Mais les gens préfèrent acheter un lapin qui est sorti d’un chapeau dans une explosion de paillettes qu’un bête lapin d’élevage !
Là, Cassandre explose et hurle sur la foule rassemblée : « Arrêtez de soutenir cet escroc ! Ce n’est pas un sorcier, c’est un vulgaire prestidigitateur ! Voleur et pyromane avec ça ! ». Évidemment, sa démonstration ne provoque que soupirs agacés et désintérêt. « D’accord, il a volé des lapins, mais vu ce qu’il arrive à faire avec, ça va, on ne va pas non plus l’attaquer en justice ! En plus, les élevages n’auront qu’à s’adapter, c’est le progrès, c’est tout ! Et puis, tu nous emmerdes avec tes termes compliqués, « prestidigitateur » que personne n’arrive à prononcer, alors autant continuer à dire que c’est un magicien. » « D’accord », dit Cassandre, « et la pyromanie ? Les galons de kérosène qu’il balance sur un incendie qui menaçait déjà tout le pays avant ? ». Alors là, on sort la carte joker : « Mais Cassandre, si on finance la magie de Charles Gipiti, si on laisse ce magicien s’améliorer, alors c’est sûr, il va trouver une solution pour éteindre l’incendie. Certes, son activité aggrave temporairement les choses, mais pour mieux les améliorer ensuite ! » « Mais c’est débile ! », s’écrie Cassandre, « Vous dites que si un prestidigitateur travaille suffisamment, il peut finir par devenir sorcier et faire de la vraie magie ? Ça n’a aucun sens ! En plus, on sait très bien quelle est la solution pour éteindre l’incendie ! Ce que vous voulez, c’est continuer à vivre comme avant, tirer des feux d’artifice partout en tablant sur le fait qu’un énergumène qui fait apparaître des lapins volés finisse par sortir de son chapeau le feu d’artifice qui ne brûle pas. Vous êtes cinglés, ma parole ! Et quand bien même vous auriez raison ! Admettons qu’il soit théoriquement possible qu’un prestidigitateur devienne un sorcier – n’importe quoi !, mais OK –, que fait-on dans l’hypothèse où il ne trouve quand même pas de solution pour éteindre l’incendie qu’il aura aggravé d’ici-là ? On fait quoi ? ». Silence. La foule ne dit rien. Elle est déjà occupée par l’arrivée d’un autre magicien, un certain monsieur Sique, Œdipe Sique, un magicien qui fait des choses aussi impressionnantes que monsieur Gipiti, mais pour beaucoup moins cher ! Et ça, Charles Gipiti n’aime pas ! Parce qu’apparemment, ce fameux Œdipe Sique a lui-même volé à Gipiti les lapins qu’il fait apparaître ! Une assez cruelle ironie ! Et ça ferait un peu marrer Cassandre si la situation n’était pas si désespérante !
Petit à petit, plein d’autres magiciens arrivent, et il devient impossible d’y échapper. Des magiciens dans les écoles, des magiciens dans les transports, dans les bureaux ! Que tu en veuilles ou pas, ils sont là, partout. Avec parfois quelques petits ratés, comme pour ce monsieur Lucien qui ne fera apparaître que des morceaux de lapins un peu déchiquetés, mais, quelque part, Cassandre s’en fout : le fait que les tours de magie marchent ou pas ne changent rien au fait que ce ne sont que des trucages. De toute façon, quand il n’y aura plus de lapins à voler, les magiciens n’auront pas d’autre choix que de voler les leurs, et toute l’illusion en prendra un sacré coup !
Au bout d’un moment, cerise sur le gâteau, même les pouvoirs publics s’y mettent. Oui parce que, non seulement, les entreprises privées déversent un flot énorme d’argent pour alimenter cette bulle des magiciens, mais même l’État finit par annoncer un plan de 110 milliards pour financer des magiciens ! 110 milliards ! Et pourtant, le pays en question n’est pas un pays qui va très bien ! Ah non ! Des gens dorment dans la rue, des gens n’arrivent plus à se chauffer, à manger à leur faim, les hôpitaux sont saturés, les services publics sont en ruine, mais paf !, on trouve 110 milliards pour les magiciens, comme ça !
En attendant, l’incendie se rapproche toujours plus vite, et toujours pas l’ombre d’une solution en vue. La fumée commence à arriver aux narines de tout le monde, mais les gens continuent d’applaudir les magiciens, peut-être pour tromper la peur du vide, de ce qui arrivera quand l’incendie aura atteint le pays.
Je ne vais pas vous mentir, je ne connais pas vraiment la fin de cette histoire, mais je la devine. Les magiciens continuent à détrousser l’intégralité de la société aussi longtemps que possible, avec des illusions toujours plus réussies. Sauf qu’au lieu de chercher des solutions – parce que, encore une fois aucune solution n’est compatible avec leurs activités –, ils utilisent en fait cet argent pour se construire de belles montgolfières. Et, lorsque l’incendie finit immanquablement par ravager le pays, ils foutent le camp avec l’air chaud créé par les flammes, laissant tous les gens qui s’étaient laissé duper, d’ailleurs les autres aussi, mourir par millions dans le cataclysme qu’ils auront contribué à accélérer.
Oui, je sais, ce n’est vraiment pas une fin heureuse, c’est ce que les anglophones appellent un cautionary tale, un récit de mise en garde. Parce que si d’aventure des prestidigitateurs de pacotille venaient se prendre pour des sorciers chez nous en pillant des élevages pour faire apparaître leurs lapins et en alimentant un gigantesque incendie en faisant mine de lutter contre, ce serait peut-être plutôt eux qu’il faudrait foutre au feu, avant qu’il ne soit trop tard.
Fin ! Ou plutôt, à suivre !
Isabella Vanni : C’est de la fiction, bien sûr. Toute ressemblance avec des faits réels est purement fortuite. J’avais envie de rire à certains moments de la chronique, mais la fin, effectivement, fait plutôt pleurer. Merci. C’est très bien écrit et je te donne avec plaisir rendez-vous au mois prochain, Gee.
Gee : Au mois prochain.
Isabella Vanni : Nous allons maintenant faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Isabella Vanni : Après la pause musicale nous entendrons le Parcours libriste de Simona Levi.
En attendant, nous allons écouter Blue Cats par Alpha Brutal. On se retrouve dans un peu moins de quatre minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Blue Cats par Alpha Brutal.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Isabella Vanni : Nous venons d’écouter Blue Cats par Alpha Brutal, disponible sous licence libre Creative Commons, CC By SA 3.0, titre qui a beaucoup plu au studio, j’espère que vous aussi, auditrices et auditeurs, avez apprécié.
[Jingle]
Isabella Vanni : Passons maintenant au sujet suivant.
[Virgule musicale]
Parcours libriste de Simona Levi. Rediffusion du sujet principal de l’émission Libre à vous ! du 14 janvier 2025
Isabella Vanni : Nous allons poursuivre par notre sujet principal, le Parcours libriste de Simona Levi interviewée par Alexis Kaufmann. C’est la rediffusion du sujet principal de l’émission Libre à vous ! du 14 janvier 2025. On se retrouve en direct d’ici une petite heure.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui sera un Parcours libriste, interview d’une seule personne pour parler de son parcours personnel et professionnel, un parcours individuel qui va, bien sûr, être l’occasion de partager messages, suggestions et autres.
Notre invitée est Simona Levi, professeure de techno-politique et droit à l’Université de Barcelone, fondatrice de Xnet dont elle parlera tout à l’heure. L’échange a été préparé et sera animé par Alexis Kauffmann, professeur de mathématiques, fondateur de Framasoft, actuellement chef de projet logiciel et ressources éducatives libres à la Direction du numérique pour l’éducation.
Je vous laisse la parole. Bonjour Alexis. Bonjour Simona. C’est à vous.
Simona Levi : Bonjour.
Alexis Kauffmann : Bonjour, Simona. Ciao.
Simona Levi : Ciao.
Alexis Kauffmann : Ça fait plaisir. On n’a pas préparé du tout l’émission avec Simona. Merci Frédéric, tu m’avais dit que vous recherchiez des personnes dans le cadre de ce format Parcours libriste. Juste un tout petit mot, peut-être, sur Simona, elle aura l’occasion de le dire, mais elle n’est pas française. Qu’est-ce qu’on entend par libriste ? Ce serait un peu activiste du Libre, on en fait « libriste ». En France, c’est considéré par les libristes de manière assez positive, mais ça peut être aussi utilisé contre les libristes. Par exemple, au ministère, parfois on m’accuse d’être le libriste du ministère et on me dit « toi, tu es un libriste, donc de toute façon, par idéologie, tu vas nécessairement dans ce sens et pas dans un autre. » Ça peut être aussi utilisé négativement. Fred, je ne sais pas si tu es d’accord. Tu n’interviens pas, c’est mon moment !
C’est donc cela qu’on entend par libriste, Simona, je voulais le préciser, même si toi, et ça va être ma première question, quand on a discuté ensemble, tu parlais de < em>fighter, c’est ça ?
Simona Levi : Je ne suis pas du tout tech. Je viens d’une militance activiste, classique, de gauche et, en 2006, j’ai été fulgurée par l’Internet [Je suis tombée amoureuse d’Internet, Note de l’intervenante] et, en même temps aussi, probablement sans le savoir, par le librisme [La philosophie de la culture libre et copyleft, Note de l’intervenante] dans le sens où j’ai surtout été impactée par la manière de travailler, de s’organiser des hackers et de l’activisme des communautés online. C’est cela qui m’en a fait m’approcher et c’est cela qui a fait de moi la personne qui, maintenant, travaille full-time sur ce sujet, sur les infrastructures libres, sur la démocratisation de la numérisation des sociétés, des administrations et tout cela, mais pas du tout dans une perspective technologique, plutôt dans l’idée d’appliquer ce que l’infrastructure technologique de l’Internet nous propose et ce que les formes d’organisation des communautés du software libre nous proposent comme nouvelle gouvernance.
Alexis Kauffmann : Merci. On aura l’occasion de détailler un petit peu. Nous n’allons pas être chronologiques, au sens précis du terme, dans le parcours, mais il y a quand même cette idée de parcours de vie. J’ai regardé un peu ta fiche Wikipédia, j’ai fait comme mes élèves quand j’étais professeur. Tu as une fiche Wikipédia aussi en français. Tu as cité l’année 2006. Ce qui m’intéresse, c’est peut-être avant 2006, donc avant ta « découverte » de l’Internet, entre guillemets, comme tu viens de dire. J’ai vu que, dans ta jeunesse, tu as passé un peu artistique, notamment théâtral, actrice, metteur en scène. L’idée, c’est évidemment de savoir comment toute cette expérience passée a aussi nourri ton action aujourd’hui. Raconte un petit peu toute cette expérience, ce parcours théâtral. Tu es née en Italie et, à un moment donné, tu t’es aussi retrouvée en France et c’est pour cela que tu parles si bien français.
Simona Levi : Oui, c’est ça. Je viens d’une famille très militante, j’ai donc été très militante depuis très petite. J’étais une très bonne élève, mais très révoltée, si bien qu’au baccalauréat on m’a dit qu’on me punissait parce qu’on n’arrivait pas à me baisser la moyenne. Au baccalauréat, on m’a dit qu’on allait me punir en enlevant sept points pour non-respect de l’institution éducative. Là, je me suis rendu compte que, effectivement, je n’avais pas de respect pour l’institution éducative. Je suis rentrée à la maison en disant « je n’irai pas à l’université – ça a été une catastrophe familiale – je vais aller en France pour devenir danseuse. »
Alexis Kauffmann : Quand tu dis « à la maison », à l’époque, c’était où la maison ?
Simona Levi : La maison c’était à Turin, en Italie. Je suis venue à Paris pour devenir danseuse. Erreur, parce que plusieurs millions de personnes sont venues à Paris à la fin des années 80 pour devenir danseuses. J’étais la dernière de tous les derniers, j’étais vraiment seule ! Heureusement, j’ai découvert l’École Lecoq [École internationale de théâtre Jacques Lecoq], j’ai donc abandonné l’histoire de la danse. Pour moi Lecoq a été plus qu’un professeur de théâtre, pour moi c’était un philosophe, j’ai donc aussi appris beaucoup de choses par rapport à l’engagement et à la façon de transformer mon engagement en quelque chose qui arrive à plus de personnes, donc la communication, etc. C’est comme cela que j’ai mélangé un peu mes soucis activistes de transformation sociale avec les formes de communication. J’utilise encore beaucoup tout cela dans ce que je fais.
J’ai donc une formation académique de metteuse en scène. J’ai été actrice et metteuse en scène pendant longtemps. J’ai commencé avec le numérique, mais, depuis toujours, j’ai fait des actions de mise en scène ironiques, ce qu’on appelle « artivisme », utilisant l’art pour l’activisme. J’ai donc mélangé continuellement les deux domaines, mes soucis et mes capacités : j’ai continué à faire des spectacles de théâtre qui expliquaient ce qu’on faisait dans la militance et j’ai utilisé mes capacités de communication avec de l’ironie, etc., dans la militance. J’ai toujours mélangé.
Alexis Kauffmann : Du coup, dans le théâtre, tu as plutôt choisi metteur en scène, metteuse en scène, qu’uniquement actrice et ça t’a aussi peut-être intéressée de te retrouver en groupe, d’avoir des projets collectifs.
Simona Levi : C’est-à-dire que j’ai du mal à être avec quelqu’un qui me donne des ordres, même si c’est fait gentiment. J’ai été actrice pour manger, au tout début de ma carrière, pendant très longtemps, j’ai été actrice pendant presque 20 ans, mais très vite j’ai organisé ma propre compagnie, je faisais mes propres projets et c’est à ce moment-là que je suis venue ans en Espagne. J’ai habité cinq ans à Paris, j’en avais déjà un peu marre, mais, en plus, j’avais un boyfriend qui me frappait. Il m’a frappée une fois, nous étions un peu saouls, j’ai dit « ça doit être une erreur. » Quand il m’a frappée la deuxième fois, j’ai compris que ce n’était pas une erreur, j’ai compris que c’était une habitude, je lui ai dit que je voulais me séparer, il m’a dit « ce n’est pas possible, parce que tu es ma femme ! ». Là, j’ai compris que je ne devais pas discuter avec ce monsieur, j’ai fait ma valise et je suis partie, donc, tant qu’à partir, je suis partie à Barcelone parce qu’il y avait plus de soleil. J’ai été reçue par la seule amie que j’avais à Barcelone, je me suis sentie comme à la maison, j’ai donc commencé par ouvrir une compagnie de théâtre. J’ai trouvé une maison dans laquelle je pouvais avoir un petit théâtre et c’est devenu un petit théâtre underground assez connu à Barcelone pendant très longtemps.
Alexis Kauffmann : Parmi les spectacles, j’ai noté Femina Ex Machina. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce spectacle ?, ça m’a interpellé.
Simona Levi : Les deux premiers spectacles que j’ai faits, c’était sur le féminin, donc Femina Ex Machina ; j’ai toujours fait des spectacles assez ironiques, donc c’était sur les clichés féminins. Un groupe français est maintenant devenu célèbre avec quelque chose que j’ai fait 20 ans avant : j’avais une bulle sur la tête, avec de l’eau et des poissons, je faisais la femme un peu la tête dans l’eau. C’était un spectacle assez marrant sur les clichés féminins.
Alexis Kauffmann : D’accord. On est à la radio, mais on s’imagine bien !
Simona Levi : J’ai fait un autre spectacle qui s’appelait Non lavoreremo mai, « On ne travaillera jamais », un peu plus sur les femmes qui sont frappées, mais surtout sur l’aliénation au travail et les conséquences de l’aliénation dans les relations au travail. C’était aussi à un spectacle ironique. J’ai toujours cru à l’ironie, un peu ce que dit Spinoza : dans un monde qui nous pousse vers les passions tristes, donc notre révolte c’est de travailler avec des passions alegres, plus heureuses, plus lumineuses.
Alexis Kauffmann : En tout cas un théâtre ironique, mais aussi un théâtre à message dans le sens noble, positif du terme, engagé.
Simona Levi : Engagé, oui, toujours engagé. Je suis tombée dans la soupe, dans la marmite de l’engagement politique très petite parce que ma famille était ultra militante, donc, pour moi, la militance c’était comme une normalité et maintenant encore : si je me dis « arrête Simona, ça suffit, repose-toi, ce n’est pas la peine d’être dans toutes les batailles », je m’ennuie tout de suite, je deviens très nerveuse, donc je dois être militante, forcément.
Alexis Kauffmann : Pour aller petit à petit un peu plus vers le numérique, j’ai noté aussi que dans les spectacles que tu as montés avec ta compagnie, Conservas, c’est ça ?, il y avait un spectacle où, à la fin du spectacle, un peu sur le modèle de la culture libre, on remettait un cédérom au public qui pouvait repartir avec le texte, les vidéos, les images, etc.
Simona Levi : Là, c’est quand j’ai découvert l’Internet et le librisme que ce spectacle-là incluait. Quelque temps avant ce spectacle, je crois que c’était en 2005, j’ai commencé à prendre les législations qu’on nous impose, très normalement, et à les traduire en spectacle. Par exemple, il y avait une législation sur le comportement civique dans la ville de Barcelone. En lisant la législation, on voit, en fait, que ce sont des pièces de théâtre : on voit où on veut nous mener, mais en disant autre chose. En fait, ils veulent nous mener, par exemple, à la criminalisation du skateboarding dans la ville de Barcelone.
J’ai donc commencé à mettre en scène les législations et, quand j’ai été fulgurée par l’Internet, très peu de temps après, j’ai fait tout un spectacle sur les législations sur le logement et aussi sur les législations sur la propriété intellectuelle et, évidemment, ses paradoxes : la culture qui, en fait, devrait circuler mais qui est empêchée de circuler et d’être culture à cause de lois qui devraient la protéger. C’était le premier spectacle et, à partir de là, tout ce que j’ai fait a été publié sous Creative Commons et j’ai commencé à travailler le sujet très fortement. Tout cela a commencé aussi parce que le début du spectacle c’était une vidéo sur la spéculation immobilière d’une banque très connue ici en Espagne. Cette vidéo avait été éliminée de YouTube par la banque en disant que c’était à cause du copyright. En fait, ce n’était pas à cause du copyright, parce que c’était notre musique, tout était fait par nous. Le copyright avait donc été utilisé comme excuse pour censurer ce que nous voulions dire dans ce spectacle, pour censurer la culture. En fait, le copyright avait été utilisé pour la non-circulation de la culture. C’est donc à partir de là que j’ai vraiment commencé à m’engager complètement et en sentant que c’était une responsabilité d’artiste. Cela avait été fait à dessein en nous disant que c’était pour nous protéger et, en fait, c’était quelque chose qui était en train d’empêcher la circulation de l’information et j’avais des responsabilités par rapport à ça. C’est là que j’ai commencé à être full dans le sujet.
Alexis Kauffmann : Là, on parle du milieu des années 2000, c’est ça ? En France, on a aussi eu des lois qui ont voulu, entre guillemets, « criminaliser » un peu le partage. Ça avait démarré avec Napster, ensuite ça a été sur BitTorrent, etc., ça remonte à loin, on ne veut pas faire les anciens combattants, mais on a connu des lois qui voulaient, effectivement, se montrer très dures vis-à-vis des internautes qui voulaient juste partager la culture, sans en faire profit d’ailleurs. Pour les libristes de l’époque, ça a été un moment important, notamment pour certains, un moment d’engagement politique. En France, on appelait ça la loi Hadopi [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet]et les suivantes.
Simona Levi : Ici on avait la Ley Sinde et, à partir de ce moment-là, nous sommes devenus sœurs et frères de La Quadrature du Net. Vous étiez sur l’Hadopi, ici, en même temps, nous étions sur la Ley Sinde, c’était vraiment le même combat, on a bien rigolé et on a aussi pas mal gagné. On a eu un peu de tout, c’était donc un moment assez intéressant.
Alexis Kauffmann : En tout cas, c’est un moment où tu t’intéresses au numérique, peut-être que tu rencontres aussi des groupes ou des personnes qui viennent de ce monde de l’open source, qui sont plus informaticiens, développeurs, etc. C’est pour t’amener petit à petit à la création de Xnet ; peut-être y a-t-il eu une autre structure qui a précédé, dont je ne me souviens plus du nom, mais pour comprendre un peu la genèse de tout ça.
Simona Levi : Oui, ça s’appelait eXgae, parce que ici, la Sacem, notre Sacem, s’appelle SGAE [Sociedad General de Autores y Editores], donc nous disions que nous étions eXgae comme ex-boyfriend. Ça a duré comme cela pendant deux ans, ça a été très rigolo parce que, ici, la Sacem locale était très dure avec toutes les petites boutiques qui avaient une petite radio. On avait donc la chance que la SGAE était connue par tout le monde parce qu’elle faisait chier tout le monde : les boulangers, les coiffeurs, tous avaient une visite. Il y a eu ce moment extrême d’abus de pouvoir de la part de la SGAE, nous étions donc des eXgae dans le sens où on aidait, on voulait que ce soit du ex SGAE. On a tenu comme cela pendant deux ans et puis la SGAE nous a envoyé un beau fax disant que nous étions en train de salir les marques enregistrées, qu’on devait changer, sinon nous aurions plein de problèmes. Nous avons décidé de ne pas nous disputer, nous ne voulions pas gaspiller notre temps aux tribunaux avec la SGAE, nous avons donc changé notre nom en Xnet, mais entre-temps, nous avions organisé les oXcars de la culture libre, un grand festival avec 2000 personnes, une fois par an à Barcelone.
Alexis Kauffmann : J’ai lu cela aussi. Est-ce que tu peux nous préciser un petit peu, nous raconter cette aventure et qui étaient les lauréats de ces oXcars ?
Simona Levi : Il n’y avait pas de prix, nous étions contre les prix. On montrait tout ce qui se faisait avec la culture libre. Ce n’étaient pas des prix, c’était vraiment pour montrer le travail. Donc on amenait du cinéma, de la musique et aussi de la science aussi ; on faisait les fanatiques du copyright, donc toutes les slaps et les procès injustes pour empêcher les graines, toute la folie du fanatisme du copyright et, en même temps, toute la liberté, les choses qui étaient faites de l’autre côté. Cela durait cinq heures pendant lesquelles les gens pouvaient voir des spectacles open source très rigolos. Les vidéos sont en ligne, si quelqu’un a envie de les voir, elles sont encore très au goût du jour, parce que c’est encore le même problème, en fait. C’est très rigolo et ça peut donner des idées.
On a donc fait ça très longtemps, j’aimerais continuer à le faire, mais nous sommes un peu trop occupés avec d’autres choses.
On a vraiment toujours fait des recherches et des mises en scène pour transmettre tout ce qu’on découvrait de manière à approcher un public qui n’est pas forcément notre public. C’est-à-dire que les gens venaient voir les oXcars parce que c’était très rigolo et pas parce qu’ils avaient de l’amour pour le librisme, mais ça leur faisait avoir de l’amour pour le librisme, parce qu’on expliquait le paradoxe de la culture qui ne circule pas.
Alexis Kauffmann : En fait, c’est une porte d’entrée. Je me demande si cet événement avait vraiment, à l’époque, une vraie portée en Espagne. Est-ce que c’étaient des militants groupusculaires qui avaient très peu d’audience ou y avait-il vraiment un mouvement ? Là, on parle de Barcelone donc en Catalogne, mais en Espagne aussi en général ?
Simona Levi : Oui, parce que vraiment, cette histoire de la SGAE, de notre Sacem locale, était très forte. Finalement, on a réussi, deux ans après, à ce que tout le board, les membres de la direction de la SGAE soient arrêtés. D’un côté, la SGAE était très connue par tout le monde, non pas par un ghetto, vraiment par tout le monde pour ses pratiques autoritaires et, en plus, elle demandait plus d’argent que ce qu’il fallait pour faire peur aux gens. C’était populaire, nous avons donc surfé sur cela. C’était un moment particulier. Nous avons créé eXgae parce qu’il y avait assez d’intellectuels sur le sujet. Nous étions un groupe, surtout des femmes, nous étions très peu, trois à cinq, nous voulions rentrer dans ces groupes qui s’occupaient de la culture libre et ces gros mecs ne nous laissaient pas parce que nous n’étions que des petites femmes. Nous avons donc dû créer notre propre organisation parce que les big fish ne nous prenaient pas au téléphone, ne répondaient pas à nos questions, par exemple, dans mon cas, pour la censure de ma vidéo, dans le cas d’une autre copine parce que la SGAE lui avait fait une amende de 50 000 euros qu’elle ne pouvait pas payer. Ils nous ont un peu snobées, pas considérées, nous avons donc créé eXgae un peu parce que nous n’avions pas de place dans les autres lieux plus à la mode.
Notre organisation a tenu, parce que, quand ça n’a plus été à la mode, ces messieurs sont passés à autre chose. Nous avons tenu et nos spectacles ont eu beaucoup d’impact dans la presse, beaucoup d’impact sur un public qui vient parce qu’il voit qu’on fait ça sérieusement et pour s’amuser. On a vraiment eu un impact qui va au-delà des personnes qui ont une connaissance et qui s’occupent au jour le jour du software libre et des droits numériques, etc.
Alexis Kauffmann : Merci. Pour parler de « bonnes nouvelles », entre guillemets, nous sommes au mois de janvier et tu sais que le 1er janvier beaucoup d’auteurs entrent dans le domaine public. En Espagne c’est comme en France, c’est 70 ans après la mort de l’auteur. En tout cas, cette année, le peintre Henri Matisse, la peintre Frida Kahlo, l’auteure française Colette sont entrés dans le domaine public le 1er janvier dernier, leurs œuvres sont maintenant à disposition de tous.
On a pas mal parlé culture. Je te propose qu’on fasse une pause musicale, ensuite on enchaînera un peu plus sur activisme politique et numérique.
Simona Levi : D’accord ! On y va.
Frédéric Couchet : Nous allons faire une pause musicale. Nous allons écouter Our lives change par Tryad. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Our lives change par Tryad.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Our lives change par Tryad, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.
[Jingle]
Frédéric Couchet : Je vais repasser la parole à Alexis Kauffmann qui fait l’interview Parcours libriste de Simona Levi. C’est à vous.
Alexis Kauffmann : Oui. D’ailleurs, pourquoi ai-je accepté de faire cette interview ?
Frédéric Couchet : Je corrige : tu as proposé l’interview.
Alexis Kauffmann : Non, c’est quelqu’un qui m’a dit « je te propose de faire l’interview », je crois que c’est Isabella [Vanni].
Frédéric Couchet : Pour préciser les coulisses, Alexis a proposé qu’on interviewe Simona et je lui ai dit « comme tu proposes, tu peux faire l’interview ». Merci d’avoir accepté Alexis.
Alexis Kauffmann : Exactement. Je le fais avec grand plaisir d’abord parce que « ça m’amuse », entre guillemets, d’être de l’autre côté du micro parce qu’il m’arrive souvent d’être interviewé, et aussi parce que c’est Simona. Juste un petit mot. Avec Simona, nous nous connaissons peu, nous ne nous sommes vus que trois fois dans l’effervescence d’un événement, un salon, comme ça, autour du numérique. Nous nous sommes vus à Barcelone où elle m’a invité la première fois, à Amsterdam et à Paris. Je voulais dire que quand j’en ai parlé à Fred, j’ai dit « tu peux lui écrire de ma part, c’est une amie. » On a dû se voir trois jours, en tout trois heures, mais c’est vrai qu’il y a tout de suite eu une infinité, spontanément, un peu naturellement. Parfois vous rencontrez des personnes et vous vous dites, de manière assez naturelle, « tiens ça pourrait être des amis », c’est aussi pour cela que j’ai accepté. Je voulais aussi en savoir plus sur sa vie, parce qu’on n’avait pas eu l’occasion, sur ces deux/trois heures au total, de parler de tout cela. Voilà, Simona.
Simona Levi : Tout à fait. C’est tout à fait ça. Oui.
Alexis Kauffmann : Je voulais maintenant peut-être repartir de votre mouvement espagnol, c’est-à-dire du Mouvement 15-M, du mouvement des Indignés, Puerta del Sol, je ne sais pas comment vous l’appelez exactement, en tout cas, c’est en 2011, on est d’accord. Ça a été un événement quand même marquant en Espagne, il y a eu beaucoup d’actions et toi, tu t’es impliquée. Peux-tu nous parler un peu de cette période, ce qu’il en a découlé ? Je sais que tu as aussi mis en place, au niveau numérique, des choses qui ressemblaient un petit peu à Wikileaks, peut-être que je dis des bêtises, tu me corrigeras.
Simona Levi : On a donc ouvert Xnet en 2008. Nous avons longtemps été la référence ici sur ce sujet. Nous venions déjà de tous les mouvements sociaux : avant, j’étais dans le mouvement contre la guerre, évidemment, mais aussi le mouvement pour le logement, parce qu’il y a eu un très grand et très intéressant mouvement pour le logement digne de 2006 à 2008 en Espagne, très fort, très créatif, à Barcelone c’était très fort, on a fait des choses très intéressantes. Je crois que le mouvement espagnol des Indignados qui s’inspirait, qui prenait exemple sur les Printemps arabes, de tous les mouvements de cette période-là, Occupy et tout ça, a été, en fait, le meilleur dans le sens où c’était vraiment la proposition d’une nouvelle gouvernance, très « propositif », très indépendant dans la construction d’une gouvernance. Ce n’étaient pas des demandes, c’était vraiment de l’action et je crois que c’est parce qu’il est né par deux chemins : le mouvement du logement, dont je parlais avant, et le mouvement autour de la culture libre par rapport, justement, à l’injustice pour l’accès à l’information, l’accès à la culture, l’usage d’Internet comme alternative et aussi parce que, pendant le mouvement contre la guerre, il y a eu la bombe qui a fait 200 morts à Madrid. Notre gouvernement et toute la presse disaient que c’était une bombe pour cause interne : ETA, le terrorisme basque interne. En fait, c’était juste quatre jours avant les élections et toute la population, toute la presse, tous les partis politiques, tout le monde institutionnel disait que c’était du terrorisme interne. Mais nous qui avions lutté contre l’entrée de l’Espagne dans l’alliance pour la guerre, nous savions que ce n’était pas ça, c’était à cause de notre participation à la guerre et que c’était Al-Qaïda.
Avec l’usage du téléphone, avec le fameux message « Viens sur les places, parce qu’on nous ment, tout le monde nous ment pas, passe le message » s’est créé un mouvement dû au choc, qui comprenait vraiment comment utiliser la technologie d’une manière désintermédiée. C’est pour cela que les Indignados ont beaucoup travaillé, avec une grande facilité et sans la nécessité d’avoir des super experts en technologie — évidemment, on en avait —, mais l’usage des technologies pour l’organisation autonome et pour construire des gouvernances sans demander l’autorisation à personne était vraiment très présent chez les Indignados. Avant que les Indignados ne soient cooptés et détruits par Podemos qui les avait toujours condamnés pour ne pas être assez marxistes disons, assez obtus, assez dogmatiques de gauche, Podemos est venu les voir en disant que c’étaient eux les Indignados quand nous qui, par milliers, avions créé les Indignados espagnols savions que eux, par contre, quand nous leur avions demandé de l’aide, nous avaient rejetés, pas aidés. Donc, vraiment, les gens se sont organisés sans de grandes gueules, sans de grands personnages, en utilisant Internet, etc.
Je dis tout cela parce que ça fait une vraie différence entre les Indignados et d’autres mouvements de la même période.
À partir de là, nous avons participé très longtemps à ce qui est la transformation sincère des Indignados dans des groupes de travail. Nous avons créé le groupe qui auditait Bankia, la quatrième banque d’Espagne, qui était présidée par l’ex-ministre de l’Économie et ex-président du Fonds monétaire international et qui avait reçu la moitié de tout le bailout, le renflouement bancaire, donc les millions d’argent public qui ont été envoyés aux banques pendant la crise. C’était la principale banque, qui était justement dirigée par le ministre de l’Économie, qui, en fait, nous avait mis dans tous ces problèmes.
Donc, là, nous avons commencé un projet qui a duré huit ans. Nous avons fait condamner 65 politiques et banquiers de toutes les couleurs, des podemitas jusqu’aux conservateurs, socialistes, les deux principaux syndicats espagnols. Nous avons traité la partie judiciaire et nous avons ouvert notre leaking box pour que les gens nous envoient de l’information par rapport à cela de manière anonyme, en utilisant Tor et tout ça. J’avais rencontré Julian Assange et Wikileaks, avant qu’il ne soit connu, au Chaos Computer Congress. Je les avais connus en 2010 et j’avais un peu compris, appris ce qui était très nouveau à ce moment-là, l’histoire que racontait Julian Assange, et c’était très intéressant de travailler avec lui juste avant ; après tout a un peu changé, mais bon. Ce qu’il a commencé à proposer c’était vraiment une révolution, nous l’avions donc mis en pratique pour notre cas.
C’est donc grâce aux informations que nous avons reçues dans cette leaking box que nous avons réussi à faire faire non seulement 65 condamnations et à envoyer 15 politiciens et aussi le ministre en prison, condamnés à quatre ans et demi, ils en ont fait deux et demi, mais quand même. On a réussi aussi à rendre 9 000 millions d’euros à tous ceux qui avaient perdu leur argent à cause de ces gens-là et de la crise bancaire.
Alexis Kauffmann : Un peu les Robins des Bois, quoi !
Simona Levi : Oui. C’était vraiment un dispositif techno-politique, c’est-à-dire en utilisant le librisme, l’Internet et les possibilités de travailler de manière désintermédiée.
Alexis Kauffmann : Tu dis « nous », tu dis « désintermédiée », c’est aussi peut-être pour dire une gouvernance un peu en autogestion, un peu horizontale, etc. Comment étiez-vous organisés ?
Simona Levi : Justement, je crois que nous avions appris du librisme la non-horizontalité, c’est-à-dire Talk is cheap. Show me the code. Depuis lors, nous avons une méthodologie qui se base justement sur cela, c’est-à-dire que personne ne peut entrer dans le core des projets s’il n’a pas, avant, démontré, en collaborant, qu’il travaille, qu’il apporte vraiment des choses. Je viens de la militance de gauche, de beaucoup d’assemblées, et je suis vraiment allergique à ça. Je crois qu’il faut faire et c’est en faisant qu’on comprend vraiment ce que veulent faire les gens, je défends donc beaucoup le « doisme » des communautés hackers.
Quand je dis « nous », on a commencé à partir de rien. J’ai appelé des amis et j’ai dit « je veux auditer et envoyer en prison ceux qui ont fait craquer le système bancaire et créé la crise en Espagne. Est-ce que tu veux participer ? ». Quelques-uns m’ont dit oui, d’autres m’ont dit non. Comme cela, j’ai créé un core group avec des gens en qui j’ai pleine confiance, qui s’est modifié au fur et à mesure du chemin, pendant ces huit ans. Nous avons rencontré des gens super, qui nous ont beaucoup aidés et qui, finalement, ont été intégrés dans le core group grâce à leur engagement, grâce à l’évidence de leur engagement. Des gens sont partis, d’autres se sont fait coopter par les partis politiques. Nous étions très célèbres parce que nous avons rendu pas mal d’argent aux citoyens, donc tous les partis politiques voulaient dire qu’eux c’étaient nous. Quelques-uns, surtout nos avocats, se sont laissé coopter. On a dû changer régulièrement d’avocats parce que les avocats n’étaient pas dans le core, disons qu’ils étaient payés et ils se sont fait très facilement acheter par les méchants et par les partis. Donc ça dépend, le « nous » a varié au cours des années.
Alexis Kauffmann : Ici, le numérique est, en fait, au service de la justice sociale, on peut dire ça comme ça.
Je voulais un petit peu plus détailler ton action avec Xnet, puisque c’est comme ça que je t’ai connue. Quand je t’ai connue, la première fois que nous nous sommes vus, c’était à, je ne sais plus comment s’appelle l’ancien centre canin à Barcelone [El Canòdrom], en tout cas c’est là où travaille Decidim. Peut-être peux-tu nous parler un peu de Decidim ?, c’est un logiciel libre qu’on apprécie, dont on apprécie l’histoire particulière avec la mairie de Barcelone. Et puis, peut-être, le projet en éducation pour lequel on a travaillé un peu ensemble ?
Simona Levi : Il faut savoir que nous faisons vraiment de la techno-politique, c’est-à-dire que même le projet des banquiers n’a été possible que grâce à l’Internet. Les informations n’auraient pas été possibles sans l’Internet et les leaking box. On a fait le premier crowdfunding politique d’Espagne et tout le procès qui nous a coûté 60 000 euros, ce qui est très peu, mais c’est également beaucoup d’argent, a été payé par crowdfunding des personnes. Tous les advisors, les leads dont on a eu besoin, les victimes, sans l’Internet tout cela n’aurait pas été possible, sans l’utilisation d’outils libres, de structures libres d’Internet, tout cela n’aurait pas été possible.
Au cours de cette période, nous avons aussi connu un de nos camarades qui, en ce moment, est un peu un Alexis pour la mairie, c’est quelqu’un qui vient de la militance, notamment avec nous et par différents parcours. Maintenant il est le représentant du département d’innovation démocratique de la mairie de Barcelone. Il est un peu un rara avis parce que, justement, il a commencé à travailler toute la partie participation, la façon dont nous avons fait la participation, un peu sur ce style-là, en disant « il ne faut pas mélanger la participation avec la liberté d’expression. Dans une assemblée, tout le monde peut parler, d’accord. Mais après, il faut faire, donc, il nous faut des outils online pour pouvoir travailler le matériel et le faire croître », comme un dépôt dans Gitlab, online. C’est la même chose avec la gouvernance et la création de projets qui ne sont pas uniquement du code.
Il s’est donc engagé dans la création de Decidim, une plateforme open source de participation qui est maintenant utilisée par la ville de Barcelone, mais aussi par beaucoup d’autres institutions et organisations civiles.
Et, en 2019, un groupe de familles est venue nous voir en disant que toute l’éducation passait par Google dans l’école, qu’elles devaient signer la permission pour leurs enfants d’être googlelisés dès l’âge de quatre ans avec un Gmail, voilà !, une googlelisation totale. On a donc commencé à travailler sur une alternative, on a fait un open tender pour les entreprises de software libre, parce que nous ne prenons pas d’argent institutionnel quand on est consultant du gouvernement. On a donc demandé au gouvernement la possibilité de créer un software qui ne soit pas qu’un single sign-on d’outils alternatifs à la suite Google, mais qui soit aussi une manière d’intégrer toutes les pièces, par exemple en utilisant un seul portail pour WordPress, Nextcloud, BigBlueButton, etc., tous dans un seul portail. Nous sommes encore en train d’avancer sur ce prototype qui fonctionne dans six écoles de Barcelone et, probablement, la Catalogne. Elle a signé un accord qui ne veut rien dire, parce que signer c’est une chose et, faire les choses, c’en est une autre, mais on espère que la Catalogne va adhérer et aider le logiciel à croître pour 50 centres en plus et pour qu’on puisse le terminer, parce qu’il n’est pas encore terminé.
Alexis Kauffmann : Des établissements scolaires, à Barcelone et autour, ont choisi, ou n’ont pas forcément choisi Google, en tout cas, ils se sont retrouvés avec la suite Google, la Google Education où tout est intégré, donc la problématique c’est comment proposer non seulement une alternative, mais aussi un outil qui facilite la migration, que ce ne soit pas trop violent d’un outil à l’autre, donc, que l’interface ressemble un petit peu aussi. Il y a donc tout un travail d’UX [User eXperience] et de design, etc., pour que cette migration puisse se faire sans trop de difficulté. Le travail qui a été effectué est très impressionnant. Au niveau du succès, où en êtes-vous ?
Simona Levi : On en est qu’on en a marre ! Je crois que c’est un peu différent chez vous, de ce que je vois. En Espagne, chaque fois que l’on change de gouvernement, tous les directeurs généraux disparaissent aussi. Et, comme on change de gouvernement tous les trois/quatre ans, parce que, souvent, les gouvernements tombent, tu as juste le temps d’expliquer à un directeur général ton truc qu’il a changé !
Alexis Kauffmann : Je comprends, ça n’aide pas ! On a des interlocuteurs différents à chaque fois et on n’arrive pas à stabiliser ou à être soutenus. Là tu me parles d’une activité associative avec Xnet, mais je crois que tu as aussi été plus ou moins officiellement conseillère au sein du gouvernement national ou de Catalogne ou municipal. Tu as eu des fonctions officielles de consultante.
Simona Levi : De temps en temps, je suis consultante des gouvernements, pas trop, seulement les gouvernements très intelligents qui savent qu’il vaut mieux intégrer les gens très problématiques, qui vont les critiquer, que les laisser dehors, mais ça ne marche pas non plus ! Par exemple, j’ai été consultante pour les deux chartes des droits numériques. Maintenant, dans les gouvernements, c’est la mode de faire des chartes pour les droits numériques. Ils ont découvert le numérique il y a deux ans dans le Sud de l’Europe, ils font donc des chartes du numérique sans même lire les chartes que la société civile a déjà faites depuis 20 ans, 30 ans, même 40 ans, ils n’inventent donc rien du tout ! Ils m’ont intégrée, par exemple, dans une ces chartes-là, probablement pour éviter que je les critique, mais ça n’a pas marché parce que je les ai critiqués également. La charte des droits numériques du gouvernement espagnol est très merdique, vraiment rétrograde et très réactionnaire. La charte catalane n’est pas mal, elle est un peu simple, mais elle est beaucoup plus respectueuse des droits.
Je ne participe pas très souvent. Par contre, dans la ville de Barcelone et aussi au niveau de la Catalogne, je suis souvent dans les médias, je travaille beaucoup avec la ville de Barcelone pour faire, par exemple, les leaking box Tor, je participe à des choses comme ça.
Alexis Kauffmann : Tu fais des actions de plaidoyer, en tout cas d’advocacy.
Il nous reste cinq minutes. Je suis professeur et je sais que tu exerces aussi quand tu en as l’occasion. Actuellement, tu es aussi professeure à l’Université de Barcelone. Qu’y fais-tu et qu’est-ce que tu souhaites transmettre aux étudiants, à la jeune génération ?
Simona Levi : Avec cette méthodologie que nous avons inventée pour faire les dispositifs citoyens qui partent de l’application basically Talk is cheap. Show me the code, nous avons dessiné une méthodologie d’action qui n’est pas horizontale, qui n’est pas verticale, qui est plutôt inspirée par l’action, par une méritocratie autour de l’engagement et des capacités de chacun. J’ai donc dessiné un cursus de deux mois et demi, ouvert à tout le monde en fait, en tout cas qui donne un diplôme universitaire de techno-politique et droit dans l’ère numérique, pour expliquer, pour aider à l’action civile en utilisant un peu la philosophie hacker et les outils online pour une transformation sociale de manière plus positive et moins tourmentée que la pure horizontalité.
Alexis Kauffmann : Merci. Je voulais aussi qu’on parle de ton dernier livre #FakeYou, c’est ça ?, un guide activiste pour vaincre la désinformation. J’aime bien aussi le sous-titre Don’t blame the people, don’t blame the Internet. Blame the power – Governments, political… and the threats to freedom of expression. Est-ce que tu peux nous en dire plus ? Quelles sont ses intentions ? Quel est l’objectif ? Est-ce que ce livre se diffuse bien et est-ce qu’on peut lancer un appel pour le traduire en français ?
Simona Levi : Oui, s’il vous plaît, lançons un appel pour le traduire en français. Je l’ai traduit en anglais et je l’ai updated. En fait, c’est un livre de 2019 que j’ai fait justement avec les participants au cours. La seule vraie solution pour la lutte contre la désinformation, qui ne touche pas la liberté d’expression, est dans ce livre, il faut donc vraiment que ce soit diffusé. En pratique, on dit de façon basique que c’est l’institution qui génère la grande désinformation, surtout les partis politiques et les grands acteurs qui, avec beaucoup d’argent, peuvent se permettre une viralisation pas que dans l’Internet, mais aussi à la télé avec les partis politiques, la propagande, etc. On culpabilise l’Internet de quelque chose qui, en fait, est la propagande de toujours, avec les acteurs de toujours, donc les lois doivent être des lois qui obligent les institutions à un devoir de vérification, pas de véracité, parce que seuls les dieux peuvent faire ça, mais que nous, les humains, nous puissions nous assurer que les grands émetteurs qui mettent de l’argent pour la viralisation aient vérifié ce qu’ils racontent. Et, s’ils ne l’ont pas fait, on pourrait leur donner des amendes ou fermer les partis politiques ou imposer des sanctions. Ainsi, on réduirait drastiquement la désinformation qui circule massivement, non seulement dans l’Internet, mais surtout dans nos propres médias, dans nos propres institutions et dans nos propres partis politiques.
Alexis Kauffmann : En tout cas, ça nous a donné envie de le lire, puisque c’est la solution, as-tu dit.
Simona Levi : Oui !
Alexis Kauffmann : L’entretien touche à sa fin. Je voulais te demander s’il y a un sujet qui te tenait à cœur et qu’on n’a pas abordé.
Simona Levi : Ça me fait très plaisir qu’on ait eu cette conversation. Avant mes années de militance, je croyais que le monde était divisé entre les bons et les mauvais, mais j’ai appris que ce n’est pas comme ça. Il faut chercher les personnes, les espaces, les petits espaces qui se créent et qui sont vraiment engagés pour lutter, parce qu’il y a beaucoup de gens qui, en théorie, sont les bonnes gens, mais qui ne sont pas là pour vraiment travailler à changer les choses. Donc le fait qu’Alexis et moi nous voyons très souvent sur ce truc, ça fait toujours plaisir de trouver des gens qui sont aussi en train de lutter et de faire des choses. Je connais l’April, je me souviens qu’en fin d’année je suis venue à Paris, invitée par La Quadrature, il y avait beaucoup de gens de l’April et on a beaucoup dansé ensemble. C’est toujours un plaisir que tous ces lieux existent encore et résistent. En plus de ces bonnes passions, aujourd’hui j’ai écouté de la musique que je ne connaissais pas, c’est donc un grand plaisir.
Alexis Kauffmann : Merci beaucoup. Continuons à danser ensemble, Simona, et à très bientôt.
Simona Levi : On va danser ensemble. À très bientôt. Avec plaisir.
Frédéric Couchet : Merci Simona. Merci Alexis. C’était effectivement un plaisir partagé, vive la joie militante.
Juste avant de passer au sujet suivant, tout à l’heure, Simona a parlé des changements de direction dans les grandes administrations, il y en a un qui ne bouge pas, c’est Audran Le Baron, qui est toujours directeur du numérique pour l’éducation. Je renouvelle à Audran Le Baron l’invitation à venir s’exprimer dans Libre à vous ! avec toi, Alexis, évidemment, pour parler de logiciel libre dans l’Éducation nationale et de ressources libres.
En tout cas, merci Alexis.
Alexis Kauffmann : Merci.
[Virgule sonore]
Isabella Vanni : Nous sommes de retour en direct sur radio Cause Commune. Nous venons d’écouter la rediffusion d’un sujet du 14 janvier 2025. Vous pouvez retrouver toutes les références de ce sujet sur la page consacrée à l’émission du jour, libreavous.org/236.
Nous allons maintenant faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Isabella Vanni : Après la pause musicale, nous entendrons la chronique de Julie Chaumard qui aujourd’hui porte sur « Téléphonie, apprentissage et créativité ».
Pour l’instant, nous allons écouter The 5th Element par Kellee Maize. On se retrouve juste après. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : The 5th Element par Kellee Maize.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Isabella Vanni : Nous venons d’écouter The 5th Element par Kellee Maize, disponible sous licence Creative Commons CC By 4.0.
[Jingle]
Isabella Vanni : Je suis Isabella Vanni de l’April, nous allons passer au sujet suivant.
[Virgule musicale]
Chronique « À la rencontre du Libre » de Julie Chaumard – « Téléphonie, apprentissage et créativité »
Isabella Vanni : Nous allons poursuivre avec la chronique « À la rencontre du Libre » de Julie Chaumard. Pour sa chronique du jour consacrée au thème « Téléphonie, apprentissage et créativité », Julie a invité au studio Michael Benarouch, responsable de la téléphonie Europe pour le troisième acteur mondial des centres de contact. Il va nous parler de la façon dont il utilise les logiciels libres dans le contexte de la téléphonie et aussi de ce que le logiciel libre apporte à l’apprentissage et à la créativité.
Bonjour Julie, Michael.
Michael Benarouch : Bonjour.
Julie Chaumard : Bonjour Isabella. Bonjour Michael.
Michael Benarouch : Bonjour Julie.
Julie Chaumard : Aujourd’hui « À la rencontre du Libre » poursuit son tour. J’essaye de faire un tour de France des usages du Libre, donc, Michael Benarouch, tu es mon invité aujourd’hui. On se connaît depuis peut-être une petite dizaine d’années.
Michael Benarouch : Oui, à peu près ça maintenant.
Julie Chaumard : Je connais bien ton sujet, les systèmes informatiques et la téléphonie.
Michael Benarouch : Qui a pu être le tien aussi.
Julie Chaumard : Qui a pu être le mien dans une ancienne vie. Je t’ai contacté parce que tu utilises le logiciel libre dans ta vie de geek, on va dire, je voulais donc que tu viennes nous raconter ce que le Libre t’apporte, comment tu as pu l’utiliser. De ce que j’ai compris, tu es quand même un défenseur des libertés informatiques et je voulais savoir ce qui t’attire dans le Libre, dans le logiciel libre dans les libertés informatiques. Qu’est-ce que c’est pour toi ?
Michael Benarouch : Au départ, le Libre ce n’est pas dans la téléphonie pour moi, c’est à une époque où les systèmes vendus par un certain leader mondial de systèmes d’exploitation ne fonctionnaient pas du tout et étaient vendus très cher, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, je me suis donc intéressé naturellement à certaines alternatives à l’époque, GNU/Linux en particulier comme système d’exploitation pour le PC utilisateur, mais également pour la partie serveur. J’ai donc découvert que tout ce qui était payant et qui m’aurait permis, à l’époque, sachant que je suis autodidacte, d’acquérir des compétences était possible via le monde des logiciels libres. J’ai donc fait mes armes là-dessus tout en exerçant le travail de professionnel de l’informatique comme responsable support au début, avec une main dans les serveurs, les deux autres mains dans le PC, il y a très longtemps.
Dans les années 2000/2003, il faut savoir que je travaille sur la téléphonie sur des auto-commutateurs, des standards téléphoniques on va dire, des très gros systèmes. Dans les centres d’appels, qui est ma branche d’activité, on a d’énormes systèmes qui sont indissociables de l’activité dans le sens où c’est par ces systèmes que l’on capte les appels téléphoniques des consommateurs et qu’on les oriente vers les agents les plus compétents dans un minimum de temps avec ces systèmes qui disposent, en plus de leur fonction de téléphonie de base, d’algorithmes dit intelligents de distribution des appels.
Julie Chaumard : C’est le cœur de ton métier aujourd’hui.
Michael Benarouch : Voilà ! Dans les années 2003/2004, on a bougé d’un monde qui était digital, le RNIS [Réseau numérique à intégration de services] en France, vers la voix sur IP et la téléphonie sur IP, qui est le protocole que vous retrouvez aujourd’hui sur Skype, Teams, Zoom et consorts.
Julie Chaumard : C’est donc une grosse révolution de la technique pour passer des appels téléphoniques qui, avant, étaient plus en mode télécoms et maintenant c’est plus en mode informatique, si je peux résumer.
Michael Benarouch : C’est ça. On utilise les réseaux informatiques et le réseau TCP/IP Internet, pour simplifier à l’extrême. À l’époque, je n’avais pas forcément les compétences ou les connaissances et puis, comme on travaille sur des systèmes en production, assez importants, qui coûtent très cher, c’était un peu difficile pour moi de faire mes armes et de changer de technologie en évitant d’exploser le système en plein milieu de journée, en pleine production. C’était donc soit travailler la nuit soit trouver des alternatives. J’ai trouvé les alternatives naturellement en cherchant sur le Net, comme je l’avais fait pour les alternatives au serveur de mails, au serveur de Web, et je suis tombé sur ce projet qui existait depuis cinq/six ans à l’époque, qui s’appelait Asterisk. J’ai voué une véritable passion à cet outil qui fait que j’ai appris toute la voix sur IP, le protocole SIP [Session Initiation Protocol] et tout ce qui concerne la téléphonie moderne aujourd’hui au travers de ce système que j’ai d’ailleurs interfacé assez tôt avec les systèmes qu’on avait à disposition au travail. Ça m’a déjà permis d’apprendre, de tester tout un tas de choses que je ne pouvais pas tester en production et puis, plus tard, de les utiliser sur des services spécifiques que l’on n’arrivait pas à mettre en place avec les solutions qui nous étaient proposées par les fournisseurs que l’on avait au niveau du centre d’appel.
Julie Chaumard : Tu as donc utilisé, je ne sais pas si c’est un système libre ou un logiciel libre.
Michael Benarouch : Un logiciel de serveur libre.
Julie Chaumard : Un logiciel qui s’installe sur le serveur, tu as utilisé ce qui s’appelle Asterisk, qui est donc un système pour faire ce que tu as dit tout à l’heure, pour pouvoir passer des appels et faire de la distribution d’appels, en fait faire de la programmation sur les appels.
Michael Benarouch : Entre autres. Au début Asterisk est ce qu’on appelle un autocommutateur ou un PABX [Private Automatic Branch Exchange], on va appeler ça un standard. En France, on utilise un standard téléphonique, ce qui fait qu’en entreprise vous avez des numéros courts et puis quelques lignes qui vous permettent de sortir vers l’extérieur. Le standard téléphonique c’est une interface entre l’intérieur de l’entreprise et le réseau public de téléphonie.
Donc Asterisk, au début, est un serveur de téléphonie sur IP. Dans le sens téléphonie, on parle de fonctions. La voix sur IP c’est Zoom, c’est Skype, c’est Teams. En téléphonie, on parle de fonctions qui vont être la distribution d’appels, intelligente pourquoi pas, mais ce n’est pas là où je l’utilise le plus. Par exemple des fonctionnalités de serveurs vocaux interactifs « appuyez sur 1 pour parler à un agent français ; appuyez sur 2 pour parler en français ».
Julie Chaumard : On peut faire tout cela avec Asterisk, un logiciel libre.
Michael Benarouch : On peut faire des serveurs de conférences téléphoniques, on peut faire des serveurs de boîtes vocales et puis on a un aspect programmation puisqu’il y a une couche d’API sur Asterisk, pour être plus précis il y en a trois, ce qui permet, en fait, de créer à peu près n’importe quoi, via n’importe quel langage de programmation, en utilisant le noyau d’Asterisk pour créer effectivement les logiciels qui correspondent à nos besoins.
Julie Chaumard : Donc grâce à ce logiciel libre que tu as installé sur un serveur, tu as pu apprendre, comme tu dis, tous les rouages de la téléphonique, tu as pu bidouiller, c’est cela qui t’a intéressé, c’est vraiment la bidouille pour pouvoir apprendre par la pratique.
Michael Benarouch : Au début, tu parlais de geek, ce n’est pas un faible mot pour me décrire. Peut-être que je suis le seul zozo au monde qui passe son temps le week-end à créer des standards téléphoniques et à tester des intégrations. En tout cas, ça me plaît, c’est ce qui m’anime aujourd’hui parce que je ne suis pas un peintre ou un sculpteur, j’exprime ma créativité comme cela.
À l’époque j’étais aussi un peu de collectionneur de vieux PC, j’ai donc installé GNU/Linux sur un PC, puis j’ai installé le software comme la procédure l’indiquait et puis, un peu au jour le jour, j’ai découvert les nouvelles fonctionnalités, les couches, j’avais même fait un site internet où j’avais mis quelques lignes gratuites et je communiquais sur mon site internet pour que les gens puissent venir tester les fonctionnalités.
Julie Chaumard : Ce site existe encore ?
Michael Benarouch : Non. À cette époque, on est en 2003.
Julie Chaumard : Dommage !
Michael Benarouch : Avec l’avènement de ChatGPT, plus récemment je me suis interrogé. Lorsque ChatGPT 3.5 est sorti, c’était il y a deux ans maintenant, je ne connaissais pas, je ne savais pas de quoi on parlait, je ne comprenais pas quand on parlait d’intelligence artificielle, c’était un monde inconnu pour moi et je me suis dit « il existe des domaines dans l’informatique sur lesquels je n’ai aucune connaissance. » Je me suis donc intéressé à cela et, très vite, j’ai décidé de mettre en ligne un numéro d’appel qui permette de communiquer avec une voix de synthèse et de la reconnaissance vocale avec ChatGPT 3.5. C’était une petite intégration archaïque. Je ne suis pas codeur au début, peut-être bon bidouilleur, mais, ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de ChatGPT, j’ai pu créer un voicebot avec Asterisk en discutant pendant des jours et des jours avec ChatGPT pour qu’il me donne le code final à intégrer dans Asterisk, pour interfacer l’API de ChatGPT avec Asterisk.
Julie Chaumard : En fait, grâce à Asterisk que tu as pu installer, tester, apprendre, tu as pu aussi répondre à des spécificités que certains logiciels n’offraient pas. Du coup, tu as pu créer tes propres spécificités, les développer toi-même, grâce à un logiciel libre et tu as réussi. Tu peux donc, grâce à ce logiciel, apprendre, créer des choses, des spécificités que peut-être d’autres logiciels du marché ne pouvaient pas fournir à ce moment précis.
Michael Benarouch : En tout cas pas aussi rapidement.
Julie Chaumard : Ensuite tu as pu, grâce à ça, apprendre aussi au reste de ton équipe. C’est donc un moyen d’apprentissage interne par la pratique et je pense que c’est aussi cela qui te plaît.
Michael Benarouch : C’est effectivement exactement ça. Je l’utilise dans un but de formation, en mode « on se débrouille » quand les solutions commerciales à notre disposition sont trop onéreuses, eh bien on prend des biais et on utilise ce qui est à notre disposition.
Julie Chaumard : Merci Michael. Ça passe très vite, on a envie de parler de plein sujets. En tout cas, merci d’être venu sur le plateau parler avec nous de la téléphonie. On refera sûrement un autre sujet là-dessus.
Michael Benarouch : Avec grand plaisir. Merci.
Isabella Vanni : Merci à vous.
Nous approchons de la fin de l’émission. Nous allons terminer par quelques annonces
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Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre
Isabella Vanni : Dans les annonces aujourd’hui, commençons par une annonce des plus importantes.
La campagne de mobilisation pour la 24e édition de Libre en Fête est lancée. Pour accompagner l’arrivée du printemps, toutes les organisations ayant à cœur la promotion du logiciel libre et de la culture libre sont invitées à proposer des événements de découverte, à destination du grand public, partout en France autour du 20 mars, dans une dynamique conviviale et festive. L’édition 2025 de Libre en Fête aura lieu du samedi 8 mars au dimanche 6 avril. Il est possible de proposer des événements ad-hoc ou bien déjà prévus pour la période. Nous comptons sur vous pour faire de cette 24e édition une belle réussite.
L’assemblée générale de l’April approche. Elle aura lieu le samedi 15 mars à l’Université Jussieu à Paris. Si l’assemblée générale est réservée aux membres, ce n’est pas le cas de deux événements qui l’accompagnent.
Samedi 15 mars, au matin, un temps de conférences éclairs est prévu. Vous pouvez en proposer jusqu’au 2 mars ou, simplement, venir y assister le matin de l’AG. Cet évènement s’inscrit dans le cadre du Libre en Fête.
Le dimanche 16 mars aura lieu un April Camp, l’occasion de se réunir entre membres et soutiens de l’April pour faire avancer différents projets de promotion ou de défense du logiciel libre ou, plus simplement, pour discuter, faire connaissance. Il aura lieu à Paris et en distanciel.
AlpOSS, L’événement isérois de l’écosystème du logiciel libre revient, pour une deuxième édition, jeudi 20 février 2025 à Échirolles, avec notamment Jean-Christophe Becquet qui présentera ses pépites libres préférées. L’événement sera également retransmis en direct sur l’instance PeerTube de la ville d’Échirolles. Vous trouverez le lien sur la page consacrée à l’émission du jour.
Je vous invite, comme d’habitude, à consulter le site de l’Agenda du Libre, agendadulibre.org, pour trouver des événements en lien avec le logiciel libre ou la culture libre près de chez vous.
Notre émission se termine.
Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission : Simona Levi, Alexis Kauffmann, Gee, Julie Chaumard et Michael Benarouch.
Aux manettes de la régie aujourd’hui Magali Garnero.
Merci également aux personnes qui s’occupent de la post-production des podcasts : Samuel Aubert, Élodie Déniel-Girodon, Lang 1, bénévoles à l’April, et Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio.
Merci aussi aux personnes qui découpent les podcasts complets des émissions en podcasts individuels par sujet : Quentin Gibeaux et Théocrite, bénévoles à l’April, et mon collègue Frédéric Couchet.
Vous retrouverez sur notre site web, libreavous.org/236, toutes les références utiles de l’émission du jour, ainsi que sur le site de la radio, causecommune.fm.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu, mais aussi des points d’amélioration.
Vous pouvez également nous poser toute question et nous y répondrons directement ou lors d’une prochaine émission. Toutes vos remarques et questions sont les bienvenues à l’adresse bonjour chez libreavous.org.
Si vous préférez nous parler, vous pouvez nous laisser un message sur le répondeur de la radio pour réagir à l’un des sujets de l’émission, pour partager un témoignage, vos idées, vos suggestions, vos encouragements ou pour nous poser une question. Le numéro du répondeur est le 09 72 51 55 46.
Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission.
Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître également la radio Cause Commune, la voix des possibles.
La prochaine émission aura lieu en direct mardi 25 février 2025 à 15 heures 30. Notre sujet principal portera sur le réseau français des fablabs.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve en direct mardi 25 février et d’ici là, portez-vous bien.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.