- Titre :
- Henri Verdier, Ambassadeur pour le numérique - pour une souveraineté et une diplomatie numérique européenne
- Intervenants :
- Henri Verdier - Julien Merali - Sébastien Guénard
- Lieu :
- Agora Managers - Les grands invités - Visioconférence
- Date :
- avril 2020
- Durée :
- 58 min 13
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Henri Verdier en 2013 - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported
- NB :
- transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Sébastien Guénard : Bonjour à toutes et à tous, copil, membres et amis à l’instar de Henri Verdier, et partenaires qui accompagnent Agora Managers avec fidélité et enthousiasme dans cette période complexe mais intéressante, avec Michael Lejard et les équipes, nous vous en remercions. Le maillage relationnel que nous avons co-construit depuis 15 ans en présentiel avec les poignées de main, les bisous, les dîners, sont certainement les aspects sensoriels qui nous manquent le plus. Mais ils sont à l’origine des deux piliers essentiels pour le réseau Agora Managers à savoir la confiance et la bienveillance que nous partageons tous. Aussi la transition numérique pour les clubs ne pouvait que réussir et, bien sûr, nous travaillons sur les galas pour vous garantir la même satisfaction.
Une introduction coup de gueule mais assumée de ma part. Notre dépendance industrielle, le manquement voire le désengagement des investissements publics dans le domaine de la santé sont les marqueurs violents de cette période inédite de l’histoire. Pour autant, cartonner le président Macron aux commandes depuis seulement le 7 mai 2017, soit deux ans et 11 mois, ne peut appartenir qu’aux populistes qui sortent toujours du bois au moment où la solidarité et l’engagement sont de circonstance. Tous les jours les femmes et les hommes du secteur santé, de la suppy chain, du nettoyage, de la sécurité, du retail, de l’énergie, de l’informatique ou encore de l’information portent ces valeurs. Pour le réseau Agora Managers, réfléchir, déployer et bâtir des entreprises publiques et privées puissantes dans le cadre d’une économie européenne forte et souveraine sur les sujets stratégiques correspond parfaitement à l’état d’esprit qui anime chacun des membres et partenaires que je salue à nouveau.
Aussi grâce à toi Henri, pardon, Monsieur l’ambassadeur, nous avons l’honneur de vous recevoir et vous écouter sur un sujet oh combien stratégique, l’influence de la France sur le plan numérique et la construction d’une souveraineté et diplomatie numériques européenne.
Qui êtes-vous Henri Verdier ? Vous êtes toulousain de naissance, ancien élève de Normale Sup, titulaire d’une licence en philosophie, d’un magistère en biologie et d’un diplôme d’études approfondies en sociologie. Vous êtes un entrepreneur et spécialiste du numérique français. Juste avant de devenir ambassadeur pour le numérique, vous étiez directeur interministériel du numérique, du système d’information de l’État français et administrateur général des données. Vous avez coécrit et apporté votre contribution à plusieurs livres, dont un que vous nous avez présenté tout à l’heure. Il y a L’âge de la multitude ou Des startups d’État à l’État plateforme et tout ça avec une information : vous êtes seulement à la petite cinquantaine. Bravo !
Avant d’attaquer, dites-moi Henri, c’est un métier, ambassadeur ? Comment on y arrive ?
Henri Verdier : Ambassadeur c’est un vrai métier que je découvre depuis 18 mois, qui est un métier subtil, en fait, puisqu’on essaye d’influencer un équilibre international qui nous échappe totalement. Je pense parfois à mes collègues qui ont négocié pendant quatre ans l’accord de Paris sur le climat, qui ont connu le plus beau jour de leur vie quand ils ont fait signer 127 pays et puis Trump a été élu et tout a déchiré et a volé en éclat. Donc c’est un métier qui travaille à revenir à l’équilibre. Je découvre des diplomates aguerris qui savent reconnaître une situation, qui savent négocier dans des enceintes très particulières comme l’ONU, comme l’OCDE, qui ont chacune leur code. Il y a au Quai d’Orsay une vingtaine d’ambassadeurs thématiques qui sont spécialisés sur un sujet donné. Il y a le fameux ambassadeur aux pôles, il y a un ambassadeur du climat et depuis quatre ou cinq ans il y a un ambassadeur du numérique.
Je ne sais pas si tu veux qu’on présente en trois phrases ce qu’est un ambassadeur numérique ?
Sébastien Guénard : Oui, très bien. Par qui est-il nommé ? Quelle est sa durabilité ?
Henri Verdier : Comme tous les emplois à discrétion du gouvernement et comme mon précédent job, on est nommé en Conseil des ministres par le président de la République, et révocable ad nutum tous les mercredis.
Sébastien Guénard : Ce n’est pas mal.
Henri Verdier : À discrétion du gouvernement. Je peux le dire philosophiquement ou techniquement et je vais faire les deux très vite parce que je sais qu’on a beaucoup de sujets. Philosophiquement, et c’est important de se rendre compte que finalement la sécurité, la prospérité ou la souveraineté d’un pays comme la France, c’est maintenant lourdement déterminé par le numérique. C’est déterminé par le numérique économiquement : sommes-nous capables d’avoir des champions, de défendre les positions de notre ancienne industrie, tout ce que vous voulez sur l’économie numérique ? C’est déterminé culturellement, politiquement : sommes-nous capables de décider que nous voulons protéger la vie privée ?, et parfois par des choix technologiques profonds qui nous échappent. Il n’y a qu’à voir, en ce moment, les débats sur l’application StopCovid, tout repose quand même sur un standard que Apple et Google ont déterminé et, à tort ou à raison, la France voudrait leur demander de changer leur standard et eux ne veulent pas.
Cette réalité, cette profonde vague d’innovation numérique vient de loin. Elle a des couches tech, elle a des couches de relation entre États à la fois parce que des États utilisent le numérique par exemple pour faire la cyberguerre, par exemple pour s’espionner, par exemple pour se menacer de se couper des approvisionnements à des ressources essentielles. Elle est déterminée par la capacité des États de s’unir pour dire « on veut un RGPD [1] [Réglement général sur la protection des données] ou on veut telle ou telle garantie même pour définir des standards internationaux sur la liberté d’expression, la liberté de la presse, l’accès à la culture, l’accès à l’éducation, la propriété intellectuelle ».
Donc c’est devenu, un peu malgré nous, en tout cas sans qu’on le voie venir, une patte diplomatique. Concrètement, aujourd’hui il y a des enceintes internationales où des choses très juridiques se négocient : on travaille à l’ONU à un droit international du cyberespace ; il y a des enceintes plus informelles. Souvent la France a eu plusieurs initiatives, notamment on a créé la communauté de l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace [2] dont, j’espère, de nombreuses entreprises sont des soutiens. On a créé l’Appel de Christchurch [3] pour la régulation des contenus terroristes. Et puis il y a une diplomatie parallèle : on a beaucoup de relations bilatérales avec des grandes puissances amies ou plus adversaires. On a un rôle dans la gouvernance d’Internet, en ce moment nous sommes aussi à la pointe du combat pour empêcher que le dot org [.org] soit vendu à un fonds d’investissement prédateur à capitaux républicains qui a mis un chèque d’un milliard et demi sur la table et qui a dit « ne vous inquiétez, pas ça va bien se passer ». En fait, le premier pays qui a levé la main en disant « attendez, ça ne m’a pas l’air d’aller tout à fait dans le sens de l’intérêt général » c’est la France.
Fondamentalement, et je termine cette introduction, on déploie une démocratie numérique dans un carré avec des questions de sécurité – cybersécurité, protection contre les contenus terroristes, contre les ingérences, les fake news quand elles viennent de puissances étrangères – gouvernance d’Internet, diplomatie économique, activité et visibilité de l’industrie de la France.
Sébastien Guénard : Et à terme il y a aura la création d’une Cour internationale, à l’instar de la Cour internationale de Justice de La Haye ? Est-ce qu’il va y avoir une autorité, une convention a minima ou on est dans la diplomatie ?
Henri Verdier : Pas forcément. En tout cas je disais sécurité, gouvernance de l’Internet, diplomatie économique et défense des valeurs ; accès à la culture, accès à l’éducation, liberté d’expression, etc.
Vous voyez justement que si je prends la peine de mettre tout ce carré c’est qu’ensuite les formats d’action et d’intervention ne peuvent pas être les mêmes dans les quatre coins de cette surface. Les sujets les plus régaliens comme le droit international du cyberespace, c’est du droit international, ça ressemble au droit de la guerre. Mais justement, sauf délit pénal qui se juge à La Haye et, dans ce cas-là, un délit cyber-pénal pourrait se juger à la Haye, le droit international est souvent appliqué par les États eux-mêmes.
Sébastien Guénard : Il y a eu un cas de figure de cette nature ?
Henri Verdier : Il y a déjà eu, il y aura d’ailleurs de manière imminente des sanctions, mais là c’est un groupe d’États qui se réunissent et qui disent « on a suffisamment de preuves pour dire que ceci est inacceptable, nous prenons des sanctions ». C’est déjà suffisant pour faire quand même plier un adversaire. Comme toujours en cybersécurité, quand ça coûte plus cher d’attaquer que ce qu’on gagne, on hésite. Donc si les impositions de conséquences sont suffisantes, on peut faire reculer quand même la menace.
Après la gouvernance d’Internet se juge ailleurs et elle s’organise ailleurs. D’ailleurs c’est intéressant, ça dit quelque chose sur la souveraineté. C’est le procureur de Californie qui vient à notre secours en disant « l’ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers] c’est une charity de droit californien, donc j’ai mon mot à dire, donc si vous détournez et que vous faites une sorte d’abus de bien social je vais sanctionner ». Là c’est la justice américaine. Sur les sujets de diplomatie économique, certains abus de position dominante peuvent être jugés par les autorités de concurrence ou par l’OMC le cas échéant et, sur tous les sujets de droit de l’homme, il y a un certain nombre d’enceintes où on peut aussi faire valoir le droit.
Ce n’est pas spécialement une diplomatie de procès. Aujourd’hui ce sont aussi des investissements, des coalitions, des standards, c’est plus doux, c’est moins conflictuel que ça.
Sébastien Guénard : De toute façon c’est très jeune en réalité. On a quoi ? On a 15 ans de recul maintenant, pas plus ?
Henri Verdier : Oui, peut-être même pas d’ailleurs. Vous l’avez rappelé, j’ai créé ma première entreprise en 1995 ; on ne disait pas startup internet à l’époque, on disait PME qui fait du numérique. J’ai l’impression d’avoir vécu des phases. En fait, en 1995, on découvrait avec fascination le lien hypertexte et on disait « c’est génial cette nouvelle écriture » et le numérique était une affaire d’innovation. On disait « qu’est-ce qu’on peut faire avec tout ça ? », c’était l’imagination au pouvoir. À partir des années 2000/2005, c’est devenu une menace pour des filières industrielles entières, de la disruption, et on a beaucoup parlé de transformation des organisations, de conduite du changement, tout ce que vous voulez. Aujourd’hui c’est devenu de la géopolitique, mais finalement, oui, ça fait une quinzaine d’années qu’on a pris conscience que c’était de la géopolitique. On peut dater ça de l’époque qui a précédé les deux forums mondiaux pour la société de l’information, Internet Governance Forum, c’était 2005 et 2006. C’est la première fois que la communauté internationale s’est réunie en disant « mais en fait ce sont aussi des équilibres géopolitiques ».
Sébastien Guénard : C’est clair. Si on parle de création et d’entreprise, je crois que vous êtes à l’origine de la création d’une cinquantaine de startups dans une précédente mission. Quel est le rôle de l’État ? Quel doit être l’accompagnement ? Est-ce qu’il doit y avoir une mixité des investissements publics et privés ? Quel est votre avis sur le sujet ?
Henri Verdier : C’est un sujet immense, je ne sais pas si on peut le traiter en trois minutes. J’ai créé personnellement trois startups, j’ai à peu près réussi une fois, puisque la troisième on l’a vendue correctement au groupe Bolloré. J’ai cofondé avec mes amis et présidé pendant sept ans Cap digital [4] qui est le pôle de compétitivité des industries de création numérique ; aujourd’hui c’est une association de plus de 1000 startups parisiennes.
L’histoire est compliquée. Contrairement à ce que disent beaucoup de gens je pense que la France est un pays assez entreprenant, qui a une culture d’entreprise profonde. Au début du 20e siècle on a tout inventé à Paris : l’aviation, l’automobile, le cinéma, l’électricité, le téléphone, tout ça a été inventé à Paris en fait. Ce qu’on a raté pour une histoire qui est une histoire européenne avec les deux guerres mondiales, une économie de reconstruction très administrée pendant les Trente glorieuses. On a quand même réussi à être un très grand pays des télécoms, d’ailleurs beaucoup des fondamentaux de la révolution internet ont été inventés en France y compris le Web, ne l’oublions pas, ou le protocole par paquets qui a permis de faire TCP/IP ou l’ADSL ou le triple play avec Free. Et puis on a raté cette économie numérique très consumer oriented, très agile, très centrée la sur UX [user experience ], le design, au fond on a raté la vague du consumer internet pour des tas de raisons qu’on pourrait analyser pendant des heures.
Ce que je crois c’est que, d’abord, les vagues suivantes ne sont pas jouées. Aujourd’hui la Californie fabrique le consumer internet comme Montélimar fait le nougat. Is ont les meilleurs talents, ils ont les meilleures matières premières, ils ont les meilleurs ingrédients, c’est assez dur d’aller les déloger. Les villes intelligentes avec les points stratégiques que nous avons dans la domotique ou dans le bâtiment, les transports intelligents avec nos industries automobiles, la santé du futur avec notre système de soin et ses données, il y a énormément de combats magnifiques qui commencent à peine et qui seront peut-être moins hors-sol et où nos existences seront des atouts.
La leçon que j’ai tirée de 20 ans au service de l’écosystème digital français, c’est que les politiques publiques d’aide à l’innovation devraient être humbles. En fait on peut être un jardinier, on peut faciliter la vie de ceux qui innovent, on ne peut pas les décréter. On ne peut pas dire « vous irez tous à Rennes faire de la cybersécurité, vous irez tous faire ça, je mets le paquet… ». Je l’écrivais déjà dans L’âge de la multitude : il ne sert à rien de tirer sur la plante pour la faire pousser plus vite, mais on serait idiot de ne pas sarcler autour et de ne pas l’arroser. Peut-être que c’est ce qu’il faut apprendre.
Sébastien Guénard : Est-ce qu’on pourrait avoir quelques exemples de belles réussites françaises ?
Henri Verdier : Vous les connaissez aussi bien que moi, je pense. On en a eu une première vague du e-commerce au tournant des années 2000.
Sébastien Guénard : Lafourchette ?
Henri Verdier : Comment ?
Sébastien Guénard : Lafourchette, BlaBlaCar ?
Henri Verdier : D’abord dans les années 2000, on a eu tout le e-commerce PriceMinister, Vente-privée, etc., Free si vous voulez en faire une startup. Ensuite on a eu un petit passage à mou, ensuite on a eu effectivement quelques trucs mais un peu hors-sol comme Criteo et effectivement il y a BlaBlaCar. Je prédis un bel avenir à Drivy qui est du partage de voitures en co-sharing, etc.
Je voudrais insister là aussi sur le fait que faire des startups c’est un peu une spécialité de la Silicon Valley, les très grands du capital risque sont là-bas, ils font des prédictions auto-réalisatrices. Vous vous doutez que quand Marc Andreessen [5] dit « maintenant on met le paquet sur le big data », tout le monde se met sur le big data, donc on lui achète ses poulains. Regardons aussi la transformation numérique plus discrète du monde de l’assurance, du monde de la banque, du monde de l’automobile. Je n’ai plus de voiture, j’en loue une tous les étés pour les vacances et chaque fois je vois qu’on s’est rapproché de la self-driving car en rajoutant juste quelques fonctions de contrôle de vitesse, de freinage automatique, d’allumage automatique.
Il faut bien que comprendre que la France est aussi relativement importante dans les communautés non marchandes du logiciel libre, d’OpenStreetMap [6], de Wikipédia. Il y a du français quand même à tous les étages dans l’autre partie de la révolution numérique, celle qui ne se termine pas par une IPO [Initial Public Offering] mais qui change quand même la vie des gens. Pardon je vous ai coupé.
Sébastien Guénard : Si on parle data, on a le RGPD, enfin la data c’est ce qu’il faut mettre dans un moteur, c’est le pétrole pour faire avancer la machine ?
Henri Verdier : J’avais fait un grand article sur mon blog qui avait eu un petit impact à l’époque qui disait « non, les données ne sont pas du pétrole » [7]. Je m’inquiète un peu de cette analogie parce que le pétrole ça se stocke, ça se thésaurise, ça se spécule et après, quand on l’utilise, il n’y en a plus. Il ne sert à rien de stocker la donnée, elle perd de la valeur, et quand on s’en sert on ne la détruit, en général on lui donne plus de valeur parce qu’on crée des métadonnées d’usage.
Sébastien Guénard : Est-ce que le RGPD ne pose pas de contraintes au développement pour tout ce qui constitue l’industrie de l’intelligence artificielle ?
Henri Verdier : Oui et non.
Sébastien Guénard : Autrement dit, sans data ça n’avance pas.
Henri Verdier : Oui, bien sûr, sans data ça n’avance pas et je le dis dans l’autre sens aussi : les données dont personne ne se sert ne créent pas de valeur. Le seul moyen qu’une donnée crée de la valeur c’est qu’on joue avec. Mais je ne crois pas. Certes, on peut considérer que le RGPD soit un peu pénible à mettre en œuvre, un peu bureaucratique. J’étais le DSI [directeur des systèmes d’information] de l’État quand on l’a mis en œuvre pour l’État, j’en ai quand même souffert, ce n’était pas drôle. Je ferai deux/trois remarques :
il autorise quand même de très nombreuses exceptions pour faire de la recherche, etc. Ce qui est dommage c’est que, parfois, les procédures pour obtenir l’agrément sont trop longues, mais je trouve le cadre juridique sain.
Ensuite le fait d’interdire des choses dont de toute façon on ne veut pas, ce n’est peut-être pas plus bête, ça évite aussi des impasses à la recherche.
Et troisièmement, ce que peut-être nous n’avions pas prévu à l’époque. La France a fait la loi Informatique et libertés en 1978, petit à petit c’est devenu un cadre européen. D’abord il y a eu des directives protection de la vie privée et puis, il y a deux ans, le Réglement général pour la protection des données. Moins de six mois plus tard le Japon avait négocié et obtenu un accord d’adéquation avec l’Europe pour dire « en fait, vous pouvez nous considérer comme l’Europe, on a les mêmes sécurités, donc on peut échanger nos données librement entre l’Europe et le Japon ». La Californie, le Mexique, le Chili, un certain nombre de grand pays se sont empressés de faire pareil et là ça a été ralenti par la covid, mais l’Inde était au bord d’adopter une loi qui était un quasi RGPD. En vérité, sur ce coup-là, on a fait un standard de fait, pour le coup c’est un des sujets où il y a une diplomatie digitale discrète. Maintenant on pousse au maximum nos pays amis à nous rejoindre dans le club du RGPD. Aujourd’hui, je dis parfois que respecter le RGPD c’est accéder au plus vaste marché de consommateurs qui existe. Quand on aura l’Inde on sera deux milliards de consommateurs sous RGPD et ça pourrait même finir par devenir un avantage compétitif pour ceux qui se sont inscrits au début.
Sébastien Guénard : Avec des règles.
Henri Verdier : Les combats de normes c’est compliqué. On peut toujours dire qu’une norme vous affaiblit quand vous êtes le seul à l’adopter, mais parfois, si vous en faites ensuite une norme internationale, vous êtes le plus prêt, le plus proche, le plus armé dans le contexte où ça devient une norme internationale.
Sébastien Guénard : Ça m’amène naturellement à poser la question, en tous les cas si on parlait de cloud, pour vous il ressemble à quoi le cloud ?
Henri Verdier : C’est-à-dire ? Il ressemble à des coffres-forts. Il est mal nommé et j’en ai visité. À part ça je ne comprends pas votre question.
Sébastien Guénard : Le cloud souverain, le cloud public, si on peut redéfinir un peu les périmètres et votre vision sur les périmètres du cloud.
Henri Verdier : Oui. C’est une question un peu vaste.
Sébastien Guénard : Un vrai sujet.
Henri Verdier : Oui, c’est un vrai sujet, je sais répondre, mais votre question embrasse des dizaines de questions. Je vais partir du plus simple.
D’abord, quand j’étais le DSI de l’État j’ai quand même pesé pour qu’on ait une forme de souveraineté sur le cloud pour plusieurs raisons. D’abord, un pays souverain doit pouvoir héberger des données archi-sensibles – pensez aux archives de la DGSE – avec la certitude que personne ne les espionne. Donc même les mettre chez une grande entreprise très respectable mais qui est d’un pays étranger, ça n’est pas entièrement rassurant, premièrement. Et par ailleurs, je pensais et je pense toujours que là nous avons une technologie tellement structurante pour l’avenir que considérer qu’on renonce à savoir le faire définitivement, c’était un peu une faute dans une position qui est celle de l’État.
À l’époque on avait dessiné une stratégie qu’on avait appelée en trois cercles, je parle bien pour les besoins de l’État, en disant « nous aurons un noyau que nous opérerons nous-mêmes ». On ne s’est pas facilité la vie parce qu’on a essayé de le faire avec OpenStack [8], on a découvert après que c’était vraiment difficile d’opérer OpenStack. On a réussi, trois ministères différents ont chacun réussi. Aujourd’hui on a trois offres de clouds opérés par l’État. C’est assez drôle d’aller visiter celui du ministère de l’Intérieur, vous passez une barrière où ce sont des gendarmes en uniforme qui sont sur une base militaire et qui vous disent « venez, je vais vous montrer mon cloud » et ils vous montrent fièrement leurs deux générateurs électriques en cas de panne, les grilles qui empêchent des hommes-grenouille- de rentrer par le système d’aération, etc.
On avait un deuxième cercle assez proche du SecNumCloud [9] de l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information]. Pour faire simple, quand on a essayé de le faire nous-mêmes on s’est rendu compte de deux choses : c’est plus cher, ce n’est pas tellement plus cher que ça en fait, en vérité pour nous, parce que l’État, contrairement à certaines de vos entreprises, n’a pas des oscillations incroyables d’une année sur l’autre et il n’a jamais à gérer d’hyper-croissance. On est 70 millions de Français, on sera 70 millions et 600 000 l’année prochaine. Vous voyez, d’une année sur l’autre ce que fait l’État est assez répétitif. Donc on n’a pas intérêt à utiliser le cloud pour gérer de la balance de charge permanente. Finalement on s’en sert plutôt pour faire de l’hébergement distant ou pour compiler des solutions as a service.
Sébastien Guénard : Ça c’est le deuxième cercle.
Henri Verdier : En tout cas, finalement le prix n’était pas absolument le sujet, on était peut-être 15/20 % plus cher qu’acheter une offre sur étagère, mais si la souveraineté est à ce prix-là, on peut peut-être se l’offrir, ce n’était pas deux/trois fois plus cher.
En revanche, ce qui est sûr, c’est que des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ont quand même du mal à entrer dans une culture de service, être au service de leurs usagers, les traiter comme des rois, être bienveillants, retrouver leur mot de passe quand ils l’ont perdu, leur faciliter la vie. Je pense que les États ont un point faible là-dessus. En fait, depuis 2001, les États ont des assujettis ou des bénéficiaires, mais on n’a jamais eu de clients, donc on n’a jamais eu à écouter le client, à se mettre à son service, à le bien traiter. Franchement ça c’était dur. Il y a des trucs qui étaient comiques. On nous disait « pas de problème, tu peux venir sur le cloud, viens d’abord chercher la machine qui va te permettre d’accéder au cloud, qui est dans une armoire dans le fort en question. »
Donc on a fait un deuxième cercle, disons SecNumCloud, où on demandait des sécurités. On voulait faire ça, c’est en train d’être repris plutôt par Bruno Le Maire en ce moment avec un cloud dit souverain où il y aurait des spécifications spéciales pensées par la France. On veut que les machines soient en France pour qu’on puisse éventuellement les surveiller nous-mêmes, on veut un certain nombre de spécifications comme ça. Pour l’État ça veut dire aussi un accès direct au RIE [Réseau interministériel de l’État].
Et enfin, il y avait un troisième cercle qui était de labelliser des offres sérieuses et responsables, parce que toutes les données n’ont pas non plus le même caractère de sensibilité. En France on a plus de 50 000 collectivités locales, 36 000 communes et tout le reste, les intercommunalités, tout ça, qui parfois sont très petites, elles veulent juste pouvoir acheter une solution qui marche.
Ça c’est pour répondre à votre question.
Ensuite, je crois que le débat public sur le cloud et le débat international sont parfois un peu approximatifs. Les gens mélangent géolocalisation des serveurs et droit applicable, nationalité de l’entreprise, choix technologiques, dans un grand fourre-tout qui est souvent quand même un peu confus.
Je vais juste terminer avec ça. On avait fini par théoriser une idée assez simple : dans le cloud, comme souvent dans l’informatique, la souveraineté c’est la possibilité vérifiée de changer de prestataire. C’est-à-dire que si j’ai la certitude, après avoir fait le test, que je peux me barrer en 48 heures, alors je suis souverain et je peux recourir à un prestataire. En revanche, si je me retrouve enfermé chez un gars qui me dit que cette année il va augmenter ses tarifs de 30 %, suivez mon regard, et que là on découvre que c’est incroyable il avait certes des archives, mais elles étaient compilées que c’est super dur de les décompiler.
Sébastien Guénard : Et qu’il lui faut deux mois pour la restitution, ça pose un souci.
L’application du droit c’est la localisation du datacenter quand même, pour le coup ? On reste quand même là-dessus ? Je n’ai pas bien compris ce que vous évoquiez.
Henri Verdier : Les Américains ont une doctrine dans le CLOUD Act [10] qui est l’application extraterritoriale du droit, donc pour eux si c’est une filiale d’une entreprise américaine, le droit s’applique. Absolument.
Sébastien Guénard : C’est déjà beaucoup plus clair.
Tu es très open data. Est-ce que tu peux nous apporter un éclairage sur ce que tu as mis en place, ce qu’il en reste et ta vision sur le sujet ?
Henri Verdier : Ça c’était la mission pour laquelle on m’a appelé dans l’État. C’est assez drôle parce qu’à la fois il y a une très longue histoire en France de la transparente de l’action publique. J’aimais bien rappeler aux fonctionnaires chenus que la Déclaration des droits de l’homme dit que la société est en droit de demander compte à tout agent public de son administration. Mine de rien, cette histoire a une histoire : par exemple, depuis 1830, les rapports de la Cour des comptes sont publics, ce qui est un truc de dingue si on réfléchit bien. Il y a une magistrature indépendante qui cartonne l’État tous les ans et les rapports sont publics depuis longtemps.
En 1978, justement la même année que la loi informatique et libertés, il y a eu la loi CADA [Commission d’accès aux documents administratifs] qui donne, à nous citoyens, accès aux documents administratifs. Je ne dis pas que c’est parfait, loin de là, il y avait quand même une culture du secret, de la méfiance, mais il y avait vaguement dans l’État l’idée que c’est normal que les citoyens nous demandent des comptes.
Avec la révolution numérique, justement, pas mal de gens se sont rendu compte qu’on pouvait faire beaucoup plus que demander des comptes avec les données faites par l’État, que ça peut créer énormément de valeur, là aussi pour faire des startups si on veut, mais pas seulement. Quand je devais expliquer aux administrations pourquoi les données open data devaient être gratuites, qu’elles me disaient « prouve-moi que ça crée de la valeur », je leur disais « imaginez une seconde une France où, tout d’un coup, j’arrête de distribuer les données de l’INSEE, les fonds de cartes routières de l’IGEN et je ne sais pas quoi, les chiffres du ministère de l’Éducation nationale ». Vous voyez bien que la plupart de vos entreprises, si tout d’un coup on ne sait plus combien il y a de Français dans chaque ville et quelles sont les distances kilométriques entre les villes !
Sébastien Guénard : Cadastre, actes notariés, etc.
Henri Verdier : Justement, ce sont deux mauvais exemples parce que cadastre et actes notariés, ce sont des trucs qu’il fallait acheter pour les recevoir en PDF.
Sébastien Guénard : Mais on pouvait aller les chercher.
Henri Verdier : Ce sont des sujets dont on disait qu’il faudrait les mettre en ligne en format numérique, en format machine-readable, gratuitement et pour toute réutilisation et n’essayez pas, vous, de contrôler les réutilisations.
Quand on voit ça, je ne vais pas être long, en France comme dans d’autres pays, l’open data sert la transparence démocratique parce qu’on peut quand même demander des comptes aux administrations en disant « vous vous moquez de nous, il y a une surpopulation carcérale trois fois trop grande, vous avez mis l’argent ailleurs que là où il y a la pauvreté, vous dites que vous avez tant de lits d’hôpital et ce n’est pas vrai, etc. » C’est important. Je pense que ça crée un stimulus économique. Je t’ai coupé la parole en disant « non la donnée ce n’est pas du pétrole ». Ce n’est pas du pétrole parce que ce n’est pas un bien rival. En revanche oui, c’est le terreau sur lequel on construit l’innovation. C’est quand même une forme de carburant ; à la limite, si tu veux faire une métaphore avec le moteur, dis que c’est l’oxygène.
Sébastien Guénard : D’accord. Et aussi le vent des éoliennes.
Henri Verdier : C’est absolument indispensable, je confirme. Quand j’utilise une donnée je ne vous enlève rien, alors que quand j’utilise du pétrole je vous enlève du pétrole. La donnée stimule énormément l’économie et le vrai sujet qui m’a ensuite captivé les trois dernières années de mon mandat c’est que c’est probablement un levier très grand de transformation de l’État et d’amélioration de l’État lui-même, à la fois pour sortir de cette espèce de culture de chapelle, de méfiance, de silo, de « je cache ma copie », etc. En fait, et on le voit bien en temps de covid, dès qu’on veut réagir à l’imprévu il faut croiser des données de sources diverses et si on a pris la peine de savoir où elles sont, de les « apéifier », de construire avant les sécurités techniques et juridiques pour qu’il soit super facile de les échanger dès qu’on en a besoin, on est bien plus réactifs.
Sébastien Guénard : Je vais te faire un petit quiz parce qu’il faut avancer, il y a des questions qui sont en attente ; Julien nous rejoindra pour la partie questions. Je vais te faire un « questions pour un ambassadeur » : si je te dis 28 janvier 2019, Washington, conférence de presse spectaculaire avec le directeur général du FBI, les ministres de la Justice, de l’Intérieur et du Commerce, je suis ? L’affaire Huawei.
Henri Verdier : Huawei.
Sébastien Guénard : C’est un petit quiz, « ambassadeur quiz ». Face à l’espionnage industriel, la cybercriminalité, sommes-nous bien armés en France, en Europe ?
Henri Verdier : En général, tous ceux qui disent qu’ils sont bien armés se prennent dans les 48 heures une attaque de hackers qui veulent leur prouver que non.
Sébastien Guénard : Et en ce moment les attaques ne manquent pas.
Henri Verdier : Je pense quand même que la France est un des grands pays en défense, un des six ou sept qui savent encore se défendre. On a inventé le concept d’opérateur d’importance vitale, donc on a probablement assez bien protégé, à peu près, le noyau de notre économie. C’est un combat quotidien, c’est un jeu de gendarmes et de voleurs quotidien. On ne va pas faire les malins. Tous les jours on détecte une intrusion, un machin, une tentative. Je suis un peu plus préoccupé de la faible mobilisation de la société civile, des PME. On voit bien, en ces temps de covid, le nombre de gens qui se retrouvent sur Zoom et quand on leur dit « tu sais, c’est complètement pourri », ils disent « ah bon ! Eh bien tant pis ! » C’est impressionnant l’indifférence à ça.
Sébastien Guénard : Ce n’est pas pour balancer, mais le ministre de l’Éducation était sur Zoom, ça se voyait à la télé, c’était écrit Zoom.
Henri Verdier : D’accord ! En tout cas il n’a pas fait comme Boris Johnson qui, en plus, a twitté en mettant l’URL de la salle de réunion.
Sébastien Guénard : C’est quand même drôle !
Henri Verdier : Mais là c’était une stratégie. Bref !
Il y a un vrai travail à faire envers le monde des PME et des particuliers et puis attention, et c’est là que la France a une diplomatie différente, nous considérons parfois que le sujet Huawei est aussi otage d’une guerre technologique Chine/États-Unis et il est aussi analysé en stratégie de deux super powers qui veulent devenir chacun le seul super power. Nous essayons de dire précisément que la France a une vision de citoyenneté vue comme de l’autonomie stratégique, elle veut avoir le choix, elle veut pouvoir auditer les solutions qu’elle utilise, elle veut que ses propres autorités puissent dire qu’elle est en sécurité. En réalité la vraie position de la France sur la 5G c’est « nous voulons plusieurs fournisseurs ».
Sébastien Guénard : La 5G c’est, à mon avis, le vrai sujet en attente du côté des questions. C’est un vrai sujet.
Henri Verdier : On ne confiera jamais de l’infrastructure clef d’un pays à un seul acteur, bien sûr, peut-être, encore moins s’il est Chinois, mais ce n’est pas comme ça qu’on va raisonner. Puisque j’ai dit que l’autonomie stratégique c’était de pouvoir changer de crémerie, il faut qu’il y ait aussi d’autres offres. Un monopole, quel qu’il soit, même si c’était un monopole américain, on n’aimerait pas.
Sébastien Guénard : Pour finir, avant les questions, quels conseils pourrais-tu communiquer aux managers pour aborder le numérique ? Quelles sont les clefs essentielles ? On a parlé de sécurité. Qu’est-ce que tu voudrais, en quelques mots, que chacun retienne ?
Henri Verdier : Ça dépend aussi si vous êtes le DSI d’une boîte de 300 000 salariés ou une PME, ce n’est pas pareil.
Sébastien Guénard : Il y a pas de DSI connectés, CDO [Chief Data Officer], c’est sûr, mais aussi des supply chains.
Henri Verdier : De ce que j’ai appris surtout dans la transformation numérique de l’État mais avant, au fond, dans mes métiers précédents, j’ai été chez Lagardère, j’ai été en PME, le numérique, quand même, un, ça s’« expérience ». Il faut avoir de l’expérience, donc il faut faire monter dans les organigrammes des gens qui connaissent le numérique. Il y a une phrase que je cite souvent, qui était dans un bouquin de Thesmar et Landier : « On n’imaginerait pas un état-major militaire sans personne qui soit allé sur le théâtre d’opérations. » Pourquoi dans les états-majors des entreprises, alors que le théâtre d’opérations aujourd’hui c’est le numérique, vous mettez des gens qui ont ce rapport distant, en plus un peu dégoûté quand c’est de la tech. Il faut mettre des gens de la tech dans les commex [comités exécutifs], dans les codirs [comites de direction], dans les directions métier, etc. Toutes les fonctions qui ont tenté de mettre un petit pôle d’innovation dans un coin de l’organisation ont foiré, parce que quand arrive la crise on oublie qu’on avait un pôle d’innovation.
Deuxième constat, c’est plus pour nos organisations une transformation organisationnelle et managériale qu’une transformation tech. C’est pour ça que je vous ai parlé d’entreprise libérée, de méthode agile, d’open data. Si vous ne pensez pas une stratégie numérique…
Sébastien Guénard : Tu préconises la gouvernance numérique multi-métiers.
Henri Verdier : C’est sûr que je vais préconiser ça. Je me suis tapé l’arrêt de grands projets dingues de 300 millions d’euros ou la reprise de legalicy sur des vieux systèmes. Le plus important, pour moi, c’était les méthodes agiles, un management inspiré quand même d’entreprises libérées, le fait qu’il fallait recruter des espèces de types en tee-shirts qui venaient en rollers au bureau, même s’ils travaillaient pour le Premier ministre et qu’il fallait diversifier comme ça nos parcours et nos talents, ça me semble être ce que j’ai fait de plus important comme DSI groupe de l’État bien plus que les choix de… Et pourtant on a aussi fait de belles choses technologiquement. On a une messagerie sécurisée maison qui a coûté 200 000 euros et qui marche vachement bien, qui est cryptée de bout en bout, hébergée sur nos propres serveurs, qui s’appelle Tchap [11]. On a fait de jolies choses qui nous mis de l’efficacité et de la souveraineté, mais le vrai combat c’était de faire rentrer un peu l’esprit du numérique dans une vielle organisation, ça c’était dur et ça c’était important.
Sébastien Guénard : D’accord. On va passer aux questions. Julien si tu veux bien nous rejoindre. Julien Merali.
Julien Merali : Bonjour Monsieur Verdier. Bonjour Monsieur Guénard.
Henri Verdier : Bonjour.
Sébastien Guénard : Je reviendrai pour la conclusion, ça évite de voir trop de têtes.
Julien Merali : Il y avait effectivement une première question c’était comment vous situez-vous par rapport au coordinateur national de la stratégie de l’intelligence artificielle. On parle de Renaud Vedel.
Henri Verdier : Bien sûr. D’abord très simplement. Le prédécesseur de Renaud c’était Bertrand Pailhès qui était à la DINSIC [Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication de l’État] et c’est moi qui l’avais recruté dans la DINSIC.
En fait c’est assez simple, la stratégie nationale de l’intelligence artificielle qui résulte du rapport Villani [12], elle a je crois, de mémoire, 47 mesures, il y a des mesures pour financer la recherche ; ça c’est Renaud qui est un ami par ailleurs, parce qu’il s’occupait de sécurité au cabinet d’un Premier ministre précédent.
Nous on a quelques sujets IA, notamment faire émerger un cadre de gouvernance internationale de l’intelligence artificielle avec un projet très porté par le président de la République qui a s’appelle le Partenariat mondial sur l’intelligence artificielle, donc on travaille avec Renaud. Et puis j’ai des sujets non IA et il a des sujets non diplomatiques, en fait on a une belle intersection et chacun a son métier.
Maintenant je ne m’occupe que de diplomatie, c’est-à-dire quand ça concerne les relations à l’extérieur de la France, quand ça concerne nos relations avec d’autres pays ou éventuellement avec de grandes plateformes, mais je ne m’occupe pas de réforme de l’État. Là on en a beaucoup parlé parce que les questions ont porté là-dessus, mais ce n’est plus mon métier.
Julien Merali : Justement, par rapport à l’État, est-ce que l’État doit s’inspirer encore plus du secteur privé ? C’est une question qui est très pertinente puisque le réseau Agora Managers a cette particularité de rassembler les décideurs issus des grandes entreprises publiques et privées, je le rappelle.
Henri Verdier : Je l’ai déjà dit, y compris dans votre réseau qui était venu me voir il y a deux ans dans mes fonctions précédentes. Oui, mais attention ! Honnêtement, l’innovation ne dépend pas, ne se sépare autour d’une frontière qui serait public-privé. J’ai vu plein de boîtes privées, très conformistes, très plan-plan, ne comprenant rien au numérique et j’ai vu plein de parties de l’État super innovantes, super réactives. La ligne sépare plus les innovateurs et les conservateurs que le public et le privé, si on doit « clustériser » le monde. Après, ce que je crois profondément, qui était la thèse de L’âge de la multitude c’est qu’il y a quand même dans la puissance des grandes entreprises du numérique des purs players, des GAFAM pour les nommer, des règles stratégiques, je ne sais pas, le two-pizza team, le strategy delivery, la méthode agile, une attention sans relâche à l’usager, la conviction que Code is Law, donc les infrastructures c’est super stratégique. Il y a un certain nombre de choses qui sont même quasiment des réflexes, en fait, et dont il faut absolument que l’État s’empare, parce que sinon on fait comme ça peut nous être arrivé dans notre histoire, on prépare la guerre précédente.
Julien Merali : Justement je vois une question qui arrive : est-ce que la méthode agile est applicable dans le secteur public ?
Henri Verdier : Je crois, oui, même magnifiquement en vérité, parce que l’État a encore beaucoup de métiers de service avec un front-office très important qui est au contact des usagers. Quand on fait des projets vraiment autour des retours d’usage réels on peut trouver des agents publics qui ont une grande sensibilité, qui disent « attendez, l’usager n’était pas content, il n’a pas compris, regardez, si on faisait autrement ». Nous, pour information, pour ceux qui ne savent pas, à la DINSIC on avait lancé un incubateur de startups d’État. En fait c’était une équipe de coaches et de quelques devs qui étaient capables, qui disaient « quel que soit votre projet on peut faire le minimum by able project en six mois avec deux développeurs ». Après, si ça marche, on pourra réinvestir, continuer, etc. On a fait plus de 90 projets. Une soixantaine d’entre eux sont devenus des projets très sérieux. Ça c’est pour répondre vite à des besoins. Là il y en a une dizaine en cours à cause de StopCovid, tout d’un coup il y a un besoin, vite, vite.
Surtout j’espérais, et là on n’a pas fini le travail, que ça finirait par contaminer les organisations dans leur pilotage approximatif des très grands projets, des projets à 300 millions d’euros : la paye des profs, des trucs comme ça. Je terminerai avec ça. Évidemment il y a aussi le risque d’antagoniser, d’avoir la vieille IT qui est un peu énervée par les petits trublions qui ne cessent de se vanter de leur succès, donc je voulais que la vieille IT se préoccupe aussi des raisons pour lesquelles ces méthodes marchent. Donc on avait organisé un séminaire avec les DSI des ministères et leurs secrétaires généraux et on s’était isolés pour se parler entre nous. Je leur avais suggéré qu’ensemble et sans témoins on essaie de partager entre nous pourquoi on avait raté ces grands projets qui foirent et qu’on essaie de redécouvrir, ensemble, les règles qu’il faudrait s’imposer pour ne plus les rater. Pourquoi on rate les grands projets, c’est sûrement pareil dans certaines de vos entreprises, parce que tout d’un coup un ministre — chez vous c’est un commex — dit « j’ai une idée géniale on va faire ça ». Ensuite, il y a quelques énarques, quelques haut-fonctionnaires qui font des specs alors qu’ils ne sont pas informaticiens. Ensuite chez nous, en plus, on rajoute une couche où un acheteur public traduit ça en cahier des charges. On doit dépouiller une réponse qui, dans certains cas, fait 600 pages. On est obligé nous l’État, c’est un autre point de faiblesse, d’acheter le mieux prétendant et pas forcément le plus talentueux ; parfois c’est aussi celui qui a le mieux menti qu’on va acheter sinon on se retrouve au tribunal administratif. Après on développe pendant dix ans, souvent d’ailleurs avec trois coups de volant politiques où le projet change pendant les dix ans en question. Chez nous on a un autre handicap : souvent on change les chefs de projet tous les deux ans, en moyenne l’énarque change de job tous les deux ans. Donc au sixième chef de projet, après avoir dépensé 150 millions d’euros, on ne sait plus pourquoi on faisait comme ça au début. Après on fait une bascule en Big-Bang et paf ! On découvre que ça ne marche pas.
Donc je les ai fait réfléchir à tout ça et à la fin, sans le savoir et avec un vocabulaire de haut-fonctionnaire, ils avaient redécouvert quelque chose qui avait une petite gueule de catéchisme agile en fait. Ils disaient qu’il faudrait que les projets puissent commencer petits, atteindre un premier résultat et continuer à partir de ce premier résultat. Il faudrait qu’il y ait un capitaine unique et clairement mandaté. Il faudrait que… Enfin !
En fait, oui je pense que c’est un ferment et je pense aussi que c’est un ferment de réforme de l’État, c’est-à-dire que ça interroge aussi les fondamentaux de la logique bureaucratique. Je peux vous recommander de lire l’excellent David Graeber, cet imprécateur anarchiste qui a écrit un livre merveilleux sur la bureaucratie [The Utopia of Rules : On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy ]. Pour moi c’est lié : la révolution numérique et la contestation de l’ordre bureaucratique ça va ensemble.
Julien Merali : Il y a une autre question qui vient du comité de pilotage de l’Agora, des DSI, on les salue au passage, on parle de Robert Eusebe, Ludovic Tassy, Jacky Galicher maintenant à l’Académie de Normandie, qui posent la question : que dire du président sur l’ambition numérique ?
Henri Verdier : Je sers avec fierté ce président en tant qu’ambassadeur, donc je vais en dire du bien. Sérieusement je pense quand même, pour ceux d’entre nous qui ont vécu plusieurs quinquennats, que là, sincèrement, l’idée qu’il n’y aura pas de modernisation sans passer vraiment par la modernité numérique est acquise et c’est venu avec cette alternance-là. Avant il y avait le chapitre des innovations et il avait un chapitre numérique dans un coin. Aujourd’hui, sincèrement, tous les ministres savent que s’ils ne se modernisent pas dans une modernisation numérique, ils seront à côté de la plaque. D’ailleurs je salue notamment Jacky. Quand je suis rentré dans l’État, ce n’est pas vieux, c’est en 2013, je pense qu’on était une douzaine ou une quinzaine à bien comprendre les enjeux de la transformation numérique de l’État. Aujourd’hui le jeu est devenu complètement différent, il y a des projets et des équipes un peu partout et le plus dur est devenu de synchroniser un peu tout ça et d’être sûr qu’on tire tous dans le même sens, parce qu’il y en a beaucoup maintenant, il y en a partout, mais il vaut mieux ça que le contraire.
Julien Merali : Une autre question, peut-être la dernière : la France peut-elle devenir une e-nation à l’image de l’Estonie par exemple ? Est-ce qu’on en a les moyens ?
Henri Verdier : J’espère surtout qu’on va faire beaucoup mieux que l’Estonie. L’Estonie c’est un pays assez fascinant que j’ai visité au moins une fois par an, qui a fait des prouesses, c’est sûr. C’est aussi un pays qui a accédé à l’indépendance il y a une trentaine d’années et qui a construit son SI en même temps qu’il construisait son État, pour une population de 800 000 habitants qui, en plus, a une vraie homogénéité culturelle et sociale. Donc on ne peut pas devenir d’Estonie. D’ailleurs, il y a quand même dans leur modèle des choses qui feraient un petit peu frémir en France, il y a quand même une centralisation des données que nous trouvons un peu excessive, une interconnexion des services publics que nous trouvons un peu inquiétante. Quand vous voulez tirer de l’argent à la banque vous n’avez pas envie qu’on en profite pour vous dire « tiens, au fait, tu as oublié de payer tes impôts locaux, donc j’en profite pour les prélever », ce que ne fait pas l’Estonie mais ce que fait le Portugal.
Je pense qu’on peut devenir un grand pays qui construit sa démocratie avec une vraie bonne maîtrise du numérique, mais ça ne veut pas dire copier l’Estonie. Oui, bien sûr, il faut faire des services simples, conviviaux, efficaces, qui marchent, il faut le faire dans le respect des libertés démocratiques. Il faut le faire aussi, et ça c’est français, dans l’idée qu’on n’est pas des consommateurs de l’État, on est des citoyens, à la limite on est des actionnaires de l’État. On a des droits, on veut se mêler du débat, on veut contester les décisions, on veut juger le politique, on est copropriétaires de la démocratie.
En fait, il faudrait croiser le magnifique back-office de l’Estonie, la très belle pensée de la qualité des services publics qu’avait le Governement Digital Service du temps de Mike Bracken à l’ère Cameron, le souffle de OpenGov qu’il y a avait dans l’administration Obama et le génie français avec son sens du design, de ce que c’est qu’une ville où il fait bon vivre, de l’importance de conserver le droit à la controverse et les coups de gueule. Oui, on peut devenir un pays très à l’aise avec son numérique où il fait bon vivre.
Je ne vous ai parlé que de réforme de l’État, mais je pourrais faire le même raisonnement pour l’industrie, mais pas en copiant l’Estonie, ni la Silicon Valley, ni les Anglais, en cherchant un chemin français, ou en les copiant tous, comme vous voulez !
Julien Merali : Beau programme !
Une question très intéressante : est-ce que l’ambassadeur du numérique est apolitique ?
Henri Verdier : D’abord je suis ambassadeur pour le numérique. Je ne représente pas le numérique, je représente la France dans des enceintes. C’est compliqué. Il y a un devoir de neutralité des fonctionnaires, on n’a pas le droit d’être partisan. Il y a un devoir encore plus fort : un ambassadeur représente la France à l’étranger. Ceux d’entre vous qui me connaissent depuis longtemps ont peut-être remarqué que je ne blogue plus depuis que je suis ambassadeur parce que ma parole c’est maintenant la parole de la France. Si je dis « je n’aime pas cette solution », ça peut nous mettre en froid avec un pays pendant six mois.
Après, le devoir de neutralité, ce n’est pas un devoir de cécité. J’ai des convictions, j’essaie de les défendre dans des arbitrages et, parce que je ne peux pas m’en empêcher, des fois j’essaie de les laisser transparaître à travers quelques tweets ou quelques formules comme j’ai pu en employer d’ailleurs dans l’heure qui s’est écoulée. En tout cas un fonctionnaire et un ambassadeur c’est au service de l’État, ce n’est pas au service d’un parti politique.
Julien Merali : Merci pour ces réponses. Il est 55, je vais peut-être laisser Sébastien revenir pour le mot de la fin.
Sébastien Guénard : Le mot de la fin, je préfère que ce soit Henri qui nous fasse une conclusion.
Je tenais simplement à informer tout le monde que la semaine prochaine, et Henri doit bien le connaître, on aura le plaisir de recevoir Alain Bauer sur la gestion de crise, donc le post-covid et comment on va aménager tout cela.
C’était très intéressant. Un grand merci. Tu disais que ça faisait deux ans que tu n’étais pas venu et, en fait, le lendemain de ta nomination tu étais déjà avec nous. Tu es venu nous voir deux fois en qualité de directeur du numérique et une fois en qualité d’ambassadeur.
Henri Verdier : C’était il y a 18 mois
Sébastien Guénard : Oui, tu as raison. On t’a connu à ta prise de fonction ambassadeur. En tous les cas un grand merci pour ces brillantes idées, cette franchise qui te caractérise et on se dit à très vite, en tous les cas tu es le bienvenu, tu es un invité permanent en tant qu’IT dans la grande famille Agora Managers.
Merci à tous. Merci Julien pour les questions que tu as retransmises et à très bientôt. Bye Bye. Au revoir.
Henri Verdier : Au revoir.
Julien Merali : Au revoir et merci à tous.