Guillaume Lung Tung : Bonjour à tout le monde. Bienvenue à cette table ronde sur le numérique éthique et responsable dans les tiers-lieux.
Je vais commencer par une petite introduction et après je présenterai nos différents invités.
Le numérique est très présent dans les tiers-lieux et partout au quotidien. J’ai notamment pu observer, grâce un diagnostic des usages du numérique dans les tiers-lieux qu’on va lancer bientôt. On a référencé un nombre d’usages assez énorme qui existent dans les tiers-lieux, que ce soit pour la communication interne, externe, l’évènementiel, l’administration, les systèmes de données et plein d’autres usages pour être en quête d’un fonctionnement qui soit ouvert, partagé, coopératif et, pour cela, le numérique est souvent hyper-pratique. Mais, à la fois, on est aussi souvent dépassé par ces outils et par leur complexité. J’ai notamment pu expérimenter, dans les communautés, qu’on se pose souvent des questions face à un nouveau besoin qui arrive : est-ce qu’on met plutôt en place un outil pour répondre à ce besoin ou est-ce qu’on va privilégier l’humain et se réunir plus souvent ? Est-ce qu’on va choisir les outils dominants que les gens connaissent déjà, pour faciliter l’accès à ces outils, ou est-ce qu’on va choisir une alternative libre pour laquelle, on le sait, il faudra, en général, faire beaucoup plus d’accompagnement sur ces outils ? Est-ce que mettre en place un outil va permettre plus d’ouverture, d’accessibilité, de coopération ou est-ce que, au contraire, ça va éloigner certaines personnes qui sont réticentes ou en difficulté face au numérique ?
Pour répondre à tout cela, chaque tiers-lieu va se référer à des valeurs qu’il a établies – écologiques, sociales – et il va chercher la meilleure voie.
Les tiers-lieux, au quotidien, expérimentent des solutions pour le monde de demain et c’est clair que ce n’est pas la technologie qui va sauver le monde, pourtant c’est bien la technologie qui est au cœur du numérique, qui le rend possible. Est-ce qu’il faut imaginer un monde avec moins de numérique ou avec un autre numérique ? En tout cas, des tiers-lieux essaient de jongler avec tout cela et proposent déjà des façons de faire pour ne pas subir, pour ne pas être victimes, mais pour être acteurs de cet univers numérique.
J’ai eu l’occasion d’animer ou de participer à des ateliers sur ce sujet avec des tiers-lieux et je vous livre une rapide conclusion qu’on a eue. On a fait ressortir cinq piliers de cette vision du numérique qui sont : un numérique éthique et démocratique ; local et décentralisé ; inclusif et accessible ; convivial et coopératif ; low-tech et soutenable.
De ces ateliers, on a aussi pu conclure que les actrices et les acteurs des tiers-lieux constatent un manque de connaissance, de ressources, de méthodologies ou de personnes compétentes pour agir concrètement dans cette voie du numérique éthique.
Aujourd’hui, nous allons parler de tout cela, et nous avons la chance d’accueillir cinq intervenantes et intervenants de ce numérique qui défend des valeurs, une vision de la société, et il y a aussi, parmi vous toutes et vous tous dans l’audience, des actrices et des acteurs des tiers-lieux, des fab labs, des Chatons [1], de la médiation, du développement du logiciel libre ou des communs. Ça va donc être une après-midi riche et on espère créer, avec vous toutes et vous tous, un dialogue et du commun autour du numérique éthique, de ce que ça signifie, des actions concrètes qui peuvent être mises en place et des façons dont les tiers-lieux peuvent s’emparer de ce sujet.
Un rapide petit point sur l’organisation du temps aujourd’hui. Ça va durer une heure trente. Pendant les quarante premières minutes, nous allons discuter avec les invités pour avoir leurs regards croisés sur le numérique éthique et ensuite, pendant les quarante autres minutes, nous prendrons les interventions, les questions, les remarques de vous toutes et vous tous ici.
J’ai le grand plaisir, l’honneur d’accueillir cinq invités aujourd’hui, donc de vous présenter notre premier invité Angie Gaudion. Angie a fait beaucoup d’animations d’espaces numériques, on ne parlait pas encore médiation à l’époque, d’accompagnement aux usages numériques en médiathèque, de formation, et, depuis 2019, Angie à rejoint Framasoft [2] en tant que chargée de relations publiques, de coordinatrice du projet Emancip’Asso [3] et également du Collectif CHATONS. Son objectif est, je cite, « permettre à toutes et tous de comprendre les problématiques posées par le numérique et de présenter les solutions offertes par le numérique éthique dans une optique d’émancipation ».
Angie. Bonjour.
Angie Gaudion : Bonjour
Guillaume Lung Tung : Richard Hanna. Richard est vagabond numérique, développeur, il a été chargé de mission numérique écoresponsable, pendant trois ans, à la Direction interministérielle du numérique [4], la DINUM, avec, pour objectif, de réduire l’empreinte environnementale du numérique de l’État et de produire des communs à travers des guides et référentiels. Il est aussi l’animateur du podcast Techology [5], le podcast qui tente de lier technologie et écologie alors que, nous dit le podcast, tout les oppose.
Richard, bonjour.
Richard Hanna : Bonjour à tous.
Guillaume Lung Tung : Louis Derrac. Louis travaille, depuis une dizaine d’années, sur les enjeux d’éducation au numérique. Il s’intéresse particulièrement à la formation de la citoyenne et du citoyen. Aujourd’hui, en plus de ces enjeux, il travaille également sur la notion d’alternumérisme radical, pour envisager un autre numérique, compatible avec l’urgence sociale et écologique. Et enfin, Louis a bien participé, avec moi, au lancement du travail sur le numérique éthique dans les tiers-lieux et il a également beaucoup contribué à la mise en place de cette table ronde, alors merci Louis et bonjour.
Louis Derrac : Bonjour.
Guillaume Lung Tung : Marie-Charlotte Woëts est chargée de mission dans le réseau des acteurs pour une économie solidaire, l’APES, en particulier sur le projet PlateformCoop [6] qui vise à développer et soutenir les initiatives locales qui utilisent des plateformes dans leur activité économique. Elle est également installée dans un tiers-lieu lensois, Le Toit Commun [7].
Marie-Charlotte, bonjour.
Marie-Charlotte Woëts : Bonjour.
Guillaume Lung Tung : Et enfin Yaël Benayoun. Elle est cofondatrice du Mouton numérique [8], une association qui apporte au débat public une réflexion critique sur le numérique et les nouvelles technologies, en mettant en lumière leurs enjeux sociaux, politiques et environnementaux. Elle est également l’autrice de Technologies partout, démocratie nulle part, un plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous.
Yaël, bonjour.
Yaël Benayoun : Bonjour. J’en profite, j’espère que ça ne va pas couper, je suis en déplacement avec une connexion partagée avec mon téléphone, bref ! Si ça coupe, j’essaierai de revenir, j’espère que tout va bien se passer.
Guillaume Lung Tung : On espère, OK, merci de la précision.
C’est un grand plaisir, un grand honneur de vous avoir toutes et tous ici.
Moi-même, Guillaume Lung Tung, je suis artiste, ingénieur en informatique, je suis acteur dans un tiers-lieu à La Réunion, La Raffinerie [9], dans le réseau régional de La Réunion. Je participe également à la réflexion sur les communs des tiers-lieux. Aujourd’hui, je fais l’animateur de cette table ronde sur le numérique éthique et responsable pour les tiers-lieux. C’est parti.
Première question. Certainement que beaucoup de personnes ici, qui nous regardent, doivent se demander comment on associe ces deux notions, numérique et éthique. Simplement, le plus simplement possible, comment peut-on expliquer ce que veut dire numérique éthique ? Qui veut se lancer là-dessus ?.
Louis Derrac : C’est pour toi Yaël !
Yaël Benayoun : J’allais dire « mais non, ce n’est pas pour moi, c’est la question piège ! » Je peux commencer, mais je pense que je passerai très vite la parole au moins à Richard ou à Angie, bref, je sais que vous avez tous beaucoup à apporter.
Bien sûr, c’est une question compliquée. J’aime bien la prendre en rentrant, en tout cas en dépliant un peu la question du cycle de vie des outils numériques, parce que ça permet de se souvenir que le numérique ce n’est pas que l’usage qu’on fait à un moment t. Souvent, quand on parle de numérique, il y a plusieurs problématiques.
La première, c’est qu’on dit « le numérique » au singulier et en fait, derrière, on met plein d’usages et plein d’outils qui sont très différents les uns des autres, du coup, ça brouille beaucoup de beaucoup le débat.
La deuxième c’est qu’on ne s’intéresse qu’aux conséquences et, du coup, on n’agit que sur les conséquences qui peuvent être problématiques, ce qui fait qu’on est dans une optique plus de réparation ; c’est ce qu’on voit beaucoup, aussi parce que c’est ce qui est le plus financé, il ne faut pas se le cacher. Un des exemples, dont on va sûrement beaucoup parler parce que c’est là que, peut-être aujourd’hui, il y a le plus d’exigence numérique, c’est-à-dire qu’on ne peut pas y échapper, c’est tout ce qui concerne la dématérialisation des services publics : il faut faire une démarche en ligne, il faut se connecter, et on n’a pas le choix de la plateforme ou du service sur lequel il faut aller, ce sont des choses qui sont imposées, du coup, il faut arriver à le faire, bref ! Il y a plein de sujets et je pense qu’on pourra développer par la suite sur les questions d’inclusion numérique. Du coup, on ne se concentre que sur le service : il est sorti et il faut que des personnes qui réalisent la démarche. C’est pour cela que je parle d’une visée plus réparatrice, parce que, finalement, on ne regarde pas du tout comment le service a été conçu ni, au-delà du service, comment l’ordinateur a été conçu, etc. Je trouve que le réinsérer un peu dans la chaîne de production, que ce soit à la fois les questions de logiciel que les questions matérielles, ça permet de retracer tous les enjeux écologiques qu’on peut avoir, tous les différents aspects.
Je dis tout ce qui me passe, vous restructurerez tout derrière, je pense que ça sera bien comme ça.
Typiquement les questions de fabrication, c’est là où, en termes d’empreinte écologique, on va dire que pour les gros matériels, 80 % se joue à ce niveau-là ; ce n’est pas au moment de l’usage, c’est dans la fabrication, mais aussi tout le côté plutôt social qui concerne l’extraction des minerais, qui concerne l’apprentissage, comme on dit, des intelligences artificielles qui sont, en fait délégués à bas coût, quand ce n’est pas dans des logiques plutôt d’exploitation.
Du coup, ça permet de prendre toutes ces thématiques. Pourquoi est-ce que je fais tous ces détours ? Quand on parle d’éthique, en tout cas d’intérêt général, oui, il y a à la question de ce ça fait à la société en bout de course, mais il y a aussi quelles sont les conditions d’existence de ces services ou des matériels et des terminaux qu’on utilise. Dans les conditions d’existence, il y a les conditions écologiques, sociales, politiques et ça permet de tirer tout un tas de sujets qui sont vite monstrueux.
Comme cela j’ai fait la grosse introduction théorique et je vous laisse, chacun et chacune, développer, comme nous sommes cinq, je ne monopolise pas plus.
Richard Hanna : Je reprends la main, juste pour compléter vraiment rapidement.
En fait, le numérique est vu comme un ensemble, mais est-ce qu’on parle de l’objet numérique ? Il y a l’objet numérique, il y a les activités des entreprises, des organisations. Donc, qu’est-ce que le numérique éthique ? Ce sont les objets ou les activités ? Je pense que la réponse est un peu les deux et que l’éthique doit être l’objet – que fait-on du numérique ? –, mais aussi les activités. Il faut déjà se poser la question : est-ce que les activités de l’entreprise sont éthiques ?, ce qui est drôle parce que, finalement, la réponse n’est jamais binaire. Les activités de l’entreprise, de l’organisation – ça peut aussi une organisation publique –, peuvent être éthiques, alors que l’outil n’est pas éthique ; l’outil peut être éthique, super respectueux de l’environnement, et l’activité de l’organisation très peu éthique. On peut faire toutes les combinaisons possibles, pour compléter ce que disait Yaël.
Guillaume Lung Tung : Tu veux enchaîner Angie ?
Angie Gaudion : Peut-être pour dire que chez Framasoft, nous n’utilisons pas trop ce terme de « numérique éthique », parce que c’est quand même un mot-valise dans lequel tout le monde peut mettre un peu ce qu’il a envie d’y faire entrer. On parle plutôt d’un numérique au service de l’émancipation des citoyens ou des citoyennes. On est plutôt dans « à quoi il sert ? » et c’est vrai que, par exemple, on ne pense pas tant les enjeux environnementaux et sociaux, et je suis d’accord avec toi, il y a une problématique de pensée. On se consacre aux services plutôt que, effectivement, à la fabrication des matériels, aussi parce que chez Framasoft on fait de l’accompagnement aux pratiques, donc, c’est assez logique qu’on n’en parle pas, et puis parce qu’il n’y a pas beaucoup d’autres solutions Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a absolument pas de réelle offre qui serait respectueuse, qui aurait des vrais critères éthiques sur ce plan du matériel, c’est aussi la problématique. Il n’y a pas a vraiment beaucoup d’autres possibilités, il me semble, que faire durer le plus longtemps possible le matériel existant.
On se pose quand même cette question de l’éthique, parce que, par exemple, on a travaillé sur un site qui s’appelle Emancip’Asso, un site de mise en relation entre prestataires de services en ligne qu’on a qualifiés d’éthiques. C’est un site grand public qu’on veut rendre visible auprès du monde associatif, on a donc utilisé le terme éthique plutôt que le terme émancipation. On s’est dit qu’on pouvait l’utiliser, mais, derrière, on doit le définir. Du coup, dans ce cadre-là, parce que c’est un cadre très précis, nous l’avons associé à quatre autres adjectifs, à quatre autres éléments, qui sont :
- l’équité, l’équitable : comme nous sommes plutôt sur des organisations qui vont chercher des prestataires pour faire une transformation numérique, il faut qu’elles trouvent des solutions adaptées à leur budget, tout en permettant aux prestataires de vivre de leur activité, il y a donc un équilibre, en fait une équité réellement entre qui est le client et qui est le fournisseur ;
- ensuite, on a un critère de respect des utilisateurices, je pense que c’est quelque chose qui est partagé à tous les niveaux, donc sans exploitation des données personnelles, sans publicité ;
- accessible à tous, avec des solutions qui sont utilisables par toutes les personnes, quel que soit leur handicap, leur contexte, leur âge, etc., en tout cas, en limitant au maximum l’exclusion ;
- et puis de proximité. Pour nous, derrière l’éthique, il y a souvent un critère de proximité, donc des interlocuteurs qu’on peut potentiellement rencontrer qui vont partager un certain nombre de valeurs.
C’est rigolo, parce que ça fait très écho aux cinq piliers dont tu parlais en introduction, Guillaume. Je trouve que c’est intéressant de voir que ça se recoupe vraiment beaucoup, même si, peut-être que low-tech et numérique, sont, pour moi, quand même assez incompatibles. On pourra en discuter plus tard.
Guillaume Lung Tung : Là, on a eu quand même un bon panel, on voit que c’est très transversal, que ce soit du matériel, de l’infrastructure, des applis, des logiciels, des usages, puis ce que les gens en font, il y a énormément de choses. Il y a effectivement des définitions et chaque définition est importante pour savoir de ce dont on parle.
J’enchaîne sur la deuxième question. On peut aussi se dire, vu l’ampleur de tout ce que ça touche, que ça peut être aussi un peu décourageant. On peut se demander comment on peut faire et est-ce qu’on peut réellement proposer des alternatives plus éthiques, par rapport à tout ce dont on a parlé, face à des géants du numérique, je pense aux GAFAM entre autres et à la masse d’utilisateurs et d’utilisatrices que ce que ça représente ? Sur quoi peut-on vraiment avoir un levier d’action face à ces puissances ? Marie-Charlotte.
Marie-Charlotte Woëts : Je ne sais pas si la question c’est forcément de trouver une alternative à un outil qui existe déjà, qui ne serait pas étiqueté éthique au sens où il a été défini là. Il faut plutôt se poser la question de l’usage : est-ce qu’on en a vraiment besoin ? Si on remplace juste un outil par un autre outil, ça me paraît peu réfléchi comme action, parce que, finalement, il y a beaucoup d’outils numériques qu’on utilise aujourd’hui ou qu’on fait utiliser aux gens dans leur quotidien, qui ne répondent pas à un vrai besoin ; en fait, le besoin a été créé par l’invention de l’outil et pas l’inverse. Peut-être que la première question à se poser, pour se mettre en action, c’est déjà de questionner les besoins, les usages qu’on fait et peut-être aussi se poser la question de la dé-numérisation qui va avec. Juste remplacer un outil en disant « j’ai cet usage ». Si je prends l’exemple des réseaux sociaux, on essaye, et ce n’est pas facile en ce moment, on a petit enjeu à faire passer nos acteurs économiques de Facebook à Mastodon, et ce n’est pas décorrélé du fait de se demander si vraiment leur interaction avec leur communauté doit forcément passer par un réseau social. On est obligé de faire les deux pas en même temps.
Louis Derrac : Je veux bien enchaîner. Je vais répondre aux deux questions d’un coup puisque j’avais noté deux/trois trucs sur la première.
Pour compléter, puisque je suis évidemment totalement en phase avec ce qui a été dit, j’aimerais rajouter l’idée que, ce sera un fil conducteur, le numérique est politique. Évidemment, quand on dit « le numérique », comme l’a rappelé Yaël, on veut dire énormément de choses, en tout cas, toute technologie numérique est politique dans le sens où elle relève de choix, de rapports de pouvoir, etc. Là-dessus, je vous renvoie notamment à l’ouvrage de Yaël et Irénée.
À partir du moment où, d’une part, les technologies numériques sont politiques, ça va même un petit peu sur la manière dont on est les nomme. En ce moment, sans en être du tout un expert, je me passionne pour les termes. Même s’il ne faut pas s’interdire d’utiliser certains termes, parce que, pour des raisons pratiques, comme d’ailleurs on vient de l’évoquer dans le cas d’Emancip’Asso, à un moment, il faut qu’on s’exprime. C’est bien de rappeler que « le numérique », ça ne veut rien dire et, en même temps, on n’arrête pas de l’utiliser, parce que c’est pratique, mais, « numérique éthique », pour moi c’est un oxymore. Ça fait partie de cette galaxie d’oxymores. Yaël a très bien fait de revenir sur cette histoire d’analyse des cycles de vie. Quand on connaît, quand on sait à quoi ressemble la vie de nos outils numériques qui démarre dans les mines en Afrique, dans des conditions effroyables, dans des zones de conflit, des enfants qui travaillent, puis qui sont fabriqués dans des usines, globalement en Asie, pareil, exploitation humaine, etc., en fait « numérique éthique » ne veut rien dire. La question c’est : pourrait-il l’être ? Est-ce possible ? Là, j’aime bien poser la question : savez-vous ce qu’est une mine éthique et avez-vous envie d’aller dans une mine, un jour par semaine, pour contribuer ?, parce qu’on y pense. Se dire que, peut-être, il faudra qu’on travaille un jour par semaine, tous, dans les champs, si on revient à une agroécologie. Seriez-vous prêts à aller travailler un jour par semaine dans une mine ? Une mine, que, évidemment, on aurait re-délocalisée en Europe parce que, à un moment, foutre le bordel dans les autres pays, ça ne va plus être possible, donc dégueulasser nos propres sols.
Donc « numérique éthique », ça me questionne.
« Numérique responsable », autre oxymore, ça me questionne, de la même manière que, évidemment, la croissance verte, l’inénarrable consommation responsable ou l’énergie propre.
Du coup, la notion d’éthique est floue, d’ailleurs on voit que la régulation court après et c’est intéressant de voir que les GAFAM l’ont bien compris, ils ont tous des politiques dont on pourrait parler, je pense que Yaël pourrait en parler bien mieux. Ils ont aussi un pôle lobby, un gros pôle de lobbyistes et je pense qu’ils ont beaucoup plus d’argent que le politique.
C’est pour cela, peut-être qu’on en reparlera, que je préfère pousser la notion de « numérique acceptable », parce que je trouve que j’arrive à utiliser ces deux termes sans me dire que je suis face à un oxymore : c’est acceptable dans le sens où on est prêt à tolérer des outils et des technologies numériques parce qu’elles nous rendent un service suffisant pour qu’on accepte la face cachée, le côté noir.
Pour répondre à la deuxième question très rapidement, donc les alternatives plus éthiques, en commençant par ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’alternatives parfaites. Elles existent et effectivement, comme cela vient d’être dit par Marie-Charlotte, pour moi ça commence par vraiment repenser son rapport au temps, à l’efficience, à la vie privée, au progrès, parce qu’on a effectivement digéré, en un espace de temps très court, une tonne d’outils qui, aujourd’hui, nous paraissent absolument indispensables, alors qu’à la base on ne les avait même pas désirés, c’est-à-dire que ce n’était même pas un souhait. Je prends l’exemple de la cartographie : personne n’a jamais désiré Google Maps, mais, aujourd’hui, vous discutez avec des gens, c’est devenu quelque chose d’indispensable. Même si vous leur dites qu’il existe plein d’alternatives éthiques à Google Maps, ils vous diront « je perds dix minutes sur mon trajet, parce que je n’ai pas le trafic, je n’ai pas tous les commerces. Vous vous rendez compte, il faut que je me renseigne sur des sites, etc. », donc rapport au temps, rapport à l’efficience et je peux multiplier les exemples par 1000.
Ce qui est complexe dans le monde numérique, et je finirai sur ça, c’est que plus les services sont dominants, plus on est nombreux à les utiliser, plus on les nourrit de nos données, donc plus ils sont performants. On appelle ça les effets de réseau : dans les réseaux sociaux, plus on est nombreux sur un réseau, puis il a d’utilité pour ses utilisateurs ; ou les effets de rendement croissant : plus on utilise un outil comme Google, plus on nourrit l’algorithme de Google de nos données et plus cet outil est performant.
Donc, pour aller vers des alternatives, il faut nécessairement accepter de perdre en niveau de confort, d’efficience et de temps, parce que, en fait, ce n’est pas possible d’avoir les deux.
Guillaume Lung Tung : Merci. Richard.
Richard Hanna : Je voudrais ajouter quelque chose là-dessus.
La première alternative au numérique non éthique, c’est, finalement, pas de numérique, c’est peut-être renoncer au numérique, c’est dé-numériser, c’est même renoncer, démanteler comme un certain Alexandre Monnin prône dans ses écrits, plutôt qu’inventer autre chose. Comme on l’a dit, si on regarde la traçabilité de l’approvisionnement en terme environnemental et social, mais aussi les activités mêmes du numérique, le fait que ça soit addictif, etc., le numérique ne peut pas être éthique. C’est là toute l’ambivalence du numérique. C’est à la fois émancipateur, tout ce que prône Framasoft : le lien à autrui, l’apprentissage, l’éducation populaire, etc., qui est favorisée par le numérique, mais c’est aussi aliénant du fait que c’est addictif. Je pourrais continuer, mais je m’arrête là.
Guillaume Lung Tung : Merci, c’est très clair.
Là, on a vu beaucoup tous les travers écologiques, sociaux, humains, du numérique et clairement, dans l’enjeu écologique qu’il y a aujourd’hui, la crise écologique et aussi sociale, on peut se demander si ça vaut le coup de mettre de l’énergie et du temps à se questionner, comme aujourd’hui, sur le numérique. Là, vous, spécialistes du numérique, vous êtes aussi un peu en train de dire que ce serait pertinent de mettre plus d’énergie à faire machine arrière, en tout cas à dé-numériser. Ça serait ça ?
Louis Derrac : Personne ne veut la prendre !
Yaël Benayoun : Je m’étais noté plein de trucs. Je voulais juste revenir un peu ce qui a été dit et répondre à cette question, peut-être en la tournant un petit peu différemment.
Je crois que c’est Louis qui disait qu’on peut garder le terme numérique parce que tout le monde l’utilise. En fait, je n’en suis pas sûre. En ce moment, je suis en observation dans un chantier d’insertion, typiquement j’ai très vite arrêté dire le mot « numérique » parce que, précisément, c’est tellement fourre-tout que ça ne parle pas à plein de gens, voire ça ferme, « le numérique, ce n’est pas pour moi », alors qu’en fait ordinateur si, informatique oui, téléphone oui, Internet oui ; c’est juste un petit truc. Finalement, ce n’est pas totalement inutile de dire qu’il y a plein de trucs derrière ce terme englobant et je pense qu’il faut faire un peu attention à ceux à qui on parle, etc. Ce qui est intéressant sur ce que je suis en train de faire, là où je suis, je suis partie là-bas officiellement pour regarder les besoins numériques et ça revient à ce que disait Charlotte, ces besoins pour qui ? À un moment, tu observes des gens qui se retrouvent à être en difficulté dans des situations parce qu’ils n’ont pas une certaine maîtrise ou certains outils. Et, s’ils ne sont pas en difficulté, n’est-ce pas parce qu’ils font tout en papier qu’ils ont des besoins ?, et là, en l’occurrence, ils font vraiment tout en papier. Là, on revient sur ce qu’on disait avant, le truc un peu politique de cette notion de besoin qui, en fait, est besoin pour qui, pourquoi ? En revanche, ils en ont besoin pour répondre à des appels à projets pour avoir de la thune, là ils ont besoin. Et aujourd’hui, il n’y a pas 36 milliards de personnes qui ont ces compétences en interne.
C’est juste pour toujours faire attention à ce dont on parle.
Je voulais revenir, et ça a été dit, juste pour tirer le fil. Effectivement, je te rejoins complètement quand tu parles de ce côté fourre-tout du mot éthique. Aujourd’hui, effectivement, le terme a glissé : à un moment on dit éthique, à un moment on dit responsable, maintenant d’intérêt général, avec toujours un peu de flou sur ce que tu mets derrière, avec plein de chartes éthiques. C’est vrai qu’il y a un truc qui est peut-être intéressant : par exemple, en philo politique, qu’est-ce qu’on entend par éthique ? Normalement on a quand même une notion de discussion en commun, en tout cas de discussion, après ça demande qui on met dans le commun, c’est toujours la même question : qui est dans la discussion et qui n’est pas dans la discussion ? En tout cas, la dimension d’éthique peut avoir ce côté dialogique qui dit qu’on n’a pas une norme, à un moment donné, qui va dire que les critères d’un truc éthique c’est ça, ça et ça, on est tous d’accord et ça ne bouge plus, mais dire qu’à un moment, c’est une sorte de discussion qu’on organise et qui permet d’avoir une norme socialement située, à un moment, et qui évolue avec l’évolution du groupe.
Sauf que, ce qui est intéressant, si on prend ça comme une définition d’éthique appliquée aux questions numériques et aux choix technologiques, ça demande de savoir sur quoi on fait le choix, qui on met dans la boucle. C’est là où, pour répondre à la question que tu viens de poser, Guillaume, je trouve qu’on prend très mal le sujet en entrant par le numérique et la technique, en fait, ça devrait venir tout à la fin. Je reprends un exemple que j’aime bien citer en ce moment : au Brésil, à un moment, ils ont mis en place, dans la constitution je crois, que les universités avaient pour obligation d’intervenir dans les favelas. Plein intervenaient un peu n’importe comment, mais il y en a qui ont créé des trucs intéressants, notamment une, je n’ai plus le nom en tête, qui avait mis en place ce qu’ils appelaient des pôles de citoyenneté. Dit comme ça, c’est peut-être la traduction française, peut-être que ça donne mieux en brésilien et en portugais. En tout cas, l’idée c’était, à un moment, de dire que des universités vont dans des favelas, elles ne décident pas et n’imposent pas ce qu’elles vont faire, mais elles organisent des comités où ce sont les habitants et les habitantes qui font les ordres du jour. Très concrètement, ils se sont organisés en pôles et des personnes s’occupaient des enfants, parce que, quand même, si tu les as dans les pattes, tu ne peux pas faire des trucs de fond, du coup ils faisaient des sortes d’éducation populaire avec les enfants, mais l’objectif principal, c’est d’occuper les enfants. Il y avait les juristes qui s’occupaient de la permanence juridique pour les gens qui étaient là, et les ingénieurs et les architectes aidaient à tous les travaux de réhabilitation qui étaient décidés par les habitants.
Pourquoi je fais ce détour ? Parce que la question ce n’est pas d’aller les voir et leur dire « hé ! Que voulez-vous comme outils numériques ? » ou « il faut que vous vous organisiez » ou « j’ai tel service, on va le travailler ensemble », c’est de repartir pour de vrai. Je ne sais pas si le terme de besoin est approprié, mais juste : que voulez-vous faire tous ensemble pour réhabiliter un quartier, pour aider telle personne ou pour une question d’utilité sociale hyper-importante ? En gros, tu travailles d’abord ton projet et, ensuite, tu tires les fils et, si tu as du numérique dedans, normalement la question des outils qu’on utilise pour s’organiser, des outils qu’on crée, va arriver : est-ce que c’est low-tech, est-ce que ce n’est pas low-tech ? En tout cas, ça arrive en dernier. Je trouve que si on arrive à faire ça et, du coup, à inverser la tendance dans la manière dont on fait le choix de nos outils, je pense qu’on prendrait le sujet un peu différemment.
Ça me fait penser, typiquement, à une expérimentation qui est faite aujourd’hui par le Mouvement Associatif de Bretagne, qui s’appelle, je crois, Transfo’Asso [10], et c’est un peu le pari qu’ils ont fait. Ils accompagnent les associations dans leur transformation numérique. En fait, leur point d’entrée ce n’était pas du tout les questions numériques.
Dans Questions d’asso [11], un épisode va sortir avec, mine de rien, une association de Vannes qui fait de l’éducation populaire qui témoigne. Ils disent, et c’est intéressant, « on a juste discuté de la façon dont circule l’information au sein du collectif, qu’est-ce que ça veut dire en termes de répartition du pouvoir » et les questions des outils sont venues juste derrière. Si tu fais un groupe, que soit sur WhatsApp, Telegram ou je sais quoi, qu’il n’y a que le CA [Conseil d’administration] dedans, tu fermes la discussion à tel groupe de personnes. Finalement, la discussion a plus porté sur les questions de circulation de l’information et des rapports de force au sein du collectif qui, après, été traduites dans les outils, que l’inverse. Je trouve que ce sont des choses intéressantes et c’est rarement pris dans ce sens-là.
Ça ne fait réagir personne !
Louis Derrac : Si ça me fait réagir, si tu veux. Tu veux qu’on avance ?
Guillaume Lung Tung : Oui. On va avancer un petit peu et tu auras certainement l’occasion de revenir si tu souhaites rajouter quelque chose.
Je profite de ce que vient de dire Yaël. Dans les tiers-lieux justement, il y a quand même régulièrement cette culture d’essayer que les outils répondent à ce besoin d’organisation collective qui a pu être identifié, mais ça n’empêche pas, pour aller dans quelque chose de très concret, que le choix reste quand même très compliqué.
Tu parlais d’outils de communication, si on prend cet exemple d’avoir des canaux de discussion – je fais aussi un petit clin d’œil à tiers-lieux.org [12] qui est un peu dans cette problématique –, on a quand même le choix entre beaucoup de façons de faire, de la moins numérique – il n’y a pas d’outil, on s’appelle ou on se voit. Mais, même, si on prend des outils numériques, il y a des outils propriétaires, Slack ou autre, il y a des outils libres qui vont être Rocket.chat [13], Mattermost [14], Matrix [15], etc. On peut auto-héberger son outil sur son propre serveur pour être dans une démarche décentralisée au risque, aussi, de se retrouver à trois personnes sur un canal de discussion, ou alors on peut faire le choix de technologies fédérées comme Matrix, Element [16], etc., mais ce n’est pas encore hyper-accessible à des gens, donc, n’est-on pas en train de se tirer une balle dans le pied ?
Donc, comment un collectif, qui a bien identifié son besoin, peut-il s’aiguiller face à cette multiplication d’outils pour, ensuite, faire un choix ?
Angie Gaudion : Je peux revenir à quelque chose : il n’y a pas d’outil idéal. Du coup, il me semble que le choix de l’outil répond à un diagnostic des besoins – ce que disait Yaël, on revient toujours là-dessus – et, à un temps important de tests pour vérifier si l’outil est paramétrable pour correspondre à ses besoins et, après, on peut mettre des critères. Pour la structure, l’organisation, qui cherche un outil pour répondre à un besoin qu’elle a bien défini et sous toutes ses composantes, c’est un travail plutôt assez long. Le problème, aujourd’hui, c’est que tout cela ne se fait pas parce que personne ne veut prendre ce temps, ne veut prioriser, on va dire, ce travail de réflexion et de mise en contexte très forte des besoins. Cela fait que, très souvent, on ne prend pas non plus le temps finalement les propositions qui sont fournies. On prend celles qu’on connaît, donc souvent, effectivement, les outils des GAFAM parce qu’ils sont forcément mieux répartis qu’ailleurs. À la rigueur, on a intégré des critères « éthiques », je mets des guillemets, du coup on va regarder ce qui existe dans ce champ-là, sachant qu’entre le Libre, l’émancipateur, le décentralisé, ça peut être plein de choses différentes, donc, il va déjà falloir aussi choisir à ce niveau-là. Et, ensuite, il va falloir trouver des structures ou des personnes au sein de la structure, qui vont pouvoir installer ou faire installer l’outil et former tout le monde. C’est donc une démarche qui est hyper-longue. Il me semble que le temps qui est donné aujourd’hui à ce travail de choix, de pointage des outils, n’est pas du tout pris en compte et n’est pas financé, oui Yaël. Dans le MOOC Emancip’Asso, il y aura des pistes de financement, mais quand même !
Louis Derrac : Je veux bien enchaîner, mais n’hésitez pas les autres.
Sur cette question, je commencerai par dire, pareil, qu’une des grandes mystifications du numérique en général et des technologies numériques, c’est de faire croire à une simplification, on simplifierait en numérisant, alors qu’en réalité c’est ultra complexe. Dès qu’on commence à avoir ce genre de discussion, on voit que ça le devient parce qu’il y a des tonnes d’injonctions contradictoires entre, par exemple, vouloir décentraliser et vouloir augmenter l’efficience énergétique du numérique. Les deux sont totalement des objectifs divisés, c’est-à-dire, en gros, d’un point de vue énergétique et d’un point de vue de consommation d’eau, qu’un datacenter sera toujours mieux — je dis cela mais je fais attention, peut-être que l’on va trouver des trucs —, en tout cas, aujourd’hui, c’est bien mieux d’avoir un gros datacenter ultra optimisé que d’avoir tous nos petits serveurs chez nous. Il faut donc mesurer ces tensions.
Après, je reviendrai sur le fait que le numérique c’est politique. Quand on est sur les choix dont on parle, ce qui se passe, finalement aujourd’hui, c’est que les choix d’outils numériques, les choix techniques, sont laissés à des personnes techniques, reviennent souvent soit à des DSI, des directions des systèmes d’information dans des grosses structures, soit au geek ou à la geek de l’association quand c’est une plus petite association, donc c’est dépolitisé. Donc, la question de se dire que le choix de l’outil n’est pas anodin est un impensé total, parce que les acteurs ont bien fait leur boulot, parce que, encore une fois aujourd’hui, on n’a pas encore pris totalement la mesure de ce que représente en termes d’enjeux de pouvoir, en termes aussi d’impacts sociaux et écologiques du numérique, même si ça progresse, ce n’est pas encore tout à fait bien travaillé. Donc, quand on réalise que ces choix sont politiques, c’est, je pense, là qu’on peut mesurer l’écart entre les valeurs d’une structure et les outils qu’elle utilise.
J’ai l’impression de voir de plus en plus de lieux qui sont, pour moi, des lieux qui ont des valeurs fortes, qui sont chez Enercoop pour l’énergie, et je serais très curieux de les interroger sur leurs outils numériques. Je suis prêt à parier que c’est soit un impensé soit ils sont chez Google, parce que c’est moins cher, voire c’est gratuit, parce que c’est plus simple, et c’est souvent un impensé, c’est-à-dire que ce n’est même pas encore, forcément, une dissonance cognitive.
Pour moi, le point de départ c’est vraiment se redire que le numérique est politique. Une fois qu’on a compris qu’on a des valeurs, lesquelles, du coup quels outils numériques sont à notre disposition et après, comme l’a dit Angie, il n’y a pas d’outil idéal. Parfois, il faut aussi assumer certaines de ses contradictions. Pour moi, il y en a une qui est très claire : si vous êtes une structure d’intérêt général qui a besoin de faire du plaidoyer grand public, vous passer des réseaux sociaux dominants, aujourd’hui, est impossible, c’est vous tirer une balle dans le pied ! Mais, si vous avez, à un niveau stratégique et politique de votre structure, décidé que vous assumiez cette contradiction, que ça existe quelque part, que vous êtes présent sur les plateformes alternatives, que, peut-être, vous avez une visibilité privilégiée sur ces plateformes, vous pouvez déjà faire un certain nombre de choses pour faire en sorte que les gens ne soient pas obligés de vous suivre sur Instagram ou Twitter parce que vous leur avez offert d’autres moyens de vous suivre, ce qui n’est pas toujours le cas des structures. Et là, on a déjà passé un cap de dire « tous ces choix sont politiques, on n’a pas fait exactement les choix qu’on voulait parce qu’on n’est pas dans le meilleur des mondes. En revanche, on a vraiment travaillé sur l’écart ».
Pour moi, le point de départ c’est politiser les choix et, ensuite, on revient à des accompagnements de transformation « numérique », entre guillemets, alternumériques, culturels ou organisationnels d’une structure.
Marie-Charlotte Woëts : Est-ce que je peux compléter ? C’est une discussion que j’ai déjà eue avec Louis par ailleurs. Je fréquente beaucoup d’associations et c’est vrai qu’on voit qu’il y a un problème de raccord entre les valeurs que met l’association dans son discours ou dans son projet associatif et le numérique, parce qu’il y a vrai impensé, je suis d’accord avec ça.
Je trouve que c’est aussi une histoire de terminologie, parce qu’on parle beaucoup d’outils numériques et très vite, dans la tête des gens, un outil n’a pas de morale ; un tournevis c’est un tournevis, il y a un petit peu ce truc-là. Je pense que c’est aussi cela qui fait qu’on ne le pense pas dans une globalité et dans une version politique pour le choix de ce qui est employé et pour le choix, ce qu’on a dit tout à l’heure, concernant la question de l’efficience, de la productivité et de l’amélioration.
Pour parler plutôt du milieu associatif, on voit que tout ce qui est poussé vers les associations pour leur organisation est vraiment présenté dans le choix d’un outil qui va améliorer le fonctionnement, qui va améliorer leurs rapports, leur gouvernance, tout ça, mais jamais on ne vient questionner pourquoi cet outil-là et pas un autre, y compris, parfois, des outils qui sont propulsés par des institutions, par l’État, auprès des associations.
Guillaume Lung Tung : Une dernière question avant d’ouvrir à toutes nos auditrices et auditeurs qui sont là.
On a beaucoup parlé de politique et j’entends très bien que c’est politique dans le sens noble du terme, on va dire, dans le sens d’organisation de la société et, malgré tout, est-ce que ce sujet devrait rester à ce niveau politique dont on parle là ou est-ce que la politique plus institutionnelle, l’État, les collectivités, la politique politicienne, devrait avoir un rôle ? Est-ce qu’elle en a déjà un ?
Marie-Charlotte Woëts : Je me permets de commencer. À l’APES, on fait du développement de l’économie solidaire sur les territoires et on travaille à la fois avec les acteurs et avec les institutions, les collectivités. On est vraiment très en lien avec le pouvoir politique en place tel qu’il se traduit localement, c’est-à-dire les élus, la région, l’État à travers, par exemple, la préfecture, avec qui on travaille beaucoup. On voit bien qu’il y a une volonté de leur part de ne pas politiser cette question du numérique, parce que ça remettrait en cause beaucoup de choses, alors qu’en fait il le faut.
Plein de vœux pieux ont été faits par le Gouvernement, suite au Covid, sur l’ouverture des données, une lettre avait été faite par Jean Castex sur le numérique libre [17], plein de choses sont passées, mais, en vérité, ce sont toujours les mêmes outils qui sont propulsés et, parfois, c’est même très frustrant, je le vois dans les associations. Dans mon tiers-lieu, nous sommes Guid’Asso [18], ancien PIVA [Point Information Vie Associative en Hauts-de-France], on participe donc aux réunions de Numeris’Asso [19], c’est vraiment frustrant de voir les outils du numérique qui sont présentés aux associations, et, ce que je disais tout à l’heure, toujours avec un filtre de productivité et d’efficience, mais jamais en termes de pourquoi a-t-on fait le choix de cet outil-là ou pourquoi va-t-on soutenir cet acteur-là, etc. ?, alors que cela devrait être le premier filtre quand on fait intervenir des acteurs du numérique pour proposer des services aux associations.
La semaine dernière, La Coop des Communs [20] a organisé un webinaire sur le numérique d’intérêt général, qui a été évoqué tout à l’heure, j’y ai participé, je vais mettre le lien dans le chat, il y a des acteurs qui travaillent à la création d’un numérique d’intérêt général et, clairement, quand on voit la grille de réflexion, on voit que ça marche très bien sur les outils qui sont des outils de l’État. Dans les écoles, quand on voit que Pronote est un outil propriétaire alors qu’il est obligatoire, et pourtant c’est financé par l’Éducation nationale, quand on voit que les suites Microsoft sont partout dans les établissements scolaires et personne ne se pose la question.
Donc oui, l’État doit prendre sa part, mais on en est quand même très loin.
Yaël Benayoun : Pour prendre la suite, ce qui est intéressant et plutôt rassurant, c’est que l’État ce sont plein d’acteurs très différents. C’est inquiétant parce qu’il y a quand même les grandes politiques, la politique de dématérialisation. On voit quand même que plein d’outils sont de plus en plus criminalisés, je pense à toutes les discussions qui ont commencé sur l’utilisation de Signal [21] , par exemple. On commence à dire « si tu es sur Signal ou si tu chiffres tes données, si tu commences à te déconnecter à un moment donné, tu vas devenir potentiellement suspect », c’est aussi à prendre en compte dans les discussions de choix qui peuvent être réfrénés en disant « je pensais me protéger d’un côté et, en fait, je me retrouve potentiellement mis en défaut à côté », donc des politiques qui sont quand même de plus en plus autoritaires et illibérales, etc.
En même temps, il y a des acteurs, que ce soit au sein de certaines collectivités, que ce soit dans des administrations, qui, pour le coup, eux, sont quand même assez militants. Je trouve que c’est hyper-intéressant d’observer le jeu d’acteurs qui se situent au sein de l’État, ce qui fait que, même malgré des grandes politiques ou là, pour le coup, tout le monde n’a pas la main dessus, il y a quand même des appels à projets qui sortent et qui sont intéressants même s’ils ont plein de limites. J’ai l’impression qu’il y a quand même des trucs, j’allais dire avec les moyens du bord, qui essayent d’être soutenus, des initiatives.
Typiquement, je travaille pas mal avec l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires] sur le Numérique en Commun [22], il y a l’édition nationale et il y a les éditions locales, ça peut être une association qui monte un projet local, ce ne sont pas que des départements, des régions ou des collectivités. J’observe, au niveau des éditions locales, que bien souvent, le fait d’avoir juste un événement qui a une étiquette Numérique en Commun[s] ANCT, ça permet aux associations de gagner en légitimité sur leur territoire alors qu’avant elles étaient isolées. En fait, ce sont des espèces de rapports de pouvoir constants, qui permettent à un moment donné, sur un territoire, de gagner en légitimité et de mettre en avant des acteurs territoriaux qui œuvrent à ce numérique d’intérêt général avec, comme on a dit, la question de la définition qui n’est pas la même partout et elle n’est pas toujours aussi politique selon les acteurs, mais ce sont quand même des outils qui, parfois, peuvent mettre à l’agenda, au niveau local, des sujets qui, avant, ne l’étaient pas. J’ai au moins deux exemples, comme ça, de petits mouvements qui se sont faits à partir de là. Donc positif, mais avec des nuances sur ces points.
Louis Derrac : Je voudrais bien, juste en deux phrases que je me suis notées, réagir à ça.
Je suis un tout petit peu plus pessimiste que toi, Yaël, en plus je connais un peu ces mouvements, je pense qu’il faut quand même qu’on reste vigilants, parce qu’il y a à la fois l’État mais aussi l’Europe. On pourrait lire le Digital services Act [23] ou le Digital Markets Act [24], récemment, comme des succès parce qu’il y a beaucoup l’open source dedans, effectivement les communs, mais attention, ils ne visent pas du tout un numérique éthique et responsable, ils visent le fait d’avoir nos GAFAM à nous, en Europe, et c’est vraiment à ça que doivent servir le Digital services Act et le DMA. Et, dans la tête de beaucoup d’acteurs, l’open source est effectivement un moyen d’y arriver. On commence un peu à parler d’open source washing, de communs washing.
Par contre, je suis d’accord sur le fait qu’au sein de l’État il y a effectivement plein de gens, de personnes qui ont toutes des visions différentes de ce que serait ce numérique éthique et responsable et, évidemment, il y en a qui essayent de pousser dans une très bonne direction. Il faut qu’on se rende compte que, aujourd’hui, ce numérique là n’est évidemment pas hégémonique, mais qu’il n’est même pas challenger au sein, par exemple, de notre actuelle à l’administration.
Richard Hanna : Par rapport aux services de l’État, même aux services publics au sens général, on pourrait croire qu’ils ne travaillent que pour l’intérêt général. Je pense que globalement oui, c’est fait pour « améliorer les choses », entre guillemets, mais il faut souligner qu’il y a également des activités qui ne sont pas éthiques au sein des services publics, on pense, par exemple, à la surveillance de masse ou, tout simplement, à la suppression de personnels, d’agents publics remplacés par des guichets virtuels, des choses comme ça. Là-dessus, le mieux c’est d’aller voir un peu ce qui a été publié au niveau de la Défenseure des droits, encore une entité publique indépendante, en tout cas on l’espère, qui a pointé du doigt la dématérialisation des services publics, disant qu’il est nécessaire de garder de l’humain, des alternatives au numérique, d’avoir quelqu’un qui répond au téléphone, de ne pas forcer les gens à utiliser le numérique pour accéder à une démarche en ligne, puisqu’il y a ce problème de non-recours, je ne sais pas si vous avez entendu parler de ce terme-là ; non-recours, c’est ne pas recourir à des aides auxquelles on aurait droit, tout simplement parce que les personnes se heurtent, pour les démarches, face à un obstacle qui est le numérique, les outillages numériques. Comment parler de cela : est-ce que c’est l’État qui est non éthique ou est-ce que c’est de la non éthique involontaire ?, je n’en sais rien. En tout cas, même si l’outil peut être hyper-sobre, éco-conçu, ergonomique ou utile, c’est utile pour 99 % de la population, je n’en sais rien, eh bien si 1 % des personnes ne peuvent pas utiliser ces outils pour avoir recours à des aides dont elles ont besoin, pour moi, il y a un problème d’éthique à ne rendre pas disponibles ces services numériques, ces démarches pour ces personnes éloignées du numérique ou pas du tout ; on peut être aussi « très geek », entre guillemets, mais on est simplement en situation de handicap et ne pas pouvoir accéder à une démarche parce elle n’est pas accessible.
Guillaume Lung Tung : Ce sera ma dernière question et je vais vous demander d’y répondre, toutes et tous, vous cinq, très rapidement en quelques mots et ensuite ceux, dans l’audience, qui voudront y répondre, pourront intervenir.
Dans cet univers des tiers-lieux qui essayent d’expérimenter ce que serait le monde de demain, où on aurait un usage acceptable de ce numérique, pour ces tiers-lieux, également pour les associations, les collectifs qui sont impliqués, qui s’impliquent, quel serait, selon vous, un prochain petit pas qu’il serait possible de réaliser, par eux, pour aller vers un numérique plus éthique, acceptable ? Je pose cette question à vous cinq et j’invite tous les autres, qui sont là, à aussi intervenir derrière.
Richard Hanna : Je me propose, quelques mots là-dessus.
On en a parlé, on a introduit rapidement le côté low-tech, mais qu’est-ce que la low-tech ? On ne l’a pas vraiment définie.
Comme l’a dit Angie, finalement la low-tech n’existe pas vraiment, ça repose toujours, finalement, sur du high-tech. Si on fait référence à quelqu’un que certains d’entre vous connaissent, Lewis Mumford [25], pour lui, on va dire que high-tech c’est, en fait, la technologie de l’autorité. Et aujourd’hui, qu’est-ce que l’autorité ? Finalement, c’est le capitalisme colonial, on peut le citer, les entreprises qui font du business as usual. Donc, dans l’idée de low-tech, finalement, ce seraient les technologies démocratiques, parce que ça ne peut pas être des technologies éthiques, mais, au moins, démocratiques. On aurait choisi des technologies qui peuvent être réparées, réparables, sobres, etc. On peut aussi faire référence à Ivan Illich [26] avec son outil convivial, etc.
Comme je le disais tout à l’heure, pour les tiers-lieux ce n’est pas forcément faire du numérique ; c’est faire du numérique mais, peut-être, renoncer à faire venir tout le monde vers le numérique. On parle beaucoup d’inclusion numérique, mais qu’est-ce que l’inclusion numérique ? C’est inclure les gens dans le numérique ou leur imposer le numérique et j’ai l’impression que c’est plutôt ça, en fait, imposer du numérique.
Donc, plutôt, que ce soit aux gens de s’adapter au numérique et, quand je dis numérique, ce sont finalement les décideurs, les décideurs politiques et nous, faiseurs, acteurs du numérique, qui faisons du numérique, qui devons nous adapter à ce genre de public et pas l’inverse.
Angie Gaudion : J’enchaîne. Je partage totalement ce point de vue et, peut-être pour synthétiser un peu tout ça. En tant que tiers-lieu, même en tant que n’importe quelle organisation, peu importe, on parlait tout à l’heure de l’impensé, je pense que la première étape, là actuellement, c’est de penser, c’est de s’interroger sur la cohérence et sur la nécessité d’aligner les outils numériques qu’on va choisir pour fonctionner, ou, d’ailleurs, qu’on va dé-choisir, je pense que ça marche dans les deux cas, au regard des valeurs. Ça revient à ce que tu disais, Louis : re-politiser cette question, des outils ou du matériel, ça pourrait d’ailleurs être quelque chose de beaucoup plus large que seulement les services en tant que tels, en tout cas re-politiser.
Je constate quand même que les organes de gouvernance et les dirigeants, particulièrement dans le milieu associatif, sont souvent hyper pas au point du tout sur ces questions et il y a un gros souci d’acculturation à cette réflexion.
Finalement, le pas c’est peut-être accompagnons les personnes en situation de décider des orientations stratégiques au sein de ces organisations, à penser cette mise en cohérence.
Guillaume Lung Tung : Charlotte, Louis, Yaël ?
Yaël Benayoun : Je prends la suite. Je pense qu’il y a plusieurs points, j’en vois au moins trois, pour finir sur une note positive.
Le premier, et je crois que ça a été mis dans le chat, je reviens sur la façon dont on conçoit, qui on met dans la boucle, qui on considère comme expert, pas expert, et comment on ouvre les boîtes noires de décision.
J’avais discuté avec une association qui s’appelle Les Dévalideuses [27] , une association féministe qui font vraiment super boulot. Ce qui est intéressant, c’est que leur champ d’action ce ne sont pas les questions numériques, mais, de fait, si elles ont créé ce collectif, c’est parce que les milieux militants et les modes d’action des milieux militants sont énormément validistes et ne permettent pas la participation de personnes, en l’occurrence en situation de handicap. Le fait c’est qu’elles se sont retrouvées en ligne et ce qui est intéressant c’est que, de facto, elles se trouvent obligées de réfléchir sans cesse à la façon dont elles renouvellent leurs outils de communication puisque, chaque nouvelle personne qui rentre dans le collectif, a un handicap spécifique qui va faire que, peut-être, ça ne va pas marcher avec l’outil ou les outils qu’elles ont mis en place pour discuter. Du coup, il y a des sortes de renégociations constantes des outils en fonction des nouvelles personnes qui intègrent le collectif. Ce qui est intéressant c’est, qu’à un moment, elles ont sorti cette phrase que, je trouve, on devrait garder en tête plus souvent et qui remet pas mal en cause les méthodes qu’on met en place, qui est : « Au lieu de venir nous interroger et faire plein d’enquêtes pour savoir les usages, je ne sais pas quoi, juste embauchez-nous ! ». Je trouve que c’est hyper-fort et c’est vrai qu’à chaque fois on est toujours dans un mode méga descendant, qui est OK, on ouvre un petit peu la boîte en allant faire des études et en allant interroger les gens, mais, finalement, on ne prend pas vraiment au sérieux, comme experts, les personnes qui sont directement concernées par ces sujets. C’était le premier point.
Dans la lignée, un programme études-action est en train d’être porté par la Fédération des Centres sociaux et Socioculturels de France, dans la lignée de ce qu’avait fait la Fing dans son programme Reset, qui s’appelle « Dématérialiser sans déshumaniser » [28] et leur point d’entrée c’est justement de dire « on prend au sérieux le fait que les personnes – en l’occurrence plutôt allocataires du RSA ou ce genre de choses – sont expertes de leurs difficultés. Plutôt que de se dire que s’ils ne savent pas à accéder à une démarche, c’est parce qu’il faut les former, c’est parce qu’il faut leur donner des ordis, c’est parce que je ne sais pas quoi, en fait on va organiser des groupes où ils sont positionnés en tant qu’experts et, finalement, ce sont eux qui font le cahier des charges des choses à modifier, des choses à changer, etc., pour les concepteurs et les techniciens dans les administrations. Du coup, ils sont en train de concevoir une coalition pour inverser la remontée d’infos et essayer d’agir au niveau de la conception des services.
Je trouve que ce sont aussi des démarches qui sont intéressantes, qui, pour le coup, sont en cours actuellement.
Le troisième truc, je reviens encore sur la façon dont on décide, que ce soit dans une association ou dans une entreprise. Souvent, quand même, le choix d’un outil se fait dans l’urgence, parce que soit il y a un appel à projets qui dit qu’il faut innover et, du coup, on va inventer un service, parce que si tu n’inventes pas un service, tu n’as pas les sous ; j’ai des exemples en tête, comme ça, de portails, notamment de librairies indépendantes où, du jour au lendemain, on voulait leur couper des subventions parce qu’elles n’innovaient pas, alors que la subvention permettait juste de maintenir le portail où il y a tous les stocks des librairies. Elles se retrouvent à devoir inventer un truc un peu du jour au lendemain pour, juste, ne plus avoir de subventions d’un coup, ou, je sais pas, des gens du CA qui imposent des trucs. Bref ! Des discussions qui, effectivement, ne se font pas.
Du coup, comment est-ce qu’on réintègre un peu de rationalité dans le choix de ses outils, en repartant de l’activité réelle de ce qui est fait dans les organisations, en repartant des difficultés, des mises en difficulté dans le travail actuel, de parler de ça – en fait, c’est très rare qu’on parle de l’activité réelle dans les organisations –, pour, ensuite, voir s’il y a des besoins qui peuvent être, peut-être, numériques, techniques, ou je ne sais quoi, mais, souvent ce sont juste des questions organisationnelles avant ou des redéfinitions de métier ou des redéfinitions de postes. C’est juste réintégrer les questions techniques dans des discussions beaucoup plus globales.
Guillaume Lung Tung : Louis, Marie-Charlotte, quels petits pas prochains, petits pas possibles pourriez-vous suggérer à des tiers-lieux qui s’engagent ?
Louis Derrac : Je veux bien tenter rapidement.
Pour moi, le tiers-lieu est vraiment intéressant, parce que ça constitue un espace-temps collectif qui permet vraiment de dépasser les écogestes individuels. Il est intéressant à la fois parce qu’il peut mener des actions en interne, mais surtout, pour moi, parce qu’il peut rayonner en externe. C’est vraiment ce qu’on avait vu, Guillaume, quand on avait travaillé sur ces enjeux. Ça peut être à la fois un espace d’éducation populaire qui permet de déconstruire les imaginaires dont on a parlé aujourd’hui, de se défendre contre ce que certains appellent la politique de l’oxymore, j’ai parlé de quelques-uns, ou de la novlangue de la Start-up Nation qui parle de progrès. En ce moment, on a vraiment un gloubi-boulga intellectuel contre lequel il faut qu’on apprenne à se défendre, parce qu’il y a ce mythe d’un progrès inéluctable, forcément souhaitable.
Les tiers-lieux peuvent animer des temps, peuvent partager des choses, peuvent organiser des débats, donc c’est intéressant, ce qui m’amène à mon deuxième sujet, le débat. Re-politiser le numérique, on l’a bien dit, ça peut être un espace d’expérimentation, ça peut être un espace de mutualisation. Un des gros impacts du numérique c’est le matériel et, parmi les choses que j’observe, à quel niveau de radicalité faudra-t-il venir quand on arrivera au bout de nos ressources ? Du coup, je me dis que ce n’est pas du tout déconnant d’imaginer un monde où il n’y aura plus du tout d’ordis ou quelques-uns, qui seront devenus rares et qu’il faudra peut-être partager. Donc, là, les tiers-lieux peuvent recommencer, d’ailleurs certains le font, à être des cybers à l’ancienne, des lieux de réparation et des lieux de réemploi.
Pour moi, les tiers-lieux peuvent être en expérimentation de tout cela, donc avoir plus qu’un petit pas, un grand pas.
Guillaume Lung Tung : Merci Louis. Marie-Charlotte.
Marie-Charlotte Woëts : Un lien avait été fait entre numérique et écologie. À l’APES, on a travaillé à un projet qui s’appelle TEDDA [Transition Écologique et Développement Durable des Associations], qui est la transformation écologique des associations. Un guide méthodologique [29] est sorti, que je vais vous partager, et, dans ce guide méthodologique, il y a tout un volet sur le numérique. Ça peut être un point de départ pour se poser des questions déjà sur l’aspect machines, on l’a dit tout à l’heure, il y a aussi ça à repenser, le numérique, avant tout, c’est le côté des machines qu’on utilise, donc il y a un volet sur ça. Il y a des liens vers des indicateurs, des outils qui vont permettre de mesurer. C’est un guide assez pratico-pratique. Il est fait pour mettre les associations dans une optique de transformation. Il n’y a pas que du numérique, il y a aussi d’autres choses, mais un des quatre volets c’est le numérique, je vous partage le lien dans le chat.
Guillaume Lung Tung : Merci Marie-Charlotte.
Nous avons un peu dépassé notre temps de regards croisés, mais c’était très riche et très intéressant. Merci à vous cinq. Restez ici et puis, parmi les autres personnes qui sont là, qui nous écoutent, il y a eu énormément de contributions dans la discussion écrite. S’il y en a qui veulent répondre à cette question : quels seraient les prochains pas, les prochains petits pas, que pourraient prendre en main les tiers-lieux ?, ou s’il y a des questions ou des interventions, des remarques par rapport à tout ce qui a été dit, je vous invite à intervenir dès maintenant. Je vais voir s’il y a des mains qui se lèvent ou si quelqu’un veut intervenir en ouvrant son micro. Vous vous êtes retenus, c’est le moment de vous lâcher.
Angie Gaudion : Jonas demande la parole.
Guillaume Lung Tung : Merci, je ne vois pas les titres. Jonas.
Public : Coucou. Merci beaucoup. Merci pour vos interventions super chouettes, ça fait du bien de remettre un peu l’église centre du village sur certains sujets, c’est cool.
Je voulais aborder aussi un sujet qui est rarement développé. Je prêche un peu pour ma paroisse, je suis développeur de logiciels libres et, souvent, on est confronté au financement, comment on fait pour rendre pérenne des projets qu’on pense chouettes, qui sont non pas des objets qu’on construit pour être vendus, mais des objets qu’on a construit l’intérieur de tiers-lieux. Moi-même, je suis très bénévole dans des tiers-lieux, dans les assos culturelles. Souvent on construit un outil, parce qu’on sait le faire et parce qu’il y a besoin, non pas pour le vendre, mais on se trouve vite confronté à la question de son maintien ; ça intéresse d’autres personnes, du coup il faut du temps pour s’en occuper. Merci Yaël d’avoir parlé, tout à l’heure, des appels à projets qui sont, parfois pour nous, des appels d’air, pour dire « tiens, on a une bonne idée, il y a un appel à projets qui pourrait correspondre. On va dépensé du temps pour répondre à cet appel à projets, ce n’est pas notre cœur de métier, mais on va essayer, on va y aller ». Mais, comme disait aussi Louis, parfois les appels à projets sont pensés pour construire d’autres GAFAM, non pas pour aider les logiciels libres et les développeurs libres comme moi.
Du coup, je me demandais, je voulais vous poser la question puisque, moi-même, je n’ai pas la solution : quelle est la solution pour aider les développeurs, pour les encourage à continuer à faire du Libre et non pasà aller bosser pour les grosses boîtes. En tant que développeur, on a souvent plusieurs casquettes : soit on bosse pour 4/5 000 euros par mois dans des grosses structures pour faire de la fourchette de banque, soit on se motive pour faire des logiciels qu’on ouvre, on peut faire les deux. Je crois que notre « population », entre guillemets, est plutôt sensible à ces questionnements de liberté, parce qu’on les construit, du coup on est au courant.
Je pense que c’est un sujet un peu costaud, pardon, et il n’y a pas trop de réponses. Je vois surtout beaucoup de souffrance chez les développeurs qui quittent, parfois, des licences libres pour aller vers des licences plus fermées, volontairement, parce qu’ils ont besoin d’en vivre. Je pense à Elasticsearch [30], je pense à plein de boîtes ; en ce moment, ce sont des sujets qui reviennent régulièrement sur les forums. Quelle licence choisir ? OK, je veux bien faire une GPL, mais, au bout de dix ans de GPL [GNU General Public License], je ne paye plus mon loyer, comment je fais ? Dès qu’on commence à parler un peu commercial, les développeurs se font taxer de GAFAM. Bref ! C’est beaucoup de souffrance aussi, en tout cas relative. Je me demandais si vous aviez un début de réponse ou une idée là-dessus. Merci beaucoup.
Guillaume Lung Tung : Marie-Charlotte.
Marie-Charlotte Woëts : Je voudrais réagir un peu. Je n’aurai pas la réponse à ta question, je te le dis tout de suite. Mais là, on entre un peu plus dans mon sujet. C’est vrai qu’on a parlé beaucoup du numérique plutôt sur l’aspect organisationnel, finalement les outils supports à l’organisation collective, mais, ce n’est pas un gros mot, il y a aussi l’aspect activité économique autour du numérique.
Je travaille sur la question des plateformes coopératives. On a un projet, qui est un projet européen, auquel on a répondu, c’est bien de l’argent public, c’était un appel à projets. Aujourd’hui, les gens ont une pratique d’utilisation des plateformes dans leurs activités quotidiennes, dans leur façon de consommer surtout, et il y a des acteurs, les gros acteurs, les Amazon, etc., qui sont des plateformes, et puis, à côté de ça, on a des acteurs locaux qui vont aussi s’équiper d’un outil numérique comme support à leur activité économique. En fait, ce qu’on voit déjà, mon premier constat, ce que j’ai pu remarquer en deux ans de projet, c’est qu’un acteur a beau être convaincu par tout ce qu’on a dit autour du numérique et qui, dans ses pratiques internes, va utiliser du numérique libre sans problème parce que c’est dans son ADN, parce qu’il est dans l’économie sociale et solidaire et qu’il travaille avec un Chaton qui met à disposition tous ses services, pour autant, quand il va choisir de développer un outil support à son activité économique, il va le faire avec un développeur qui va lui mettre à disposition un outil qui est propriétaire. En fait, il ne va jamais se poser la question de s’il aurait pu faire sous une autre licence.
Nous avons déjà fait un gros travail là-dessus en disant : vous pouvez faire une activité économique, et ce n’est pas un gros mot de dire qu’on a créé son activité économique, qu’on essaye de gagner de l’argent et on peut le faire aussi en utilisant un outil qui est libre. C’est un gros travail et, dans le cadre du projet, on a développé deux outils numériques : un qui va permettre à des réparateurs de vélos d’augmenter leur activité économique par des prises de rendez-vous et un autre qui va permettre des échanges de biens et de services sur une plateforme d’échanges et de gérer une communauté qui s’échange des choses, avec plutôt des échanges non-monétaires.
On peut faire aussi ce choix et je pense qu’il y a déjà ce premier travail à faire : dire que logiciel libre ne veut pas dire gratuit, c’est aussi un autre truc à déconstruire pas mal, donc c’est compliqué.
La deuxième chose qu’on voit, c’est que des acteurs économiques ont redéveloppé un outil propriétaire et qui ne se sont jamais vraiment posé la question, qui n’ont jamais fait la recherche de savoir s’il existait déjà un outil qui aurait pu être le support de leur activité. Ils ont donc recommencé un outil alors qu’il en avait déjà un, ce qui fait qu’il y a une déperdition d’énergie, il y a une déperdition d’argent, parce qu’il n’y a pas le réflexe d’essayer de chercher un outil existant, d’améliorer un outil existant, de dire je peux prendre ça comme base, ça va me coûter moins cher.
J’ai un mal fou, quand je rencontre des porteurs de projets, qui ont un super projet et qui peuvent utiliser une des plateformes qu’on a développées, et que je leur dis « mais si, tu peux la prendre, améliore-la et contribue au commun qu’on est en train de faire ». On voit que c’est difficile. On n’arrive pas à passer ce cap. D’un côté, ils vont dire « c’est génial, ça me fait une économie parce que je ne vais pas devoir sortir un gros billet dès le début de mon activité », mais après, tout de suite, il y a de la crainte « oui, mais attendez, si je fais des améliorations, je vais devoir les repartager, du coup ça va me créer de la concurrence ! ».
J’entends ce qui est dit, c’est un vrai problème et ce qui est problématique aussi, c’est la question du financement de ces outils. Aujourd’hui, les financements publics ne peuvent pas favoriser des acteurs économiques par rapport à d’autres et on voit qu’on a du mal à faire financer des suites sur le projet parce qu’il y a une impression, notamment pour la région Hauts-de-France, de favoriser certains acteurs économiques s’ils continuent à mettre de l’argent dans le projet parce que, justement, il y a une activité économique qui est faite à travers l’outil. Tant que ce sont des outils de bureautique, ce n’est pas très grave, ce sont des outils d’organisation, mais si l’acteur, derrière, va construire son modèle économique autour, on ne veut pas en entendre parler. En effet, il y a un gros problème là-dessus.
Je ne vais pas pouvoir répondre à votre question, mais juste dire qu’il y a des gens qui essayent de réfléchir à ça, ça va être l’objet de cette prochaine année de travail, pour moi. On essaye de réfléchir, mais on a du mal à réfléchir ensemble.
Guillaume Lung Tung : Il y avait une autre intervention à peu près au même moment, je ne sais pas si c’est sur le même sujet. Robin.
Public : Merci. C’est vraiment super, ça fait du bien de vous entendre, ça rassure.
Oui, c’est un petit peu du même acabit, c’est pour dire qu’on a failli bloquer l’idée de hacker le système, façon entrisme ou cheval de Troie, en s’insérant là où il faut par rapport aux politiques, aux dispositifs, etc., garder en tête l’idée du hacker et de l’activisme. J’aimerais qu’on le fasse beaucoup plus dans le tiers-lieu qu’on a à Hesdin, en pleine ruralité. J’essaye de casser les clichés, même avec les publics les plus éloignés du numérique ou de la culture, en les amenant sur des terrains, des pentes glissantes, etc. J’aimerais vraiment développer même des ciné-clubs, des ciné-débats publics, ce genre de truc, mais avec la politique des locaux, je me dis qu’on a vraiment affaire aux idiots utiles des GAFAM, c’est assez à pleurer. C’est un simple témoignage.
Guillaume Lung Tung : Merci beaucoup, Robin. Christophe.
Public : Merci. J’espère que vous m’entendez bien.
Pour aller encore un cran plus loin par rapport à ce que proposait Marie-Charlotte, je suis effectivement fan de tout ce qui est mis en commun, mutualisation. Les GAFAM se marrent bien en nous voyant chacun essayer de développer nos petits outils dans notre coin, mettre 2 000 euros par-ci, 3 000 euros par là, chercher des fonds, batailler pour les mêmes subventions pour financer à peu près les mêmes usages, j’aime bien parler d’usages plutôt que d’informatique et de numérique, et eux se marrent parce qu’ils ont des gros sous, ils les mettent sur la table et ils mobilisent toute une équipe là-dessus.
Au-delà d’être sociétaires et coopérateur chez OPTÉOS [Société Coopérative d’Activités et d’Emploi] sur Lille – j’aime bien cet esprit coopératif et hacker –, je suis aussi trésorier à l’ANIS (Acteurs de l’Innovation Numérique et Sociale en Communs en Région Hauts-de-France) et, avec Pierre-Marie Mériot, nous expérimentons pas mal cette idée de budget contributif. Nous le faisons pour LOOT [31], en l’occurrence, avec deux/trois bonhommes et bonnes femmes qui sont là pour développer l’outil, qui servirait, potentiellement, à plein de structures et ces structures-là donnent leurs sous à un tiers de confiance, qui pourrait être, presque, une espèce de caisse de dépôt du numérique commun. On expérimente aujourd’hui ce tiers de confiance, c’est tout simplement l’ANIS qui fait sa facture, encaisse l’argent, a un pot commun disponible et le redistribue aux développeurs en fonction du boulot qu’ils font. À un moment, on a pensé faire ça peut-être avec, comment s’appelle la structure sur Paris, je ne me souviens plus. Bref ! L’idée, ce serait peut-être d’avoir une structure financière, qui se positionnerait comme un tiers de confiance, qui serait capable de faire du contributif et du rétributif sur les outils numériques et les solutions que les uns et les autres feraient. Et, je l’ai souligné à un moment dans la discussion, peut-être aussi, aider les tiers-lieux à débloquer un budget formation systématique, un budget « communication », entre guillemets, systématique ou un budget réflexion de ce qu’il faudrait comme outil, parce qu’ils se précipitent sur les outils existants et ils oublient, à un moment, de réfléchir, « mais est-ce que j’en ai vraiment besoin ? ». Et, comme je dis souvent, le meilleur outil numérique c’est celui dont on n’a pas besoin.
J’ai dit beaucoup. Je voulais partager cette idée de tiers de confiance qui mutualiserait les moyens financiers qu’on n’a pas beaucoup.
Louis Derrac : Je veux bien réagir, c’est un peu en lien avec les questions et les témoignages.
L’impression que j’ai, parce que sinon on va être un peu déprimés en sortant, c’est que, mine de rien, grâce à nos efforts – parce que je vous embarque avec nous, pour moi nous sommes tous, de près ou de loin, des acteurs et actrices de l’éducation au numérique tout au long de la vie au sens très large –, j’ai quand même l’impression que, petit à petit, « le numérique », entre guillemets – c’est là où j’aime bien l’utiliser, Yaël, parce que ça permet de mettre un peu tout, mais on a bien dit qu’il était très différent –, que cette entièreté, mine de rien, peut-être que je me trompe, se politise. Pour moi, il y a plusieurs indices à ça. Il y a, par exemple, le fait que, maintenant, on a un gouvernement qui a politisé lui-même le numérique, Macron l’a dit, c’est idée de la Start-up Nation, nous sommes le pays des Lumières, on fait la 5G, les autres sont les Amish ; mine de rien, il a politisé le sujet.
En réaction, c’est là où je rejoins aussi ce que disait Yaël, et si, en plus, on dépasse l’État et qu’on va vers les collectivités territoriales, on se retrouve avec énormément d’acteurs. Ces acteurs, de fait, sont aussi en train de politiser les sujets numériques et ça fait du bien parce qu’on se retrouve avec des métropoles, notamment écolos, mais aussi de divers gauche ou de partis Nupes, LFI, etc., qui ont forcément un engagement écologique fort dans leurs programmes et qui, donc, politisent à leur manière le numérique, même si c’est balbutiant.
Par rapport à nos problématiques de financement, etc., à court terme, j’avoue que je suis un peu comme mes camarades, je n’ai pas d’idée magique, si ce n’est de travailler aussi sur le fait que le numérique ce n’est pas gratuit, etc., il faut donc donner de la valeur aux outils numériques et il ne faut absolument pas hésiter à enclencher des modèles d’abonnement sur vos outils ou tenter des modèles de don, de financement participatif, etc., c’est une réponse à très court terme. Sinon, la réalité c’est que le travail se joue plus à moyen/long terme par la politique, par le les choix politiques et le fait de changer de braquet sur pas mal de conceptions finalement. Aujourd’hui, le numérique est quand même vu comme la locomotive de l’économie, donc ils en attendent beaucoup économiquement, c’est donc un très fort imaginaire contre lequel il va falloir se battre, en tout cas c’est une analyse que j’ai, mais rien n’avait prédestiné, à la base, l’informatique à devenir cet eldorado, c’est quand même un des trucs rigolos de l’histoire. À la base, c’étaient des grosses machines à calculer pour les universités et l’histoire a fait qu’elles sont devenues des ordinateurs dans les foyers, puis des smartphones et, en gros, c’est parti en cacahuètes. À la base, ce n’était pas censé être cette économie qui fait qu’aujourd’hui les cinq plus grosses capitalisations boursières du monde sont les GAFAM, etc. Le problème c’est que pour revenir contre ça, il va falloir employer le mot interdit, « décroissance ». Ce sont des choses sur lesquelles on peut travailler, on a parlé de pas mal de travaux qu’on peut faire sur nos imaginaires – les besoins d’efficience, les besoins de gagner toujours du temps –, mais ça, malheureusement, c’est du temps moyen et long.
Pour moi, ce qui est intéressant c’est que, les tiers-lieux ont une capacité de faire du collectif. Vous pouvez dépasser les gestes individuels et transformer ces gestes individuels en gestes collectifs, voire, peut-être, en gestes politiques, parce que vous pouvez politiser les gens qui, après, iront voter. Mais je pense, j’en suis même persuadé, que le numérique ne changera que s’il y a un changement politique fort qui dépasse, d’ailleurs, la question du numérique. Je rejoins ce que disait aussi Yaël, il faut aussi décentrer, ne pas être techno-centré. En fait, le numérique vient en transverse d’une politique économique, sociale, etc.
Guillaume Lung Tung : Merci Louis. Avant de passer la main à Yaël, je vous invite peut-être à une dernière intervention. Levez la main, ça me permet de voir et juste de dire Christophe, si tu travaillais sur LOOT, je vous invite, toi et Jonas, a peut-être vous mettre en lien, parce que je crois que vous travaillez tous les deux sur des outils de budget contributif, ceci dit en passant.
Public : On se connaît déjà un petit peu.
Yaël Benayoun : Après, je laisserai peut-être la main à Angie, puisque, en plus, on l’interpelle Emancip’Asso comme solution de mutualisation, bref !, elle voudra peut-être réagir.
Je voulais juste revenir sur les questions d’appels à projets, en tout cas ce que j’ai l’impression de voir en ce moment. Les appels à projets, il ne faut pas se leurrer, comme leur nom l’indique, ça finance des projets, donc, souvent, ça ne répond pas du tout aux problématiques de frais de fonctionnement, donc au financement de long terme, etc. N’empêche que j’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de groupes de travail, au sein des administrations, qui réfléchissent à la façon dont on strucure, à la façon dont on refonde les appels à projets, en tout cas de l’État, et les marchés publics pour pouvoir financer des communs. Je sais que ce sont des trucs qui sont en cours, ça a l’air d’être méga compliqué parce que, derrière, ça pose plein d’enjeux réglementaires que je ne maîtrise pas, je ne vais pas faire semblant de les maîtriser, en tout cas, ce sont des groupes de travail qui sont en cours et qui embarquent pas mal d’administrations. Donc, j’espère qu’à moyen/long terme, au moins à moyen terme, qu’un truc va sortir.
Il y a déjà eu des expérimentations avec l’ADEME et son Appel à Communs [32]. De ce que j’ai compris, ça marche bien sur le papier, après est-ce qu’ils ont vraiment la main sur les sous, c’est un peu différent. Bon ! Ce sont des expérimentations qui avancent un peu à tâtons, en tout cas qui sont à l’ordre du jour actuellement et c’est plutôt positif.
Le deuxième point. J’ai l’impression qu’il y a des acteurs qui commencent aussi à se bouger, qui sont les acteurs de la philanthropie, concrètement les fondations qui commencent à voir que financer aujourd’hui des projets numériques qui, aujourd’hui, ne sont pas étiquetés d’intérêt général, c’est-à-dire dans la loi, c’est dangereux, notamment pour les fondations abritées par la Fondation de France, puisque celles qui ne sont abritées par la Fondation de France sont directement responsables des projets qu’elles portent. Celles qui sont abritées par la Fondation de France, si jamais, pour x raisons, elles financent quelqu’un qui n’est pas d’intérêt général, c’est la Fondation de France qui prend. Ce qui entraîne, de facto, une sorte de restriction, vraiment la plus restrictive : qu’entend-on par intérêt général pour prendre le moins possible de risques, pour être sûr que, derrière, il n’y ait pas de pénalités qui remontent sur les porteurs de projets qui doivent rembourser, les fondations qui doivent rembourser les pénalités, etc. En ce moment, c’est en train de bouger, parce que, justement, le numérique est identifié comme un sujet, qu’il y a plein d’autres problématiques, genre les questions écologiques, qui sont transverses et qui, du coup, demandent forcément de repenser cette notion d’intérêt général. Il y a aussi, aujourd’hui, des services juridiques au sein des fondations qui sont en train de définir, de manière plus précise, ce qu’on entend par intérêt général, quels sont les acteurs qui peuvent rentrer dedans, pour d’essayer d’ouvrir un peu cette boîte-là. Je pense que c’est extrêmement important, parce que ça permet, toujours à moyen terme, de penser que, peut-être un jour, en France, le plaidoyer pourra être financé, aujourd’hui, ce n’est pas le cas parce que le plaidoyer n’est pas considéré comme d’intérêt général. Ce sont des choses qui commencent à s’ouvrir où des acteurs sont considérés comme étant à la frontière d’associations traditionnelles. Je pense que ce sont des choses qui sont en cours, qui sont un peu en sous-marin, mais qui, quand ça va sortir, feront plaisir presque, même si ce ne sont pas des financements structurants, en tout cas ça pourra sûrement aider.
Le troisième projet, dont j’avais entendu parler et qui me semble intéressant si jamais il se fait, je crois que c’est SOGA [Social Good Accelerator] est en train de réfléchir à faire une étude, une sorte d’évaluation de toute la French Tech, pour essayer de mettre en avant le fait que c’est bien de donner sept milliards d’euros à toutes les start-ups tech, mais que ce n’est peut-être pas là où il y a la plus grande création de valeur et peut-être que ça ne sert à rien. Ce qui permettrait de montrer, en creux, qu’aujourd’hui l’argent est donné à ce type d’acteurs-là qui, si on fait une évaluation, ne sont pas si utiles que ça. En revanche, il y a de la création qui se fait pour de vrai, qui est vraiment utile, par d’autres acteurs qui n’ont pas de fric.
Je sais pas s’il faut mutualiser ce genre d’étuds, s’il faut les faire ensemble, mais je pense que si jamais elles se font, ça peut être intéressant que plusieurs acteurs se mettent ensemble là-dessus.
Guillaume Lung Tung : Merci Yaël. J’invite Angie.
Angie Gaudion : Juste pour rebondir sur les échanges dans le chat par rapport au projet Emancip’Asso. Je parle de projet parce que, même si le site est aujourd’hui accessible, en fait la campagne de comm’ n’a pas été lancée, nous sommes en train de fignoler les éléments.
Une des ambitions de ce projet, en dehors de l’objectif premier qui est de permettre à des associations de se mettre en relation avec des prestataires pouvant les accompagner dans leur transition numérique éthique, c’est aussi de développer une communauté entre ces associations pour qu’elles puissent coconstruire, à plusieurs, des fonctionnalités, des nouveaux outils, et mutualiser les coûts. À l’intérieur d’un outil qui est communautés.emancipasso.org, il y a une catégorie qui s’appelle « coconstruire » et l’idée c’est vraiment, une fois qu’on aura un certain nombre de structures associatives identifiées, avec des besoins, de les inciter à réellement partager leurs besoins, se questionner et trouver des moyens de s’organiser pour financer, de manière mutualisée, les différents coûts de production que ça peut générer.
Mais globalement, la communauté est là pour dire qu’en fait, très souvent, il y a déjà un outil existant, donc, parfois, il n’y a pas besoin de développer. Je trouve que dans le monde du Libre, il y a ce truc de « si ça fait pas exactement comme on veut, on va développer un autre truc « , alors que, parfois, peut-être que l’adaptation est possible au sein d’un outil existant, voire on peut parfois, nous humains, nous adapter à l’outil. Je trouve qu’il y a cette exigence de l’outil parfait qui me semble, parfois, aussi à déconstruire.
Guillaume Lung Tung : J’en profite pour dire qu’il y aura bientôt un outil qui sera dédié aux tiers-lieux, aux réseaux de tiers-lieux, pour identifier tous les usages du numérique qui existent, une façon un peu parallèle d’identifier ce que chacun met en place comme solution pour répondre à ses usages et identifier aussi les besoins qui existent par rapport aux usages, s’il existe des besoins communs. Tout cela résonne.
On va clôturer cette table ronde. C’était vraiment passionnant et j’espère que toutes ces discussions vont aussi vous permettre de pouvoir continuer d’animer les discussions dans les réseaux de tiers-lieux ou dans les tiers-lieux directement et que ça permettra d’y voir un petit peu plus clair sur tous ces sujets qui sont souvent très techniques et complexes. On a vu que ça touche tout, ça touche beaucoup de choses et c’est compliqué de savoir par quel bout les prendre.
Merci à vous, merci à tout le monde d’avoir participé et on espère, peut-être, à une prochaine.