Quentin Adam, voix off : Quand on nous explique qu’avec Bleu de Microsoft ou qu’avec S3NS de Thales/Google on va se retrouver avec des boîtes qui sont françaises mais qui utilisent ces technologies-là, en fait que se passe-t-il ? On confie la totalité du cloud à des boîtes qui ne sont pas du tout françaises, puisque la direction de la boîte c’est le logiciel et le logiciel n’est pas français.
Jérôme Colombain : Le cloud français est-il vraiment français ? Alors que les géants américains, Microsoft, Amazon et Google, multiplient les accords avec des grands groupes français pour développer ce qu’ils appellent un cloud à la française, eh bien des PME hexagonales, spécialisées dans le cloud précisément dans le logiciel, les services en ligne, montent au créneau et crient au scandale. OVHcloud, Scaleway, 3DS OUTSCALE, Oodrive ou encore Clever Cloud ainsi que des fournisseurs de services en ligne comme Docaposte, Whaller, Wallix, Tehtris, toutes ces entreprises se sont fendues cette semaine d’une lettre ouverte [1] dans laquelle elles lancent un appel aux responsables européens car, pour elles, les géants américains sont en train de faire main base sur le cloud européen.
L’histoire du cloud est compliquée. On sait que pour protéger les données des Européens l’Union européenne a érigé, est en train d’ériger un certain nombre de règles, car il y a notamment ces fameuses lois américaines extraterritoriales, le CLOUD Act [2] et le PATRIOT Act [3] qui permettent à la justice américaine de fouiller dans des données hébergées sur des serveurs appartenant à des entreprises américaines même si ces serveurs sont situés en dehors des États-Unis.
Les géants américains de la tech ont trouvé une parade pour répondre à ces inquiétudes. Ils s’associent avec des grands groupes européens. Par exemple l’Américain Microsoft avec les Français Orange et Capgemini pour un cloud baptisé Bleu ou encore l’Américain Google avec le Français Thales. Face à cela, les acteurs français du cloud tirent la sonnette d’alarme, ils réclament notamment le fait que seules les entreprises réellement européennes puissent obtenir la certification maximale en matière de sécurité pour le cloud.
C’est un sujet complexe mais passionnant dont on reparle tout de suite avec l’un des signataires de cet appel. Bonjour Quentin Adam.
Quentin Adam : Bonjour.
Jérôme Colombain : Vous êtes fondateur et PDG de Clever Cloud [4], une société de services cloud pour les entreprises, basée à Nantes. Vous êtes également président de l’Open Internet Project [5]. Vous avez cosigné cette lettre ouverte contre les GAFAM. Selon vous il y a péril en la demeure, c’est ça ?
Quentin Adam : En fait pourquoi y a-t-il péril en la demeure ? Un, la loi américaine dit clairement que les États-Unis peuvent aller taper les data qu’ils veulent de leurs clients sans les prévenir y compris si les serveurs sont en France, c’est très clairement dit par la loi américaine. On a les preuves, via l’affaire Alstom, via l’affaire Alcatel, etc., du fait qu’ils l’utilisent y compris dans un objectif de guerre économique ; pour moi c’est très clair aujourd’hui et c’est démontré. De l’autre côté on a une économie du cloud qui existe en Europe et qu’on peut développer. Quand on nous explique qu’avec Bleu de Microsoft ou avec S3NS Thales/Google, on va se retrouver avec des boîtes qui sont en fait françaises mais qui utilisent ces technologies-là, qu’est-ce qui se passe ? On confie la totalité du cloud à des boîtes qui ne sont pas du tout françaises puisque la direction de la boîte c’est le logiciel et que le logiciel n’est pas français.
Jérôme Colombain : Oui, mais c’est quand même dirigé par des entreprises françaises qui ont trouvé pertinent de s’associer avec ces Américains.
Quentin Adam : Les grands groupes français, je dirais un peu par vanité parce qu’ils pensent qu’ils sont capables de signer avec des grands groupes américains parce qu’ils s’estiment encore être les égaux de ces boîtes qui sont délirantes, soyons francs, sont en train d’offrir un argument commercial à ces boîtes pour signer non pas chez S3NS ou Bleu, mais pour signer chez les GAFAM. En fait on est en train de leur ouvrir un passage le tout en tapant sur une économie qui existe, de gens qui ont inventé le cloud computing. Ce sont beaucoup des ingénieurs français qui ont bossé là-dessus. La virtualisation qui est au cœur du cloud computing a été inventée par un Français. Le Platform as a Service, si on regarde bien, qui est aujourd’hui la grosse couche de migration vers ce que les gens appellent aussi les services managés, ce sont que des Français qui ont inventé ces technos-là à la base. Donc on est assez inventifs dans cette idée-là, par contre, en général, on n’est pas soutenus. Et si on n’est pas soutenus, à un moment donné c’est compliqué !
Jérôme Colombain : Ça voudrait dire quoi être soutenus ?
Quentin Adam : Est-ce que Tesla et SpaceX sont des entreprises qui existent par l’opération du Saint-Esprit ? La dernière fois que j’ai regardé il y avait quand même beaucoup d’argent public dans cette histoire de SpaceX. Le premier gros contrat d’Amazon c’est la CIA, c’est de l’argent public. Je n’ai jamais demandé des aides. La commande publique est une façon comme une autre d’orienter les choses. Le Health Data Hub par exemple.
Jérôme Colombain : La cloud pour la santé.
Quentin Adam : Quand le Health Data Hub a lieu, est-ce que les Français étaient capables de gérer le Health Data Hub ? Je n’en sais rien ! Par contre il fallait voir qu’il y avait probablement des solutions chez l’ensemble des Français, il fallait juste les obliger à faire un produit commun. Dans ces cas-là qu’est-ce qui se passe aux États-Unis ?, on connaît tous l’histoire du fameux dîner chez Clinton de l’aviation américaine où ils ont fait des mariages et où ils ont obligé l’industrie de l’aviation américaine à bosser ensemble de façon à s’assurer d’avoir une offre.
Avec le HDH il ne s’est pas passé ça du tout, on a appelé Microsoft. Il y a 15 acteurs en France, il aurait suffi de les prendre, les coller dans la même pièce chez le ministre et dire « nous voulons acheter ça, démerdez-vous pour le fournir ensemble ». C’est comme ça qu’on crée une politique industrielle. Nous disons aujourd’hui méfiance parce que si on n’y fait pas gaffe, on va perdre les compétences, exactement comme dans l’industrie où la désindustrialisation nous a privés de compétences, on va perdre de la marge, on va perdre de la capacité à faire et on va se retrouver dans une situation géopolitique compliquée de tensions.
Jérôme Colombain : Quand on discute avec les utilisateurs de cloud, les entreprises petites ou grandes, etc., elles nous disent « OK, mais on n’a pas la même qualité de service que ce qu’on va trouver chez Amazon ou chez Google ». Est-ce que les Français sont au niveau par rapport à ça ?
Quentin Adam : Ça dépend des services et ça dépend de comment on le prend. J’ai souvent des gens qui me disent : « Vous êtes Français, donc ça doit être pourri. — Vous avez essayé mes services ? – Non ! — Qu’avez-vous essayé comme services ? — OVH Cloud. —Je ne fais pas le même métier qu’OVH ». Déjà un truc, arrêter de mettre tous les Français dans le même sac, ce ne serait pas mal ! J’ai dit aux pouvoirs publics que s’ils voulaient régler le problème, l’une des bonnes solutions c’est de faire converger nos offres. En fait le cloud computing aujourd’hui réagit comme un phénomène de grossiste, il faut une taille de catalogue. Là où Amazon, Google et Microsoft font des offres très étendues, la plupart des offres des Français correspondent à un morceau du catalogue. Effectivement aujourd’hui il y a un boulot d’intégration à faire pour que l’ensemble des offres se voient. Ce n’est pas facile tous les jours de réussir à se mettre d’accord entre nous pour faire de l’intégration de catalogue. Ça avance, ça progresse. On est en train de mettre en place des outils pour réussir à le faire. Je pense que si la puissance publique avait décidé de nous aider à converger là-dessus ça n’aurait pas été une mauvaise idée.
Jérôme Colombain : La question est-ce que ce n’est pas aussi la taille, notamment de faire un cloud européen et pas seulement un cloud français ?
Quentin Adam : Le cloud européen a toujours été un rêve. Dans les faits il existe déjà. Si vous regardez que ce soit OVH [6] et sa capacité d’export et même nous, Clever Cloud vend dans plus de 120 pays, a des activités dans l’Europe entière. Aujourd’hui le problème c’est que la France est un peu en avance sur ces sujets-là et quand on travaille le sujet à un niveau européen c’est perçu comme une velléité française de prendre le leadership, parce que l’économie européenne du cloud repose beaucoup sur des acteurs français. C’est en train de se structurer. C’est un boulot qu’on mène aussi avec l’Open Internet Project et d’autres. On est en train d’essayer de structurer la filière, mais il y a un business qui est tellement large ! Monter des structures européennes c’est toujours tellement long que c’est maintenant qu’il faut réagir et c’est pour ça que qu’on tire la sonnette d’alarme en disant prenons deux minutes pour dire est-ce qu’on n’essaierait pas de favoriser des fois nos acteurs nationaux et comprendre pourquoi ils sont intéressants. Aujourd’hui est-ce que nos acteurs nationaux ont des choses où ils sont meilleurs que d’autres ? Oui. Ils sont très bons en coûts et il y a des produits sectoriels dans le catalogue où ils sont meilleurs. Si on prend sur la Edge 5G, ce qui est fait aussi par Amazon, les box fournies par Amaris Télécom sont extraordinaires. Si on prend comme ça de façon très sectorielle des sujets, on a en fait des vraies capacités de création de valeur, que ce soit en IA avec Hugging Face [7] ou GladIA [8], que ce soit sur Platform as a service où Clever Cloud est connu pour faire du maintien en conditions opérationnelles, ça n’a rien à voir avec ce que fait Beanstalk [9], on va beaucoup plus loin dans les serverless que ce que font d’autres boîtes comme ça. Ça veut dire qu’on a des produits de compétition. Ce qui manque un peu aujourd’hui c’est l’intégration. Soit ! Je prends le point. Après aujourd’hui personne non plus ne vient nous aider à faire l’intégration côté pouvoirs publics.
Jérôme Colombain : Ce que vous demandez aujourd’hui est-ce que c’est véritablement pour des questions de souveraineté ou c’est pour défendre votre business ?
Quentin Adam : Vous savez ! Défendre mon business ! Pour moi ce n’est pas un problème de favoriser le business. Aujourd’hui oui c’est plus difficile dans notre position d’exister parce qu’on a un marché compliqué. Si ça me gonflait j’arrêterais de faire ce marché-là, ce n’est pas le sujet. Je pense que c’est un peu la même situation pour tous les gens qui sont dans le domaine. Qu’est-ce qu’on veut comme modèle de société ? Est-ce qu’on veut être capables de faire ça ? Et aujourd’hui nous sommes des gens qui nous battons au quotidien, on avance, on sort de la tranchée, on va se battre. On en a un peu marre de prendre des balles de notre camp dans le dos. Je ne demande pas nécessairement des coups de main monumentaux, je demande juste qu’on arrête de me tirer dans le dos ! Les grands accords où on m’explique que les grandes boîtes françaises vont faire copain-copain avec les GAFAM, on va leur verser beaucoup d’argent, on va faire un énorme projet IT et le projet IT va aller plus ou moins tanker dans le fossé, puisque c’est un gros projet IT, c’est compliqué, sauf qu’entre-temps Microsoft et Google se seront refaits une virginité souveraine gratuitement auprès des acteurs français et même en étant payés pour le faire ! J’avoue que je trouve la ficelle tellement grosse ! Le fait d’être le seul à voir la ficelle ! La ficelle est grosse. Je trouve que c’est dommage et que ça vaudrait le coup au moins d’avoir la réunion des acteurs français du cloud demandant qu’est-ce que vous proposez comme plan tous ensemble ? Je pense qu’il faut combattre le fameux technology américaine, le truc des années 60 qui est resté et qui est faux, qui est une construction marketing.
Jérôme Colombain : Précisément, est-ce que ce n’est pas ça qui vous manque, la force commerciale et la force marketing ? Personne ne vous connaît alors que tout le monde, y compris dans le grand public, connaît Google, Amazon, etc. ?
Quentin Adam : Est-ce qu’on a un déficit de notoriété face à ces géants qui sont des méga-corporations ? Oui, clairement. Il faut nous aider à le combler. Nous faisons notre part du job, j’ai des 4 par 3 dans les villes, parmi les développeurs nous sommes très connus, comme c’est notre cible prioritaire c’est celle-là qu’on vise. Après est-ce que je peux me permettre de faire les dépenses en millions de la pub de Google à la télé, etc. ? Non. C’est vrai qu’on a certainement un déficit de notoriété.
Je pense que ce qui est important c’est de commencer à casser la barrière intellectuelle, déjà de dire que si c’est français c’est nul. Si c’est français c’est probablement bien parce qu’on a de très bons ingénieurs.
Aux États-Unis il y a une loi qui s’appelle le Small Business Act [10]. Que dit le Small Business ? Toute entreprise d’une certaine taille ou administration publique doit acheter à des PME locales une partie non négligeable de ses équipements, 30 %, et doit acheter à des PME, vraiment. En France on n’a pas ce type de loi, par contre regardons notre CAC 40. Regardez le nombre de mouvements de boîtes qui montent ou qui sortent du CAC 40. Il y en a très peu. En 20 ans je crois qu’il y a eu trois mouvements, c’est ridicule. On ne veut pas qu’on nous donne de l’argent, on veut qu’on nous achète des trucs.
Jérôme Colombain : Merci Quentin Adam, fondateur de Clever Cloud.