Jérôme Colombain : Microsoft, Google, les géants américains sont-ils en train de faire main basse sur le cloud français. Les Français technologiquement en retard ? On va en parler dans ce nouveau numéro de Monde numérique avec l’entrepreneur français Tariq Krim qui pense que non, tout n’est pas perdu : « Il vaut mieux investir pour que l’on soit compétitif plutôt que de se dire en permanence « oui, mais on est en retard il y a un retard français ». Non, il n’y a pas forcément de retard. Il y a un besoin de cohésion et d’organisation du marché. »
Eh oui, c’est la douloureuse question de la souveraineté numérique. Vous allez tout comprendre.
Les Français de plus en plus fans de podcasts selon une étude, de quoi réjouir tous les acteurs du secteur réunis cette semaine au Podcast Festival à Paris, parmi eux Maxime Piquette, fondateur de la plateforme Ausha : « Aujourd’hui il y a 33 % des Français qui écoutent du podcast, il y a deux ans on était à 22 %. On ne voit jamais ça dans n’importe quelle consommation de média ». Oui, ça cartonne, c’est ce qu’on appelle la creator economy ou la passion economy. On va en parler avec plusieurs spécialistes du secteur.
On va également parler de ce qui se cache derrière la panne d’OVH en milieu de semaine, de réalité virtuelle et de la nouvelle Apple Watch.
Je suis Jérôme Colombain, journaliste spécialiste des technologies. Bienvenue dans Monde numérique numéro 18 du 16 octobre 2021.
Avant de commencer merci à Yohan, à baba599, à Adimust85 et à Vincent Pestel également. Merci à tous pour vos messages très sympas postés sur les plateformes d’écoute et sur les réseaux sociaux. Vous êtes de plus en plus nombreux à écouter Monde numérique, non seulement en France mais également à Madagascar, au Sénégal, au Niger et en Belgique. Je vous salue partout où que vous soyez.
Monde numérique est disponible sur toutes les applis de podcast, également sur le site mondenumerique.info. Là vous pouvez vous inscrire à la newsletter et vous pouvez aussi retrouver tous les épisodes sur attitude-techno.fr, mon blog où là il est possible de laisser des commentaires plus longs et je vous répondrai. Ce n’est pas tout, cette émission est également disponible sur YouTube ou encore sur l’application Tumult qui permet de réagir en temps réel au fil de l’émission.
N‘hésitez pas à noter, à commenter ce podcast, c’est vraiment très utile pour les autres auditeurs qui arrivent.
L’actualité tech c’est semaine c’est d’abord une panne, une panne internet très remarquée chez l’opérateur français OVHcloud [1]. Mercredi matin, pendant environ 1 h 30, OVH a eu un gros souci sur l’un de ses datacenters situé aux États-Unis ; il est Français, mais il a des équipements là-bas. Comme Facebook la semaine dernière, c’est une erreur humaine qui est à l’origine de ce problème, un problème de copier-coller a même expliqué le fondateur d’OVH Octave Klaba sur Twitter. Le problème c’est surtout qu’OVH héberge des centaines de sites web français, des sites médias, des sites persos, des sites gouvernementaux aussi comme le site data.gouv.fr et, résultat, ils étaient tous en rideau pendant environ 1 heure 30. Une panne qui est plutôt mal tombée puisque 48 heures plus tard OVHcloud faisait son entrée en bourse, apparemment ça n’a pas eu trop d’impact et la très attendue IPO [Initial Public Offering] s’est plutôt bien passée.
Ce sont évidemment des choses qui arrivent, ça nous rappelle qu’Internet ce sont d’abord des tuyaux et parfois des tuyaux ça se bouche, ça se coupe et il faut réparer. Ce qui est intéressant et peut-être aussi un peu inquiétant dans cette histoire, eh bien c’est que le problème d’OVH a pour origine une mise à jour que les techniciens étaient en train de faire, qu’ils étaient en train de faire pour mieux protéger les installations contre une vague d’attaques informatiques très violentes en ce moment. Des attaques par déni de service [2], c’est-à-dire des saturations de serveurs par l’envoi de milliers de demandes de connexions, c’est un grand classique sur Internet depuis la nuit des temps. D’ailleurs OVH n’est pas le seul à avoir essuyé ce genre de cyberattaque, Microsoft a révélé, il y a quelques jours, avoir également dû faire face à l’une de ses plus grosses attaques par déni de service de toute son histoire, ça s’est passé à la fin du mois d’août. La firme Microsoft a réussi à repousser cette attaque mais, apparemment, ça a été quand même assez chaud. Voilà qui a donc des petits airs de Wargames ou de Mr. Robot qui montrent surtout à quel point la cybermenace devient aujourd’hui importante, à tous les niveaux.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec leurs lunettes de réalité virtuelle ? Les actus se succèdent dans ce domaine. Il y en a plusieurs cette semaine.
D’abord une assez inattendue, c’est le retour sur le terrain, dans le champ médiatique on va dire, d’une marque américaine que l’on croyait pourtant quasiment morte, Magic Leap. Si ça ne vous dit rien, Magic Leap c’est cette start-up californienne qui avait pas mal fait parler d’elle il y a trois ou quatre ans en promettant des lunettes de réalité virtuelle qui s’annonçaient spectaculaires, véritablement très en avance. Finalement, ils ont sorti un modèle qui s’est avéré très décevant, ils se sont vraiment pris une claque à tous points de vue. Mais voilà qu’ils viennent d’annoncer qu’ils avaient réussi à lever 500 millions de dollars et qu’ils se remettaient au travail avec la promesse de sortir, l’an prochain, un nouveau produit Magic Leap, donc des lunettes de réalité virtuelle, la promesse est qu’elles seront notamment hyper-transportables, hyper-légères.
Et justement, des lunettes hyper-légères, eh bien c’est le Taïwanais HTC qui vient de marquer des points en dévoilant cette semaine des trucs qui s’appellent les VIVE Flow. C’est une paire de lunettes verre, beaucoup plus compactes qu’un casque auquel on est habitué, ça reste assez massif mais, en plus, ça a un peu la forme de grosses lunettes rondes. À quoi ça sert ? Eh bien à regarder des programmes en VR [em>Virtual Reality] et aussi des vidéos et des vidéos provenant de son smartphone. HTC promet même un système de réunion virtuelle avec des avatars comme le Work Home de Facebook dont on a parlé dans l’épisode numéro 10 de Monde numérique. Ces lunettes HTC sont très orientées relaxation avec des programmes de méditation à base de vidéos relaxantes, à base de sons ASMR [Autonomous Sensory Meridian Response] ; il y a même un petit ventilateur intégré, je ne sais pas trop si c’est pour rafraîchir l’utilisateur ou, plus vraisemblablement, le dispositif électronique lui-même. Voilà pour ces VIVE Flow qui coûtent quand même la bagatelle de 550 euros et qui montrent, en tout cas, qu’il y a vraiment une bataille féroce dans ce domaine.
D’ailleurs ce n’est pas fini. Facebook, d’après ce que l’on apprend à la lecture de la presse américaine, développe une intelligence artificielle qui permettra, dans ses futures lunettes connectées, d’enregistrer tout ce qu’on fait au quotidien. C’est-à-dire que vous vivez normalement, le système capte des données, capte des informations et devient intelligent. Par exemple, vous pourrez demander à vos lunettes « zut, où est-ce que j’ai laissé mes clefs » et il vous repassera le replay pour vous montrer où vous les avez déposées. C‘est magique ! Évidemment tout le monde sera ravi d’avoir des lunettes connectées Facebook sur le bout du nez.
Après les lunettes, il faut parler d’un autre accessoire que l’on porte très près de soi, c’est la montre. Elle n’est pas ronde celle-ci, elle conserve sa forme carrée, mais avec un écran un peu plus grand, c’est la nouvelle Apple Watch baptisée Series 7. Elle est officiellement en vente depuis cette semaine. Je vais tout vous dire, je la porte actuellement au poignet, ce qui va me permettre de vous dire un petit peu ce que j’en pense. Cette Apple Watch Series 7 c’est un peu comme l’iPhone 13, il y a très peu de nouveautés, mais comme c’est un peu elle qui donne le tempo, on va dire, en matière de montre connectée sur le marché, évidemment on s’y intéresse. Au niveau design elle est quasiment identique à la précédente, très légèrement plus épaisse, mais l’écran a été agrandi en rognant sur les bordures extérieures. Et ça, évidemment, c’est très appréciable, parce que ça permet d’avoir plus de surface d’affichage et plus de surface ça permet plein de choses, par exemple de mieux voir un itinéraire sur l’appli Maps sans sortir forcément son smartphone, ça permet aussi de lire plus de texte quand on reçoit un mail. Et la nouveauté c’est qu’il y a un petit clavier qui permet d’écrire des messages, un petit clavier alphanumérique, on clique avec les doigts. Malheureusement ce clavier est seulement en anglais, en tout cas c’est un clavier uniquement Qwerty pour l’instant. Et puis il y a un début de polémique avec ce clavier parce qu’il ressemblerait étrangement à celui d’une application qui s’appelait ClickType, qui avait pourtant été bannie de la Watch par Apple il y a quelque temps. Certains n’hésitent pas à accuser Apple d’avoir un peu pompé l’idée de ClickType. Cela dit, même s’il y a un clavier, ça reste quand même plus pratique de dicter des messages à sa montre en passant par Siri, l’assistant vocal, vu que les touches sont vraiment minuscules. Pour le reste rapidement signalons que rien ne change vraiment notamment au niveau des capteurs de santé. La fonction électrocardiogramme est toujours là, oxymètre aussi. Il n’y a pas de nouveaux capteurs, pas de lecteur de glycémie par exemple. L’autonomie n’est pas vraiment améliorée, en revanche la recharge a été accélérée, c’est-à-dire qu’Apple promet 50 % de recharge en 25 minutes ce qui permet, par exemple, de rechercher sa montre rapidement le soir pour la remettre au poignet la nuit afin d’analyser son sommeil.
Voilà pour les principales news tech de la semaine. La semaine prochaine on attend encore de nouvelles annonces, un déluge de nouveaux produits, les nouveaux MacBook Pro d’Apple, les nouveaux smartphones Pixel 6 de Google, des nouveautés également chez Huawei, chez Samsung, bref, une semaine plutôt chargée. J’en profite pour signaler que si vous me suivez également sur 01TV sachez qu’on parlera de tout ça dans l’émission 01Hebdo, avec François Sorel, jeudi prochain à 19 heures.
Peut-on avoir un cloud français souverain en s’alliant à des géants américains du numérique ? C’est la grande question qui agite en ce moment les milieux spécialisés depuis que des entreprises françaises ont décidé de s’associer à des poids lourds américains pour développer des offres de cloud dit souverain. Capgemini et Orange se sont mariés à Microsoft pour donner naissance à un joli bébé qui s’appelle Bleu et puis, tout récemment, c’est Thales qui a signé avec Google et ça pose pas mal de questions.
Déjà, pour qu’on comprenne bien, qu’est-ce que c’est que le cloud exactement ? Pour le savoir demandons donc à Wikipédia : « Le cloud computing permet aux entreprises de minimiser les coûts d’infrastructure informatique et de bénéficier d’une adaptation des ressources en fonction des fluctuations de l’usage ». Bon ! En gros c’est de la capacité informatique située en dehors des entreprises et qu’elles peuvent utiliser en fonction de leurs besoins plutôt que de tout faire en interne, c’est la grande mode depuis un certain nombre d’années. Certains disent, en rigolant, que le cloud c’est quand même l’ordinateur de quelqu’un d’autre avant toute chose.
Le cloud souverain c’est donc un cloud dans lequel on peut mettre ses petites affaires en étant Français sans craindre que d’autres, venant de puissances étrangères, ne viennent y mettre leurs sales pattes. Mais, selon certains, cette histoire d’association avec des partenaires étrangers ce n’est pas du tout une bonne idée car cela présenterait des risques en matière de souveraineté.
Parmi les mécontents il y a l’entrepreneur français Tariq Krim, créateur de Netvibes [3] et de divers autres outils numériques. Lui pense que la France a tout pour réussir et il est un peu énervé, n’est-ce pas Tariq Krim ?
Tariq Krim : Oui, effectivement. On a aujourd’hui essentiellement deux visions du numérique qui s’affrontent, la vision américaine, j’allais même dire plutôt dire la vision de la Silicon Valley avec ce qu‘on appelle les GAFAM, donc une vision qui est basée sur l’utilisation des données, l’absence, quasi-absence de vie privée, on l’a vu avec les récentes redécouvertes, même si on le savait déjà, sur Facebook. Et, de l’autre côté, un modèle chinois qui est le modèle du crédit social, dans lequel on est contrôlé, où on utilise l’informatique pour organiser la population.
Entre ces deux modèles qui ne sont pas forcément des modèles très enviables, j’imagine qu’il y a un modèle européen qui correspond un peu à ce que l’on a dans le monde réel, c’est-à-dire un endroit où on peut s’exprimer, où on est libre de ses opinions, où sa vie privée est respectée et effectivement, pour cela, il faut développer notre savoir-faire logiciel qui existe déjà et qui est d’ailleurs, à mon avis, très complet.
Si on prend la question du cloud donc de ces différentes associations, il y a plusieurs choses.
La première c’est que je crois, tant au sein de l’administration que de l’État, qu’on a l’impression, et à mon avis à tort, qu’il faut aller très vite alors qu’en fait, quand il s’agit de construire des services de l’État, on parle de 10/15/20 ans, donc on a du temps. Je pense qu’il faudrait plutôt mettre autour de la table l’ensemble des acteurs français, les obliger à travailler ensemble – ça demande du travail, c’est effectivement beaucoup plus difficile que de signer un communiqué de presse – et les pousser à construire de la valeur. Il faut aussi acheter leurs produits parce que la plupart des acteurs français que j’ai vus me disent « c’est super, mais si l’État n’achète que chez les grosses boîtes américaines qui ne payent leurs impôts en France, dont le logiciel est délocalisé aux États-Unis, ça ne nous fait pas avancer et on ne peut pas recruter ». C’est un point important.
Le deuxième, c’est qu’il y a une question de coûts. Ça va paraître un peu contre-intuitif, mais le cloud ça coûte très cher. Pourquoi ? Parce que, justement, quand vous faites les choses vous-même vous pouvez optimiser les coûts, regarder la manière dont vous développez votre produit. Quand j’ai fait Netvibes et Jolicloud [4] nous avions notre propre architecture parce que nous considérions que le coût informatique, au cas où ça marche, est important. C’est vrai que dans le monde du cloud, dès qu’on commence à avoir un peu de succès, ça commence à coûter très cher. D’ailleurs un des fonds d’investissement les plus connus dans la Silicon Valley, à savoir Andreessen Horowitz, Marc Andreessen co-inventeur de Netscape, naturellement, a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme auprès de ses entreprises en leur disant « attention avec les dépenses de cloud parce que ça commence à coûter une petite fortune ».
Et puis il y a la troisième chose qui est évidemment la question de la sécurité qui n’est pas uniquement la sécurité technologique. Effectivement comme on le découvre, ou on fait mine de le découvrir, nous sommes dans un environnement qui est géopolitiquement complexe, c’est-à-dire que les États-Unis ont décidé d‘étendre leurs lois, notamment avec ce qu’on appelle le CLOUD Act [5], à l’extérieur des États-Unis, ce qu’on appelle les lois extraterritoriales. La justice américaine peut se saisir d’un sujet qui se passe en Europe dès lors qu’il y a une transaction qui est faite en dollars ou si on utilise une plateforme américaine. Ça veut donc dire que, par ce biais, elle se donne la possibilité de juger, d’avoir accès à des données, à des informations, au-delà de son territoire ; c’est ce qu’on appelle une loi extraterritoriale. Malheureusement, déjà, l’Europe n’a pas de loi extraterritoriale, on est en train de voir, on commence à voir – parce qu’on est aussi en train de sortir de la naïveté – comment contrer cela. Ça veut donc dire que dès lors que l’on fait tourner des choses sur du cloud américain, en tout cas qui appartient à une société américaine, quel que soit, à mon avis, le montage, ça pose un risque. Mais il y a un autre risque, et je donne toujours l‘exemple du cloud qui est finalement un peu comme le gaz de Poutine, c’est-à-dire qu’en face de nous on a quelqu’un qui peut fermer le robinet, ça aurait pu être Trump, ça sera peut-être le successeur de Biden, qui sait, donc on a aussi un manque de maîtrise par rapport aux coûts, par rapport à la disponibilité, on ne sait pas ce qui va se passer. Si, ce que je n’espère pas, il y a un conflit ouvert entre la Chine et Taïwan, par exemple un embargo sur les puces qui ferait que les prix des ordinateurs explosent, à partir de là les prix du cloud, c’est mécanique, vont exploser, donc à partir de là on n’a plus la maîtrise de son informatique.
Pour moi c’est un saut vers l’inconnu, c’est-à-dire qu’on se met des contraintes nouvelles sur lesquelles on n’a pas totalement la maîtrise et je trouve que c’est un peu inquiétant.
Jérôme Colombain : Ce que dit Tariq Krim c’est qu’on a tout ce qu’il faut en France, finalement, pour faire du bon cloud, il faut simplement laisser un peu de temps au temps et privilégier une vision à long terme. Le problème c’est que les grands groupes, mais également l’État qui lance ces initiatives de « cloud de confiance », entre guillemets, assurent que les entreprises françaises ne sont pas au niveau technologiquement, ne sont pas capables d’offrir la même chose que ce qu’offrent les géants du numérique. Et ça, Tariq Krim, eh bien il n’est pas d’accord non plus.
Tariq Krim : Je pense que cette idée de « on n’est pas au niveau » est, à mon avis, une erreur ; ce n’est vrai. On est au niveau. Le cloud c’est du logiciel. Pour chaque logiciel américain vous avez un logiciel européen équivalent, que ce soit les bases de données, les containers, les choses comme ça.
En termes de sécurité, les choses se valent, on l’a vu avec des acteurs français qui ont eu des soucis, mais vous avez aussi Google, Microsoft, Amazon ou Facebook, tout récemment, qui ont eu des soucis. Donc je dirais que d’un point de vue du logiciel le savoir-faire se vaut.
Ce qui, par contre, n’est pas la même chose, c’est qu’aux États-Unis, les offres sont intégrées, c’est ce qu’on appelle souvent, en bon américain, du all inclusive. Vous allez sur un service, vous voulez faire, par exemple, un site web qui envoie automatiquement des SMS, le système apparaît automatiquement sur un cloud américain. Alors que si vous allez sur un acteur français, il faut passer par une autre boîte pour les SMS, parce que les acteurs ne font pas tout. Ils font les briques principales, 90 % du travail habituel, c’est-à-dire bases de données, gestion des services, ils savent faire, par contre, tout ce qui est gestion des services complémentaires, là où tout est intégré aux États-Unis, en France il faut faire un peu de travail.
Je crois que c’est le rôle de l’État d’organiser, de créer des consortiums et de s’assurer que l’on crée des offres clefs en main, parce que c’est vrai qu’avec l’air du cloud et le marketing absolument remarquable des plateformes américaines, on est maintenant entré dans l’ère où tout doit marcher en un clic. Je pense qu’il vaut mieux investir pour que l’on soit compétitifs plutôt que se dire en permanence « oui, mais on est en retard, il y a un retard français ». Non ! Il n’y a pas forcément de retard, il y a un besoin de cohésion et d’organisation du marché.
Jérôme Colombain : Donc, selon vous, il faudrait une intervention de l’État et une sorte de régime d’exception pour le numérique français ?
Tariq Krim : Oui. Je fais toujours le rapport avec la culture. Pour la culture on a créé les quotas, on a aussi créé le CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée]. Les gens disent « oui, mais on a subventionné ». Non !, on a construit une structure de filières pour la culture qui lui a permis de survivre. Si n‘avait pas le CNC, on n’aurait plus de films français. Ça n’empêche pas d’aller voir un super film américain, mais on peut aussi aller voir un cinéma d’auteur de qualité ; il y a beaucoup de pays dans lesquels ça n’est plus possible. Sans ça, dans la musique française, on n’aurait pas eu Daft Punk, on n’aurait pas eu Phoenix, on n’aurait pas eu tous ces produits qui ont ensuite explosé à l’international. Je crois que c’est la même chose qu’il faut faire pour le logiciel. Le logiciel c’est, finalement, une œuvre culturelle. Ce sont des gens qui le font, ce sont des gens qui ont une formation qui est souvent différente, c’est-à-dire qu’on n’est pas forcément dans une logique d’ultra-productivité, d’optimisation ; il faut quand même dire qu’en Europe on aime bien vivre, on aime la qualité, prendre le temps, s’organiser, faire les choses un peu différemment. Les logiciels qu’on utilise dans le cloud ont, d’une certaine manière, ces caractéristiques. Je pense qu’il faut les soutenir parce que c’est comme pour la musique, au départ on aura l’impression que c’est quelque chose d’assez franco-français et, à un moment donné, on aura ce Daft Punk du cloud, c’est-à-dire cette plateforme que tout le monde veut non pas parce qu’elle a eu le plus de financements mais parce que le produit correspond à son marché. Il ne faut pas oublier que l’informatique se cherche en permanence, que ce qui était intéressant il y a dix ans a totalement disparu, que désormais, d’ailleurs avec le Covid, toutes les plateformes de collaboration sont en train d’évoluer vers quelque chose de plus humain, parce que, justement, ce n’est plus possible d’être uniquement dans la productivité et dans le temps réel permanent.
Jérôme Colombain : Donc il faut exception cultuelle, une exception cloud ?
Tariq Krim : Absolument. En fait il y a deux exceptions qui existent dans le droit, c’est très important parce que très souvent on nous dit « les règles de l’OMC, la concurrence » ; il y a deux exceptions. La première est l’exception culturelle qui est un outil que l’on pourrait et que l’on devrait étudier. Et puis il y a l’exception de défense.
Quand on est dans les domaines stratégiques, et ce qui me fait grincer des dents avec l’accord Thales [6] et Google, c’est que Thales n’est pas une société quelconque. Elle est au cœur de la défense nationale, elle au cœur de la sécurité nationale de la France, c’est-à-dire que quand il y a quelque chose de sécurisé, d’important qui ne peut pas tomber, que ce soit les cartes d’identité, PARAFE [Passage automatisé rapide aux frontières extérieures], tous ces systèmes qui font qu’on a besoin de sécurité, Thales, de près ou de loin, est impliquée. Donc l’idée même de faire entrer Google, même par le petit bout de la lorgnette dans cet environnement, me semble une erreur, une faute stratégique majeure. Si on veut véritablement survivre en tant que pays dans un monde qui va devenir de plus en plus complexe il faut maîtriser son informatique. Et la France n’est pas un petit pays, c’est un pays qui a des dizaines, des centaines d’écoles d’ingénieurs. Steve Jobs disait toujours que les meilleurs ingénieurs ce sont les Français, ce sont eux qui ont fait le Macintosh, qui ont fait le MacOS, qui ont fait le Nest, qui ont fait tous les produits. Google Cloud a été par un Français, le CTO du Kindle était un Français, de LinkedIn. J’avais d’ailleurs fait une liste d’une centaine de développeurs et on voit qu’on a le savoir-faire. La question c’est comment on oriente cela, comment créer une dynamique et faire que le logiciel devienne un des secteurs les plus importants.
Je pense vraiment que la France peut être le premier acteur européen et l’un des trois premiers acteurs mondiaux du logiciel parce qu’elle en a toutes les possibilités. Elle a les écoles, le savoir faire, on a l’Inria, on a des centres de recherche incroyables en cryptologie, en technologie, en quantique ; dans tous ces domaines on a le savoir-faire. La question, maintenant, c’est comment fait-on pour mettre ces gens dans des projets suffisamment intéressants et suffisamment globaux et là, effectivement, c’est une question politique.
Jérôme Colombain : Il y a quand même des initiatives Tariq Krim. Récemment OVH, on l’a cité, acteur de cloud français, s’est associé à Whaller qui est une petite entreprise de réseaux sociaux pour essayer, un peu, de faire quelque chose. Et vous, vous n’êtes pas seulement un observateur, vous êtes aussi un acteur du numérique. Qu’est-ce que vous allez faire dans ce domaine ?, parce qu’il faut donc que les Français se mobilisent, si on vous suit.
Tariq Krim : Absolument. Je viens de ce qu’on appelle le monde du consumer, l’électronique grand public, Netvibes et Jolicloud – qui était d’ailleurs une plateforme de cloud avant l’heure puisqu’on a fortement, selon les dires de Google, inspiré leur projet de Chrome Book, on était un peu tôt, malheureusement – et je réfléchis depuis un petit moment à cette idée de souveraineté. Je crois véritablement que le prochain combat, le combat des dix prochaines années, ça va être la souveraineté des données, reprendre le contrôle de sa vie.
Quand on regarde l’histoire de l’Internet et des utilisateurs, les premières années ça a été l’accès : comment fait-on pour accéder à Internet ? Ensuite comment fait-on pour accéder plus rapidement par mobile, ADSL, fibre, donc on a véritablement eu cette révolution de l’accès.
Ensuite, le deuxième sujet qui est un sujet très actuel, c’est comment s’assurer que ce que l’on fait sur Internet est privé, donc c’est le combat pour la vie privée. C’est un combat qui est, pour l’instant, en cours puisque, comme on le sait bien, les réseaux sociaux ne sont pas toujours très soucieux de notre vie privée.
Et le prochain combat, celui qui arrive, c’est celui de la souveraineté des données, ce que j’appelle la souveraineté numérique personnelle. D’ailleurs je travaille en ce moment sur une plateforme qu’on appelle une plateforme de cloud souverain et citoyen, c’est-à-dire donner aux gens, à chaque utilisateur en France, la possibilité de reprendre le contrôle de sa vie numérique, de reprendre le contrôle de ses données. C’est un sujet qui me passionne depuis des années. Dans le monde physique on a eu des livres, de la musique, chacun d’entre nous a eu une culture qui lui était propre, chacun d’entre nous a accumulé un ensemble de choses et ça lui appartenait.
Dans le monde numérique, en fait, déjà on ne sait même plus ce que l’on a, on ne sait même plus où on est, on est sur des dizaines de services qui sont en permanence sur notre dos, qui essaient de savoir ce que l’on a fait, quand, comment, de récupérer les photos de notre téléphone et on n’a jamais cette logique de contrôle, cette possibilité de reprendre ses données.
Ce qui a changé pour moi et qui m’a, d’une certaine manière, poussé à faire cela, c’est la fameuse loi, la réglementation sur les données, le fameux RGPD [7] qui est sorti en 2016. Il y a un article du RGPD, l’article 20, qui est en fait le droit à la portabilité des données. Ça a l’air un peu abscons comme ça, en en parlant, mais c’est un droit fondamental. C’est un peu pour comme le téléphone quand on a eu le droit à la portabilité du numéro, soudain on avait la possibilité de partir de son opérateur pour aller sur un autre opérateur en espérant que les conditions de réseau ou commerciales seraient meilleures. Eh bien la portabilité des données c’est la même chose, c’est la possibilité de partir d’un service vers un autre en emportant toutes ses données, non pas dans un fichier zip, une espèce de truc inutilisable, mais en ayant des données exploitables, que l’on peut ensuite réimporter sur le service de son choix.
Je crois que si l’Europe se concentre là-dessus et offre cette possibilité, il y a des centaines d’entreprises qui pourraient dire « écoutez, partez de Facebook, venez chez nous. On va vous aider à gérer votre vie numérique différemment, avec beaucoup plus d’éthique, avec beaucoup plus de vie privée. » Je pense que ce qui nous manque c’est vraiment cet oxygène entrepreneurial. Aujourd’hui on ne peut plus rien faire parce toutes nos données sont chez les grands acteurs et, en tant qu’utilisateur, on est obligé de subir leurs conditions.
Si on permet aux gens de reprendre le contrôle de leur vie, si on leur permet de déplacer leurs données ailleurs, alors de nouveaux services, donc la troisième génération de services va arriver et, à partir de là, je pense qu’on aura des choses très intéressantes. Je crois que l’Europe est idéalement positionnée parce que c’est l’un des seuls endroits au monde où la vie privée est considérée comme un droit de l’homme, je pense que c’est d’ailleurs le seul endroit où on respecte la vie privée des gens. On a des lois qui permettent à chacun d’entre nous de vivre en ligne sans être en permanence épié.
Jérôme Colombain : Merci Tariq Krim.
Tariq Krim : Merci beaucoup.
Jérôme Colombain : On va parler d’autre chose maintenant. Vous ne serez pas surpris, vous qui écoutez Monde numérique, d’apprendre que vous êtes de plus en plus nombreux, en France, à écouter des podcasts. Il y a d’une part les replays de radio, si on veut réécouter une émission qui est passée à la radio. Il y a aussi ce que l’on appelle les podcasts natifs, c’est-à-dire diffusés uniquement en numérique et ils sont de plus en plus nombreux.
Cette semaine se tenait à Paris le Podcast Festival, un grand rassemblement de tous les acteurs de ce secteur. Un sondage CSA révèle que plus de 30 % des Français écoutent maintenant des podcasts de manière régulière.
Je suis allé faire un tour au Paris Podcast Festival et j’ai rencontré notamment Maxime Piquette. C’est le patron de la société Ausha, une entreprise située dans les Hauts-de-France. Ausha est un hébergeur de podcasts, c‘est-à-dire qu’il stocke les fichiers audio pour que ceux-ci puissent ensuite être diffusés sur toutes les plateformes, Apple Podcast, Spotify, YouTube, etc., et c’est d’ailleurs grâce à Ausha que vous écoutez actuellement cette émission puisque Monde numérique est hébergée chez Ausha.
Maxime Piquette est évidemment ravi de ce boom du podcast en France.
Maxime Piquette : En deux ans, on a gagné 11 points de croissance sur l’écoute du podcast. Ça veut dire qu’aujourd’hui il y a 33 % des Français qui écoutent du podcast, il y a deux ans on était à 22 %. On ne voit jamais ça dans n’importe quelle consommation de média. C’est vraiment assez spectaculaire de voir cette croissance aussi importante sur ces deux dernières années. On voit que de plus en plus de Français écoutent du podcast. On voit aussi que le podcast permet aux Français de retrouver quelque chose qui était peut-être un peu perdu, d’avoir une écoute un petit peu plus personnelle, de se retrouver peut-être un petit peu soi-même à travers l’écoute d’un podcast, de retrouver aussi des contenus qui lui plaisent, qui l’attirent, qui sont peut-être plus précis sur des sujets. Et puis ce qui est très agréable, mais tu le montres aussi à travers le tien, c’est que les podcasts sont aussi des moments où on peut prendre plus le temps : on peut prendre les sujets, aller un peu plus loin, ne pas être trop sur quelque chose de court et où, finalement, on ne va pas au fond des choses. L’avantage du podcast, c’est aussi d’aller plus profondément sur les sujets.
Jérôme Colombain : On fait encore beaucoup la distinction entre les podcasts replays des radios – les radios s’en sortent quand même super bien, ce sont même un peu elles qui trustent le marché même – et les podcasts natifs faits par beaucoup d’amateurs qui ne sont pas des professionnels de la communication. Est-ce que c’est un effet de bulle ou, d’après toi, il y a vraiment un phénomène à long terme qui va s’installer ?
Maxime Piquette : Si on regarde les autres marchés, je pense notamment au marché US, on est totalement à l’inverse. C’est-à-dire que les podcasts de replay sont quasi-inexistants aux US par rapport aux podcasts natifs. Donc ce modèle-là, où ce sont les podcasts effectivement de replay qui trustent le haut du classement, c’est quelque chose qui est un petit peu plus français, qui est un peu plus propre à notre langue. J’aime à croire que c’est quelque chose qui va changer au fur et à mesure dans les années à venir parce que, finalement, on a cette recommandation et les radios ont une audience vers laquelle elles peuvent pousser vers le podcast et c’est très bien, d’ailleurs il faut les remercier pour ça parce que c’est aussi grâce à elles qu’on vient beaucoup plus évangéliser et faire découvrir le podcast. Ensuite, une fois qu’on va avoir de plus en plus d’auditeurs aguerris, ils vont se renseigner sur les méthodes pour découvrir le mode podcast, on va en parler de plus en plus et on va se recommander entre nous de plus en plus des nouveaux podcasts et c’est vrai que vont émerger de plus en plus des podcasts natifs. Je pense que c’est par là que ça va devenir de plus en plus important.
Jérôme Colombain : Qu’est-ce que les gens cherchent en écoutant du podcast ?
Maxime Piquette : Je pense que chacun a un peu ses raisons. Je pourrais te donner les miennes, mais en réalité chacun a un peu ses raisons. Ce qu’on peut retrouver, en tout cas, c’est que quand on écoute du podcast on peut retrouver une certaine sérénité. Beaucoup écoutent du podcast notamment avant de s’endormir, écoutent une voix paisible, ce n’est pas forcément de l’ASMR [Autonomous Sensory Meridian Response], ce sont plus des sujets sur quelque chose d’agréable, etc., qui nous font plaisir avant de nous endormir. Des personnes, et c’est un peu mon cas, j’aime bien écouter des podcasts où j’apprends sur des sujets, où j’entends des personnes qui sont expertes sur des sujets et qui expliquent un petit peu ce qu’elles font sur tel ou tel domaine ; tu peux avoir ça. Aujourd’hui on a eu une étude CSA qui est sortie sur le podcast, ce qui était amusant, j’ai été très surpris, c’est qu’il y a une très grande proportion, plus de 90 %, des auditeurs de podcasts qui écoutent aussi le podcast avec leurs enfants. Je suis très surpris de ça, d’ailleurs je me demande ce qu’ils peuvent écouter, mais je trouve ça en soi formidable que ça soit aussi quelque chose qui soit finalement un petit peu moins que de l’entre-soi, qui soit aussi un format qui soit partagé, j’imagine peut-être en voiture où tu peux écouter des podcasts, peut-être comiques ou autres, je ne sais pas, avec tes enfants.
Jérôme Colombain : De plus en plus d’auditeurs de podcasts et c’est tant mieux. Un seul mot, un seul conseil, surtout continuez ! C’est ce qu’on appelle donc la creator economy, l’économie des créateurs ou encore la passion economy, l’économie de la passion. Si cela vous intéresse, peut-être parce que vous êtes vous-même concerné, vous êtes dans ce secteur ou vous envisagez de vous y lancer, je vous invite à écouter le bonus de Monde numérique numéro 18 entièrement consacré à ce sujet avec Christofer Ciminelli de Orso Media, et Jean-Baptiste Diebold de Ginkio Topics ; on parle podcast et newsletter.
Que diriez-vous de quelques anniversaires pour la route avant de conclure ?
Ce samedi 16 octobre on fête les 14 ans du Eee PC. Vous souvenez-vous du Eee PC, c’était le premier netbook ? Les netbooks étaient des tout petits ordinateurs qui ont connu leur heure de gloire, un véritable engouement, ils n’étaient pas chers du tout, un écran de 7 pouces à peine, un petit clavier, on se disait que c’était la solution idéale pour les étudiants, les lycéens, etc. Le premier avait été lancé par Taïwanais Asus, il y a eu ensuite plein de clones et puis la mode du netbook est passée exactement comme elle était arrivée.
Dimanche 17 octobre ce sont les 48 ans de l’invention du téléphone portable par Motorola.
Et puis la semaine prochaine, 22 octobre, on fêtera les 13 ans du HTC Dream, c’était le premier smartphone équipé d’Android.
Le même jour, d’ailleurs, ce seront les 12 ans du lancement de Windows 7.
Si vous voulez en savoir plus sur ces anniversaires et sur bien d’autres, si ça vous amuse, si ça vous intéresse, rendez-vous sur le site tech-time.fr.
C’est la fin de ce 18e numéro de Monde numérique. Merci de l’avoir écouté jusqu’au bout.
La semaine prochaine on va changer de décor. Je vous emmènerai loin d’ici. Nous irons au cœur de la péninsule arabique, à Dubaï, aux Émirats arabes unis. On ira visiter un grand salon High tech qui a lieu chaque année, qui s’appelle le Gitex. Je vous proposerai donc une visite du Gitex et une découverte des innovations présentés sur place à Dubaï.
D’ici là n’hésitez pas à écouter les précédents épisodes de Monde numérique. Il y a beaucoup de sujets qui sont toujours d’actualité et surtout n‘hésitez pas non plus à me dire en commentaire ce que vous pensez de cette émission à laisser des messages et à laisser des notes sur les différentes plateformes de podcast. Merci pour tous ceux que vous m’avez déjà envoyés et merci pour votre fidélité. Je vous salue. À samedi prochain.