Intervention de Valérie Peugeot - Journée de formation CRAJEP

Laurent Costy : On se réunit aujourd’hui pour une journée entière. Évidemment, si vous êtes là, c’est que vous avez regardé le programme qu’on vous avait communiqué. L’idée, aujourd’hui, c’est un peu de parler de communs numériques, de logiciels libres, on verra que ces notions sont liées mais ne se recouvrent pas forcément systématiquement.
Dans un premier temps, on a souhaité convier Valérie Peugeot pour nous parler de ce que sont les communs, d’une manière générale, et les communs numériques en particulier. Elle a même retravaillé un peu sa présentation pour, justement, faire le lien avec l’éducation populaire, parce que c’est effectivement un lien qui nous est cher. Donc, merci d’avoir retravaillé cette présentation-là.
Dans un deuxième temps, dans la matinée, on donnera la parole à Jonas et puis à Olivier par rapport à deux logiciels libres qui, si ce ne sont pas des communs numériques, en tout cas sont très proches de la définition qu’on va se donner, ils donneront les petites limites qu’il pourrait y avoir, mais, on est quand même proche de communs numériques. Et puis on pourra échanger un peu sur le cheminement, parce que c’est aussi cela qui nous intéresse, comment on arrive à des objets comme ça.
Et puis, comme c’est un peu le comité de pilotage de Bénévalibre qui a souhaité organiser cette journée, cette après-midi sera plutôt réservée, justement, à de la formation concrète sur Bénévalibre, comment l’utiliser au quotidien, d’un côté, et peut-être qu’on fera deux groupes en fonction de vos besoins, mais aussi un groupe de personnes qui auront envie de réfléchir, justement, sur la façon de poursuivre la construction, au sein de l’éducation populaire et avec les univers qui sont proches, de communs numériques.
C’est un peu le déroulement. Avez-vous des questions par rapport à ce déroulement ? Je vais peut-être laisser la parole à Alexandra Thieyre, pour compléter sur des aspects, s’il y en a, je ne sais pas. C’est le CRAJEP [Comite Régional des Associations de Jeunesse et d’Éducation Populaire] qui nous invite aujourd’hui, le protocole veut que je donne la parole à Alexandra, je ne sais pas. J’invente le protocole.

Alexandra Thieyre : On est en petit comité. Pas mal de personnes nous ont demandé si l’intervention de Valérie Peugeot est enregistrée parce qu’elles ne pouvaient pas être là. Je te remercie d’être venue. Effectivement, comme Laurent l’a dit, l’idée c’était d’avoir ce temps-là et de faire des connexions entre ce qu’on peut travailler au sein de l’éducation populaire et la question des communs numériques qui nous anime avec des temps plus concrets pour ceux et celles qui devront ensuite envie de passer à un nouveau sujet dans la mise en place des logiciels libres. Voilà pour l’essentiel. Peut-être vous dire que cela s’inscrit dans le travail que nous menons depuis longtemps au CRAJEP Bourgogne-Franche-Comté et nous sommes contents de continuer à porter ces questions-là.

Laurent Costy : Parfait. On te donne la parole.

Valérie Peugeot : Super merci. Merci à vous pour l’invitation.
Je vais effectivement vous parler de communs numériques [1] et, plus globalement, de communs de la connaissance, puisque je pense que pour toutes les personnes qui sont dans le monde de l’éducation populaire, parler de la connaissance ça va raisonner un petit peu avec leurs centres d’intérêt.
« Les communs » est un terme qui n’est pas forcément complètement répandu, complètement maîtrisé et complètement compris, je pense donc que ça vaut le coup de faire un petit détour par une définition, resituer le terme, surtout que, comme toujours, je dirais que les communs sont sortis de leur totale confidentialité, c’est quelque chose qui s’est un petit peu diffusé et, comme toujours, il y a des tendances, ce qu’on peut appeler le commons washing, c’est-à-dire la récupération des communs en les vidant un peu de leur substance. Le fait de les redéfinir, de les poser, pour moi, c’est un peu un préalable.
Ensuite, je ferai un petit détour historique pour vous expliquer pourquoi on parle de retour des communs, pourquoi on parle à nouveau des communs depuis, on va dire, une vingtaine d’années, alors qu’ils étaient complètement sortis de l’espace public.
Ensuite, on regardera quelques exemples très concrets de communs numériques avant de parler de l’articulation entre éducation populaire et communs.

Qu’est-ce qu’on appelle les communs ?
Trois dimensions dans la définition.
Selon la définition canonique des communs, la définition qui nous vient d’Elinor Ostrom [2] dont je reparlerai dans quelques instants, un commun, ce sont trois dimensions indissociables, c’est-à-dire à la fois une ressource qui va être partagée, qui va échapper au droit de propriété, qui va être régie par des usages plus que par le droit de la propriété. Cette ressource peut être matérielle ou immatérielle.
Donc, matérielle, vous avez un exemple historique, ce sont des terrasses agricoles qui se trouvent au Pérou, auprès du lac Titicaca, et qui sont gérées depuis pas moins de 800 ans par les communautés autochtones qui vivent dans cette région-là, ce qui veut dire concrètement que chacun a son lopin de terre, mais que tout le système d’irrigation, d’approvisionnement en eau pour l’agriculture, est géré comme un commun. Il n’y a pas de droit de propriété de la part de tel ou tel paysan.
Cela peut être aussi, bien sûr, une ressource immatérielle. On va parler longuement de logiciel libre. Le code peut être, évidemment, dans le cas du logiciel libre, une ressource partagée qui échappe au régime de propriété intellectuelle, mais il y en a d’autres, c’est pour cela que j’ai mis cette illustration, par exemple si vous pensez à tout ce qui est Negro spirituals, cette musique qui est née, malheureusement, dans le cadre de l’esclavage, ce sont des chansons qui n’appartiennent à personne, qui appartiennent à tous ceux qui les chantent. Il y a pas de droits d’auteur pour pouvoir chanter ces Negro spirituals historiques.

À côté de cette ressource, deuxième dimension très importante, c’est la communauté qui va gérer les communs. Cette communauté peut être toute petite, très restreinte, comme une communauté qui va gérer un jardin partagé ou les habitants d’un habitat participatif très localisé, très territorialisé, mais ça peut être aussi une communauté complètement déterritorialisée, une communauté très nombreuse comme les développeurs de logiciels libres ; si on prend l’exemple de Linux, vous savez que ce sont des milliers de contributeurs à travers la planète. Donc des communautés qui peuvent être très nombreuses, très étendues et totalement déterritorialisées.

Et enfin, la troisième dimension, qui est absolument essentielle, ce sont des règles de gouvernance qui vont permettre de gérer cette ressource par la communauté, qui vont permettre de la protéger, parce qu’on peut avoir ce qu’on appelle des passagers clandestins, des free-riders en anglais, qui viennent abuser, qui profitent du fait qu’il y ait une ressource qui échappe au régime de la propriété. Donc, à la fois la partager, mais aussi la faire prospérer, la faire grandir, toutes les règles qui vont permettre à la communauté de décider de la manière dont on va user, utiliser, se répartir cette ressource.

À gauche, je vous ai mis la Charte des forêts, qui date de 1217, un texte qui a été adopté deux ans après la Magna Carta dont vous avez probablement entendu parler, en Angleterre. Ce texte, la Magna Carta, régissait les rapports entre le roi et ses barons après des guerres sanguinaires. La Charte des forêts est, en quelque sorte, une extension de la Magna Carta. Les communs préexistaient complètement à ce texte, mais c’est le premier texte qu’on ait retrouvé qui pose le principe des communs en instituant pour la première fois des droits aux communautés paysannes, aux paysans, d’aller glaner, d’aller faire paître leurs animaux, d’aller ramasser du bois sur les terres qui appartiennent au roi ou à la noblesse. C’est le texte historique.
Aujourd’hui, on trouve, par exemple, un certain nombre de conventions qui sont inscrites juridiquement. Qui connaît les licences Creative Commons [3] ici ? Tout le monde, je pense. Non, ça ne vous dit rien ? Alors, tout petit arrêt sur image pour ceux qui ne connaissent pas.
Les licences Creative Commons sont un outil qui vous permet de décider de partager une de vos créations – que ce soit un texte, une photo, une vidéo, peu importe – et de la faire circuler en la faisant échapper au régime du droit d’auteur classique tout en la protégeant et vous pouvez choisir différents régimes, vous les voyez s’afficher ici avec les différentes icônes. Vous pouvez décider que vous mettez votre œuvre dans le domaine public donc tout le monde peut en faire ce qu’il veut, comme il veut, aucune exigence. Ou vous pouvez décider de conserver l’auctorialité, c’est-à-dire demander à ce que votre nom, en tant que créateur, soit associé à l’œuvre, mais, pour le reste, les gens peuvent l’utiliser. Ou vous pouvez décider de restreindre cet usage, par exemple dire « j’autorise la réutilisation de telle ou telle photo, mais uniquement pour des usages non commerciaux. » C’est donc un outil juridique qui inscrit les règles que se choisit, en l’occurrence un auteur et non pas une communauté, mais vous verrez que tous les contributeurs aux Creative Commons [3] font partie de la communauté qui gère ces œuvres de l’esprit qui ont vocation à circuler bien plus que ne l’autorise le copyright côté États-Unis ou le droit d’auteur côté européen.

Le terme « communs » est un terme qui est très souvent connexe de termes très proches, je voudrais être peut-être lever un certain nombre d’ambiguïtés.

D’abord, on parle de communs et de biens communs. En réalité, pendant très longtemps on a parlé uniquement de biens communs et, progressivement, on a laissé tomber le terme « biens ». Il y a deux raisons.
D’abord, il y a une raison qui est liée un peu à l’internationalisation du mouvement des commoners. Dans les pays anglo-saxons, on parle de commons, de common goods, du coup, il y a peut-être eu une influence linguistique qui fait qu’entre commoners, entre activistes des communs, on a eu envie d’unifier un peu le vocabulaire. Mais la raison beaucoup plus importante, c’est qu’en fait on veut insister sur la dimension communauté et sur la dimension dynamique sociale associée à la ressource. Bien sûr, le fait que la ressource soit partagée, c’est important, mais c’est vraiment la communauté et la dynamique sociale autour de la ressource qui est le plus important pour nous, d’où le fait qu’on ait un peu gommé le terme « biens ». Ceci étant, si, dans la littérature, vous trouvez des articles, des interviews, etc., qui parlent de biens communs au pluriel, sachez qu’on évoque la même chose.

Ensuite, les communs ne sont pas le bien commun, c’est compliqué. De façon très simpliste, simplifiée, je dirais que le bien commun c’est une sorte d’équivalent de l’intérêt général, c’est-à-dire qu’il y a une valeur morale dans le bien commun qui n’est pas nécessairement encapsulée dans LES communs. La plupart des activistes des biens communs poursuivent en général un objectif, on en parlera tout à l’heure, de transformation. En général, les gens qui se mobilisent autour des communs sont des personnes qui ont envie de sortir du système classique capitalistique. Il y a donc souvent aussi une finalité, on va dire, d’intérêt général, mais ce n’est pas systématique. Si on s’en tient à la définition stricto sensu d’un bien commun, d’un common, il n’y a pas forcément cette finalité morale embarquée.
Je vais prendre un exemple très radical, je n’aime pas beaucoup ce genre-là, mais, aujourd’hui, vous trouvez sur le Web des plans en open source, des plans ouverts, pour fabriquer des armes et ils ont été utilisés, par exemple, par ce jeune homme qui a assassiné un assureur aux États-Unis, c’est comme ça qu’il a créé son arme. Je ne suis pas sûre que ça poursuive une finalité d’intérêt général, on pourrait très longuement discuter de l’exemple américain, on ne va pas rentrer dans ce débat ce matin. Des plans en open source, qui ont été développés par une communauté de designers fanas d’armes, ça répond aux trois critères, mais…
Dans la pratique, on pourra en reparler, encore une fois, la plupart du temps on observe que les gens qui s’engagent dans les communs poursuivent aussi une finalité d’intérêt général. Mais, d’un point de vue strictement sémantique, il faut vraiment distinguer le bien commun et les communs ou les biens communs.

Ensuite, on parle aussi beaucoup de biens publics. Il ne faut pas confondre les biens publics avec les communs. En plus, ce qui est compliqué avec les biens publics, c’est que, selon qu’on les regarde avec des yeux d’économiste ou avec des yeux de juriste, ça ne renvoie pas la même chose, c’est juste pour nous embrouiller.
Du point de vue des économistes, ce qu’on appelle les biens publics, ce sont des ressources non rivales, non excluables. Qu’est-ce que c’est que ces termes ? Je vais m’expliquer.
Des ressources non rivales, non excluables, sont des ressources que je peux partager sans m’en priver et sans empêcher d’autres personnes d’y accéder. Je prends un exemple tout bête : si je vous donne l’information « aujourd’hui, il fait beau », je vous partage cette information parce que vous êtes non-voyant, vous ne pouvez pas regarder par la fenêtre, je ne peux empêcher aucune personne voyante d’avoir cette information, donc je ne peux pas exclure d’autres personnes, et je ne me prive pas de cette information, parce que je vous ai partagé cette information météorologique. C’est ça une ressource non rivale, non exclusive d’après les économistes et souvent, on en reparlera tout à l’heure, les ressources qui sont partagées comme des communs répondent à ces critères, mais pas nécessairement. Ils peuvent répondre à l’un ou l’autre critère, mais pas nécessairement.
Surtout, n’hésitez pas à m’arrêter si je deviens jargonnante ou si c’est un peu trop compliqué.

Quant aux biens publics vus par l’État, ce sont des forêts domaniales, des ressources qui appartiennent à la puissance publique, que ce soit une collectivité territoriale ou l’État central et qui sont gérées par l’État. On pourra en reparler, mais, souvent, ce sont d’anciens communs qui sont devenus des biens publics gérés par la puissance publique, pas toujours, mais souvent.

Autre chose, le domaine public. Ce ne sont pas des communs au sens strict. Ce qu’on appelle le domaine public [4] ce sont les œuvres qui sont sorties du régime de propriété intellectuelle, qui sont sorties du droit d’auteur, elles rentrent dans le domaine public, elles sont donc effectivement utilisables par tout un chacun. Elles échappent au régime de propriété intellectuelle, donc elles répondent à ce premier critère de ressource partageable, par contre, il n’y a pas du tout de communauté qui gère le domaine public. Donc, de ce point de vue-là, le domaine public ne répond pas à l’un des critères. Pour autant, on a tendance, par extension, à considérer que le domaine public fait partie aussi, s’inscrit dans la prolongation des communs, parce que ça contribue aussi à accroître la part des créations qui ne sont pas dans un régime de propriété. C’est vrai qu’il y a, on va dire, une complicité à la fois conceptuelle et, en même temps, pratique, pragmatique, dans le fait que le domaine public et les communs répondent à cet objectif de sortie du régime de propriété.

C’est la même chose pour ce qu’on appelle l’open data [5]. Qui ne connaît pas l’open data, les données ouvertes, ça vous dit quelque chose à tous ? Tout le monde est familier de la notion ? Surtout, n’hésitez pas à m’arrêter.
Vous savez que depuis maintenant une décennie, on va dire, on a tendance à ouvrir les données qui sont recueillies par des acteurs publics et à les mettre non pas dans le domaine public, sauf s’ils sont assortis d’une licence de type CC0 [6]. Si vous allez sur le site web de l’État [7], data.gouv.fr, vous trouverez toutes sortes de données qui peuvent être réutilisées, qui sont soumises à des licences, il y a deux types de licences qui sont associées aux données ouvertes sur le site gouvernemental. Là encore, il n’y a pas de communauté, mais elles participent encore à l’extension de l’espace informationnel échappant au régime de propriété.

Enfin, je le dis parce que les pourfendeurs des communs ont tendance à dire « les communs, c’est le communisme », ça a l’air un peu bêta de dire ça comme ça. Même si la racine sémantique est la même, bien sûr, dans la pratique, évidemment, ça n’a pas grand-chose à voir avec les régimes à économie administrée. Si on regarde ce qui s’est passé par exemple du côté de l’ancienne Union soviétique, on était très loin des communs, au contraire, on était dans un régime de propriété monopolistique, l’État étant le seul et unique propriétaire des moyens de production.
Vous avez d’un côté le capitalisme avec, de façon dominante, le secteur privé qui est propriétaire, mais aussi la puissance publique, avec un équilibre qui varie selon les périodes et selon les orientations politiques des États, et vous avez, de l’autre, les régimes à économie administrée où c’est de la propriété monopolistique. Les communs, c’est donc vraiment un troisième régime, qui n’est ni l’un ni l’autre.

Public : Juste une question sémantique sur le mot « communauté ». C’est participatif et c’est un collectif mais il faut préciser que le mot communauté peut parfois faire penser à un modèle religieux. J’utilise plutôt le mot « collectif » que « communauté ».

Valérie Peugeot : C’est une très bonne remarque, d’autant plus qu’on va y venir. Dans le monde numérique, la manière dont on utilise le terme « communauté », là, je parle plutôt du côté GAFAM, c’est souvent avec un usage dévoyé. Pour prendre un exemple très actuel. Vous n’êtes pas sans savoir que Mark Zuckerberg a décidé qu’il arrêterait le fact-checking, donc qu’il arrêterait d’investir dans le contrôle des contenus et, marchant dans les pas d’Elon Musk, il a affirmé qu’il remplacerait ce système de fact-checking, qui était monté en partenariat avec des médias, par du contrôle par la communauté des utilisateurs, ce qui est une vaste fumisterie, on pourra en reparler, ce n’est pas le sujet ce matin. Donc là, il utilise le terme « communauté », et c’est vrai que dans le numérique, ce terme peut recouvrir le meilleur et le pire. Je trouve qu’utiliser le terme de « collectif » est tout à fait judicieux, en tout cas, d’un point de vue strict des définitions on peut utiliser l’un ou l’autre, mais je pense que c’est effectivement malin, dans un contexte où ça peut prêter à confusion, d’utiliser le terme « collectif ».

Pourquoi parle-t-on du retour des communs depuis une vingtaine d’années ?
Je vais faire un petit retour dans l’histoire.
En fait, je l’ai déjà évoqué un petit peu à travers la Charte des forêts, à travers l’exemple péruvien, les communs ont été présents, d’un point de vue anthropologique, dans l’histoire de l’humanité, quasiment de tout, de tout temps dont on peut observer les traces. Les travaux en anthropologie sur des peuples autochtones, que ce soit en Nouvelle-Zélande, au Canada, etc., montrent que, chez ces peuples autochtones, on continue d’avoir en partie des gestions avec des systèmes de communs. Les communs n’ont donc rien de très nouveau, mais ce qui est intéressant, c’est que, grosso modo jusque fin 17e, début 18e, la présence des communs dans les systèmes sociaux était très forte, on l’a complètement oublié, ça a été effacé de nos mémoires collectives. Par exemple, au Japon, un tiers des terres arables était géré sous forme de communs. Aujourd’hui, vous en trouvez des réminiscences dans les campagnes françaises. Si vous vous promenez dans les villages, vous verrez des fours à pain, des lavoirs, des moulins, etc., souvent désaffectés et, en général, il y a un petit panneau touristique à côté, qui n’emploie pas forcément le terme « communs », mais qui décrit le fait que c’était géré comme des communs. Il y a donc encore des tas de traces de ces communs historiques dans nos campagnes en France. Souvent historiquement – je pense surtout aux terres, plus qu’aux plus lavoirs –, pour ces communs, il y avait, en fait, un régime de propriété hybride, c’est-à-dire que la propriété du foncier était classiquement aux mains de la noblesse, mais, après, les usages étaient laissés en commun. Donc une espèce d’hybridation entre propriété classique et communs.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi nos communs ont-ils disparus à la fois de nos campagnes, de nos pratiques, de nos usages et de nos mémoires ?, parce que c’est le point important.
En fait, à partir du 18e siècle, il y a eu ce qu’on appelle les enclosures, c’est-à-dire qu’on a ré-enclos les communs, on a remis les communs sous un régime de propriété. Il faut aller chercher les deux explications principales du renfermement des communs à la fois du côté de la pensée, du côté des idées et du côté de la révolution industrielle.
Du côté de la pensée, on a toute une série d’acteurs, comme ceux que vous voyez s’afficher ici à l’écran, qui ont affirmé de façon très forte – on en a l’héritage encore aujourd’hui, toute la pensée néolibérale est encore nourrie de ces penseurs-là –, ont expliqué que la propriété était le meilleur régime pour le bien-être collectif, pour gérer des ressources rares.
On connaît la théorie d’Adam Smith [8] sur le marché comme étant le meilleur moyen d’allouer des ressources.
John Locke [9], lui, avait justifié le fait qu’il y ait, en Amérique, une mainmise sur les terres des Amérindiens en expliquant que c’est le travail qui justifie la propriété et que les Indiens ne travaillaient pas, donc, à partir de là, on pouvait prendre leurs terres. Vous voyez qu’il y a tout un enchaînement du droit de propriété comme justification, en l’occurrence d’une colonisation, ni plus, ni moins.
Bernard Mandeville [10] lui, c’était plutôt, je dirais, le personnage qui, avec son ouvrage le plus connu, La Fable des abeilles, a déculpabilisé une société chrétienne sur le fait d’accumuler de la richesse. Je dirais que, finalement, c’est un peu l’ancêtre de la théorie du ruissellement, il a expliqué que le fait que les riches s’enrichissent ça allait naturellement redescendre sur le reste de la société, donc dans une société chrétienne où il fallait faire le bien, etc., ça a été une rupture intellectuelle très forte.
Je ne vais pas rentrer dans la pensée de chacun de ces personnages, mais c’est important de comprendre, pour notre période actuelle, à quel point les idées sont performatives, à quel point les idées participent d’une transformation de la société.

Laurent Costy : Je me permets de faire un petit commentaire.
On est plutôt au fait que ça transforme la société par rapport à l’éducation populaire. Je voulais signaler le livre Le Grand Mythe de Naomi Oreskes et Eric Conway, qui retrace comment, durant tout le 20e siècle, la pensée libérale s’ancre au niveau des États-Unis. Ça commence en 1910, juste avant la guerre, et ça reprend tout ce qui a été mis en œuvre pour transformer cette logique et, justement, l’ancrer dans la société.

Valérie Peugeot : Très bien. Avec le grand tournant Reagan/Thatcher.
Tout cela se nourrit, bien sûr, je vous le présente de façon séparée, mais idées, économie, organisations sociales et technologies interagissent en permanence. Tout cela va aussi s’ancrer, pour reprendre le terme de Laurent, dans le fait que la noblesse, propriétaire des terres que les paysans, notamment les plus pauvres, pouvaient utiliser, va avoir intérêt, dans le cadre de la révolution industrielle, à se ré-accaparer, ré-enclore, comme je le disais, ces terres. Pourquoi ? Parce qu’en fait, autour des machines à vapeur qu’on va commencer à déployer dans les villes comme Manchester et autres, eh bien on a besoin d’ouvriers et, du côté des terres, on a besoin de développer l’élevage d’ovins pour produire plus de lait. Donc, les nobles vont récupérer ces terres pour intensifier, développer l’élevage ovin. On va produire plus de laine qu’on va pouvoir envoyer dans les usines et, en même temps, les paysans les plus pauvres, qui meurent de faim, qui sont chassés de ces terres auxquelles ils n’ont plus accès, vont migrer vers ces grandes villes et aller s’entasser dans les conditions absolument terribles que l’on sait, dans ces zones industrielles et fournir la main-d’œuvre autour de ces machines à vapeur. J’ai mis le cercle vicieux. Du point de vue des nobles, vous comprendrez bien que c’est un cercle vertueux qui s’est mis en place.

Valérie Peugeot : Il faut comprendre qu’ensuite les anti communs, on va dire les partisans d’un régime de propriété tout-puissant, vont obtenir un certain nombre de textes juridiques qui vont acter, par la loi, la disparition des communs. Vous voyez mal à l’écran, mais la carte qui s’affiche à votre droite est une carte qui met en valeur toutes les terres, en Angleterre, qui étaient gérées comme des communs. On ne voit pas, mais la coloration est liée à trois lois successives qui ont fait disparaître les communs. Vous voyez le pourcentage de terres, c’est quand même énorme, qui a été ré-enclos par des actes juridiques.

Une fois qu’on a dit cette courte histoire, on va avoir une grande éclipse des communs qui va durer du 18e siècle jusqu’au, grosso modo, tout début du 20e, avec une réapparition, comme je le disais en titre, qui s’est accélérée dans les 20 dernières années.

Là encore la pensée joue un rôle, évidemment.
Les premiers penseurs sont John Commons [11], dont vous voyez la photo en haut à droite, qui avait un nom prédestiné à se pencher sur les communs, un juriste, qui, dans un courant juridique qui s’appelle le legal realism aux États-Unis, a été le premier à remettre en cause ce paradigme du tout propriétaire et a essayé de pousser, on va dire, une autre approche du droit de propriété.
Un autre acteur important c’est Karl Polanyi [12] la deuxième photo, qui, dans son ouvrage dont vous avez probablement entendu parler, La Grande Transformation, a, entre autres, documenté la manière dont les communs ont été ré-enclos. Je ne sais pas si vous êtes familiers de sa pensée, il a milité pour qu’on ré-encastre l’économie dans le social, ce qui, vous voyez bien, résonne complètement avec les communs, c’est-à-dire que l’économie ne soit pas auto-déterminée par des finalités économiques ou financières, mais ré-encastrée dans le social, c’est-à-dire répondre aux besoins de la société.
Il y en a un troisième que je n’ai pas mis là, que j’aurais pu rajouter, qui est Ivan Illich [13] , qui, assez paradoxalement parce qu’il était très critique de la technique, des ordinateurs et de l’informatique, qui, en même temps, a complètement nourri la pensée, on va dire, des acteurs de l’informatique des années 80 ans, comme Stewart Brand [14], qui ont été des fervents militants d’une informatique décentralisée, distribuée, et, eux aussi, se sont nourris de la pensée d’Ivan Illich. Vous voyez donc un certain nombre de grands précurseurs.

Mais le grand tournant récent date des travaux d’Elinor Ostrom [2] et de l’école qu’elle a créée, qui s’appelle l’École de Bloomington. Qui, ici, a entendu parler d’Elinor Ostrom ?
Au départ Elinor Ostrom est politiste, elle est chercheuse en sciences politiques et elle a, pendant toute sa carrière, enquêté de façon très empirique sur les communs en allant sur le terrain. À travers la planète entière, elle est allée voir les systèmes de gestion d’eau dans les rizières en Asie, les systèmes de distribution d’eau dans la vallée de Los Angeles, elle est allée en Amérique latine, elle a labouré la planète entière pour ses recherches, d’où la force de son travail, vraiment cet empirisme. Elle est partie de ses observations et non pas d’un discours théorique, ex nihilo, très abstrait. Le déclencheur de ses travaux, il faut le dire, c’est très important, ce n’est certainement pas le seul, mais un des déclencheurs important de ses travaux, c’est un article qui date de 1958, qui a été publié par un biologiste qui s’appelle Garrett Hardin [15]. Garrett Hardin a écrit un article qui s’appelle « La tragédie des communs » dans lequel il explique que si on laisse un champ à la libre gestion des paysans, sans droits de propriété, eh bien nécessairement la ressource va s’épuiser, c’est-à-dire que tous les paysans vont mettre leurs bêtes, ça va être le bazar, donc, au bout d’un moment, il n’y aura plus rien à manger puisque toutes ces bêtes auront tout mangé, etc. Cet article a fait énormément de mal. Je le souligne parce que, à ma grande surprise, il y a quelques jours, j’ai encore vu qu’à Sciences Po, dans le programme d’enseignement de l’économie, on parlait encore de Hardin, comme quoi, vous le savez, les mauvaises herbes sont tenaces. Ostrom [2] s’est battue contre cet article et elle a démontré, par ses travaux empiriques, qu’en réalité c’était une fable que Hardin avait inventée, qui, pour le coup, ne s’appuyait pas sur des travaux empiriques, et que cette narration faisait abstraction des deux autres dimensions que j’ai évoquées tout à l’heure, c’est-à-dire qu’elle faisait abstraction du fait qu’il y avait effectivement un collectif de paysans, c’est-à-dire du fait qu’il y avait effectivement un collectif de paysans des travaux empiriques, et que cette narration faisait abstraction des deux autres dimensions que j’ai évoquées tout à l’heure, c’est-à-dire du fait qu’il y avait effectivement un collectif de paysans qui étaient en capacité de s’organiser, de mettre en place des règles sociales qui allaient éviter cette fameuse tragédie des communs. Lui n’a regardé que l’économique, il n’a pas regardé le social, d’où son erreur, si je puis dire, même plus, une erreur très lourde.
C’est donc important de comprendre aussi comment les idées s’emmanchent en réaction.
Les travaux d’Elinor Ostrom [2] ont été couronnés, en 2009, par ce qu’on appelle couramment le prix Nobel d’économie, qui, en réalité, s’appelle le prix de la Banque de Suède.
Ce qui est important, c’est qu’Elinor Ostrom s’est intéressée essentiellement, pour la plus grande partie de son travail, à des communs matériels, à des ressources naturelles, des forêts, des systèmes de gestion d’eau, de semences, etc., mais, sur la fin de sa vie, elle a commencé à évoluer sur deux questions. D’une part, elle a commencé à s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler les communs universels à travers la question écologique. C’est un point important, la question du changement climatique, etc., on voit bien que la ressource climat, la ressource air, etc., sont des ressources planétaires, avec toute la problématique que ça pose, puisque, aujourd’hui, ce n’est pas l’ONU qui répond aux critères d’un collectif en capacité de protéger ces ressources, on le voit bien, ni le GIEC, ni personne. Et elle a commencé à s’intéresser, sous l’influence de Charlotte Hess, vous voyez sa photo s’afficher, qui est une bibliothécaire, aux communs de la connaissance. C’était sur le tard, mais ça a été un grand tournant, et elles ont copublié un ouvrage au sujet des communs de la connaissance.

Ce qui a aussi énormément joué dans le retour des communs, je dirais de la même manière que Ostrom a réagi à Hardin, c’est qu’un certain nombre de juristes, aux États-Unis, ont réagi à une extension des droits de propriété intellectuelle. Je m’explique. Le droit d’auteur, en fait depuis sa création, n’a cessé de s’étendre. Aujourd’hui, le droit d’auteur en Europe, c’est 70 ans après la mort de l’auteur, jusqu’à une époque c’était 50 ans, avant c’était 20 ans. On a donc vu, au cours du 20e siècle, les droits de propriété intellectuelle, pas seulement le droit d’auteur, mais aussi le droit des marques, le droit des brevets, etc., gagner du terrain. En réaction à cette extension de droits de propriété intellectuelle, un juriste, qui s’appelle James Boyle, a dénoncé ce qu’il appelle le second mouvement des enclosuresEnclosure des communs informationnels]]. Cette fois-ci, ce ne sont plus les enclosures des terres ou des forêts, mais les enclosures des œuvres de l’esprit.
On n’a pas le temps de rentrer dans chacun des petits points que j’ai affichés là, mais on a à la fois, je l’ai déjà dit, une extension du côté du brevet, du côté du droit d’auteur ; on l’a aussi du côté de la pensée scientifique. Historiquement, les scientifiques, les chercheurs, partageaient leurs connaissances au sein de sociétés savantes et au sein de revues qui étaient publiées par ces sociétés savantes. Progressivement, on a vu ce partage-là se rétrécir et au cours du 20e siècle, notamment au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, il y a eu une incitation des universités publiques à se procurer leurs propres moyens de financement. Se procurer leurs propres moyens de financement, c’est quoi ? C’est déposer des brevets, c’est limiter la circulation des idées. On a vu aussi se constituer un certain nombre de revues scientifiques privées, avec le groupe Elzevier, Sciences, etc., toutes ces grandes revues scientifiques, privées, ultra-bénéficiaires et qui privatisent la connaissance scientifique, puisque ces œuvres, ces résultats de recherche ne peuvent plus circuler. Aujourd’hui, il faut que les bibliothèques publiques achètent les revues pour les mettre à disposition de leurs chercheurs. Vous avez donc un double financement public : la recherche publique financée par le secteur public ; à l’autre bout les bibliothèques qui achètent, payent très cher des œuvres, des articles scientifiques, et, au milieu, des revues qui se nourrissent avec des marges à 35 % et une des croissances incroyables.
Je ne vais pas détailler chacun de ces exemples, mais on a cette problématique du côté des médicaments, on a cette problématique avec les semences, etc.

Donc, en réaction au second mouvement des enclosures décrit par Boyle, un certain nombre de mouvements sociaux, de mouvements citoyens vont se mettre en mouvement, si je puis dire, vont se mettre en action et qui vont trouver dans les communs une espèce de concept parapluie, au bon sens du terme, dans lequel embarquer un certain nombre de luttes qui, jusqu’ici, étaient menées en silos : les gens qui se battent pour les médicaments génériques, les personnes qui se battent contre les OGM, les personnes qui se battent pour les semences libres, les personnes qui se battent contre le droit d’auteur, etc. Les communs vont être, finalement, l’étendard rassembleur d’une pensée dans laquelle le fil rouge ou le point commun, c’est laisser l’information en partage, ne pas enfermer l’information. Quand je dis l’information, c’est le code d’un logiciel, c’est le princeps d’un médicament, c’est le gène d’une semence. À chaque fois, on retrouve une information qui est enfermée par ces droits de propriété intellectuelle, donc tous ces mouvements vont, chacun à sa manière, contribuer à résister à cette extension du champ de la propriété intellectuelle.

Autre facteur très important qui joue un rôle dans le retour des communs, ce sont, évidemment, les technologies numériques.

D’abord, il faut se souvenir qu’Internet et le Web ne ressembleraient pas à ce qu’on connaît aujourd’hui s’il n’y avait pas, au cœur de leur fonctionnement, des communs. Qu’est-ce que c’est que ces communs ? Ce ne sont pas les tuyaux, ce ne sont pas les câbles qui sont la propriété des opérateurs télécoms, ce ne sont pas les logiciels, ce sont les protocoles, les protocoles TCP/IP, HTTP, etc., qui permettent à l’information d’être partagée. Je m’explique.
En 1993, Tim Berners-Lee [16], qu’on appelle souvent le papa du Web, a inventé le Web. À l’époque, il était chercheur au CERN [Conseil européen pour la recherche nucléaire], en Suisse, et le CERN, sous son impulsion, a décidé de rendre les protocoles du Web libres. Cela a été un facteur d’innovation extraordinaire, parce que tout le monde a pu se mettre à créer son site web dans son garage, pour reprendre l’expression habituelle, sans avoir à demander l’autorisation ou sans avoir à payer des dividendes au CERN pour le fait d’utiliser le protocole www, etc., enfin les différents protocoles du web. Ce qui est intéressant, c’est que ça a permis une explosion, en termes d’innovation, à la fois technologique, mais aussi de pratiques, d’usage, etc. On a donc, au cœur du Web et de l’Internet, des communs, ce que les propriétaristes oublient, passent sous silence. S’il n’y avait pas eu ça, je ne sais pas ce que serait devenu le Web si on avait dû payer au CERN des euros pour chaque site web.

Autre point important, dans le rôle des technologies numériques, le fait qu’on numérise les informations et les œuvres de l’esprit, rappelez-vous ce que j’ai expliqué sur les biens publics d’un point de vue économique, cela les rend non exclusives et non rivales. C’est-à-dire qu’à partir du moment où votre morceau de musique n’est plus à l’intérieur d’une cassette, pour ceux qui voient encore ce que c’est, d’un CD ou d’un disque vinyle, mais qu’elle est numérisée, elle peut circuler librement via le Web, via les réseaux sociaux, ce qui en fait un candidat au partage. Évidemment, c’est beaucoup plus facile de partager une œuvre numérisée que de partager une œuvre qui est sur une cassette. On copiait les cassettes, le son était de plus en plus pourri, et la diffusion était quand même assez problématique.
J’ai écrit là des candidats potentiels au partage, ça ne veut pas dire que, parce qu’une œuvre est numérisée, elle va nécessairement être partagée. Souvenez-vous ce qui s’est passé après les débuts de la numérisation avec l’apparition des réseaux peer-to-peer, massivement. Ces réseaux sont apparus parce que l’usage partagé était devenu possible. Face à cela, il y a eu, évidemment, un contre-feu de la part des industries culturelles pour empêcher cette circulation, pendant très longtemps notamment avec des DRM Digital Rights Management et surtout avec des armes légales, la création d’Hadopi [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet], des sanctions pour les personnes qui utilisent les réseaux pair-à-pair, etc. Vous voyez que la réponse est légale face à un changement d’ordre techno-social ; techno parce que c’est la numérisation qui le permet, et social parce que ce sont les pratiques sociales de partage en pair-à-pair, qui sont mises en place.
Les DRM, Digital Rights Management, sont des petits bouts de code qui, au départ, étaient faits pour pouvoir tracer les usages qui étaient faits des œuvres de l’esprit, des créations culturelles, qui, en fait, très vite, ont été détournés pour devenir des verrous techniques et juridiques sur les œuvres de l’esprit et éviter que les gens les partagent.

Donc numérisation des œuvres et l’existence d’Internet a évidemment permis de voir émerger des communautés déterritorialisées, là où c’était impossible du temps où on n’avait que des communs matériels, on était forcément à proximité pour pouvoir gérer la ressource. On l’a vu avec l’exemple du code, mais il y en a plein d’autres, je vais citer quelques exemples tout à l’heure, plein d’autres communautés travaillent à travers la planète entière, pas forcément sur du code et cela est devenu possible grâce à Internet.

Petit point d’attention. Quand je dis que les technologies numériques jouent un rôle dans ce retour des communs, il faut se garder de ce qu’on appelle une essentialisation, une naturalisation. Je m’explique. Il faut se garder de l’idée que, parce qu’il a du numérique, nécessairement ça déboucherait sur du commun. C’est un facilitateur, c’est un vecteur pour créer des communs, mais ce n’est pas systématiquement une vertu du numérique.

Pour finir sur cette partie, je dirais que, pour moi, l’intérêt des communs, un des intérêts principaux des communs, c’est qu’ils nous aident à changer de lunettes, ils nous aident à penser autrement le monde d’aujourd’hui, notamment à nous extraire de l’ordre propriétaire. On a tellement incorporé dans nos esprits, on a tellement digéré cette idée que hors du droit de propriété point de salut, depuis maintenant deux siècles, qu’on a du mal à imaginer qu’on puisse faire autrement. Je pense que si vous interrogez quelqu’un dans la rue en demandant : « Est-ce qu’on peut faire autrement ? Est-ce qu’on pourrait imaginer gérer un bâtiment autrement que par le droit de propriété ? », il dira « non ». On l’a tous digéré. Donc, il faut vraiment se remettre en tête que la propriété, c’est une construction sociale, comme une autre. La propriété publique en est une, la propriété privée en est une, les communs en est une troisième. Ce sont trois constructions sociales et non pas des droits naturels inhérents à l’humanité. C’est pour cela que je parlais, au début, de l’anthropologie qui nous montre bien qu’il y a des pans entiers de nos sociétés, historiquement et encore aujourd’hui, qui fonctionnent en dehors de ces régimes de propriété.
Je vous ai mis ici deux exemples qui sont encore d’actualité : un système de gestion de rizières au Japon qui, dans certains coins, perdure encore sous forme de communs et les marais salants de Guérande. Chaque paludier a évidemment sa ou ses parcelles de marais salants, mais tout le système de gestion de l’eau – est-ce qu’on fait monter l’eau de mer, ou pas, à quel moment, etc. –, c’est géré en commun, ça existe encore, même si, aujourd’hui, c’est marginal.

Je reviens en numérique. Je vais vous donner quelques exemples pour vous montrer, aujourd’hui, la diversité des communs de la connaissance, les plus connus, ceux qu’on cite toujours en premier.
Wikipédia évidemment, qui est le commun de la connaissance par essence. J’attire votre attention. Avez-vous vu que, très récemment, Elon Musk a attaqué Wikipédia ? Avez-vous lu ça dans la presse ? Elon Musk a attaqué Wikipédia avec une virulence absolument incroyable, avec l’argument que les contenus de Wikipédia seraient wokistes, qu’on retrouverait dans Wikipédia toutes les idées de diversité, de tolérance, etc., qu’il combat. En réalité, je pense que ça va bien au-delà. Mon analyse c’est que Wikipédia représente pour lui très exactement tout ce dont il ne veut pas. Ça représente de la connaissance libre ; ça représente de la non-propriété, puisque c’est un commun ; ça représente quelque chose qui échappe au capitalisme informationnel extrême dont il est un des plus grands promoteurs ; ça échappe à toute forme de contrôle. Tout vice-président non officiel des États-Unis qu’il est en train de devenir d’ici quelques jours, il ne peut pas mettre la main sur Wikipédia, à moins de prendre tout un arsenal juridique pour démanteler Wikipédia, mais, dans le cadre juridique actuel, c’est, pour lui, inattaquable. Je pense que c’est symbolique de la force des communs, force à la fois, évidemment, quand on voit les millions d’usages de Wikipédia, mais aussi la force politique de Wikipédia.
Évidemment Linux, le système d’exploitation en logiciel libre est un des communs les plus connus.
OpenStreetMap [17], j’imagine que tout le monde connaît OpenStreetMap, le Google Maps en commun, libre, ouvert et contributif.
TCP/IP, HTTPS, j’en ai déjà parlé, je ne reviens pas là-dessus.
Open Food Facts [18]. Tout le monde connaît ? Open Food Facts est une base de données d’informations alimentaires qui a servi, entre autres, à Yuka [19] que tout le monde connaît, j’imagine. Yuka, en fait, s’est créée à partir d’Open Food Facts. Vous pouvez, demain, contribuer à la base de données Open Food Facts, rajouter des informations sur la composition et la qualité des aliments. Pourquoi je parle de Yuka ? C’est intéressant parce qu’on voit que les communs ne sont pas antinomiques avec le marché. L’idée n’est pas de remplacer tout le marché par les communs. L’idée, c’est d’avoir plusieurs régimes qui cohabitent, c’est-à-dire d’avoir du marché, d’avoir des communs et d’avoir de la propriété publique, de la gestion publique, du service public. Il faut que tout cela cohabite.
Certains commoners pourraient réagir en disant « quoi, les communs, ce n’est pas contre le marché ! »
Déjà, je voudrais faire une petite différence entre capitalisme et marché, en reprenant une différence qui a été très clairement élaborée par l’historien Fernand Braudel [20]. Pour lui, le marché, c’est le lieu de l’échange, de l’interaction, de la négociation et, qui dit négociation, dit aussi construction de consensus. C’est le lieu où il y a de la sociabilité et de la construction de collectifs au bon sens du terme, alors que le capitalisme, c’est le lieu de l’accumulation. Il faut vraiment faire la différence entre les deux. On peut avoir du marché sans accumulation. On voit tous les jours des tas de marchés qui ne vont pas vers un capitalisme d’accumulation massive. Aujourd’hui, dans le monde informationnel, nous sommes dans un capitalisme extrême, puisque nous sommes dans un capitalisme quasi monopolistique pour ce qui est des GAFAM et de leurs équivalents chinois, et nous sommes dans un capitalisme d’accumulation extrême, on le voit avec les fortunes actuelles des GAFAM.
Pour revenir à mon exemple, on voit qu’Open Food Facts a permis de l’innovation économique. Ça a été un facilitateur pour que Yuka se crée, la startup Yuka s’est créée grâce à l’existence d’un commun. Vous voyez qu’il y a une espèce de vase communicant entre un commun et entre un créateur de marché. Ils ne sont donc pas antinomiques, ils peuvent même se nourrir l’un l’autre.

Autres exemples, toujours côté numérique, cette fois-ci on n’est plus dans le logiciel, on est dans le matériel, dans le hardware, avec ces quelques exemples que vous voyez s’afficher à l’écran.
En haut à gauche, vous avez une imprimante 3D. J’imagine que tous ceux qui ont déjà mis les pieds dans un fablab ont déjà vu une imprimante 3D. Arrêtez-moi si je dis des choses que vous ne connaissez pas, j’expliquerai un petit peu plus. Tout le monde a le droit de lever la main.
En bas, vous avez Arduino, un système open source lui aussi, un circuit électronique que vous pouvez utiliser pour construire n’importe quel appareil si tant est que vous soyez un petit peu bricoleur.
En bas, vous avez une WikiHouse, là il faut être très bricoleur. Si vous avez envie de construire votre maison, vous pouvez télécharger les plans de cette WikiHouse — Wiki, vous aurez compris la référence — et construire votre maison. Par les temps qui courent c’est utile.
Je vais m’arrêter une petite seconde sur le tracteur que vous voyez en haut à droite et L’Atelier Paysan [21]. L’Atelier Paysan est un collectif qui conçoit des machines-outils qui répondent aux besoins des paysans, des agriculteurs, avec non seulement l’idée que ces outils soient adaptés à leurs besoins, mais surtout d’échapper aux grands fabricants de tracteurs. Je pense par exemple aux tracteurs John Deere qui, jusqu’à il y a deux/trois ans, n’étaient pas réparables quand les pièces cassaient. Les agriculteurs, je ne vous parle pas de la paysannerie en Ardèche, je vous parle des énormes exploitations aux États-Unis, avec des milliers d’hectares, ne pouvaient pas réparer leurs tracteurs parce que les plans n’étaient pas disponibles, les pièces coûtaient une fortune et ça a été à tel point que vous aviez des cimetières entiers de tracteurs, il y a des photos dans un article du New York Times ou du <em<New Yorker, je ne sais plus, alors qu’on aurait pu imaginer qu’on se serve d’un tracteur pour réparer l’autre, etc., mais ce n’était pas possible puisque les plans étaient verrouillés. Il y a eu un mouvement de protestation des agriculteurs à tel point que Deere a été obligé de lâcher quand même un peu la bride sur son système.
Tout cela pour vous montrer des exemples très concrets.

Si on parle de communs de la connaissance, et pas seulement de communs numériques, vous me direz qu’on parle de tracteurs, on peut parler aussi des semences. Aujourd’hui, des initiatives ont été portées par des acteurs comme Vandana Shiva [22] en Inde et d’autres. Vous savez que les OGM servent aussi à propriétariser les semences. Il y a donc tout un mouvement pour créer des bases de données de semences ouvertes qui ne soient pas entre les mains des semenciers.
On pourrait parler également des médicaments libres, il y a là d’énormes enjeux. Ce sujet-là est apparu sur le devant de la scène avec le sida. Souvenez-vous des batailles homériques en Afrique du Sud où les laboratoires pharmaceutiques vendaient des fortunes les traitements contre le sida. L’Afrique du Sud était montée au créneau pour obtenir des licences qui permettent à sa population d’accéder avec des prix un peu plus raisonnables. Le sujet est un peu sorti de l’espace public et avec la Covid, il est revenu massivement. Souvenez-vous de tous les débats autour du vaccin. Certains mouvements sont montés au créneau en disant que ces vaccins auraient dû être des vaccins libres, ce n’est évidemment pas le cas. On voit que le sujet revient à échéances régulières. Aujourd’hui, en France, un collectif est en train de se construire, pour ceux que ça pourrait intéresser, pour essayer de reprendre les princeps de médicaments anciens, de médicaments très utilisés genre le paracétamol, etc., pour essayer de construire des communs de médicaments.
La science ouverte, j’en ai déjà parlé. Ce qui est intéressant, c’est que, pour le coup, il y a eu de vraies avancées en Europe sur la science ouverte. En France, la loi pour une République numérique [23], la loi Lemaire, a vraiment poussé cette question-là et, plus globalement, l’Union européenne est très favorable à la science ouverte, mais ce n’est pas une affaire gagnée. J’en discutais encore récemment avec un responsable de la science ouverte au sein du CNRS pour les sciences sociales et humaines, il disait qu’au sein du gouvernement des gens essayent de revenir sur ce principe de la science ouverte. Qu’est-ce que c’est que le fonctionnement de la science ouverte ? Un auteur, aujourd’hui au bout d’une durée relativement limitée, six mois ou un an selon le type de recherche, le type de publication, va pouvoir partager ses articles scientifiques librement, même s’il les a publiés dans une revue qui, elle, n’est pas libre. C’est vraiment très important, et c’est notamment très important pour tous les chercheurs des pays du Sud global dont les bibliothèques n’ont pas les moyens de payer un abonnement à Sciences.

Public : Et les plateformes ouvertes, comme Sci-Hub [24] ?

Valérie Peugeot : C’est intéressant aussi, mais elles font ça hors du droit. Elles sont hors du droit.
À l’intérieur du gouvernement, du Parlement, etc., en ce moment un certain nombre de personnes remontent au créneau pour essayer de revenir en arrière sur l’ouverture de la science.
On a aussi tout un mouvement autour des ressources éducatives libres dans l’éducation.

J’en viens à ma dernière partie sur l’éducation populaire. Maintenant je voudrais vraiment, après cette première partie, vous dire, avec mes convictions, comment éducation populaire et communs résonnent à mes yeux et comment, finalement, ils participent de logiques, de philosophies et de pratiques qui sont convergentes.
Je pense à deux grands axes, certainement qu’on pourrait en trouver d’autres, j’ai organisé en deux grands axes et j’attends vos réactions là-dessus, puisque c’est la première fois que je formule, que je pousse cette réflexion.
D’abord, je pense que les communs numériques peuvent être des outils au service de l’éducation populaire. Quand je dis « outils », je pense que ce sont d’abord des ressources pédagogiques dont vous pouvez, dans vos activités, vous saisir et des ressources pédagogiques qui répondent aux critères de l’éducation populaire, des ressources qui sont en partie construites parce qu’on n’a pas des savoirs ordinaires – savoirs ordinaires, ce n’est pas du tout méprisant, c’est vraiment un terme sociologique ; je préfère savoir ordinaire à savoir profane, je ne sais pas quel est le vocabulaire que vous employez, en tout cas les savoirs pour chacun d’entre nous. Je vais prendre cet exemple que je trouve très éclairant qui est Tela Botanica [25]. Qui connaît Tela Botanica ? Une personne, deux, super.
Tela Botanica est un collectif de botanistes amateurs qui s’est créé en 1999, c’est un commun qui commence à avoir une certaine longévité, qui nourrit une base de données avec des observations de botanistes, une énorme base de données de botanique. Ce qui est intéressant, pour la petite histoire, c’est que quand Tela Botanica s’est créé, le Muséum national d’histoire naturelle l’a très mal vécu parce que c’étaient justement des savoirs non-experts, qui venaient en concurrence avec eux, etc. Heureusement, cette guéguerre n’a pas duré très longtemps et aujourd’hui Tela Botanica et le Museum travaillent de concert, ils travaillent notamment dans le cadre de Vigie-Nature, une initiative du Muséum qui a accouché d’une autre initiative. Vigie-Nature, c’est de la science participative. Avec Tela Botanica, ils ont monté une initiative qui s’appelle Sauvages de ma rue [26], une documentation collective à laquelle vous pouvez participer demain pour documenter les plantes qui poussent en ville, au pied des arbres, entre les trottoirs, etc. Là aussi, ce qui est amusant, comme pour Open Food Facts, vous avez une initiative qui s’est créée, qui s’est greffée sur Tela Botanica, qui est Pl@ntnet [27]. Tout le monde ici connaît Pl@ntnet. Ils se sont servis de la base de données de Tela Botanica pour créer Pl@ntnet. Ce qui est intéressant aussi, c’est que ces ressources ouvertes sont source d’innovation, d’innovation sociale, d’innovation tout court.
Je reviens à mon fil rouge. Avec l’exemple de Tela botanica, on a typiquement un exemple de ressource pédagogique qu’on peut mobiliser dans le cadre du projet d’éducation populaire, des ressources qui sont contributives.

Un autre exemple que certains d’entre vous qui travaillent avec les plus jeunes connaissent probablement, Vikidia [28]. Tout le monde connaît Vikidia ? Des oui, des non. Vikidia, c’est le Wikipédia pour les enfants. Si vous travaillez avec des jeunes, des enfants, vous pouvez très bien utiliser Vikidia comme support pour les mettre en position de production de connaissance. C’est super valorisant parce que, après, c’est publié. On peut évidemment faire la même chose avec Wikipédia et de jeunes adultes, apprendre à rédiger un article sur Wikipédia, vérifier l’information, comprendre la controverse, etc.
On peut aussi utiliser les imprimantes 3D des fablabs, utiliser de l’open hardware pour apprendre à réparer une pièce cassée de quelque chose dans une logique de réparabilité, avec, autour, tout un enseignement plutôt du côté environnemental, ça peut être le support de réflexions sur la question de la réparabilité.
En tout cas, toutes ces ressources ont un intérêt, ça rejoint complètement vos valeurs. Je ne suis pas de l’éducation populaire, si je dis ses bêtises vous m’arrêtez, mais elles rejoignent cette idée que la personne n’est pas simplement un consommateur d’informations, de savoirs, de connaissances, mais aussi un producteur de connaissances, tout en s’amusant, tout en trouvant le goût d’apprendre, le plaisir d’apprendre.
Ces ressources pédagogiques sont aussi vectrices de dynamiques collectives donc, là aussi, je pense que ça rejoint les valeurs de l’éducation populaire.
J’ai remis, pour mémoire, les trois icônes précédentes. Ce qui est intéressant, c’est de voir que, à chaque fois, ça crée des nouvelles dynamiques collectives.
Je prends l’exemple de la Classe dehors [29], que je n’ai pas encore évoquée jusqu’à présent. La Classe dehors, ce sont des collectifs d’enseignants, cette fois-ci dans l’école formelle et plus dans l’éducation populaire, qui cherchent à emmener les élèves en dehors de la classe. C’est quelque chose qui s’est créé au moment du Covid, qui se prolonge aujourd’hui. Il y a toute une série de collectifs d’enseignants, en France, qui trouvent dans le hors la classe des ressources pédagogiques nouvelles pour leur enseignement. Ce qui est intéressant, c’est que cette dynamique-là ce n’est, au départ, que juste un enseignant par-ci, par-là et, aujourd’hui, ils forment un mouvement collectif, ils partagent des ressources pédagogiques pour la classe ouverte. Ce sont des communs dans les communs !

Laurent Costy : Si je peux me permettre, par rapport au lien avec l’éducation populaire, il est très ancré. Par exemple les Ceméa [Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active] sont dans le comité de pilotage de la Classe dehors. Le lien avec l’éducation populaire et l’utilisation informelle est existant et très étroit. Je ne voudrais pas dire de bêtises.

Valérie Peugeot : C’est d’autant mieux. On voit que le fait de réfléchir dans le cadre des communs, c’est aussi une manière de mettre en mouvement d’autres dynamiques sociales, d’autres types de collaboration, d’autres types de collectifs. Ce que tu viens de dire, Laurent, c’est très bien, parce que ça peut permettre aussi de rapprocher des univers qui, parfois, peuvent être un peu en silos, pour dialoguer. Là, effectivement, la connexion s’est faite avec la Classe dehors. Tout à l’heure, je parlais du rapprochement entre le médicament générique, les OGM, etc.,. Penser communs, c’est aussi une manière de décloisonner un certain nombre de démarches et de créer de nouvelles dynamiques.

Et puis, évidemment, ce sont des ressources dans lesquelles vous pouvez aller puiser sans avoir peur, ça paraît évident en le disant, mais ce n’est pas toujours simple. Les enseignants, dans le monde scolaire, se heurtent beaucoup à ces problématiques. Très souvent les ressources pédagogiques dont ils auraient besoin, soit ils les utilisent un peu par des chemins de traverse, pas forcément dans des cadres très autorisés, soit ils sont obligés de faire des démarches très lourdes pour obtenir des autorisations minuscules. L’exception pédagogique est très limitée, est très cadrée, donc le fait d’avoir toutes ces ressources qu’on peut utiliser sans se poser de questions, sans se demander si on est en train d’enfreindre un droit de propriété intellectuelle, je pense évidemment à toutes les ressources de Framasoft [30]. Tout le monde connaît Framasoft ici ? Évidemment, les ressources de Framasoft, sans se poser la question de savoir si on va nourrir un outil qui va récolter des données à caractère personnel des participants, sans se poser la question d’utiliser des acteurs non souverains. Vous voyez ce que je veux dire quand je dis acteurs non souverains ? Ou faut-il que j’éclaircisse un petit peu le sujet ? Je développe ou je ne développe pas ?

Public : Je veux bien.

Valérie Peugeot : Un débat monte beaucoup aujourd’hui qui est qu’on utilise un peu partout, d’ailleurs dans la plupart des entreprises du service public, beaucoup d’outils numériques propriétaires, qui sont des outils propriétaires d’acteurs étasuniens. Quand on dit outils souverains, ça veut dire utiliser des outils qui, non seulement, sont hébergés sur des serveurs en Europe, c’est un point très important, mais ça les GAFAM le font aussi, vous pouvez avoir du Google Docs hébergé en Europe. Au-delà de l’hébergement en Europe, ce qui est très important, c’est que les ressources logicielles que vous utilisez soient des ressources qui appartiennent à une entreprise qui n’est pas soumise à un droit extraterritorial, qui n’est soumise qu’au droit européen. Pourquoi ? Parce que, en fait, quand vous utilisez un Microsoft ou autre, il y a plusieurs problèmes. Il y a le fait que vous donnez de l’argent à une entreprise américaine, mais je mets ça de côté. Par rapport à notre problématique, c’est que ces acteurs américains, qui collectent énormément de données, notamment nos données personnelles à travers nos usages, sont soumis aux lois étasuniennes, et ces lois étasuniennes autorisent notamment les services de renseignement américains à aller voir dans les données. Donc, même si Microsoft ou Google, peu importe, n’a pas intérêt à ce que les données des Européens soient lues par des autorités américaines, juridiquement ils ne peuvent pas les en empêcher. Et quand on a un régime étasunien qui devient aussi peu démocratique qu’il est en train de devenir, c’est une vraie problématique. Aujourd’hui, il y a tout un mouvement. Quand j’étais commissaire à la CNIL, je me suis beaucoup battue là-dessus avec toute la CNIL pour obliger les services de l’État, notamment, pas que les services de l’État, et inciter les services privés à aller sur des solutions souveraines, c’est-à-dire des solutions purement européennes, si je puis dire, comme Nextcloud [31] que j’ai mis à l’écran.

Deuxième axe que je vois de convergence entre éducation populaire et communs, je sais que l’éducation populaire œuvre à la construction de la citoyenneté, mais je pense que, malheureusement, tout ce qui est citoyenneté numérique est aujourd’hui sous-développé. Je ne jette pas la pierre à l’éducation populaire, c’est tout le problème de ce qu’on appelle aujourd’hui les intervenants de la médiation numérique, etc., qui se battent aussi pour une citoyenneté numérique, qui sont sous-équipés, sous-dotés. Il y a un vrai problème, pour le coup, de politique publique, que ce soit dans l’école, hors l’école, dans les lieux de médiation via l’éducation populaire, pour faire monter une citoyenneté numérique. Qu’est-ce que je mets sous le terme citoyenneté numérique ? Ce n’est pas seulement amener des jeunes et des moins jeunes à des usages numériques, c’est les amener à comprendre comment les technologies numériques opèrent dans la société, ce qu’elles produisent, par exemple toute la question de l’impact environnemental du numérique, un sujet totalement méconnu en dehors de cercles un peu militants, éclairés, etc. ; tout ce que je viens d’évoquer, cette question de la souveraineté numérique, avoir conscience que quand on utilise un Google Docs, on donne des données à Google qui peut, éventuellement, les donner à un acteur américain ; c’est comprendre le modèle économique de fonctionnement du numérique, etc.
Je pense donc que les communs peuvent être un outil pour l’éducation populaire, pour faire monter cette citoyenneté numérique. Je parlais de comprendre le fonctionnement des communs numériques. Typiquement si, avec le collectif, vous produisez un contenu, une vidéo par exemple, le fait de joindre ensuite une licence Creative Commons [3] à cette vidéo, c’est intéressant en soi parce que ça va permettre de la partager. Choisir une licence Creative Commons peut aussi servir de prétexte pour expliquer le fonctionnement de la propriété intellectuelle, tout ce que je disais au début de l’exposé, je ne vais pas le refaire, pour faire monter les participants en compréhension du fonctionnement de la propriété intellectuelle, de ses excès, de ses dérives, et de ses possibles limitations.

Si vous utilisez Open Library [32], je ne sais pas qui connaît Open Library. Personne ? Open Library est une plateforme qui, à la fois, documente tous les livres qui existent sur la planète, vous pouvez rajouter des références, les métadonnées de tous les livres, mais elle vous permet aussi de lire, par un artifice juridique contre lequel, évidemment, les industries et les éditeurs se battent, ils veulent fermer Open Library, en utilisant le droit à la copie emprunter un ouvrage numérique. Donc, présenter Open Library à un collectif pour montrer les ressources qui existent, pour faire de la recherche documentaire et, en même temps, expliquer toute la bataille autour de Open Library – je ne vous la documente pas, je vous la décris à grands traits –, ça peut être aussi un prétexte pour faire comprendre ces enjeux de limitation dans le partage des œuvres de l’esprit.

Utiliser un outil propriétaire et un outil libre pour montrer le rôle que la publicité joue et les conséquences en termes de données à caractère personnel, c’est aussi une manière très concrète de participer à l’éveil d’une citoyenneté numérique.
Expliquer pourquoi vous choisissez Framadate et pas Doodle, c’est très bien de dire, lorsque vous organisez une réunion, que vous utilisez Framadate, c’est très bien, tout le monde ne le fait pas, c’est une première étape. Mais ensuite, verbaliser les raisons pour lesquelles vous utilisez Framadate et pas Doodle, c’est une manière de faire monter en compétences au service d’une citoyenneté numérique.
Autre exemple, là c’est dans une actualité torride, expliquer pourquoi vous utilisez Mastodon [33] bien que ce soit plus complexe, bien qu’il y ait moins de monde, Mastodon ou Bluesky, je n’ai pas de religion, plutôt qu’utiliser X ou qu’utiliser Facebook ; expliquer ce que c’est qu’une architecture décentralisée versus une architecture centralisée ; expliquer comment une architecture centralisée, comme X, participe de ce capitalisme extrême que j’évoquais tout à l’heure, alors que Mastodon est un outil de résistance à ce capitalisme extrême.
Et on peut, autour de chacun des outils, au-delà de préconiser l’usage, construire une histoire pédagogique, ce qui est absolument fondamental à mes yeux.

Je conclurai, je n’ai que trop parlé, sur ce petit nuage de mots. Je pense que vous l’aurez compris, il y a une convergence à la fois très concrète, très pragmatique, entre communs numériques et éducation populaire et, au-delà de cet aspect pragmatique, il y a vraiment une philosophie en partage et j’espère qu’elle vous nourrira.
Je m’arrêterai là.

Laurent Costy : S’il y a des questions.

Public : Merci pour cette présentation. Je travaille aux Ceméa, à l’Association nationale sur la mission d’éducation aux communs numériques. Quelque chose m’a marqué dans ta présentation, qui refait surface ici et qui m’intéresse bien, c’est l’ancrage, ce n’est pas le numérique qui invente les communs même si, actuellement, on voit que le secteur porteur fort des communs peut être le numérique. Il y a des ancrages aussi dans les usages du passé, les usages partagés, on dirait actuellement, les usages sociaux. J’aurais voulu ton point de vue : qu’est-ce qui nous reste de ces communs historiques, hors du numérique évidemment ? Je pense notamment aux affouages, dans les communs, pas dans les communs et est-ce qu’on en a besoin maintenant dans notre société ?

Valérie Peugeot : Tout à fait.
Je vais peut-être expliquer ce que sont les affouages pour ceux qui ne connaissent pas, c’est effectivement un héritage des communs. Je vous parlais des régimes hybrides, des nobles propriétaires du foncier et des paysans qui avaient des droits d’usage sur le foncier, c’est à peu près l’équivalent aujourd’hui, sauf que dans les collectivités territoriales, il y a des usages qui appartiennent aux habitants, pour faire simple. On est passé des nobles à la commune, on va dire que c’est plutôt pas mal. Dans les affouages, les habitants, qui sont autour de la forêt concernée, vont avoir le pouvoir d’entretenir la forêt, mais vont aussi gérer les règles de répartition : qui entretient, qui répartit le bois coupé, qui vend le bois, puisque là aussi il y a des problématiques de marché, le bois des affouages qui peut être coupé. C’est typiquement, effectivement, une réminiscence des communaux.
Je vous ai donné quelques exemples de ces communs matériels qui, aujourd’hui, sont plutôt propriété des communes, ils sont gérés plutôt comme un bien public et pas comme un commun.
Par contre, ce qui est intéressant, tu dis que le numérique est l’endroit où il se passe le plus de choses en termes de communs. Moi, ce que je vois de plus en plus, ce sont des mouvements autour des communs dans le monde urbain. Tout à l’heure, on a parlé d’habitat partagé, on voit que ça avance doucement mais sûrement. Il y avait un article pas plus tard qu’hier, dans Le Monde, qui expliquait qu’en France c’est un mouvement tardif, parce que jusqu’à la loi ALUR [Loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové], le régime juridique, la loi française empêchait l’habitat partagé, la loi ALUR a déterminé ça.
On a aussi ce qu’on appelle les baux sociaux solidaires, même sils ne se revendiquent pas des communs. Je fais une petite incise : il y a beaucoup de choses qui sont des communs mais qui ne se revendiquent pas des communs, mais ce n’est pas grave, ça n’a aucune importance.

Public : Il y a aussi les low-tech.

Valérie Peugeot : Oui, les low-tech. Là je parlais hors numérique, on était sur le hors numérique. Ce qu’on appelle les organismes fonciers solidaires, qui donnent lieu à des baux sociaux solidaires, là aussi, ça a été rendu possible par la loi ALUR, la même loi que sur l’habitat partagé. Qu’est-ce que sont ces organismes fonciers solidaires ? Là aussi, c’est un découplage du foncier et de l’habitat. L’idée vient d’un système, aux États-Unis et en Inde, qui s’appelle Community Land Trust, c’est la traduction en France des Community Land Trust. Le principe, c’est qu’il faut lutter contre la gentrification des centres-villes, au fait que les classes moyennes ne peuvent plus accéder à la propriété dans des tas de grandes villes, etc. Et, pour ce faire, on découple l’achat du foncier de l’achat du bâti. Le foncier va appartenir à une coopérative dans laquelle on va trouver la municipalité, les habitants du quartier, les commerçants du quartier, en général on utilise le régime de la Scic [Société coopérative d’intérêt collectif], tout le monde sait ce qu’est, la coopérative Scic qui permet ce multi-partenariat, qui va être propriétaire du foncier. Ensuite le bâti, lui, va pouvoir être acquis par des particuliers qui n’auraient absolument pas les moyens d’acheter au prix du marché, mais puisqu’il n’y a plus le prix du foncier, il n’y a plus que le prix du bâti, ça redevient accessible avec un système verrouillé anti-spéculatif, c’est-à-dire qu’ils pourront revendre leur appartement ou le transmettre à leurs héritiers, mais sans pouvoir spéculer. C’est donc un outil anti-spéculation.
Voilà un exemple pour dire qu’il y a d’autres secteurs, il y a les jardins partagés, l’habitat partagé. Dans la ville, il se passe beaucoup de choses en ce moment sur les communs. Récemment, plusieurs ouvrages absolument passionnants sont sortis sur les communs urbains.
On a aussi toutes les villes, toujours, je pense à des mouvements très forts qui ont eu lieu en Italie par le comuni autour, par exemple, de la récupération, c’est le terme qu’ils utilisent, de lieux culturels abandonnés, de théâtres, pour en faire des espaces communs. Parfois c’est temporaire, parfois ça dure quelques années et c’est à nouveau municipalisé, mais ça participe aussi des communs.
Je pense à tout ce qui se passe aussi en Italie, par exemple avec le mouvement de la Charte des communs dans la ville de Bologne. Il y a un paquet d’années, maintenant ça fait plus de dix ans, qu’un certain nombre d’habitants étaient prêts à prendre en charge un certain nombre de problématiques En fait, la ville, au lieu de dire « non, vous n’avez pas le droit, c’est de notre ressort », a construit un cadre juridique pour un partenariat public/communs, pour une coopération entre la ville et les habitants. Par exemple, ils ont le problème des graffitis, des habitants sont prêts à aller nettoyer les graffitis en bas de leur immeuble, la commune va leur fournir le matériel de nettoyage, va sécuriser le périmètre pour qu’il n’y ait pas de risques d’accident pendant le nettoyage des graffitis, mais ce sont les habitants, sans attendre que le service public ait le temps de nettoyer les graffiti qui sont apparus dans la ville. Je donne un exemple, je ne sais pas s’il est réel, je viens de l’inventer, mais c’est l’idée.
Il y a beaucoup de partenariats public/communs dans les collectivités territoriales, notamment en Italie. Je trouve que c’est aussi intéressant pour répondre à ta question. Il y en a d’autres. On pourrait en trouver d’autres.

Public : Sur la question des organismes fonciers solidaires, je serais beaucoup plus circonspect. Il y a un projet à deux pas, les territoires qui sont en politique de la ville. Je suis psr ailleurs membre du conseil citoyen du 20e arrondissement. Ce projet peut être aussi un outil de gentrification. Ça me paraît être ambivalent. On en est à 5 000 euros du mètre carré, quand même. C’est l’ambiguïté du projet qui m’a vraiment choqué, soutenu par Jacques Louvrier et d’autres.

Valérie Peugeot : Je ne dis pas que les communs c’est la panacée à tout, mais passer de 10 000 à 5 000 euros du mètre carré, pour le coup, ça devrait rendre l’habitat accessible à des gens qui, de toute façon, ne seraient pas capables d’aller au-delà de 5 000 euros du mètre carré. Ce ne sont pas les plus pauvres, on est d’accord, ce n’est pas la personne qui est dans la rue. L’idée c’est quand même d’avoir un continuum entre le logement social, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de logement social. Je lisais aussi une tribune d’un certain nombre d’élus de gauche hier. Il y avait un gros dossier logement, hier dans le Monde, tribune dont Anne Hidalgo, entre autres, mais pas que, qui disait qu’il fallait entériner dans la loi la politique de réglementation des loyers. Donc logement social, réglementation des loyers, organisations sociales et solidaires, on a besoin d’une boîte à outils pour faire retomber ce problème de gentrification extrême d’un certain nombre de centres-villes. Les organismes fonciers solidaires ne se revendiquent pas des communs. C’est moi qui considère qu’ils participent de la même démarche, de la même philosophie.

Public : La question est peut-être générale. Quand je revois les trois éléments de la gestion des communs, la communauté, les règles de gouvernance. Par exemple, c’est souvent le cas quand on veut créer un jardin partagé, etc., assez rapidement, en France, le collectif va se créer en association. Et la question que je me posais, c’était : est-ce que c’est systématique ? Je ne pense pas dans tous les pays, en tout cas, en France, il y ait ce lien-là, ce lien entre la gestion des communs et la création d’associations. Est-ce qu’on a un peu une idée ? Est-ce que c’est complètement lié ? Est-ce que ça peut être désolidarisé ?

Valérie Peugeot : En fait, c’est toute la question de l’articulation entre communs et ESS, les statuts de l’économie sociale et solidaire. Ce n’est pas nécessairement une association, ça peut être une coopérative, ça peut être une Scic, ça peut être une mutuelle. Je viens de participer à un jury de thèse, assez passionnant. Un jeune homme a fait sa thèse sur le logiciel libre et comment choisir un statut juridique qui facilite la réalité économique du logiciel libre, c’est la problématique du modèle économique.

Public : C’est la question que je voulais poser, merci.

Valérie Peugeot : Ce n’est pas encore public. En fait, on peut utiliser un des statuts – association, Scic, coopérative classique, etc. Dans sa thèse, il démontre les forces et faiblesses de chacun de ces statuts et ensuite il propose un nouvel outil juridique qui serait plus adapté pour répondre aux besoins des communs numériques, en tout cas du logiciel libre, il a tendance à passer du logiciel libre aux communs numériques en général.

Laurent Costy : C’était ma question, du coup je peux peut-être l’enchaîner. Dans les communautés libristes, le rapport aux communs numériques est très ambigu. On les regarde parfois comme quelque chose qui veut s’approprier les logiciels libres. Il y en a qui disent « de toute façon, très peu de logiciels libres sont des communs numériques », d’autres disent que c’est moins de 1 %, parce qu’il manquerait la communauté. D’autres disent que 80 % des logiciels libres sont des communs. On n’arrive pas à situer. Le rapport entre le monde du logiciel libre et les communs numériques n’est pas toujours simple à décrypter, il est très ambigu.

Valérie Peugeot : C’est encore une autre problématique. Il y a deux choses, il y a nommer et il y a utiliser.
Je pense que ce qui est intéressant dans la philosophie des communs, notamment comme Elinor Ostrom [2] l’a prévu, c’est qu’il n’y a pas de dogmatisme, en tout cas je le défends comme ça. Les communs ça peut servir d’étendard pour rassembler un certain nombre de luttes, de projets d’innovation sociale, que sais-je encore, qui, chacun à sa manière, participent d’une résistance à un capitalisme extrême et d’un projet de société plus diverse, participative, plus ouverte et tout ce que vous voulez. Je vais vite, parce que je pense que l’éducation populaire s’y retrouve, donc je ne détaille pas.
Que les gens s’emparent de cet étendard des communs, qu’ils s’y reconnaissent ou pas, ce n’est pas très grave, si ça sert pour avoir une narration commune pour avoir une force politique, une puissance dans l’espace public. Le poids des mots est important, donc pouvoir s’emparer des communs pour défendre un projet politique, pour moi, c’est déjà formidable.
Si des tenants du logiciel libre ne s’y reconnaissent pas, n’y voient pas d’intérêt et défendent le logiciel libre, point barre, ce n’est pas grave, ça n’a aucune importance. Que d’autres s’y reconnaissent, s’en emparent et s’en servent, parce que, pour eux, ça permet, je dirais dans les pas de Stallman [34], d’affirmer la puissance politique du logiciel libre et pas seulement le côté open source et ses vertus économiques, on sait très bien quelle est la bataille historique du logiciel libre, je ne vous la refais pas, vous la connaissez par cœur, aujourd’hui c’est un peu passé. Heureusement elle se tait, mais elle renaît à travers ce débat. Il y a ceux qui veulent vraiment insister sur la dimension politique pour parler éventuellement des communs, ceux qui viennent de l’open source et qui ne voient que l’intérêt innovation, etc. Ils ne veulent pas parler des communs, eh bien ce n’est pas grave. Il y a cette problématique.
L’autre problématique est comment on se protège de la réutilisation des ressources libres, numériques, par des GAFAM ou d’autres. Et ça, pour le coup, ce sont d’abord des choix de licence, c’est très important et des problématiques de batailles juridiques.
On voit, par exemple, que, récemment, le Libre a gagné une bataille contre Orange [35], ça ne vous aura pas échappé. Je pense qu’il faut que les commoners n’aient pas peur d’aller à la bataille juridique. D’abord, utiliser des licences protectrices, c’est toute la question du débat sur des licences autour de l’open data, des licences plus ou moins permissives, donc avoir des licences qui permettent d’empêcher la ré-enclosure de la ressource ouverte, c’est la première étape, et quand il y a ré-enclosure, pouvoir aller au tribunal, mais ça demande des moyens. Se battre contre Google et Android, par exemple, c’est compliqué, mais je pense que cette bataille juridique est essentielle.

Laurent Costy : Merci. On va s’arrêter là. J’espère que ça répond.

Valérie Peugeot : J’espère que je n’ai pas dit de bêtises sur l’articulation communs – éducation populaire, que vous vous y retrouvez à peu près.

Alexandra Thieyre : Je pense qu’on s’y retrouve bien sur cette idée de citoyenneté numérique, dont on discute beaucoup au CRAJEP. Après, souvent, il y a parfois un manque d’appropriation par ceux qui vont avoir à organiser des choses, essayer de créer des temps, d’animer des choses. En fait, il faut s’approprier ces notions-là et je pense que ce n’est pas encore le cas partout. Il y a des organisations qui sont très avancées sur le sujet, d’autres plus ou moins. Il y a besoin de se nourrir collectivement de ces réflexions-là. On avait mis cette question des communs, qu’ils soient matériels ou numériques, dans les grandes orientations du CRAJEP pour la société qu’on veut construire. En fait, il faut réfléchir un peu à tout ça justement comme une troisième voie, que l’éducation populaire, par nature, peut pousser et proposer. Là-dessus, on a besoin de billes, parce que ce sont des choses qu’on n’a pas toujours conceptualisées plus que ça dans nos espaces, c’était plutôt dans des espaces autour.

Valérie Peugeot : Surtout, prenez le temps de vous poser. Est-ce que vous travaillez avec les acteurs de la médiation numérique dans les territoires ?

Laurent Costy : Il y en a peu dans l’éducation populaire en fait.

Valérie Peugeot : Jusqu’à quel point y a-t-il une imbrication avec les EPN [Espaces Publics Numériques], les statuts du numérique ?

Alexandra Thieyre : Pour savoir ! Sur la globalité des associations, je ne saurais pas le dire.

Valérie Peugeot : Quand j’ai enquêté avec certains animateurs d’EPN, certains se revendiquent clairement de l’éducation populaire, ils l’affichent, d’autre pas et, en même temps, ils font à peu près la même chose, ils ont une volonté, contrairement aux maisons France services. Les maisons France services, c’est vraiment l’aide à l’administration en ligne. Il n’y a pas de logique d’émancipation par l’outil, de citoyenneté numérique, alors que c’était vraiment dans l’ADN, historiquement, de la plupart des EPN, les espaces publics numériques. Même si tout ça, aujourd’hui, se mélange, dialogue plus ou moins bien, il y a quand même deux philosophies : on aide les gens à se dépêtrer de ce « merdier », passez-moi l’expression, dans laquelle l’e-administration a mis tout le monde, de l’autre il y a vraiment l’idée d’une montée en compétences.

Alexandra Thieyre : Je ne saurais pas dire, du coup, la place : est-ce qu’il y en a qui se revendiquent éducation populaire ou pas. Je sais qu’il y a des échanges sur les pratiques, sur comment les différentes associations, justement, participent de ça. On a un petit groupe de travail qui s’appelle « Science et esprit critique », qui ne travaille pas que sur cette question-là, qui est plutôt sur la question de la notion de science et démocratie, dans laquelle il y a l’éducation aux médias, il y a l’utilisation des outils numériques.

Valérie Peugeot : L’utilisation des outils numériques. Éducation aux médias, on est déjà plus proche.

Alexandra Thieyre : Il y a la question de l’appropriation, de l’acculturation aux données scientifiques. C’est très large. On traite plein de sujets divers. Il y a cette question-là.

Public : Je voudrais revenir sur la question de la relation éducation populaire et communs numériques, une question dont on n’a pas parlé, ce n’est pas très actif dans l’éducation populaire, c’est la capacité démocratisante aussi, de l’accès au code, si on parle du logiciel, ou de l’accès aux schémas, ce genre de choses, qui permet à celles et ceux qui veulent s’en emparer de pouvoir s’en emparer, contrairement à des logiciels qui font tout super bien, ça marche très bien, sauf qu’on ne peut pas savoir comment c’est fait dedans. Là on est sur un aspect très éducation populaire, démocratisant, émancipateur de façon très large, les gens qui veulent utiliser le peuvent. Quand on n’est pas soi-même codeur, on peut mettre des gens qui peuvent savoir, qui ont accès à ça, qui peuvent regarder la recette de cuisine. Je pense que c’est vraiment une force fondamentale.

Valérie Peugeot : Je n’ai pas parlé de ça. Pour prolonger ton propos, il y a une initiative que je trouve absolument passionnante qui est CoopCycle [36], on va dire que c’est le Deliveroo alternatif. C’est une coopérative de livreurs à vélo, qui ont édité un logiciel libre pour la gestion de leurs courses. Ils ont ouvert la boîte noire de la gestion algorithmique des courses, ils ont repris le contrôle sur cette gestion algorithmique parce que, en fait, que ce soit chez Uber, Deliveroo ou autre, les chauffeurs sont totalement prisonniers de choix algorithmiques dont ils ne connaissent rien, ils ne savent pas pourquoi ils sont déconnectés, ils ne savent pas pourquoi le prix a augmenté, ils ne savent pas pourquoi on les a mal notés. Pour moi, CoopCycle c’est effectivement dans la prolongation de ce que tu dis, c’est un très bel exemple : non seulement on ouvre la boîte noire, mais on reprend le contrôle sur ce qui se passe dans la boîte noire.

Public : Ça veut dire que les communs numériques ne sont pas forcément motivés par le logiciel libre. On peut penser qu’en se mettant ensemble, à plusieurs, on peut penser…

Valérie Peugeot : Là, chez CoopCycle, ils ont fait le choix d’un logiciel libre.

Public : Ils ne sont pas dans l’économie libriste, quand tu prends strictement la définition du logiciel libre. Il y a une structure coopérative. La démarche est tout à fait louable et, à la bordure, ça met en jeu d’autres questions de gouvernance, qui étaient effectivement peut-être là au moment où ils ont réfléchi à la question du logiciel libre, qui n’étaient peut-être pas centrales à moment-là qui, pour le coup, sont centrales dans ce contexte particulier.

Valérie Peugeot : Là, tu vois, ça fait complètement écho à l’argument de tout à l’heure. En choisissant uniquement des coopératives, c’est une manière de se protéger de la récupération par le secteur marchand capitalistique.

Laurent Costy : Après, par contre, ça génère des frustrations dans les communautés et c’est cela qu’il faut réussir à articuler, faire qu’il y ait une cohérence.

Valérie Peugeot : Il aurait fallu l’étendre à l’ensemble des statuts de l’ESS.

Public : On est d’accord sur la philosophie, sur le fait que ce soit éthique et que ce soit un projet louable, mais, de fait, ça cause des débats et des crispations.

Public : Je suis développeur de logiciels libres, on ne m’a jamais dit comment fabriquer un commun. J’ai regardé des conférences, merci encore, ça m’a nourri. Il faut encourager les gens à aller voir.
Un commun, c’est aussi une communauté. J’aurais adoré avoir un commun qui m’apprenne à faire des communs.

Public : Sans vouloir être pessimiste, c’est vrai que cette notion de l’apprentissage fait que je me pose vraiment la question : aujourd’hui, à l’échelle de notre société, est-ce qu’on n’est pas en train de mener une bataille qui, entre guillemets, « est déjà perdue d’avance » ? Quand on voit, aujourd’hui, la mainmise qu’ont les GAFAM de manière générale et très tôt dans nos vies, que ce soit pas les réseaux sociaux, déjà à l’école, finalement. Quand on utilise des licences, ce ne sont pas des licences libres, ça va être Microsoft, ça va être Word. Est-ce que ça ne nécessite pas, en fait, des changements structurels profonds, à l’échelle même des États et, j’ai envie de dire, de l’Éducation nationale ?

Public : J’ai l’impression qu’on a le vent en poupe avec les sorties de Zuckerberg, de Musk.

Valérie Peugeot : Tout à fait. Je suis complètement d’accord, je vais finir là-dessus d’un mot, parce que, effectivement, on pourrait y passer la journée. La période n’est absolument pas porteuse, on est d’accord. Ça va mal, le 20 janvier on a Trump au pouvoir avec Musk derrière, on a, en Europe, des régimes de moins en moins démocratiques. Le vent mauvais souffle partout, on est d’accord, je ne fais pas semblant.
Après, l’histoire nous montre qu’il y a des contre-feux qui commencent à se mettre en place, c’est comment nous, même si, aujourd’hui, nous sommes marginaux, isolés, tout petits par rapport à tous ces grands mouvements, c’est le moment ou jamais de construire des résistances avec un cadre intellectuel et des pratiques, les deux, un cadre intellectuel fort et des pratiques qui vont nous permettre de reprendre, ensuite, une forme de pouvoir. Il faut appeler un chat un chat.

Public : La prise en charge par les États, par l’Europe. Il y a 25 ans, il n’y avait pas de subventions pour faire du Libre.

Valérie Peugeot : C’est clair qu’on a gagné des batailles. On a gagné celle de la science ouverte, en partie, etc.
Juste pour finir, si vous ne l’avez pas vu, je vous invite à rejoindre le mouvement HelloQuitteX [37], je ne sais pas si vous avez vu cette initiative. Le 20 janvier, date de l’investiture de Trump, l’idée c’est que massivement des individus et des collectifs quittent X et pourquoi pas Facebook pendant qu’on y est. Sur HelloQuitteX, vous avez tout un mode d’emploi pour pouvoir emmener vos contacts, emmener vos contenus vers Mastodon, vers Bluesky, etc., pour pouvoir migrer. Je vous invite vraiment à aller voir.

Public : Nous sommes allés voir les discussions, notamment avec la Ligue des droits de l’Homme sur cette volonté de quitter, d’expliquer pourquoi on quitte, de donner de la visibilité à ça, mais, en même temps, il y a beaucoup de résistance, tout le monde n’est pas au clair sur l’alternative, le risque de ne plus être entendu. Il y a des arguments forts face à ça, on sent quand même que ce n’est pas simple en fait. Tout le monde n’est pas prêt.

Valérie Peugeot : J’en discutais avec des journalistes de France Culture, plein d’émissions ont quitté X et qui le disent, qui l’annoncent, mais France Culture, globalement, n’a pas marqué le choix. Historiquement, le succès de X, ex-Twitter, c’est vraiment un endroit où la communauté des journalistes s’est retrouvée, du coup les journalistes entraînent des figures politiques, etc. Si les médias migrent de X, ça peut être un levier absolument essentiel.
Je vous invite à utiliser Signal [38] et pas WhatsApp, s’il vous plaît, n’utilisez pas WhatsApp. Je vous invite à ne pas utiliser Gmail mais ProtonMail [39].

Laurent Costy : Allez voir des associations comme les Ceméa qui forment justement à tout ça. C’est la transition et c’est parfait. Merci beaucoup.

Valérie Peugeot : Avec grand plaisir. Je vous enverrai les diapos et bonne suite de journée.

Public : Merci beaucoup.