Guillaume Erner : La question du jour. Une mission sur les logiciels libres lancée par le gouvernement de Jean Castex ; un directeur de la technologie de la Maison-Blanche, spécialiste des logiciels libres nommé par Joe Biden [David">Recordon, NdT] ; une Commission européenne qui s’intéresse aux logiciels libres dans un contexte où la pandémie a renforcé le monopole des GAFAM, ces géants du numérique que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Plusieurs signaux montrent une ouverture vers ce type de stratégie numérique : enjeux politiques, démocratiques, économiques, géopolitiques. Pourquoi les logiciels libres peuvent-ils intéresser les États ?
Bonjour Valérie Peugeot.
Valérie Peugeot : Bonjour.
Guillaume Erner : Vous êtes chercheuse au laboratoire de sciences sociales d’Orange et commissaire à la CNIL en charge du secteur santé. Il faut tout d’abord définir ce qu’est un logiciel libre.
Valérie Peugeot : Un logiciel libre, qu’on appelle aussi parfois open source, c’est, par opposition à un logiciel propriétaire, un logiciel dont les licences autorisent le droit de l’utiliser, de l’étudier, de le modifier et de le redistribuer librement. Ça veut dire, concrètement, que toute personne qui dispose des compétences adéquates peut réutiliser un logiciel libre qui a été développé par d’autres, pour ses propres besoins, sans demander l’autorisation à qui que ce soit.
Une autre caractéristique du logiciel libre c’est que la plupart du temps il est développé en collaboration par des communautés de développeurs de façon ouverte.
Guillaume Erner : Est-ce que ça veut dire qu’il faut être un spécialiste de l’informatique pour installer, utiliser un logiciel libre ? Valérie Peugeot.
Valérie Peugeot : Cela dépend. Il y a des logiciels libres qui s’installent dans les infrastructures, sur des serveurs par exemple, donc là, effectivement, c’est réservé aux personnes très compétentes. Par contre, il y a des logiciels libres que vous pouvez installer sur votre ordinateur personnel très simplement et qui remplacent, de façon tout à fait utile et agréable, les logiciels propriétaires. Par exemple l’association Framasoft [1] développe une suite logicielle qui remplace l’équivalent d’un Google Doc ou l’équivalent d’un Doodle avec Framadate ou Framapad, par exemple.
Dans les autres exemples, on peut remplacer la suite Microsoft par la suite LibreOffice [2] ou la suite Open Office. Tout ça s’installe très simplement sur un ordinateur personnel.
Guillaume Erner : Pourquoi plusieurs acteurs politiques s’intéressent-ils aujourd’hui à ces logiciels libres ?
Valérie Peugeot : D’abord il faut savoir que le logiciel libre ne date pas d’hier, ça remonte au début des années 80, et, pendant longtemps, il s’est développé à bas bruit je dirais contre l’idéologie dominante qui pensait que la seule manière de stimuler l’innovation c’était de renforcer la propriété intellectuelle. Et puis effectivement, en ce moment on assiste à une forme de retournement, d’effervescence.
Je dirais qu’il y a trois raisons.
La première c’est que c’est d’abord un accélérateur d’innovation, parce que ça s’appuie sur ces logiques coopératives que je décrivais tout à l’heure, ça permet de mutualiser des moyens dans ce qu’on appelle les forges, ces plateformes ouvertes où les développeurs déposent leur code ouvert, d’autres développeurs viennent corriger, améliorer les codes. On est toujours plus intelligent et productif quand on est nombreux. Donc c’est aussi une logique de mutualisation : plutôt que chacun développe dans son coin, chaque entreprise, chaque administration, eh bien on peut développer de façon mutualisée et faire des économies importantes. Ce qui explique qu’il y ait des gros consortiums d’acteurs, par exemple les grands constructeurs automobiles qui, en ce moment, développent des systèmes d’exploitation pour leurs véhicules en commun.
Deuxième raison c’est une source d’autonomie. Lorsqu’on dépend d’une solution logicielle propriétaire, on n’est jamais à l’abri d’un arrêt de la distribution, d’une solution qui n’évolue plus, qui ne répond plus aux besoins. Ce qui oblige à recommencer à nouveau avec un nouveau prestataire, avec le risque d’avoir investi des millions pour rien dans la première solution.
Et puis la troisième raison et c’est sûrement celle-là qui agite le plus les acteurs publics et qui explique un certain nombre de déclarations d’amour des acteurs publics pour le logiciel libre, c’est que, en fait, ils se sont rendu compte qu’aujourd’hui nos économies sont en quelque sorte prisonnières de quelques acteurs étasuniens pour l’essentiel, demain chinois – on parlait de TikTok tout à l’heure. Ces acteurs ont développé des suites logicielles et des offres pour ce qu’on appelle le cloud, l’informatique en nuage, qui sont de très grande qualité mais qui soulèvent plein de problèmes. D’abord des problèmes de dépendance, parce que ces acteurs sont devenus oligopolistiques ou monopolistiques, des problèmes de protection des données parce qu’ils sont soumis au droit étasunien qui n’assure pas un niveau de protection aussi élevé qu’en Europe, loin s’en faut, et puis des problèmes économiques parce leur puissance est telle qu’elle assèche l’innovation sur le territoire européen. Les startups qui veulent se lancer sur des segments d’activité similaires, soit elles n’arrivent à rivaliser parce qu’elles n’ont pas les moyens pour investir à la même hauteur, soit elles se font racheter.
Le logiciel libre, qui ne peut pas être racheté par définition, est une réponse à cette triple problématique.
Guillaume Erner : Pendant très longtemps, Valérie Peugeot, on a rechigné à utiliser des logiciels libres parce qu’on s’est dit qu’ils étaient moins performants que les logiciels non libres, c’est-à-dire les logiciels payants. Est-ce toujours le cas ?
Valérie Peugeot : Non, bien au contraire. C’est pour ça que je disais tout à l’heure qu’il y avait un certain nombre d’entreprises, on peut citer la Société Générale, la SNCF, le Crédit Mutuel, mais aussi des grandes administrations comme la Gendarmerie française, ce n’est pas la moindre des administrations, ou des collectivités locales qui ont adopté le logiciel libre aussi bien pour des logiciels qu’on appelle métiers, spécifiques aux besoins d’une ville, que pour les bureaux des services.
Guillaume Erner : Des outils bureautiques.
Valérie Peugeot : Des outils bureautiques. Parce que, aujourd’hui, ces logiciels sont non seulement de qualité mais aussi très sûrs. Le fait qu’ils soient ouverts, que leur code soit ouvert, ça permet de vérifier en permanence qu’il n’y a pas de failles de sécurité et, le cas échéant, de les corriger rapidement. C’est justement la force de cette coopération, de cette collaboration qui est la spécificité du logiciel libre.
Donc au contraire, aujourd’hui le logiciel libre a fait ses preuves à la fois en termes de qualité, d’efficacité et de sécurité.
Guillaume Erner : Est-ce qu’il n’y a pas quand même un effet d’aubaine parce qu’on se dit que si une banque utilise un logiciel libre, elle aurait la possibilité de rémunérer une licence ou de faire en sorte que ceux qui ont participé au développement de ce logiciel libre ou à son amélioration aient une partie des dividendes ? Non ?
Valérie Peugeot : Il y a un modèle économique du logiciel libre. Il ne faut pas croire que c’est du gratuit. Simplement, le modèle économique ne se place pas au même endroit que pour le logiciel propriétaire. C’est-à-dire qu’au lieu de vendre la licence, l’accès au logiciel, les entreprises qui développent des logiciels libres vendent du service autour du logiciel. Par exemple elles vont vendre de la formation, elles vont vendre de la personnalisation, de l’adaptation du logiciel aux besoins spécifiques d’un client.
Je rappelle que Red Hat [3] qui est la plus grosse entreprise de l’open source aujourd’hui a quand même un chiffre d’affaires de deux milliards et demi de dollars. Vous voyez qu’l ne s’agit pas que de PME ou de bénévolat.
Guillaume Erner : À propos de Red Hat, aujourd’hui IBM ne se passe plus de Red Hat. Est-ce que ça veut dire que finalement le bénéfice ou, en tout cas, le chiffre d’affaires est logé ailleurs ? Aujourd’hui on voit bien que Red Hat a une place centrale sur le marché des logiciels libres qui ne sont donc plus si libres que cela. Valérie Peugeot.
Valérie Peugeot : Non, je ne dirais pas ça. Ils gardent leurs libertés fondamentales. Quand vous dites que IBM ne se passe plus de Red Hat c’est au point qu’IBM a racheté l’entreprise Red Hat. Mais IBM avait investi dans le logiciel libre bien avant le rachat de Red Hat. Ça a été un pari gagnant pour eux, pour les raisons que j’évoquais tout à l’heure. C’est-à-dire que c’est un vivier d’innovation, c’est une source d’économies par mutualisation. Ceci explique que des grandes entreprises comme IBM s’y soient intéressées alors que d’autres poursuivaient sur la voie propriétaire.
Je voudrais revenir sur un point.
Guillaume Erner : Rapidement s’il vous plaît.
Valérie Peugeot : Vous me parliez tout à l’heure des raisons pour lesquelles il y a cet engouement des États pour le logiciel libre, c’est que, à la fin, c’est une reconquête de souveraineté, c’est-à-dire une forme d’indépendance, à la fois par rapport à des fournisseurs de solutions non européens et c’est aussi une marge de manœuvre pour ce qu’on pourrait appeler une véritable politique industrielle du 21e siècle qui permet à l’Europe de garder un contrôle sur ses technologies, sur ses données, de préserver de l’emploi sur son territoire. C’est une politique autonome qui transcende nativement les frontières puisque le code est ouvert.
Dernière chose, c’est aussi l’assurance qu’il n’y ait pas de backdoors, c’est-à-dire d’entrées secrètes dans les logiciels qui permettent à des services secrets de s’y introduire puisque le code est ouvert et, enfin, c’est une garantie démocratique parce que qui dit logiciel libre dit transparence.
Guillaume Erner : Merci beaucoup Valérie Peugeot.