Luc : Décryptualité. Semaine 21. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Revue de presse minimale puisque tu n’as trouvé qu’un seul article.
La Tribune, « Hécatombe : la moitié des députés experts du numérique ne brigue pas de nouveau mandat aux élections législatives », un article de François Manens et Sylvain Rolland.
Manu : Un article payant en plus, qui fait écho à deux autres articles que je n’avais pas mis en avant mais qui étaient déjà parus la semaine dernière sur le fait qu’il n’y a pas, dans ce gouvernement, de ministre ou de secrétaire d’État dédié au numérique. Pas forcément un gros chambardement non plus, mais ça n’empêche, il n’y a pas d’expertise dédiée qui apparaît au niveau des institutions. C’est une hécatombe. On aura peut-être, on espère, d’autres personnes qui vont se révéler des défenseurs de nos combats, la vie privée, le logiciel libre.
Luc : Ce sont des députés ?
Manu : Oui voilà.
Luc : Donc ça veut dire que non seulement on n’a personne au gouvernement, mais, en plus de ça, il y aura beaucoup moins de députés qui s’y connaissent.
Manu : Exactement. Il y en a moins. On va espérer que certaines personnes vont reprendre le flambeau. Il y a quand même des gens qui sont intéressants, mais c’est compliqué.
Luc : C’est une toute petite revue de presse, je crois que nous ne sommes jamais allés aussi vite.
Le sujet de la semaine ce sera quoi du coup ?
Manu : Les obscurantismes, c’est un truc un peu compliqué quand même.
Luc : Oui, on va reparler encore et encore et encore de données personnelles, avec cette fois le prisme de cette question de l’obscurantisme. Pourquoi ? Parce que nous sommes partis d’un article du Figaro [1] qu’on ne mentionne pas beaucoup dans la revue de presse, sur lequel je suis tombé, qui parle de la situation aux États-Unis où la composition de la Cour suprême a changé grâce à Trump. Il y a maintenant une majorité qui est plutôt en défaveur de l’avortement, on sait que c’est un sujet politique essentiel là-bas. Ils sont en train de remettre en cause la jurisprudence qui garantit, depuis les années 70, un droit à l’avortement dans tous les États-Unis au niveau fédéral. Ce qui fait que les différents États américains pourront décider eux-mêmes si l’avortement sera légal ou pas et on sait qu’un certain nombre d’États vont basculer.
Manu : Dans la foulée de ce genre de sujet, les individus qui vont être dans des États interdisant l’avortement encourent certains risques. On a notamment vu que des lois ont déjà été mises en place dans le système actuel qui incitent à ce qu’on harcèle, à ce qu’on recherche, à ce qu’on poursuive individuellement les contrevenants, donc les contrevenantes, les personnes qui se font avorter et ce sont des citoyens qui vont aller aux tribunaux les assigner en justice d’un point de vue personnel ce qui permet aux institutions locales de ne pas être sous les coups des réglements actuellement en place et de ne pas être bloquées par les institutions, la Cour suprême, les précédents comme Roe contre Wade v. Wade [2]. Ces lois-là sont déjà en place et sont déjà problématiques, si Roe v. Wade tombe, ça va probablement encore bien empirer.
Luc : Ce sera carrément illégal. Bien évidemment les Américains ont l’habitude, les femmes iront dans des États voisins qui autorisent l’avortement. Un certain nombre de compagnies, notamment de grosses boîtes de l’informatique, ont dit qu’elles paieraient le déplacement pour leurs salariées, avec ce mélange très bizarre de santé et d’influence des boîtes. Il y a eu notamment des polémiques, je ne sais plus sur quel GAFAM, qui paierait uniquement pour les cadres, qui gagnent suffisamment.
Le sujet est très intéressant parce qu’il y a des discussions autour de cette autorisation à interdire l’avortement dans certains États, pour savoir jusqu’où l’interdiction peut aller. Il y a notamment le sujet de : sera-t-il autorisé d’aller exploiter les données personnelles, abondamment collectées par les GAFAM, pour aller retrouver les personnes qui planifient d’aller faire un avortement en considérant que, certes, aller avorter dans l’État voisin n’est pas illégal, mais préparer son avortement sur le territoire de l’État où c’est illégal reste illégal ? Donc si on peut traquer les gens notamment par les réseaux sociaux et par toutes leurs données personnelles, on peut les condamner alors même que ces femmes n’avorteront pas dans leur État d’origine.
Manu : Ça ressemble à des poursuites extra-territoriales. On sait que des systèmes ont été mis en place par exemple pour poursuivre les Français qui allaient faire du tourisme sexuel dans des pays où on laissait faire. En France on considérait qu’il fallait pouvoir bloquer ça. On sait qu’au niveau fédéral l’État américain force les entreprises du numérique à contribuer, à participer à des problématiques de sécurité on va dire, de surveillance massive, d’anti-terrorisme et probablement de guerre, simplement, de participer à l’effort de guerre. Un État local, un État fédéré, pourrait probablement appliquer le même genre de loi et forcer à ce que les GAFAM, par exemple, lui envoient toutes les données qui correspondent à certains critères. Après tout, on a le droit de forcer à appliquer les lois que l’on décide sur un État donné.
Luc : L’article dit que c’est encore plus simple, parce que les données personnelles n’étant pas protégées, ou très peu, là-bas, beaucoup moins que chez nous, en fait tu peux juste les acheter. Il y a des brokers de données personnelles qui peuvent les collecter un peu partout. Un magazine a fait ça, a dit « je veux la liste de tous les gens qui sont allés dans telle clinique qui fait des avortements » et il a acheté ça pour, je ne sais plus, quelques centaines de dollars, ce n’est pas très cher. En fait, aujourd’hui c’est déjà possible. Il mentionnait également une affaire où la femme a été relaxée, cette femme s’était retrouvée au tribunal parce qu’elle avait acheté par Internet une pilule abortive, elle était accusée de l’avoir fait pour faire passer la fin de sa grossesse comme une fausse couche parce qu’elle avait dépassé la date légale pour un avortement. Elle avait eu deux ans de procès, il y avait un non-lieu ou l’équivalent dans le droit américain, mais elle encourait 40 ans de prison pour meurtre au je ne sais plus combientième degré parce que c’était considéré comme un meurtre avec préméditation, etc.
Manu : Donc il suffit d’acheter ! Peut-être que ce ne sont pas des données nominatives, mais on sait que les traces sont souvent faciles à recouper, qu’on a des empreintes, l’équivalent d’une empreinte digitale, qui permet de retomber sur les individus de manière assez précise. Pas mal de tests ont été faits sur ce sujet-là. On ne sort pas des mailles, on est dans un filet et il n’y a pas moyen de s’en échapper, à moins de devenir un peu paranoïaque et d’appliquer des règles un peu abouties.
Luc : Oui et c’est ça qui est assez impressionnant. Les associations qui sont pro-avortement aux États-Unis ont commencé à dire à toutes les femmes qui habitent dans les États où on est certain qu’ils changeront la loi, « arrêtez de faire des recherches sur Internet, arrêtez d’utiliser votre téléphone pour tous ces sujets-là. Pour passer vos coups de fil achetez un téléphone avec une carte prépayée pour ne pas pouvoir être tracées. N’en parlez pas à vos amis », parce qu’on peut surveiller les gens, mais les informations transitent également par les gens qui ne le font pas mais avec qui on en discute. Ce qui fait que même si son mail personnel est bien sécurisé, on l’a mis dans un truc sérieux etc., dès lors qu’on échange avec des gens qui sont sur Gmail, toutes les données qu’on envoie à ses amis sont connues de Google.
On retrouve finalement le même genre de démarches qui ont pu être mises en avant dans des pays avec des gouvernements dictatoriaux, on peut penser au Printemps arabe il y a des années de ça, à la Russie, à plein d’autres endroits dans le monde où les États dictatoriaux et c’est là qu’intervient cette notion d’obscurantisme que tu évoquais au début.
Manu : Je ne sais plus quel État exactement, mais il y a un royaume en Asie du Sud-Est où la moindre critique du roi peut te faire terminer très rapidement en prison.
Luc : La Thaïlande.
Manu : C’est ça. Je crois qu’il y a eu quelques cas où effectivement des gens ont juste évoqué la possibilité d’une république et ce n’est pas passé.
Luc : Ça fait partie des trucs en Thaïlande. Un de mes copains a vécu là-bas quelques années, il y a longtemps, il m’avait expliqué qu’un gamin de dix ans s’était retrouvé en taule parce qu’il avait pris le nom du roi comme pseudo dans un jeu vidéo en ligne. On ne rigole pas du tout, ça fait partie de ces choses-là. Ça montre aussi qu’on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, ça va, ça vient. En France on a des lois et des tabous sur les questions des données personnelles et sur certains types de fichiers par exemple la race, les religions ou les opinions politiques et on n’a pas hérité de ces tabous complètement par hasard.
Manu : Ça date des heures les plus sombres de notre histoire, c’est la phrase.
Luc : C’est l’expression consacrée ! Au-delà du côté point Godwin, etc., ça reste une réalité. Dès lors qu’on avait les religions des gens on savait où aller chercher les Juifs, on savait où chercher les communistes. Je peux recommander le film de Costa-Gavras, Section spéciale, qui raconte comment le gouvernement de Vichy a mis en place une section juridique — ce n’est pas un film d’action — pour, en gros, trouver des otages et les exécuter pour faire plaisir aux Allemands. Et, bien sûr, on va aller taper chez les communistes, chez les gauchistes divers et variés, chez les syndicalistes. Ce sont de bonnes illustrations et si on a cette tradition de dire qu’on ne veut pas ces fichiers-là c’est qu’on veut éviter les outils qui permettent de faire de l’épuration et de surveiller les gens au cas où les choses tournent mal. On se dit que si ça n’existe pas c’est au moins ça de gagné.
Manu : Je crois qu’il y a un endroit en Europe où être sur certaines listes ne doit pas être très agréable, c’est en Ukraine. En Ukraine il y a quand même des changements de pouvoir qui peuvent alterner dans la même journée et, en fonction du pouvoir qu’on a critiqué la veille, on peut se retrouver dans des prisons désagréables.
Luc : Oui. Tout à fait. En plus de ça, quand les périodes sont troublées, ce n’est pas là que les gens sont les plus intelligents. Si on regarde chez nous après les attentats, la porte des gens fichés S a été défoncée, leur appartement a été mis en miettes. On n’a rien trouvé, ou presque, peut-être une personne à qui on avait un truc à reprocher sur tout le fichier. Ce n’est pas malin, ça ne sert pas à grand-chose, mais ça s’est fait et tout le monde a applaudi en disant que c’était bien fait pour eux. Et ce genre de chose bascule assez vite.
Manu : On a quand même une protection plutôt importante, même si on a toujours été un peu cyniques face à elle, c’est une protection européenne, le RGPD [3].
Luc : Oui, ça fait chier le monde. Dans le boulot j’ai plein de gens qui râlent là-dessus. C’est hyper-rigolo parce que personne ne comprend ce que c’est censé faire, mais c’est la loi, il faut le faire et finalement ça pousse les gens à se poser des questions. J’ai eu une réunion cet après-midi justement là-dessus avec un patron d’un réseau de transport qui dit « finalement, il y a beaucoup trop de gens qui peuvent accéder aux données de mes clients et plein de gens qui accèdent à des choses auxquelles ils n’ont pas besoin d’accéder. Si un jour un truc se passe, que j’ai quelqu’un de malhonnête ou quoi, eh bien je n’aurai pas fait le nécessaire ». Du coup ça le pousse à se poser des questions et à se dire qu’en fait ces dispositions ne sont pas juste là pour faire chier le monde, que ça a du sens.
Manu : Tu te rapproches de toutes les problématiques que rencontrent les plateformes. Les plateformes comme Uber, Deliveroo ont des informations de toutes sortes sur leurs passagers, leurs clients, des passagers connus ou même, tout simplement, un chauffeur qui a repéré une jolie minette, eh bien il peut obtenir des informations auxquelles tu ne veux pas forcément qu’il ait accès. Ça peut poser problème notamment avec des célébrités.
Luc : Oui. Ce sont des histoires assez connues. Dans l’actualité récente, par rapport à cette question des collectes de données qui est inquiétante, il y a eu pas mal d’affaires. Human Rights Watch a sorti un rapport [4], 2022 où ils ont étudié les solutions utilisées dans des dizaines de pays pour l’éducation pendant le Covid-19 et ils ont montré que c’était des solutions qui collectaient massivement des données sur la vie des enfants, donc des données personnelles, en identifiant…, tout le truc qu’on connaît et que cela a été fait dans l’illégalité. Comme c’est un peu en urgence personne ne s’est posé trop de questions, mais ces gamins sont déjà fichés, ils sont déjà rentrés dans le système, on va pouvoir les suivre sur le long terme.
Manu : C’est une super idée d’investissement parce que tu les prends très jeunes et tu es sûr que tu vas pouvoir avoir une durée de vie d’exploitation des données que tu auras obtenues, peut-être même que tu pourras faire des formes de chantage, peut-être qu’un jour les gens ne voudront pas que ces données-là soient révélées, ne voudront pas qu’elles ressortent. Va savoir !
Luc : Sans aller jusque-là, quand on se souvient que Sarkozy voulait détecter les délinquants dès l’âge de quatre ans, ces données ont vachement de valeur si tu décides que le crime, la délinquance est une question de milieu, d’origine ethnique ou de je ne sais quoi, en fait on n’a pas besoin que ce soit vrai, il suffit juste d’avoir les infos. Et on ne peut pas espérer que les GAFAM soient là pour respecter la loi, ils sont là pour gagner de l’argent.
Manu : Pire qu’être vrai ou d’être faux, les données que tu récupères sur les enfants peut peut-être même changer la manière dont tu vas les traiter à court terme, la manière dont tu vas les éduquer et ça peut être des prophéties auto-réalisatrices : si tu considères qu’il va être violent, tu vas peut-être le mettre dans un circuit d’éducation qui va, va savoir, déclencher des choses un peu désagréables.
Luc : En tout cas ça me fait un peu penser au système chinois où les relations qu’on a peuvent faire baisser sa note sociale et où avoir de mauvaises fréquentations peut nous emmener à être limité dans nos vies et du coup, effectivement, que ça tourne mal. Il y a plein de trucs comme ça. Facebook avait un brevet dont l’objectif était de vendre des services aux banques pour, en gros, que la banque aille voir Facebook quand quelqu’un voulait avoir un prêt et que Facebook lui dise « je connais cette personne, je connais son réseau de relations, je suis en relation avec toutes les autres banques et je peux vous dire si les relations de cette personne sont des bons payeurs ou pas ». Du coup, on pouvait se retrouver à être mis sur la touche, ou non, en fonction des amis qu’on a. Ça peut être étendu à l’infini. Encore une fois, dès lors qu’on a une société qui commence à mal tourner et sombrer dans l’obscurantisme c’est démultiplié, ça peut aller très vite et ça peut être complètement arbitraire si on a décidé qu’il fallait péter la gueule à telle catégorie de personnes. Là il n’y a même plus la moindre justification pseudo-morale ou politique.
J’avais retrouvé une histoire. En 2020, toujours sur les enfants, en Grande-Bretagne un procès avait été lancé parce que YouTube violait la vie privée des enfants. Très récemment Twitter s’est fait allumer parce que des numéros de téléphone des gens ont été récupérés, soi-disant pour récupérer les identifiants pour des systèmes qui permettent plus de sécurité. Ils ont demandé les numéros de téléphone « au cas où vous perdriez votre login » et ils se sont empressés de les revendre derrière comme données personnelles. On ne peut pas faire confiances à ces boîtes. C’est pour ça que ce sujet est éminemment politique à court terme mais aussi à long terme et dans cette hypothèse que les choses tournent très mal.
Manu : Heureusement, parce que je tiens à prendre le contre-pied de ce que tu viens de dire, il n’y a aucun risque d’obscurantisme dans nos pays, on est complètement à l’abri de tout retournement de société, on ne verra que des jours heureux et radieux dans l’avenir ! Pas de souci !
Luc : Je suis entièrement d’accord avec toi Manu. Que ce soit enregistré pour l’éternité.
Manu : Exactement. Sur cette bonne phrase, aussi positive de ta part, je te propose qu’on rediscute de tout ça la semaine prochaine.
Luc : Salut.
Manu : Salut.