Je vais vous parler de la relation entre les communs et les acteurs publics et voir comment ils peuvent, le cas échéant, coopérer.
Les communs - Définitions - Historique
Avant de rentrer dans le du sujet, je vais revenir rapidement sur le concept des communs, parce que, en fait, on l’emploie beaucoup, mais comme toujours, quand un concept rencontre une forme de célébrité – c’est peut-être un terme un peu trop fort –, en tout cas quand il se répand, on a aussi tendance, parfois, à le vider un petit peu de sa substance. Je crois que c’est important de revenir sur l’histoire de ce concept, de comprendre ce dont il est réellement porteur et, ensuite, on rentrera dans le vif du sujet.
Les communs, ce sont trois dimensions qu’il faut lier les unes aux autres.
- La première, c’est une ressource qui peut être matérielle ou immatérielle, ça peut être un jardin partagé comme ça peut être des lignes de code, ça a déjà été évoqué ce matin. La particularité de ces ressources, c’est qu’elles ne sont pas soumises à un droit de propriété tel qu’on le connaît, mais qu’elles vont être partagées grâce à des droits d’usage. C’est un passage d’une logique propriétaire à une logique d’usage, c’est un premier point très important.
- La deuxième dimension des communs, c’est l’existence d’une communauté qui va être en charge de gérer cette ressource ; quand je dis gérer c’est à la fois la faire fructifier, la développer, mais aussi la protéger contre ce qu’on appelle des enclosures, c’est-à-dire des tentations de ré-enfermer cette ressource partagée, de la remettre dans un prisme propriétaire.
- La troisième dimension, c’est une gouvernance, c’est-à-dire un ensemble de règles dont cette communauté va se doter dans la finalité, justement, de protéger cette ressource, c’est-à-dire s’assurer qu’elle ne soit pas victime d’enclosure, qu’elle ne glisse pas à nouveau sous un régime propriétaire et, surtout, de la protéger contre ce que pourrait être ce qu’on appelle en anglais des free riders, des personnes qui pourraient être tentées de s’approprier cette ressource pour leur usage personnel.
Tout cela est un peu théorique pour l’instant, mais vous allez voir que c’est très concret.
Quand je dis une communauté, ça peut être une communauté toute petite, par exemple les habitants qui ont construit un habitat partagé, comme ça peut être une communauté extrêmement large. Si vous regardez la manière dont sont élaborés un certain nombre de logiciels libres, ils sont élaborés, développés par une communauté de développeurs qui peuvent être aux quatre coins de la planète et rassemblent des centaines, voire des milliers de personnes, comme c’est le cas pour Linux, par exemple, qui est un des plus connus.
Les communs ont connu, de façon un peu schématique, trois vies.
La première vie, ce sont les communs historiques, qui étaient des communs dits naturels, des communs de ressources partagées comme des pâturages, comme des fours à pain, comme des lavoirs, dont on trouve encore la trace aujourd’hui dans nos communes. Si vous vous promenez, vous verrez souvent, quand les municipalités ont fait l’effort de mettre un petit historique, la trace de cette gestion en commun, par les villageois, de leur four à pain ou de leur lavoir.
Historiquement, ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de droit de propriété, mais cela veut dire qu’il y avait une répartition des droits d’usage, c’est-à-dire que les grands propriétaires terriens, les aristocrates, étaient propriétaires du foncier, mais les paysans avaient des droits, par exemple de glanage ou le droit d’amener leurs bêtes paître sur ces terres dont le foncier, le sol, appartenait aux aristocrates.
C’est la première vie des communs et cette première vie va progressivement disparaître au milieu du 18e et au 19e siècle, pour deux raisons principales.
La première raison, c’est la révolution industrielle qui va réorganiser l’économie, qui va inciter ces propriétaires terriens à reprendre la mainmise totale sur leurs terres, ce qui va chasser les paysans ; ça va être un cercle vertueux pour eux, c’est-à-dire que ces paysans qui seront chassés de ces terres, qui ne pourront plus amener leurs bêtes à paître, vont progressivement migrer vers les grandes villes où, entre-temps, sont apparus les métiers à tisser. Les propriétaires terriens peuvent installer leurs bêtes qui vont produire de la laine et envoyer cette laine dans ces usines, dans les grandes villes, notamment, en Angleterre, Manchester, etc., qui vont devenir ce que vous connaissez, des villes taudis à ciel ouvert, avec des populations complètement paupérisées.
La carte que vous voyez s’afficher là, c’est la carte des communs au Royaume-uni, des terres qui étaient sous un régime de communs avant cette grande révolution industrielle.
La deuxième raison pour laquelle les communs vont disparaître, je vais en parler de façon plus approfondie sur la diapositive suivante, est liée, on va dire, à un changement dans la pensée, je vais y revenir juste après.
Le troisième temps de la vie des communs, c’est ce qu’on pourrait appeler le retour des communs qui date de la fin du 20e siècle, que nous vivons actuellement. Retour des communs qui s’explique, entre autres, par le constat d’une sorte d’impuissance de notre régime capitalistique actuel à répondre à un certain nombre d’enjeux, dont, plus particulièrement, les enjeux écologiques. Les communs vont aussi être un vecteur pour renouveler la pensée d’une économie qui serait plus respectueuse de notre planète, je ne vais pas m’étendre là-dessus, ce n’est pas l’objet aujourd’hui. Ce qui va aussi accélérer le retour des communs, ce sont les technologies numériques.
Pourquoi les technologies numériques sont-elles des vectrices de communs ? Plusieurs raisons.
La première, c’est que le numérique, en dissociant une information ou une connaissance de son support matériel, c’est-à-dire en dissociant un morceau de musique du disque, de la cassette, du CD, rend cette information, cette connaissance, cette œuvre, plus facile à partager, plus facile à circuler. Ça ne veut pas dire qu’elle doive nécessairement circuler, en tout cas, elle est naturellement, je dirais, un candidat au partage et à la circulation.
La deuxième raison, c’est que les réseaux numériques permettent d’avoir, de construire des communautés déterritorialisées. Historiquement, les communs étaient forcément attachés à un territoire, le village autour du four à pain, etc. Dans l’exemple que je donnais tout à l’heure du logiciel libre, on peut avoir des communautés beaucoup plus larges, beaucoup plus grandes, donc ça va faciliter la création, le numérique va être un vecteur de création de communautés décentralisées, distribuées, comme dans l’exemple de Mastodon [1] qui vient d’être présenté.
Je parlais de la pensée qui a été aussi à l’origine de ce qu’on pourrait appeler, par analogie, l’hiver des communs, la période où les communs se sont effacés, et quand je dis se sont effacés, c’est y compris dans les textes de loi. Des historiens ont retracé ces textes qui ont fait disparaître les communs au profit d’un régime de propriété.
Les grands penseurs qui sont, je dirais, à l’origine d’une forme de tragédie des communs, ce sont ceux que vous voyez s’afficher sur votre écran – Hobbes [2], Lock [3] également Adam Smith [4], même si on a tendance à attribuer à Adam Smith, de façon un peu excessive, une pensée quasi religieuse sur le marché. D’ailleurs, je vous renvoie un article absolument passionnant, qui est sorti cette semaine dans Le Monde, qui montre comment le marché a été érigé en une sorte de foi [5], n’hésitez pas à le lire, mais on pourrait dire la même chose de la propriété. Il est important de comprendre que la propriété c’est vraiment un construit social. On a tendance à, ce qu’on appelle en sciences sociales, essentialiser ou naturaliser le concept de propriété, comme s’il était inhérent, d’un point de vue anthropologique, à l’humanité, c’est-à-dire que toute humanité devrait nécessairement se construire autour du concept de propriété.
Les quatre acteurs, les quatre auteurs que vous voyez s’afficher là, les philosophes, sont ceux qui ont essentialisé ce concept de propriété. Pourquoi ? Comment ?
Hobbes, par exemple, nous a expliqué que la propriété privée nous permet de rompre avec l’état de nature, nous permet d’éviter la tragédie sociale selon laquelle chaque individu prétendrait à une portion de biens, donc, ce serait la jungle en quelque sorte.
Locke, lui, considère que la propriété est un droit fondamental de l’humain.
Bernard de Mandeville [6], que vous voyez également s’afficher, l’auteur de La Fable des abeilles [7] considère que les vices privés sont les fonds des bénéfices publics. Quelque part, je dirais que c’est un peu l’auteur de la pensée du ruissellement, c’est-à-dire que plus on s’accapare, plus… En fait, c’est l’auteur qui nous a déculpabilisés de nos logiques d’accaparement.
Et enfin Adam Smith avec, évidemment, la fameuse soi-disant main invisible du marché [8]. J’ai découvert en lisant cet article du Monde auquel je faisais référence il y a un instant, qu’en réalité Adam Smith n’avait pas une pensée aussi affirmative, loin s’en faut. Il va falloir qu’on le relise collectivement.
Cette pensée du 17e et du 18 siècle, qui a érigé la propriété en principe quasi anthropologique, a commencé à être détricotée au 20e siècle, entre autres par ces deux personnes que vous voyez s’afficher à l’écran.
Le premier c’est le bien nommé John Commons [9], il avait vraiment un nom prédestiné, un juriste qui s’inscrivait dans un courant juridique dit du legal realism, qui a travaillé à sortir les communs du prisme propriétaire pour aller vers une logique de ce qu’il appelait « les faisceaux de droits d’usage », c’est-à-dire décomposer la propriété en une série de droits d’usage. Il a surtout insisté sur l’importance des relations juridiques entre les personnes, plus importantes que les choses elles-mêmes. Ce qui nous renvoie à ce principe, ce concept de communauté que j’évoquais tout à l’heure.
On pourrait aussi évoquer Karl Polanyi [10] pour ceux qui connaissent, mais je n’ai pas le temps de tout développer.
La personne qui nous a vraiment aidés à penser, à théoriser les communs, c’est Elinor Ostrom [11] qui a été, ce qu’on appelle de façon un peu abusive, Prix Nobel d’économie, en fait Prix de la banque de Suède en 2019. C’est une politiste qui a eu un prix d’économie, qui a œuvré toute sa vie sur le terrain, vraiment, pour le coup, en sociologue, ethnologue, politiste ; elle a enquêté sur les communs à travers la planète.
Je n’ai pas dit que les communs historiques, naturels, continuent d’exister, même s’ils ont en grande partie disparu, on en trouve encore des traces aujourd’hui. Par exemple, les systèmes de gestion de l’eau, en Indonésie, toutes ces terrasses pour les rizières, sont gérés comme des communs.
Elle a enquêté toute sa vie sur ces communs naturels et, à la fin de sa vie, avec l’aide d’une autre chercheuse, bibliothécaire, elle a commencé à s’intéresser aux communs de la connaissance et aux communs environnementaux.
En même temps que les communs de la connaissance et les communs numériques commençaient à se développer, on a vu apparaître ce qu’on a on appelé un second mouvement des enclosures, c’est le terme qui a été utilisé par James Boyd, un juriste nord-américain, étasunien, spécialiste de la propriété intellectuelle. Pourquoi a-t-il parlé de second mouvement des enclosures ?, parce que, en même temps que se développaient les communs, se développait aussi une forme d’extension de la propriété intellectuelle, notamment avec le droit d’auteur. Vous savez probablement que le droit d’auteur a été rallongé de façon régulière : en 1811, le droit d’auteur était de 10 ans, en 1886, il est passé à 50 ans et, en 1993, une directive européenne l’a fait passer à 70 ans après la mort de l’auteur. Donc, une tendance à étendre le champ de la propriété sur la connaissance.
On pourrait parler aussi du droit des brevets qui a été une bataille homérique. Nous avons la chance en Europe, entre autres grâce à Michel Rocard [12], de ne pas être sous un régime de droit des brevets pour les logiciels, mais sous un régime de droits d’auteur qui nous donne plus de liberté.
On pourrait parler aussi des données, on pourrait parler des semences, etc.
Il y a donc eu un vaste mouvement, en réaction à ces enclosures de l’esprit ; les communs se sont aussi développés. Je dirais qu’il y a un mouvement d’aller-retour entre logique propriétaire de propriété intellectuelle qui s’étend et logique des communs, qui interagissent, l’une résistant à l’autre.
Quelques communs de la connaissance.
On en a vu déjà certains cités ce matin.
Évidemment, Wikipédia, c’est une espèce d’évidence, mais je voudrais en citer d’autres.
Je parle de communs de la connaissance plutôt que de communs numériques. Pourquoi ?, parce qu’on a aussi des communs de la connaissance, par exemple dans le champ des semences, avec ce collectif qui s’appelle OpenSourceSeeds [13]. Vous savez que le génome d’une semence, d’une graine, c’est une connaissance, c’est une information. On peut donc, aussi, mettre cette information-là en libre, c’est ce que fait ce collectif OpenSourceSeeds.
On pourrait parler aussi d’open hardware ; toute une série de collectifs travaillent à rendre le matériel, ici c’est un tracteur en open hardware qui permet à des paysans, à des agriculteurs, d’être maîtres de leur tracteur, de ne pas dépendre des réparations d’un grand groupe, que je ne citerai pas, qui rend les tracteurs irréparables et là, ils peuvent le réparer.
D’autres exemples : CoopCycle [14] est une communauté de livreurs à vélo, l’équivalent de Deliveroo dont je vois les livreurs tous les jours dans la rue, qui ont choisi de s’outiller d’un logiciel libre qu’ils ont fait développer ou co-développer de manière à être des maîtres de l’algorithme. Pour faire le lien avec ce qui a été expliqué par la jeune femme étudiante, tout à l’heure, à propos des algorithmes : la problématique de ces livreurs à vélo, c’est qu’ils dépendent d’une connaissance qui est l’algorithme, dont ils ne sont pas maîtres, qui leur impose des livraisons, sans qu’ils puissent, eux-mêmes, choisir la manière dont cet algorithme fonctionne. Voilà un autre exemple de commun de la connaissance dont vous voyez que les vertus sont y compris sociales en l’espèce, c’est-à-dire une encapacitation des livreurs, une liberté des livreurs par rapport à leur travail, à l’organisation de leurs courses.
La puissance publique et les communs : quelles postures ?
J’en viens à la relation entre les communs et la puissance publique.
Je dirais qu’il y a trois types de relation. Avant cela je voudrais préciser quelques notions.
Rappelons-nous que la propriété étatique, c’est-à-dire la propriété par la puissance publique – quand je dis État, ça peut être une collectivité territoriale, un acteur public en général – ce n’est pas un commun, c’est un point très important, c’est une propriété publique. On a tendance à assimiler, parce qu’il y a une racine étymologique similaire, les régimes dits communistes, on va dire les régimes d’économie administrée, à penser que ça pouvait être des régimes de communs. Loin s’en faut, c’est le contraire, c’est une propriété, mais c’est une propriété publique, monopolistique, à la différence du régime de propriété privée. Il est important de garder ça en tête, parce que, depuis des décennies, on circule entre, d’un côté, une propriété publique monopolistique, qui est celle de l’État, et une propriété privée, sans imaginer qu’il y a d’autres régimes, d’autres manières de penser. Donc, une propriété publique.
Je distingue propriété publique et communs, mais je distingue aussi LE bien commun, qui est une notion, on va dire, équivalente de l’intérêt général, et LE bien commun, ce ne sont pas les communs.
Désolée pour ce petit détour sémantique, mais c’est important. Comme ce sont des notions qui ont des racines très proches, on a tendance à les confondre et il est très important de ne pas les rabattre les unes sur les autres.
Les trois postures possibles de la puissance publique.
Celle qu’on a vue souvent à l’œuvre, c’est une attitude que, je dirais, de confrontation. Je vais prendre un exemple : quand, grâce au numérique, les internautes se sont mis à partager des œuvres de musique à travers les réseaux en pair-à-pair, de fait, ils étaient en train, je dirais spontanément, sans le penser, sans le concevoir, de créer un commun de la musique, de manière à le rendre accessible à tous sur les réseaux de pair-à-pair. Qu’a fait l’État face à cela ? L’État, évidemment poussé par les industries culturelles, a décidé d’empêcher ces réseaux pair-à-pair ; en France, ça s’est traduit par l’Hadopi [15], la création de l’Hadopi avec un système répressif, par la mise en place de verrous technologiques sous forme de DRM [Digital">Rights Management], il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet-là. Pourtant, à l’époque, d’autres avaient imaginé de permettre à ces communs d’exister tout en rémunérant les créateurs, parce que, évidemment, les cris d’orfraie qui étaient poussés par les industries culturelles, c’est « vous allez tuer les auteurs, vous allez tuer les musiciens, vous allez tuer toute la chaîne de création culturelle ». D’autres, je pense notamment au regretté Philippe Aigrain [16] qui a beaucoup écrit sur le sujet, avaient imaginé un système de rétribution qui permettait, à la fois, de faire prospérer ces communs tout en rémunérant, bien entendu, les artistes et toute la chaîne d’acteurs autour des artistes.
Voilà typiquement un exemple d’affrontement où l’État a été contre les communs. On pourrait trouver d’autres exemples, bien entendu.
Pourquoi l’État se met-il en position de défense des communs ? Plusieurs interprétations possibles.
Certains vous diront « parce que l’État, c’est finalement le grand allié du marché » ou « l’État n’arrive pas à résister à la force du capitalisme informationnel, donc l’État, quelque part, est rendu à une forme de passivité face aux communs ». C’est une explication.
Une autre consiste à dire « les communs, c’est bien – c’est une critique, je dirais, plus intéressante, une explication plus intéressante –, mais les communs vont travailler par petites tâches et ils ne sont pas en capacité d’avoir une approche universelle, ils ne sont pas en capacité de défendre l’intérêt général au sens de l’intérêt de l’ensemble de la nation ». C’est une autre explication qui peut se discuter.
En réalité, l’un n’empêche pas l’autre : on peut avoir un État qui défend l’intérêt collectif, général, universel, et on peut avoir, à côté, des communs qui vont travailler par petites touches à produire de l’intérêt général à des niveaux infra-étatiques.
C’est la première posture, la posture de confrontation.
La deuxième, c’est celle que j’appelle « cohabitation sans considération », c’est-à-dire un État qui, finalement, laisse prospérer les communs, mais ne s’en préoccupe pas. L’exemple, c’est Wikipédia. On aurait pu imaginer, au moment où Wikipédia a été créée, que les États, là aussi poussés par l’industrie des encyclopédies, Universalis et d’autres, prennent la défense d’Encyclopædia Universalis et interdisent Wikipédia, ce qui n’a pas été fait, on l’a laissé prospérer, les États l’ont laissé prospérer. Petite explication : je pense que le lobby des encyclopédies est un peu moins fort que le lobby des industries culturelles, mais c’est une explication qui est toute personnelle.
Donc, un État qui laisse prospérer les communs, mais qui ne s’en soucie pas, avec un point d’attention qui est que tout ceci est très fragile. Par exemple, vient d’être adopté, du côté de l’Union européenne, un texte qui s’appelle le DSA, le Digital Services Act [17], qui impose à Wikipédia des contraintes équivalentes à celles des très grandes plateformes, type Google, Facebook ou autres. Je vous parlais tout à l’heure des risques d’enclosure, on voit donc que les communs est quelque chose de fragile qui peut tout le temps être mis à mal par l’acteur public ou autre.
La troisième posture, c’est celle de la coopération entre le secteur public et les communs et c’est celle sur laquelle je vais maintenant zoomer, ce que j’appelle les partenariats public/communs ou partenariats communs/public, on peut inverser les termes, ce n’est pas un terme déposé ! De quoi s’agit-il ? Quelles formes peuvent prendre ces coopérations ?
D’abord, avant de détailler ses formes, je voudrais dire que la posture de l’acteur public peut changer dans le temps. Je vais prendre deux exemples très rapidement.
Je ne sais pas si tout le monde est familier de Tela Botanica [18] ici. Tela Botanica est une base de bénévoles botanistes, qui a été créée en 1999, vous voyez que c’est un commun de la connaissance historique, et quand Tela Botanica s’est créée, la réaction du Muséum d’histoire naturelle a été une réaction assez défensive, disant « mais qui sont ces botanistes qui viennent nous concurrencer, etc. », ils l’ont très mal vécu. En fait, assez rapidement, une collaboration s’est mise en place et, aujourd’hui, tout cela travaille de concert et coopère.
Un autre exemple avec lequel vous allez comprendre très vite que l’acteur public peut changer de posture, c’est celui des relations entre OpenStreetMap et l’IGN [Institut national de l’information géographique et forestière]. Au départ, je parle sous le regard de Christian [Quest], je pense que les relations étaient assez exécrables et, dans le temps, elles ont bougé. Pourquoi étaient-elles exécrables ? D’abord, y compris de la part des salariés de l’IGN, je pense qu’il y avait des réactions défensives disant « qui sont ces amateurs qui viennent faire de la cartographie alors que c’est notre savoir ? », une espèce de posture défensive y compris de métier, et puis des raisons plus politiques, des raisons financières, la peur d’avoir un concurrent qui défait un modèle d’affaires ; plein de raisons qui peuvent expliquer des postures défensives. Mais, comme vous l’aurez compris avec l’exposé de Christian et vous le verrez aussi cet après-midi puisqu’il y aura un atelier dédié aux géocommuns qui sont développés par l’IGN, l’IGN, depuis, a renversé son attitude, est devenu, au contraire, un défenseur, un promoteur, un contributeur, de commun.
Puissance publique et communs en coopération
Comment cette coopération se fait-elle ?
D’abord, l’acteur public peut-être ce que j’appelle un facilitateur de communs, c’est-à-dire qu’il peut lever les obstacles juridiques sur la route des communs. Ça a été le cas avec la loi pour une République numérique [19], dite loi Lemaire, de 2016. Cette loi voulait aller encore plus loin, c’est-à-dire qu’elle voulait inscrire le principe des communs dans les textes, avec un fameux article 8 qui a soulevé l’ire des industries culturelles et cet article 8 n’a pas pu voir le jour. Pour autant, Axelle Lemaire a réussi, je dirais, à faire avancer la cause des communs par d’autres entrées dans la loi, elle a notamment permis d’inscrire dans les textes le principe de la science ouverte.
Je reviens là-dessus. La loi pour une République numérique a inscrit le principe de la science ouverte dans la loi, ce qui est très important. Si on fait, là aussi, un petit retour en arrière dans l’histoire, historiquement, les chercheurs, les scientifiques, je parle 18e/19e siècles, partageaient leurs connaissances ; les connaissances circulaient, il y avait des sociétés savantes qui étaient une manière de faire circuler les savoirs. Progressivement, on a vu la connaissance produite par les universitaires être enfermée, notamment parce qu’on a imposé aux universités des injonctions à trouver les moyens de leur indépendance, notamment à breveter leurs connaissances ; on a enfermé les connaissances. Les revues scientifiques de type Science, etc., ont joué aussi un rôle très important dans cette enclosure des connaissances scientifiques. Et puis, il y a eu un contre mouvement qui est venu des scientifiques eux-mêmes, qui ont commencé à s’indigner de cette enclosure des connaissances, parce que, en fait, tout chercheur, vous le savez évidemment tous, s’appuie sur les épaules des prédécesseurs, on est tous sur les épaules des géants, c’est-à-dire que si on n’a pas accès à la connaissance, on ne peut pas avancer ; on construit sur les connaissances de nos prédécesseurs. Un mouvement de résistance est venu des chercheurs eux-mêmes, donc, en 2016, puis l’Europe a pris le relais de façon plus générale, la loi française a entériné ce principe. Notamment, aujourd’hui, un chercheur a le droit de publier dans une archive ouverte ses articles au bout d’un petit délai, il y a un petit délai d’exclusivité pour l’éditeur, mais il peut publier ses recherches dans une archive ouverte, ce qui n’était pas le cas avant, et il est protégé contre la prétention d’un éditeur qui voudrait l’empêcher de partager ses connaissances.
Toujours dans une posture de facilitateur des communs, l’acteur public peut aussi participer à propager, catalyser, financer les communs. Je vais prendre trois exemples très rapides.
Le premier exemple, c’est celui de la commande publique, c’est-à-dire quand l’acteur public choisit, par exemple, un logiciel libre plutôt qu’un logiciel propriétaire, il participe à faire croître et grandir les communs. C’est donc une manière de les financer par la commande publique. C’est un point très important. Le titre était « jeu à somme positive », c’est un jeu à somme positive dans la mesure où ça évite à l’acteur public de s’enfermer dans une solution propriétaire dont il devient dépendant, avec les déboires que l’on connaît, les collectivités locales connaissent bien ça quand il n’y a plus de nouvelles versions du logiciel propriétaire, qu’il n’est plus soutenu, etc. Donc, un gain pour l’acteur public, mais aussi, évidemment, un gain pour la communauté du logiciel libre qui, grâce à cette commande publique, va pouvoir continuer à entretenir et faire prospérer la ressource qu’est le code.
Un deuxième exemple, c’est ce que fait la Direction interministérielle du numérique et la Direction interministérielle de la transformation publique avec leur Accélérateur d’initiatives citoyennes [20]. Vous connaissez les accélérateurs à start-ups, là, c’est un accélérateur à initiatives citoyennes qui, entre autres, a permis d’accompagner Open Food Facts [21], un commun d’informations alimentaires, et Vikidia [22] que vous connaissez sans doute tous, je ne m’étends pas, ce petit Wikipédia pour les plus jeunes.
Un troisième exemple, c’est celui qui a été porté par l’Ademe [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie], maintenant rejoint par l’Agence nationale à la cohésion des territoires et l’IGN, qui est cet appel à communs [23] qui en est à sa deuxième édition aujourd’hui. C’est l’idée non seulement de financer des communs, mais surtout d’inviter des acteurs du territoire à travailler ensemble pour créer de nouvelles communautés qui vont faire prospérer des communs.
Voilà trois exemples de l’acteur dans une posture de facilitateur des communs.
Là, on est dans une approche, je dirais, ascendante, c’est-à-dire qu’au départ il y a une communauté créatrice de communs et l’acteur public vient en renfort, en soutien de cette dynamique qui part des communautés.
Deuxième posture, cette fois-ci plus descendante, c’est quand l’acteur public se met en posture de production de communs.
Je vais prendre un premier exemple dans le domaine artistique, ce que j’appellerais des communs par affectation, c’est-à-dire qu’au départ ce ne sont pas des communs, mais l’acteur public décide d’en faire des communs. Par exemple, Rijksmuseum a choisi de mettre toutes les œuvres du musée dans un espace en ligne, à la libre disposition du public. Tout le monde peut non seulement regarder en ligne les œuvres du musée, mais peut aussi les télécharger, s’amuser avec, les transformer, les déformer, les réutiliser dans ses propres créations, etc. Il faut avoir conscience que c’est très rare. En France, là encore, ce n’est juridiquement pas possible à l’échelle nationale. Certains musées locaux, dans les territoires, ont fait un choix équivalent à celui du Rijksmuseum, mais ça reste l’exception qui confirme la règle. Là, on est vraiment sur ce que j’appelle des communs par affectation· On pourrait parler aussi de l’open data, mais ça nous emmènerait un peu plus loin.
Autre exemple, à tout seigneur tout honneur, où l’acteur public se met en position de producteur de communs, c’est lorsque l’acteur public permet à une communauté d’accueillir une communauté de commoners et c’est évidemment le cas de la Forge des communs numériques éducatifs [24], dont on a déjà commencé à parler ce matin et dont on va parler encore largement, je pense, tout au long de la journée. C’est un espace, ça a été dit, où enseignants, élèves, peuvent coproduire ; on peut accueillir des produits, des communs co-produits par vous tous. À mes yeux, c’est évidemment un exemple particulièrement exemplaire de coopération entre la puissance publique et des commoners. J’emploie ce terme anglais de commoners, parce qu’on n’a pas d’équivalent en français, j’en suis désolée, en général j’essaye d’utiliser le français ; je peux le franciser en enlevant le vague accent que j’utilise. Peut-être les Québécois le diraient mieux que moi, je suis sûre qu’il faut se tourner vers les Québécois pour trouver le bon terme !
Partenariats communs publics : points d’attention
Je voudrais finir quand même avec quelques points d’attention. Là, j’ai parlé de coopération, j’ai parlé de jeu à somme positive, mais on n’est pas au pays des Bisounours, il y a donc un certain nombre de risques et de précautions à prendre si on veut que ces coopérations, ces partenariats public/communs prospèrent dans le temps.
Je le disais en introduction, on a un petit risque, je vais encore employer un terme anglais, je m’en excuse, de commons washing, c’est-à-dire de réutilisation du terme « communs » un peu à tort et à travers. Quels sont les risques ou les précautions à prendre ? J’en citerai trois.
Pour qu’un commun soit protégé, il faut lui assortir un régime juridique – je parlais tout à l’heure d’enclosure – qui évite les enclosures. Ce régime juridique se fait donc par le choix d’une licence. J’imagine que vous connaissez tous, par exemple, les licences Creative Commons [25] pour les contenus, pour les œuvres de l’esprit, vous connaissez tous les licences de logiciel libre [26]. Le choix d’une licence est très important. Si on prend une licence trop libérale, on peut avoir des formes de prédation ou de réutilisation à des finalités qui peuvent être antinomiques avec celles de la communauté productrice de ces communs.
Par exemple, en ce moment, il y a un grand débat autour de l’usage par l’IA générative, par les LLM, des communs de la connaissance pour entraîner les LLM, les Large Language Models, les IA génératives. Jusqu’à quel point est-ce souhaitable, pas souhaitable ? On peut considérer qu’on a des grands opérateurs, comme OpenAI, qui n’ont d’open que le nom et qui, pour le reste, sont archipropriétaires, qui, finalement, se repaissent de ces connaissances qui circulent.
C’est un premier point qui mérite vraiment attention et débat quand on choisit de produire en commun.
Le deuxième point d’attention qui, je pense, concerne tout particulièrement les personnes qui sont dans cette salle, ce sont les communs sans communauté. J’ai remarqué qu’on avait tendance, finalement, à dire « j’ai un commun, regardez, j’ai produit un commun » et, en réalité, ce sont trois personnes dans un coin, mais il n’y a pas véritablement cette énergie collective, participative, contributive, qui fait que c’est un commun. Cette dimension sociale du commun – et j’insiste lourdement là-dessus – est, pour moi, absolument essentielle.
Elle est en lien avec mon troisième et dernier point, qui est éviter de rebaptiser commun ce qui ne serait qu’un service public. Quand je dis « qui ne serait qu’un service public », les services publics, c’est formidable et il faut continuer à faire du service public. Je pense que la plupart d’entre vous qui êtes ici, vous êtes dans le monde du service public, je n’oppose pas du tout l’idée de communs et de service public, mais j’ai remarqué qu’un certain nombre de services publics avaient tendance à, je dirais, se rebaptiser en commun. Quelle sera la différence ? Ça renvoie à mon deuxième point, c’est-à-dire qu’un service public va ouvrir un certain nombre de ressources, sans, pour autant, qu’il y ait une communauté, sans que les parties prenantes soient incluses dans cette communauté, sans que la gouvernance soit ouverte à d’autres que l’État ou la collectivité locale, l’acteur public lui-même.
Ce sont mes trois points d’attention.
Je finirai juste par une citation de Jean Zay [27], que vous connaissez évidemment tous, comme quoi on a déjà eu d’autres ministres de l’Éducation nationale très jeunes, puisqu’il a été ministre de l’Éducation nationale à 36 ans. La citation que j’ai choisie peut vous paraître un petit peu bizarre, parce qu’elle est presque antinomique avec les communs au sens où les communs sont une forme d’institution. En fait, non seulement Jean Zay accordait beaucoup d’importance aux institutions, mais il a été aussi le premier à essayer de desserrer le droit d’auteur, il avait imaginé un autre fonctionnement de la rétribution des auteurs, que je ne vais pas décrire ici. Vous voyez que, déjà à l’époque, sans le conceptualiser comme on le fait aujourd’hui, sans utiliser le terme de communs, il était déjà en train d’essayer de desserrer cette pensée propriétariste autour de la culture, c’est donc pour cela que je voulais l’évoquer. En même temps, comme il le dit dans cette belle citation [« Les institutions ne sont rien ; les hommes sont tout. Où sont ceux de demain ? »] ; on a besoin des institutions, aujourd’hui, il dirait peut-être les hommes et les femmes, mais il n’est pas là pour nous le dire, malheureusement, vous savez qu’il a été assassiné par les nazis.
Donc, pensez les communautés, les humains qui sont derrière, et les institutions que sont les communs.
Je vous remercie.
[Applaudissements]