Antonin Cois : Merci d’être là pour cette petite table ronde, un petit peu décalée, on en a bien conscience, par rapport au programme des JDLL. C’est aussi parce que c’est ma première participation et que j’avais envie d’y proposer tout de suite quelque chose.
Bonjour. Je m’appelle Antonin Cois, je suis adjoint au maire de Villejuif, en région parisienne, dans le 94, et je coordonne un groupe de travail au sein d’une association qui est l’Association des maires ville et banlieue de France, groupe de travail autour des enjeux numériques et accès aux droits.
J’ai réfléchi à cette table ronde en me disant qu’il me semblait assez paradoxal que, d’une part, le numérique soit un fait social total – je ne vous la fais pas parce que vous la connaissez par cœur – au sens où il impacte nos vies dans toutes leurs dimensions et, qu’en même temps, il ait pénétré aussi marginalement le débat public et politique, qu’il intéresse aussi marginalement les sphères du débat ou alors dans des sphères extrêmement spécialisées.
Il y a des tables rondes où on cherche la confrontation. Je dois vous avouer que là ce ne sera pas forcément le cas. On a, autour de la table, des acteurs et pas des actrices – je vais y revenir dans quelques instants quand même parce que j’ai envie de m’en expliquer – qui partagent nos convictions.
La première, ce que je viens de vous dire, avec cette interrogation, cet étonnement, c’est une erreur fondamentale qui empêche de penser l’évolution technologique de nos modes de vie, qui sont, en fait, la résultante de choix humains et économiques, donc, à ce titre, pleinement perfectibles, pleinement évitables, pleinement critiquables, c’est-à-dire pleinement politiques.
Deuxième, c’est que les acteurs publics peuvent avoir un rôle moteur pour accompagner le développement d’un autre numérique et pour accompagner la prise de conscience de sa possibilité et de sa désirabilité. Les leviers qui sont à disposition des acteurs publics – en l’occurrence on va parler des municipalités, vous l’avez compris – sont nombreux : la commande publique, l’éducation populaire, l’action sociale, l’action culturelle, la mobilisation des acteurs associatifs par exemple. D’où la question : Et si l’action de nos communes pouvait contribuer à un monde plus libre ?
Pour en parler, autour de la table, on a donc Loïc Dayot qui est DSI [Directeur des systèmes d’information] de Villejuif, membre du conseil d’administration de l’April. Bonjour Loïc.
On a Nicolas Vivant, à ses côtés, qui est directeur de la stratégie numérique d’une autre ville, Échirolles. Au départ il devait y avoir Aurélien Farge qui est l’adjoint au numérique et qui est heureux papa récemment, donc merci à Nicolas d’être avec nous aujourd’hui.
Et Louis Derrac, qui est consultant indépendant, cofondateur d’une association qui s’appelle Resnumerica [1] et auteur, enseignant, c’est vrai pour tout ça, mais tu fais plein de choses.
Louis Derrac : Blogueur
Antonin Cois : Auteur blogueur, c’est un peu un synonyme.
Il n’y a que des hommes et pas de femmes à cette table ronde et j’ai dit que j’allais m’en expliquer. Ça ne veut pas dire que je me dégage de toute responsabilité, mais j’ai invité, au départ, le même nombre de femmes que d’hommes, il se trouve juste que je n’ai eu que des refus d’un côté et que des acceptations de l’autre et ça nous emmène à cette table ronde particulière, mais sans complètement me dédouaner de toute responsabilité. En tout cas, c’est un sujet dont je ne me fous pas et qui n’est pas lié à une absence de prise en compte.
Ceci étant dit, je voudrais poser une première question introductive à mes invités.
La politique municipale, c’est l’échelon le plus en proximité de la population, plus que d’autres échelons de politiques publiques en contact direct avec les gens. Donc, vous qui êtes en lien, ou en lien indirect avec les collectivités, ou au quotidien dans des collectivités territoriales, si vous deviez identifier un élément qui vous semble central, pour lequel la vie quotidienne a été bouleversée pour le meilleur ou pour le pire et sur lequel la politique municipale pourrait réagir, à votre sens lequel serait-il ? Loïc.
Loïc Dayot : Il faut nommer pour savoir qui commence.
Antonin Cois : Je regarde les regards pour savoir qui a envie de commencer.
Loïc Dayot : Je vais être extrêmement pragmatique, presque terre-à-terre en fait. Je pense que la première chose qui pourrait être faite par une ville, s’il n’y en avait qu’une à faire, ça serait, au minimum, de donner l’accès et l’accompagnement. C’est-à-dire qu’il y a un numérique qui est subi : on n’a pas trop le choix pour prendre un rendez-vous médical ou pour faire n’importe quelle démarche administrative. Dans ce cadre-là, la première chose que doivent faire les villes qui sont effectivement à un échelon de proximité fort, c’est justement cet accompagnement pour pouvoir exercer des droits de citoyens, des droits d’administrés ; c’est la première chose à faire.
En gros, ce qui, avant, pouvait être fait par un écrivain public du temps où les difficultés n’étaient qu’administratives – écrit, langue ce qui est déjà énorme, culturel, etc. – maintenant l’écrivain devient écrivain public numérique. Première chose.
Nicolas Vivant : Finalement ma réponse va être assez proche. Il y a effectivement un certain nombre de décisions qui sont prises, d’évolutions qu’on note, qui ne sont pas de notre fait et qu’on est obligé de suivre en tant que collectivité.
Notre erreur serait de dire : il y a un problème lié au numérique parce que tout est dématérialisé et que les gens ne savent pas s’en sortir, donc on va travailler sur le numérique. C’est inclure le numérique comme un objet politique dans un cadre beaucoup plus global : si on a des difficultés avec le numérique, il est bien rare que l’on n’ait des difficultés qu’avec le numérique. En général, au départ, il y a soit des difficultés économiques, soit des difficultés sociales, soit des difficultés de genre, soit des difficultés linguistiques. Bref ! Et si on ne gère que la partie numérique, nous collectivités, eh bien on fait une sorte de pansement sur une jambe de bois, on n’est même pas sûr que ce pansement-là fonctionne, simplement parce qu’on n’aura pas pris en compte l’ensemble de la problématique.
Puisqu’on est aux JDLL, je vais rester côté numérique, si on a une responsabilité, c’est de comprendre que le numérique est un objet politique – Facebook, Google et tout, l’ont compris depuis longtemps –, que c’est à nous de nous en emparer comme d’un objet politique et l’intégrer dans une politique cohérente à l’échelle de la ville pour être efficaces y compris sur cet aspect-là et pas seulement sur cet aspect-là.
Louis Derrac : Je suis tout à fait d’accord. Comme on le disait, je pense qu’on sera assez souvent d’accord et plutôt à chercher du complément. Je suis d’accord avec ce que tu disais, Nicolas, sur le fait que, en général, la question n’est pas uniquement numérique, mais il se trouve que c’est notre sujet. Je pense que les villes peuvent et doivent être un lieu d’agora et de débat permanent sur les questions liées, en l’occurrence, au numérique, mais pas que ! Pour le coup, ce sont effectivement les espaces de vie proches des citoyens et des citoyennes, ce que ne sont pas d’autres organes qui sont plus lointains, on peut penser au Conseil départemental ou au Conseil régional et, encore plus finalement, à l’État. Donc, pour le coup, la ville peut être ce lieu d’agora, on pourrait imaginer qu’il y ait des organisations permanentes de débats sur telle nouvelle technologie, ChatGPT. Pourquoi ne pas avoir des villes qui organisent, de manière assez dynamique, un mercredi soir, une fois par mois, un débat pour aborder un sujet technologique qui peut ne pas être que numérique.
Pour répondre à ta première question, Antonin, j’irai sur ce côté-là : agora et débats permanents entre citoyens et pas en se limitant aux compétences de la ville – on y reviendra un petit peu après. La ville n’est pas du tout responsable de tout, elle peut faire des choses. Par contre, elle peut être ce lieu d’organisation parce qu’elle a des lieux, elle peut trouver des associations ou des acteurs qui font ce travail d’animation de débats, de vulgarisation quand il faut, etc.
Antonin Cois : On va progressivement faire un petit focus sur les compétences de la ville en allant du général au particulier dans la table ronde.
Je viens d’entendre que vous êtes tous d’accord pour dire qu’il faut que ça soit un objet politique et c’est vrai : quand on préparait la table ronde on disait que le fait de ne pas le poser comme tel, ce qui est souvent le cas, c’est-à-dire de se contenter de se dire que le sujet numérique est une affaire d’abord technique, ce qui peut être encore la réalité dans un certain nombre de collectivités – une réponse technique à des besoins techniques –, ça renvoie à des impensés et, en réalité, à des imaginaires politiques qui sont, en fait, très forts et qui empêchent complètement de se saisir de l’importance du sujet. On en avait identifié trois quand on avait discuté ensemble :
- le premier, c’est l’imaginaire de l’outil numérique neutre. Avec un marteau on peut faire une maison, on peut tuer quelqu’un ; l’informatique ce serait la même chose, donc le sujet ne serait pas tant l’outil en tant que tel que son usage ; là on oublie de parler de logiciel libre, forcément ;
- deuxième imaginaire, celui de la flèche du progrès : le monde va vers un progrès technologique constant qui est aussi un progrès moral constant, donc ce qui est nouveau est mieux. Là, on ne se pose pas la question de la manière dont l’évolution de la société et l’évolution technologique de la société impacte la société elle-même ;
- à l’autre bout du spectre, il y a des imaginaires extrêmement négatifs, du type imaginaires complotistes et autres qui, s’ils ne sont pas interrogés, peuvent conduire, de la même manière, à des réponses qui sont complètement en décalage avec le réel.
Donc, dans ce contexte, on s’était dit qu’il fallait effectivement une volonté, un discours politique, d’abord pour une collectivité, pour agir pour un numérique plus désirable.
De votre point de vue d’acteurs, toujours, à votre sens quels sont les objectifs politiques, les choix politiques principaux sur lesquels une municipalité doit pouvoir s’interroger, doit pouvoir se positionner en tant que telle, pour pouvoir faire rentrer, justement, le numérique dans le débat public, comme objet du débat public permanent ? Qui veut commencer ? On n’est pas obligé de faire toujours le même ordre, c’est comme vous voulez. Loïc.
Loïc Dayot : Pas tellement comme acteur mais déjà comme citoyen, je pense que faire quelque chose ou, d’ailleurs, choisir de ne rien faire, donc laisser faire, c’est déjà politique. On peut choisir d’y réfléchir et construire quelque chose, ce n’est pas une réponse mais une volonté politique, ou de ne pas en faire, c’est déjà un choix.
Il n’y a rien de spécifique au numérique par rapport à d’autres questions qui pourraient être l’urbanisme ou le social ou je ne sais quoi. En fait, ça va correspondre à des valeurs, à la mise en œuvre de valeurs sur un sujet qui est le numérique en l’occurrence. Les valeurs qui vont justement guider les choix politiques vont dépendre de l’opinion politique ou des tendances politiques des uns et des autres.
Pour illustrer, d’une manière générale, si je reprends, par exemple, la devise de la France Liberté, Égalité, Fraternité, on sent bien que si on reprend simplement les termes, dans la liberté on pourrait se poser la question de savoir si le numérique enferme ou s’il émancipe. Ce n’est pas si évident que ça. Si on laisse faire peut-être que !
L’égalité, bien sûr les mesures contre l’exclusion, mais aussi le choix ou l’explication des algorithmes qui vont guider la vie des gens au travers du numérique. Éventuellement le choix de socialiser, socialiser n’est pas forcément nationaliser, mais ça pourrait, ça pourrait aussi faire devenir coopératifs ou associatifs un certain nombre de services qui sont privés mais qui deviennent d’intérêt public, on peut donc se poser la question. À une époque, les chemins de fer étaient publics, c’était d’intérêt public. On peut se poser la question pour le numérique, même s’il ne vient pas du public au départ.
Et puis, pour l’aspect fraternité, je pense à des politiques qui vont encourager la coopération. Je pense aussi à l’aspect fraternité entre les générations, donc l’aspect développement durable pour les générations futures.
Pour illustrer, à Villejuif les élus ont choisi trois orientations politiques d’une manière générale pour la collectivité, pour l’ensemble de la politique pour le mandat, qui sont assez classiques de nos jours, mais quand même, ils le déploient après : l’aspect social, l’aspect citoyenneté et l’aspect développement durable et environnemental. Une feuille de route du numérique a été définie, beaucoup par l’élue au numérique, avec quelques élus, je ne dirais pas que c’est partagé par l’ensemble de l’exécutif qui a pourtant voté, bien sûr, pour. Il manquerait que ce soit un peu plus approprié et que ça arrive bien dans l’ensemble de l’administration et des partenaires. La traduction, en fait, se fait en souveraineté numérique, en interopérabilité, l’aspect interopérabilité est un aspect assez fort.
Et sur le côté durable, la citoyenneté numérique et l’inclusion numérique, on verra sur l’exclusion/inclusion, Louis aura des choses à dire là-dessus, je ne suis pas assez spécialiste.
Pour ce qui nous rassemble ce week-end, la traduction de ces éléments-là c’est que, effectivement, il y a une vraie préférence pour le logiciel libre, que ce soit pour l’apporter vers le public ou dans le choix de ce qui va être proposé à l’intérieur de la collectivité.
Antonin Cois : Pour le coup, je crois que ça fait un complément assez clair avec ce qui se passe à Échirolles.
Nicolas Vivant : Oui, tout à fait, donc je ne vais pas reprendre ce qui a été dit sur la feuille de route numérique, puisque, en gros, on a la même avec les mêmes priorités données à l’inclusion numérique, à la sobriété aussi, c’est-à-dire prendre en compte l’impact environnemental du numérique.
Dire que les logiciels libres c’est effectivement une partie très importante et cela c’est sur comment on fait. On pourrait tout à fait travailler sur l’inclusion avec des logiciels propriétaires, travailler sur la sobriété avec des logiciels propriétaires, sauf qu’il y a un choix politique : quand on parle de souveraineté numérique, quand on parle de responsabilisation des acteurs publics sur les données des administrés, typiquement ça veut dire de l’auto-hébergement et tout ça, à ce moment-là, les logiciels libres deviennent une arme incroyable, surtout dans un contexte budgétaire des collectivités qui est aujourd’hui ultra-contraint. Donc je rejoins complètement Loïc là-dessus.
Juste apporter un petit élément d’information pour dire que ça c’est la feuille de route politique. Ensuite, pour qu’elle soit déclinée au niveau opérationnel de façon efficace, c’est-à-dire, concrètement, qu’il y ait des projets qui naissent, des choses qui changent et qu’on soit efficaces, typiquement qu’il n’y ait pas un retour en arrière complet lors d’un changement de majorité municipale, ça veut dire qu’il ne faut pas oublier que l’objectif numéro un c’est que le service soit rendu aux habitants et qu’il soit de qualité, que les agents municipaux puissent travailler et qu’ils puissent travailler dans de bonnes conditions et après, pour le reste, tout un tas de gens vous diront que la partie logiciel libre c’est votre cuisine interne, vous vous débrouillez, ce qu’ils veulent c’est une messagerie qui marche.
Donc ne pas perdre de vue que la priorité numéro un c’est ça et ce n’est pas l’objectif politique. L’objectif politique nous indique comment on va faire les choses.
Et enfin, la dernière chose c’est un projet à l’échelle de la ville, ce n’est pas un projet du service informatique, parce qu’à partir du moment où on fait de l’auto-hébergement, il faut qu’on ait des gens compétents pour pouvoir installer, paramétrer et maintenir les machines. Ça veut dire aussi qu’au niveau des ressources humaines il y a un investissement de la commune pour que les bons profils soient recrutés. Si vous ne prenez que des ingénieurs certifiés Microsoft et que vous voulez faire du Libre, ça risque évidemment d’être un peu compliqué !
Il y a donc toute cette partie structuration, on va dire d’une organisation, qui va permettre la déclinaison opérationnelle de cette volonté politique.
Après la feuille de route politique, je complète vraiment ce que vient de dire Loïc, il y a cette étape, à mon avis indispensable, de structuration de l’administration pour pouvoir concrétiser ça en actes.
Antonin Cois : Louis, puisqu’on parle d’auto-hébergement des données, dans la préparation tu faisais un parallèle entre la décentralisation des politiques publiques, c’est-à-dire l’idée qu’au fond, si les municipalités sont là et ont un rôle politique, c’est parce que, à un moment donné, on a décidé de leur en confier un, de pouvoir faire des décisions politiques sur un certain nombre de champs, en disant qu’il y a peut-être quelque chose à jouer dans l’histoire de l’informatique et de la décentralisation.
Louis Derrac : Merci beaucoup Antonin. J’avoue que j’étais en train d’oublier un petit peu la question exacte, donc c’est bien de me la remettre.
Avant de répondre, j’aimerais insister à nouveau sur ce que tu as dit dans le début de ta question qui est effectivement la base. On a deux collectivités qui l’ont, pour le coup, vraiment appliquée, c’est-à-dire partir, dès le départ, sur le fait qu’on pense le numérique comme un objet politique. C’est quelque chose qui est, aujourd’hui, ultra-majoritairement un impensé. On peut dire la même chose de la grande majorité des associations. C’est pour cela, d’ailleurs, que des initiatives commencent à se monter, je pense par exemple à Emancip’asso [2] qui est co-porté par Framasoft [3], parce qu’il y a un constat que des associations qui ont des projets politiques, clairs, ne considèrent pas leurs outillages et leur communication numérique comme faisant partie de cet objet politique, ce qui est une dissonance cognitive importante, sauf quand on ne se dit même pas que le numérique est politique, donc il y a un parallèle.
Pour répondre plus précisément à ta question, j’ai noté trois choses.
On a effectivement, dans le numérique un ensemble de technologies qui sont intéressantes, contrairement à des technologies centralisatrices. Des auteurs comme Illich ou Gorz parlent souvent de la technologie nucléaire – je ne suis pas un expert de la question, s’il y en a, n’hésitez pas à compléter plus tard –, en tout cas disent, en gros, que c’est une technologie tellement complexe qu’elle nécessite un État fort, voire un État policier, puisque c’est complexe, c’est dangereux, ce n’est clairement pas quelque chose qu’on pourrait confier à une ville et, si l’État tombait, un peu dans une hypothèse d’effondrement total, on aurait un vrai problème avec les centrales parce que, aujourd’hui encore, on ne sait pas tout à fait les démanteler. On a un contre-exemple intéressant avec le numérique, qui est un ensemble de technologies qui ont été pensées pour être fortement décentralisées et, de fait, il existe des réseaux locaux. On pourrait imaginer des réseaux locaux, municipaux, etc., qui pourraient fonctionner si, un jour, l’Internet mondial tombait pour plein de raisons qui, aujourd’hui, d’un point de vue géopolitique, ne paraissent pas non plus hallucinantes quand on voit ce qui se passe en Russie qui coupe son Internet, en Chine qui a depuis longtemps protégé l’accès à son Internet, aux États-Unis qui sont parfois, avec nous, dans des situations parfois de conflits commerciaux, etc. Donc, effectivement, la municipalité est à un échelon où elle peut s’interroger : une fois qu’elle a admis que le numérique est ultra politique, elle peut s’interroger sur sa place dans cette décentralisation. Autant elle ne pourrait pas du tout dire « je veux ma place dans la stratégie nucléaire », elle peut dire « je veux ma place dans la stratégie numérique », elle peut ramener à elle, organiser dans son territoire des hébergements, des centres de données, avec ses valeurs écologiques, humaines, etc., elle peut ramener à elle un tissu de compétences qui sont très nombreuses, on le sait, dans la filière numérique. Il y a aussi d’énormes enjeux dans les filières de recyclage, on peut donc inventer des choses. Sur tous ces éléments, c’est vrai qu’on peut se dire, pour le coup, que la municipalité est un échelon qui peut faire des choses.
La deuxième chose que j’ai notée, c’est la question de la mutualisation. Ça me ramène à une question qui est surtout environnementale et humaine. On sait maintenant que le numérique a de plus en plus un impact énorme sur la planète, sur le vivant en général. Je ne vais pas rentrer dans les détails de tout ça, si ça vous intéresse on pourra en discuter après avec plaisir. On sait, pour vous donner un chiffre ultra-simpliste, que 70 % à 80 % de cet impact c’est lors de la fabrication. On doit donc se poser la question de la mutualisation et, encore une fois, je pense que les villes sont un échelon hyper-intéressant. On pourrait imaginer, par exemple, qu’une ville qui a des espaces comme cet espace-là, des bibliothèques, des écoles, peut organiser la mutualisation de ses équipements, elle peut imaginer le prêt de certains équipements aux usagers dont certains n’ont peut-être pas besoin d’avoir tout le temps. Je pense notamment à des usagers qui ont des usages numériques très limités, souvent liés, d’ailleurs, à des démarches administratives, à qui, aujourd’hui, on impose l’achat d’un équipement numérique, alors qu’on pourrait leur prêter, je caricature, le jour où il faut payer ses impôts, voire, je dirais, ne pas leur demander de payer leurs impôts sur un outil numérique, mais, comme le disaient mes camarades précédemment, les accompagner sur ces démarches. Vraiment mutualisation, je pense qu’on peut inventer beaucoup de choses.
J’avais fait un atelier très intéressant que je vous recommande, le LifePhone. On imagine le smartphone viable, ce qui n’est pas une mince affaire parce que le smartphone c’est quand même loin d’être facilement viable, et on se disait qu’une des possibilités serait de faire comme Vélo’v à Lyon ou Vélib’ à Paris avec les smartphones. De prendre son smartphone à la demi-journée, à l’heure, quand on sort en ville et qu’on a besoin d’être un, joignable, et deux, d’avoir un GPS.
En fait, on peut imaginer plein de choses.
La troisième chose à laquelle je pensais, c’est que la ville peut aussi se positionner, ça revient un peu à ce que je disais plus tôt, sur l’intrication qu’il y a entre humain et numérique. Maintenant on sait bien, les associations s’en rendent compte, plein de gens s’en rendent compte, que les technologies numériques seules ne sont pas du tout suffisantes pour mettre en mouvement des collectifs, pour mettre en mouvement des structures, qu’il y a profondément besoin d’humain, donc il y a besoin de temps de rencontre, il y a besoin de temps avec de la facilitation. Là encore, les villes peuvent être facilitatrices, elles peuvent mettre à disposition des lieux, en tout cas elles peuvent aider des lieux à se monter. Aujourd’hui, il y a pas mal de fab labs ou de tiers-lieu qui jouent, par exemple, ce genre de rôle. C’est une troisième chose, faire le lien entre le côté numérique et le côté vraiment humain dont on a besoin autour. Je pense que la ville peut avoir un vrai rôle, toujours près de ses citoyens et citoyennes.
Antonin Cois : Vas-y, Nicolas, si tu veux compléter.
Nicolas Vivant : Je vais rajouter un petit mot sur la partie mutualisation. Il faut faire très attention à la mutualisation.
La mutualisation peut être un piège, c’est-à-dire qu’on peut se retrouver dans une situation où on mutualise un certain nombre de choses, mais ce n’est pas parce qu’on va mutualiser un certain nombre de fonctions qu’on va pouvoir, automatiquement, se séparer des agents qui les faisaient auparavant. On peut donc se retrouver dans des situations où, par exemple, on double les coûts en réalité.
Ou alors on mutualise, on met une partie de son informatique dans un organisme de mutualisation quelconque, et puis on n’est pas satisfait, on note une baisse de la qualité de service parce qu’il y a un éloignement des utilisateurs, on peut donc avoir tendance à recommencer à faire des trucs un peu de son côté au nom de cette qualité de service et se retrouver, finalement, à doubler son infrastructure, donc les coûts. Bref !
La mutualisation, c’est quelque chose qui, à mon sens, est effectivement intéressant. Il faut juste ne pas associer systématiquement, et c’est très associé dans l’esprit des gens, mutualisation et centralisation. Si on associe les deux systématiquement, on rentre en dissonance cognitive, on va dire, avec l’objectif de décentralisation dont on parlait tout à l’heure. On se retrouve à centraliser des choses, alors que la décentralisation est vertueuse, que ce soit du point de vue de la résilience, du point de vue de tout un tas de sujets.
Je pense qu’on peut imaginer des systèmes de mutualisation décentralisés qui ont une tout autre efficacité et dans les logiciels libres c’est quelque chose qu’on connaît bien. Pour les gens qui s’intéressent aux réseaux sociaux : ActivityPub [4] permet de fédérer aussi bien un serveur Mastodon qu’un serveur BigBlueButton pour la vidéo, qu’un serveur Nextcloud pour le partage de fichiers, permet de mutualiser un certain nombre de choses pour, à la fin, obtenir un réseau gigantesque qui permet à des millions de gens d’échanger sans, pour autant, qu’on ait une infrastructure centralisée derrière.
Tu parlais d’impensé tout à l’heure. À mon sens, la mutualisation décentralisée, est un impensé de la mutualisation, qui est beaucoup plus vertueuse à la fois au niveau écologique, en termes de sécurité, de résilience et d’impact environnemental.
Antonin Cois : Merci.
Cette première question nous a emmenés assez loin finalement. On a évoqué un certain nombre de sujets sur lesquels on va revenir, par ailleurs, dans la suite de l’échange.
Je propose de faire quelques petits focus sur des éléments qui nous ont semblé, en tout cas dans l’échange préparatoire, un peu centraux, par exemple quand une collectivité met en place une politique publique autour des enjeux du numérique.
Premier focus sur les enjeux internes à la collectivité, même si vous allez voir que ça dépasse un peu, simplement, les municipalités. Une de leurs réalités fortes c’est qu’elles sont employeuses, mais pas un petit peu, elles le sont massivement. Si je prends les chiffres de l’INSEE, c’est 1 50 000 personnes qui travaillent dans la fonction publique à l’échelle municipale, c’est-à-dire une personne sur 25 en âge de travailler, c’est important. C’est donc un levier de transformation qui n’est pas négligeable si on est capable de changer les pratiques numériques des collectivités, d’autant moins négligeable que les municipalités équipent les écoles, donc impact sur les enseignants et les élèves, elles proposent des services à leurs citoyens, donc impact sur les citoyens qui utilisent ces services, elles travaillent avec des associations auxquelles elles attribuent des subventions, avec lesquelles elles sont engagées dans des logiques partenariales. Bref ! Les effets de bord d’une politique un peu structurée à l’échelon communal de transformation de l’outil informatique et numérique ne sont pas négligeables du tout.
De ce point de vue-là, comment nos collectivités peuvent-elles se saisir de cet enjeu, de cette réalité et avec quel impact ? Loïc, on continue le même tour, ça marche.
Loïc Dayot : Pour diversifier, on refait la même chose.
Pour commencer, concernant les agents de la fonction publique, il y a un accompagnement au changement puisqu’il y a des changements, ils sont voulus, quelquefois subis aussi. Pour accompagner ce changement-là et qu’il se passe relativement bien, il y a un intérêt, à chaque fois, de questionner les personnes qui font sur le sens de ce qu’elles font : pourquoi elles sont là, service public ; ce qu’elles font, pourquoi en deux mots, c’est-à-dire à quoi ça sert, de quelle manière le faire, est-ce que telle ou telle tâche est vraiment utile pour concourir au sens ? Et puis, accompagner la montée en compétences, bien sûr, et permettre aussi de donner une priorité à des choses qui ne sont pas automatisables. Je reviens sur ce que tu disais tout à l’heure : ce n’est pas parce qu’on automatise des choses avec du numérique que, derrière, il va falloir sucrer des emplois, pas du tout ! Ça veut dire que, peut-être, on va réussir à mieux accueillir des gens qui en ont le plus besoin et peut-être se libérer un petit peu de temps pour le faire mieux.
Tout cela s’accompagne, ce ne sont pas tout à fait les mêmes compétences, mais ça oblige à se requestionner sur le sens.
Et cette montée en compétences se fait, de préférence, sur des choses qui ne sont pas liées à une marque, un modèle, un logiciel ou quelque chose comme ça, mais une montée en compétences en matière de numérique un petit peu plus général. Ce qui va permettre aussi que, justement, les prochains changements seront peut-être mieux vécus.
La collectivité peut aussi choisir des choses, donc, en particulier, vers le public, tu le disais tout à l’heure, Antonin.
Les aspects numérique responsable, dans ce qu’il est éthique, environnemental et social, obligent déjà à se poser une question en tant que collectivité, en tant que n’importe quelle administration, même n’importe quelle organisation. On a un projet, on nous demande d’informatiser telle chose, la première question c’est : faut-il le faire ou ne pas le faire ? Quelles sont les alternatives ? Est-ce qu’il y en a toujours ? Même si on informatise quelque chose, est-ce qu’il y aura encore, toujours, une autre porte pour accéder au même service ou au même traitement, mais, peut-être, sans informatique ?
L’idée c’est un peu de mesurer l’impact de ce qui va arriver avant que ça n’arrive.
Il y a aussi l’aspect association des utilisateurs en interne, voire en externe, des citoyens, des administrés par de la concertation, de la participation, des groupes de test, des choses comme ça. C’est aussi important à la fois pour accompagner, pour ne pas faire de bêtises et on a un retour avant même que ce soit mis en place, donc c’est assez intéressant.
À Villejuif, par exemple pour le numérique éducatif, ça a pris une bonne année, on a essayé d’élaborer le schéma directeur du numérique éducatif avec des enseignants, avec des associations de parents d’élèves, plus les administratifs, plus des experts externes et des visites dans d’autres villes pour faire ce genre de chose. On est en train d’essayer de le faire pour l’ENT [Espace numérique de travail], autour du numérique éducatif, et on l’a fait précédemment pour un portail familles, par exemple.
Je pense que tout ce qu’une collectivité fait est, en fait, une vitrine et porte des valeurs. Donc tout ce qui va être vers le public : un site internet, un poste public qui va être sous tel système ou tel autre – tel, surtout celui-là – c’est important, c’est un message à chaque fois. Ça va surtout faire en sorte que les gens qui sont éloignés connaissent un système, par exemple un GNU/Linux quelconque, n’est-ce pas, se débrouillent en informatique et n’utilisent pas forcément une fenêtre quelconque.
Je m’arrête là.
Antonin Cois : Ça veut dire qu’il y a un enjeu technique, mais aussi, du coup, un enjeu d’éducation populaire. C’est ce que j’entends en filigrane de ce que tu dis.
Nicolas Vivant : Oui, un enjeu d’éducation populaire qui passe par la médiation, on a des conseillers numériques, des médiateurs numériques qui interviennent et qui tiennent aussi un discours autour du numérique aux habitants. C’est effectivement une façon d’influencer sur la façon dont les gens peuvent percevoir le numérique, les différents outils, tout ça.
Une autre façon d’influencer, c’est de prendre bien garde à ce que l’informatique municipale reste invisible, notre boulot c’est quand même ça : un réseau qui fonctionne est un réseau dont on ne parle pas, des PC qui fonctionnent sont des PC dont on ne parle pas. On ne va pas faire un article dans le journal ou un communiqué de presse chaque fois qu’on achète 200 PC. Faire un communiqué de presse disant qu’on a mis 200 PC sous GNU/Linux, ce n’est pas très utile. La réalité, c’est qu’il faut avoir les meilleurs services possible, à destination des habitants, à destination des usagers, à destination des agents, et ne pas oublier de communiquer sur le fait que ces trucs qui marchent bien ont été faits avec des logiciels libres. Ça c’est un message qui est entendable par les associations autour, par les autres collectivités.
Exemple typique : depuis le Covid, énormément de collectivités se sont mises à streamer leur conseil municipal en direct, personne n’y était vraiment préparé, c’est la crise sanitaire qui a imposé ça un peu à tout le monde, donc il y a des solutions qui sont sorties tous azimuts, des plus fermées aux plus ouvertes À Échirolles, nous nous sommes d’abord attachés à avoir le plus beau conseil municipal streamé de l’agglo, avec, chaque fois, un gros plan sur l’élu qui prend la parole, son nom qui apparaît, la délibération, un bel habillage fait par la comm’, un son nickel, des mouvements de caméra invisibles. Et puis, une fois qu’on avait le plus beau conseil, on a dit : « Maintenant on va vous expliquer : le PC est un PC sous GNU/Linux, le logiciel c’est OBS [Open Broadcaster Software], un logiciel libre, et notre solution est 100 % libre. » Mais ça, c’est après ! À mon sens, c’est parce que c’était après qu’un certain nombre de communes sont venues nous voir en disant « c’est-à-dire que c’est gratuit ? — Pas gratuit parce qu’il a fallu acheter les micros, mais pas très cher. » Et là, tout le monde était très intéressé et venait voir comment on avait fait ça. Imaginez qu’on soit partis sur la même solution libre, aussi vertueuse, aussi revendicable politiquement, et qu’à la fin on ait un conseil pourri avec un son qui grésille, personne ne serait venu nous voir et tout le monde se serait dit « on ne sait pas exactement quelle direction ils ont pris, mais, manifestement, ce n’est pas la bonne ! »
Il y a aussi, cette façon de prêcher par l’exemple qui est une façon d’influencer sur l’ensemble des acteurs autour de la collectivité, au-delà de l’aspect très important de l’éducation populaire, de tout ce qu’on peut tenir comme discours vis-à-vis des habitants et de nos agents.
Louis Derrac : Sur cette question, je vais juste réagir par rapport à deux choses que vous avez dites, vu qu’on est sur des questions un peu internes et que je ne suis pas dans une collectivité.
Loïc, par rapport à la question « faut-il informatiser ? ». Réfléchir à cette question est, pour moi, la preuve d’une maturation qui est impressionnante, donc déjà, bravo ! Et, par rapport à ce qu’on disait plus tôt, je dirais à nouveau que de manière ultra-majoritaire, comme la question n’est pas politisée dans les collectivités, notamment les communes, on a pu constater, ces dix dernières années, qu’il y a eu une numérisation accélérée, une accélération sous couvert de la French Tech puis de la Start-up Nation, une numérisation avec cette fameuse flèche dont parlait Antonin : numérisons, allons plus vite, on ne sait pas où, en tout cas on y va et plus vite et, en plus, avec une certaine forme de numérisation puisqu’elle n’était pas du tout proposée à des associations, elle n’était pas du tout proposée avec du logiciel libre, elle a été proposée aux startups. Si on dissèque l’investissement public au travers de PIA, des Programmes d’investissement d’avenir, si on dissèque toutes les aides données aux French Tech locales, c’est hallucinant. Et c’est une politique publique, avec notre argent !
J’enfonce encore le clou sur le rôle que peuvent avoir les collectivités qui est d’être un garde-fou. S’il n’y a qu’une seule politique, qu’elle est étatique, et que, en ce moment, elle est pro-numérique, pro-startups, pas trop pro-libre sauf quand il faut de la souveraineté numérique et que là on est content d’en avoir, c’est problématique s’il n’y a pas de garde-fous. Là, l’avantage, c’est que si on se met à avoir de plus en plus de collectivités, quelle que soit leur taille, entre Conseil départemental, régional et municipal, même s’ils ne sont pas d’accord au moins ils vont en parler, se comparer et réfléchir, parce que, là, il y aura du débat et je trouve que c’est très sain dans une démocratie.
Par rapport à ce que tu disais, Nicolas, juste un petit point de désaccord quand même, comme on en a peu : tu disais qu’un réseau qui fonctionne est un réseau qui ne plante pas. Je pense qu’il faut aussi revoir cette mythologie d’un numérique qui serait infaillible, qui serait magique, en fait. D’ailleurs on dit que toute technologie suffisamment avancée devient indiscernable de la magie, je crois que c’est une citation d’Arthur Clarke ; en fait, on en est là.
Mon premier problème, moi qui suis dans les enjeux éducatifs, c’est de matérialiser le numérique. On parle souvent de dématérialisation avec tous ces termes, « nuage », le cloud, la « dématérialisation ». Un des premiers enjeux qu’on a vis-à-vis des publics, notamment pour politiser le numérique, voire le géopolitiser, puisqu’une fois qu’on l’a politisé il faut comprendre comment fonctionnent les câbles, en ce moment il faut comprendre ce qui passe sur la géopolitique de l’IA, bref, ça passe par cette matérialisation. Pour moi, passer par cette matérialisation, c’est aussi renoncer à un numérique qui serait indestructible, un numérique qui est assuré dans l’immense majorité, à 99,99 %, dans des datacenters, je trouve très intéressante l’approche alternative que proposent notamment les chatons [5], ils sont en haut au deuxième, et je pense qu’ils sont plusieurs à vous dire : on ne vous garantit pas du tout 99,99 %, et ils ont raison, mais il faut l’expliquer. Il faut dire que 99,99 % ça coûte tant, que ça demande tant d’humains qui travaillent tout le temps en astreinte, etc. Revenir sur le coût économique, humain, environnemental d’un numérique infaillible.
C’était juste pour dire qu’une collectivité peut aussi dire, je pense, « on va faire en sorte que ça marche, mais on décide, politiquement, de ne plus promettre le côté tout le temps disponible. » Mais il faut l’accompagner, il faut que ça rentre dans sa vision politique.
Nicolas Vivant : Je n’ai pas dit « infaillible », j’ai dit « invisible ». Ce n’est pas du tout pareil ! C’est dire qu’il y a une partie de l’informatique qui ne se voit pas. De fait, le réseau ne se voit pas jusqu’à ce qu’il tombe en panne et là tout le monde se rend compte qu’il y a un réseau et qu’il y a des machines.
Il y a quand même quelque chose autour du logiciel libre. Le passage au Libre, quelle que soit la structure, est un changement culturel à opérer. Il y a un certain nombre de préjugés, d’idées préconçues sur les logiciels libres, qu’il faut absolument faire tomber avant d’entamer un passage au Libre. Parmi celles-ci il y a « ça marche moins bien, c’est de moins bonne qualité, c’est gratuit en plus, donc c’est de moins bonne qualité ». Donc, comment lève-t-on les différents freins qui permettent de faire du numérique autrement ?
Déjà, première chose, tu as changé et ça ne se voit pas ! ! Personne ne te dira que c’est moins bien, et si c’est mieux, c’est encore plus fort ! C’est tout ce que je dis. C’est même plus que ça : il faut communiquer dessus, il faut dire « vous voyez, notre truc magnifique, là, c’est du Libre ! »
Quand je dis invisible c’est au sens de ….
Louis Derrac : Indolore ?
Nicolas Vivant : Voilà, c’est ça ! Moi je ne suis pas super admiratif des blogs moches, ultra-vertueux, qui font 1 k, qui ne ressemblent à rien, les trucs sont illisibles, tu ne retrouves pas les infos, je suis pas hyper-admiratif de ça. Par contre, si tu arrives à faire vertueux et aussi beau que le blog le plus moisi en termes d’impact environnemental, en termes de logiciels fermés et tout ça, que tu arrives à faire la même chose et c’est du Libre, ça a un autre un autre impact sur les gens, parce que tu crées quelque chose qui est désirable, du coup. Tu dis « je peux faire aussi bien que ceux qui font des beaux trucs, sauf que, politiquement, je suis capable de revendiquer ce qui a été fait. » C’est quelque chose vers lequel il faut tendre, je ne dis pas que c’est l’alpha et l’oméga, mais c’est en cela que je dis que c’est invisible, que ça doit être invisible.
J’ai un blog sur SPIP [6]. Avant, j’ai connu WordPress, qui est libre, et j’ai connu des solutions propriétaires. Eh bien SPIP, il faut y aller ! J’ai galéré ! Mon objectif c’est que mon blog soit au moins aussi beau qu’un blog sous WordPress mais sous SPIP, responsive, machin, il est beaucoup plus léger, mais les gens ne voient pas tout ça. Je suis capable de dire c’est du SPIP, c’est français, j’ai fait l’effort. Mais si je disais à tout le monde « regardez, génial, mon blog est sous SPIP » et, à la fin, on a un truc tout pourri avec des gifs animés et une police moisie, je ne vais convaincre personne.
Antonin Cois : Loïc. On finit le tour dans l’autre sens du coup, on innove.
Loïc Dayot : Pas du tout sur le même sujet. Louis évoquait le côté rendre matériel le numérique qui, dans le sens commun, est justement dématérialisé. Ça m’a fait penser à un projet qu’on a évoqué à Villejuif, je vais y revenir, et que, pour une autre partie, a mis en place Toulouse. Se dire que ce qui était à la mode à une époque, les villes intelligentes, les smart cities – heureusement ça retombe un peu, ça fait le retour à la première question –, c’est vraiment un choix politique, bien sûr. Ce qui est envisagé là, c’est d’en faire un objet d’appropriation pour les citoyens. L’idée c’est que dès qu’on aura un fab lab – j’espère que ça arrivera bientôt – on fasse construire à des habitants des petits capteurs autonomes qui vont aller prendre des données environnementales de pollution, de bruit, des températures, des choses comme ça, et que les données remontent dans un portail qui serait, lui, avec données ouvertes et consolidées. La ville de Toulouse a fait cette deuxième partie et ça leur permet de voir, par exemple, les îlots de chaleur qu’on n’aurait pas pu connaître avant parce que Météo-France n’a pas un nombre suffisant de capteurs à l’échelle des micro-quartiers pour voir où peuvent être, éventuellement, les problèmes.
En plus c’est du matériel libre, ça matérialise une chaîne qui peut être entièrement libre aussi et une appropriation par les habitants, ce qui participe aussi de l’éducation populaire sur cet aspect-là du numérique.
Antonin Cois : C’est vrai que ça change des méga-marchés publics des premières smart cities à grands frais de communication politique. Pas très loin d’ici, à Dijon, ils avaient fait ça : je ne sais plus quelle grosse boîte du numérique a remporté ce très gros marché public, pour prendre des données et des citoyens et des capteurs de feux tricolores et tout, pour rendre la ville plus fluide, la smart city plus intelligente, etc. C’est vrai que c’est une autre approche qui est proposée là. Une approche plus éducation populaire, on peut le dire, et ça renvoie à la question suivante.
Louis, tu parlais tout à l’heure des choix politiques, d’aller mobiliser, justement, l’innovation numérique à travers les startups à renfort de millions d’euros. S’il y a bien un sujet sur lequel c’est arrivé, ça continue d’arriver tous les jours, d’ailleurs un sujet sur lequel on a l’habitude de se croiser avec Louis, c’est celui de l’éducation. Tout le secteur de l’Edtech [7] bénéficie largement de cette réflexion-là. Or, la question de l’éducation est partiellement, en tout cas, une compétence municipale ; partiellement puisque, évidemment, l’éducation est nationale, les programmes sont nationaux mais, pour autant, les municipalités ont des enjeux importants, des chantiers importants, celui de l’équipement scolaire pour commencer, l’équipement scolaire renvoie à l’équipement numérique des écoles et au choix de l’équipement ; celui des temps périscolaires et de la pause méridienne qui renvoie aux enjeux de projets éducatifs locaux, projets éducatifs locaux qui sont, à peu près dans toutes les villes, des expressions partagées d’enjeux éducatifs conçus comme essentiels, qui s’inscrivent dans les temps périscolaires, donc le centre de loisirs, la cantine, etc., et, dans les cas les plus avancés, en lien avec l’école, quand ça marche bien ; et puis d’éducation populaire au sens plus large du terme, tel qu’on l’a évoqué en filigrane depuis le début, des enjeux d’aller partager, avec les citoyens de la ville, les enjeux essentiels de ces sujets-là. Donc « éducation » peut recouvrir un champ quand même relativement large sur lequel la ville a son mot à dire et des enjeux importants et structurants.
C’est donc sur ces enjeux-là que j’aurais aimé vous entendre maintenant. Allez on change, on continue d’innover, on commence par Louis.
Louis Derrac : Parlons d’innovation, c’est le terme qu’on aime beaucoup dans la Start-up Nation.
Il y a beaucoup de choses à dire sur l’éducation mais, peut-être, pour décoller un tout petit peu des communes et prendre les collectivités au sens large. Par transparence vis-à-vis de vous, pour la petite histoire, j’ai commencé par travailler dans des startups EdTech, donc je connais effectivement très bien l’écosystème. Quand j’étais dans ces startups, des gentilles startups pour me dédouaner, soyons clairs, il y en a des bien gentilles, peu importe, nos premiers interlocuteurs c’étaient les collectivités, ce n’étaient pas des petits acteurs. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient l’argent et parce qu’une startup veut de l’argent et pas un petit peu. On allait vraiment chercher les collectivités qui étaient prêtes à investir dans du numérique, on appelle ça le numérique éducatif et, là-dedans, on trouve effectivement de l’équipement, du matériel, des ressources, etc.
Certaines collectivités se sont lancées là-dedans, comme je le disais, de manière peu politique, enfin, politique, mais avec un niveau de réflexion politique très simple qui était : le numérique c’est innovant, on veut être vu comme innovant donc on investit dans du numérique. Plus ça claque, plus c’est visible et mieux c’est. Donc, souvent, c’étaient des tablettes, il y a eu politiquement, par exemple, des grands plans tablettes qui sont tombés très vite dans l’oubli. Je ne vais pas insister.
Donc là-dessus, comme le disait Antonin, c’est clair que les collectivités ont un rôle très important parce que, encore aujourd’hui, elles doivent un peu lutter contre elles-mêmes. À l’époque, j’étais dans deux startups qui proposaient des ressources, donc je n’étais pas du tout dans les plus sexy puisque ce que les collectivités aimaient c’était plutôt du matériel, parce que le matériel ça se voit quand on dit aux parents « regardez comme je suis moderne, comme j’ai investi dans l’éducation de vos enfants ! » C’était peut-être aussi une autre époque quant à notre rapport, aujourd’hui complexe, aux outils numériques, avec, aussi, des familles qui sont inquiètes par rapport aux écrans, aux usages trop intenses des outils numériques. En tout cas, à l’époque, que faisait-on quand on voulait être visible des parents ? On ne mettait pas en place une ressource utile pour permettre de créer des journaux de classe ou je ne sais quoi, on achetait une classe mobile de tablettes, on pouvait écrire au bilan qu’on l’avait fait et c’était tangible ! C’est vrai que les collectivités devaient, limite, lutter contre elles-mêmes pour lutter contre ça.
Aujourd’hui, on est quand même toujours un peu là-dedans. Ça revient à ce que je disais sur le fait que j’ai l’impression, en tant observateur de ça, même si je suis moins dans cet écosystème, que maintenant il y a une politisation plus subtile qui se fait. Comme je le disais, on a un État et un Gouvernement qui investissent encore beaucoup dans du matériel, dans des ressources et dans les startups, pour le dire simplement. Ils ont quand même, il faut le dire, ouvert des chantiers autour du Libre. Se tenaient hier, notamment, la Journée du Libre Éducatif [8], donc ce n’est pas quelque chose qui est totalement oublié, il faut quand même le reconnaître.
Au-delà de l’outillage, on va dire, ce que je trouve intéressant aussi de questionner c’est la finalité de l’éducation avec ces outils numériques : est-ce qu’on éduque au numérique des futurs citoyens ? Donc, là, se pose la question : qu’est-ce qu’on prend comme équipement ? Qu’est-ce qu’on prend comme outils, comme ressources ? Est-ce qu’on éduque de futurs salariés et, là, il y a toujours eu une tension dans les missions de l’école : est-ce qu’on forme des salariés du numérique ?, filière en tension, souveraineté numérique, etc. ; on est en retard dans l’IA donc vous imaginez bien qu’il y a des enjeux d’emploi ; on manque de femmes, il faut inciter les femmes, les filles, à aller vers les sciences, vers le numérique, etc. ; on a de gros problèmes de représentativité dans ces filières, donc vous voyez qu’il y a plein d’enjeux d’employabilité.
D’un point de vue de militant, je trouve qu’on a des enjeux encore plus grands de citoyenneté puisqu’on voit bien, aujourd’hui, que le nombre de citoyens et citoyennes qui sont vraiment capables de comprendre les enjeux du numérique pour porter un choix critique et, ensuite, décider de notre avenir, c’est vrai que ça ne représente pas beaucoup de gens.
Peut-être, pour terminer cette intervention sur cela, on est sur des enjeux où la collectivité, si on revient aux communes, a effectivement un certain nombre de moyens d’action. Elle peut donc orienter, même si, comme Antonin l’a dit, elle ne décide pas du contenu éducatif, en tout cas à l’école, donc c’est là que ça se complique aussi : elle finance des équipements, mais elle ne forme pas les enseignants, ce sont encore d’autres acteurs. Donc elle finance des équipements pour une éducation qu’elle ne décide pas, accompagnée d’une formation qu’elle ne finance pas et qu’elle ne maîtrise pas non plus. Vous voyez donc que c’est quand même compliqué. C’est là qu’il faut aussi des liens territoriaux bien réussis, peut-être que vous aurez des exemples à nous donner, parce que ça marche plus ou moins bien selon les territoires.
Après, il y a tout le côté des actions éducatives où là, pour le coup, je pense que la collectivité a peut-être plus de marges de manœuvre sur le contenu, sur le recrutement des gens qui font ces actions éducatives dans les temps périscolaires, avec des contenus sur lesquels les collectivités ont un peu plus de marges de manœuvre.
Nicolas Vivant : Et puis en dehors, dans les Maisons des Habitants et tout ça.
Ce sujet-là est trop large. Ça aurait dû être le sujet de la table ronde, c’est vraiment très large .
Antonin Clois : Ça aurait pu être le sujet de table ronde.
Nicolas Vivant : Il y a l’éducation numérique, il y a l’éducation au numérique, il y a l’éducation par le numérique.
Antonin Clois : Ça peut être comment on pense intelligemment une politique publique qui pose à la fois la question de l’équipement et la question des enjeux éducatifs du numérique.
Nicolas Vivant : Si on parle des écoles, il y a effectivement un contenu pédagogique qu’on ne maîtrise pas, avec un rythme, avec un programme qu’on ne maîtrise pas. La première chose c’est de s’assurer que l’équipement, tel qu’on le fournit à l’école, va permettre de faire ça. C’est la toute première chose et ce n’est pas rien ! J’ai passé des écoles sous GNU/Linux. Avant on avait fait une petite expérimentation et on a réalisé qu’en fait tous les enseignants avaient acheté des DVD des Éditions Retz, pour ne pas les nommer, qui leur permettent de construire leurs cours, donc vraiment des trucs autour de la pédagogie, et c’étaient des .exe qui ne tournaient pas, ou très difficilement, en tout cas pas de base, sur GNU/Linux. On a réalisé, on a fait l’effort et on n’a commencé à déployer qu’une fois qu’on était sûrs de pouvoir faire tourner ces logiciels pour lesquels, parfois, ils avaient investi personnellement leur propre argent.
Si vous installez GNU/Linux et que les systèmes d’impression ne fonctionnent pas parce qu’il n’y a pas les pilotes, parce que vous avez choisi une distribution et il se trouve que vous n’avez pas les derniers pilotes pour les systèmes d’impression que vous avez, génial !, ils se retrouvent avec une préparation de cours qu’ils ne peuvent pas imprimer et remettre aux enfants.
Bref, première chose, leur permettre de travailler dans de bonnes conditions.
La deuxième chose. Si l’objectif c’est vraiment de former les gens, si l’objectif c’est que le projet politique diffuse parmi les gens, aussi bien les enseignants que les enfants, alors il faut le faire avec subtilité et, pour ça, il faut regarder comment fonctionnent les entreprises qui éditent des logiciels privateurs. Comment fait Microsoft, pour que les gamins, quand ils sortent de l’école élémentaire, soient convaincus que PC = Windows ? Comment fonts-il ? Eh bien, ils livrent des PC sous Windows, sous Windows ! Pas une version de Windows pour les enfants avec des grosses icônes parfaitement adaptées aux enfants et avec la possibilité, pour les enseignants, de pouvoir gérer les activités en groupe ; je pense à certaines solutions de tablettes où on propose des trucs comme ça ! Non ! Ils vous livrent des PC avec Windows, c’est tout. Et, à la fin de leur scolarité élémentaire, les enfants ont vu Windows de la maternelle au CM2.
Si demain je veux passer à Linux, il faut que ça se passe exactement comme ça, il ne faut pas que ce soit un sujet, il faut que les petits, depuis tout petits, soient sur du Linux. Pour que ce ne soit pas un sujet, je tourne beaucoup autour de ça, il faut que ça fonctionne parfaitement. Et là on lève des freins, là on se retrouve avec des mômes qui sortent, qui se retrouvent dans un collège en sixième sur une machine sous Windows et disent « c’est quoi ce truc bizarre ? ». C’est à cela qu’il faut qu’on arrive et ça passe par la même fourberie que peut être celle d’un Microsoft ou d’un Apple. On a des choses à apprendre d’eux. Ils représentent 95 % du marché et, je vous rappelle, Linux c’est 3 %. Donc on a des choses à apprendre sur la façon d’influer aussi bien auprès des enfants que des enseignants.
J’ai passé beaucoup de postes sous GNU/Linux, que ce soit dans des écoles mais surtout au sein de l’Hôtel de ville et tout ça. Le signe le plus positif que je peux avoir après un passage à GNU/Linux, c’est quand les gens appellent le support, qu’on leur demande « vous êtes sous Windows ou sous Linux ? » et répondent « je ne sais pas ». C’est à ça qu’il faut arriver, que ce ne soit plus un sujet. Quand ce n’est plus un sujet, ça veut dire que les freins ont été levés.
C’est arrivé fréquemment, et je remercie les élus d’être cohérents dans leur volonté politique, que des instituteurs et des agents municipaux me demandent d’installer GNU/Linux sur leur PC portable perso, parce qu’ils voulaient avoir les mêmes outils de part et d’autre. Je l’ai fait avec l’accord de mes élus, en disant « oui, l’objectif c’est la promotion des logiciels libres ». Si on commence à dire non sous prétexte que c’est un truc perso, on n’est pas tout à fait cohérent politiquement, donc ça m’est arrivé de le faire. Il ne faut pas que le service passe sa vie à faire ça, on n’est pas là pour gérer l’informatique des gens, en tout cas l’objectif c’est bien ça : que les gens, au bout d’un moment, adoptent parce que c’est mieux.
Antonin Cois : Loïc, est-ce qu’à Villejuif on est aussi forts qu’à Échirolles ?
Loïc Dayot : Pas tout à fait. En fait, on partage une situation tellement, bon, je vais dire le mot, catastrophique, qu’en réalité tout ce qu’on pouvait amener de numérique dans les écoles ne pouvait être que mieux que ce qu’il y avait avant. On a effectivement apporté des postes uniquement sous GNU/Linux. Sur les tablettes, on n’a pas de système GNU/Linux, mais tous les logiciels qui sont dessus sont libres et les tablettes sont des choses qui sont mutualisées, c’est-à-dire qu’il y a des chariots mobiles dans l’école, elles sont donc utilisées dans la classe au moment où il y en a besoin. On n’est pas dans un équipement pour tous les élèves comme ça se fait encore, c’est encore actuel dans des départements et des régions ; je ne sais pas si c’est une tendance qui baisse ou qui monte mais bon. On y avait peut-être moins réfléchi avant, il faut espérer en tout cas.
Et puis, quand on l’a monté, je vous ai dit qu’il y avait quand même eu une concertation, en fait, on est parti des usages. L’idée c’était de savoir de quoi ils avaient besoin et puis on se fiche de la réponse, la modalité. Il se trouve qu’on avait envie de mettre plutôt des systèmes et des logiciels libres, mais ce sont les usages qui ont fait que derrière, ils ne pouvaient pas dire « on avait besoin de faire ça », eh bien oui, vous pouvez le faire.
La réflexion c’était que l’enseignant ne choisit pas forcément la collectivité dans laquelle il arrive et il ne choisit pas forcément ce qu’il y a comme équipement dans son école. On a voulu aussi laisser, en plus, une certaine liberté. C’est-à-dire que si l’enseignant se retrouve dans une ville inverse, c’est-à-dire où il n’y aurait que du Windows et qu’il veut mettre du GNU/Linux, ou un autre système, comment fait-il ? On s’est dit qu’il fallait faire la même chose. Donc, en fait, on a permis de faire du BYOD [bring your own device] dans les écoles : si un enseignant veut venir avec son matériel personnel sous Windows, sous Mac, sous ce qu’il veut, il peut le faire ; il n’aura pas les mêmes services, c’est sous sa responsabilité, mais on se dit qu’il peut le faire. Et si toutes les villes pouvaient faire ça, au minimum, c’est-à-dire OK, la majorité c’est du Windows, mais que les enseignants puissent utiliser un autre système, que ce soit sur le matériel qui est mis à disposition ou sur un matériel personnel, je pense que ce serait bien. Ça veut dire qu’on n’est pas complètement fermé, en tout cas on offre ça.
On permet aussi de faire des échanges de données. On a un cloud pour les enseignants, ça veut dire qu’ils ont pu préparer avant, ailleurs, au travers d’un navigateur, toutes les données qui sont dans la classe. On ne sait pas ce que c’est comme navigateur, on ne sait pas ce que c’est comme système mais c’est interopérable.
Hors école plutôt, pour changer un tout petit peu de sujet, je pense qu’effectivement, là aussi, on a des gros sujets. Pour moi, le sujet principal va rejoindre la première question que tu nous posais tout à l’heure, Antonin, qui est : comment fait-on du numérique un objet politique ? Pour moi, l’éducation populaire est là et sa traduction, en fait, c’est de la culture scientifique et technique sur l’aspect numérique pour que les gens, au travers d’ateliers, de débats, de groupes de travail, etc., se rendent compte peu à peu qu’il y a des vrais enjeux et que, peut-être dans 10 ans, dans 15 ans, dans 20 ans – ce que ne peut pas faire le privé parce ce n’est pas son objet, du moins sur le long terme –, les débats puissent se faire et se faire avec des citoyens un peu éclairés. Donc l’aspect éducation populaire est vraiment important pour ça, avec des débats citoyens comme on a pu en conduire en illustration. Par exemple, à Villejuif, on a conduit un débat sur la 5G. La ville a quasiment zéro pouvoir sur la 5G, n’empêche que c’était une préoccupation, donc on a amené le débat avec des conférences, des experts, des heures citoyennes en début de conseil municipal et ça s’est poursuivi, en ce moment encore, par un Comité citoyen de suivi des installations d’antennes de réseau mobile, pas spécialement 5G, mais c’est quand même l’actualité. Il y a là un sujet. D’ailleurs, au cours de ce débat-là, il y a eu plein d’autres sujets sur des choses plus générales : comment arrive la technologie ? Je laisserai Louis, puisqu’il est plus expert que moi sur le sujet, mais, souvent, la technologie n’est pas choisie, elle est effectivement subie, c’est la troisième ou quatrième fois que je le dis. Donc comment peut-on s’en saisir ? Le service public a son rôle, mais les citoyens vont décider de ce qui est bon ou pas, ce qui est un progrès ou pas, que veut dire aussi progrès, et en pensant au long terme.
En ce moment il y a des débats, ou qui sont passés, ou qui vont arriver, et qui ne sont pas du tout répandus, j’en cite quelques-uns seulement : la vidéosurveillance et ce qui va se passer pour les JO, c’est en train d’être voté en ce moment. Qui en parle ? Quelques journalistes en causent, quand même, mais ce n’est pas vraiment un débat citoyen, on ne peut pas dire. J’en cite d’autres plus rapidement : la neutralité du Net, les DNS [Domain Name Service] menteurs qu’on a généralisés en France, ça pose vraiment question ! Le contrôle parental qui est arrivé il n’y a pas très longtemps, il y a quelques mois, c’est pareil, est-ce qu’il y a vraiment eu un débat citoyen là-dessus ? Pas vraiment ! On a vu le côté utile, mais pas ce qu’il y a derrière. Et ce qui arrive en ce moment avec l’intelligence artificielle, par exemple, c’est pareil, ça remue quand même un peu parce que plus ça va et plus la complexité fait que c’est très difficile de se saisir des sujets et c’est particulièrement vrai pour l’intelligence artificielle ; même avec du code ouvert, ça ne suffit pas forcément parce qu’il faut les données qui ont renseigné la machine qui apprend. Bref ! Ce sont des vrais débats. Voilà pour l’éducation populaire.
Antonin Cois : On va sans doute revenir sur tout cela et, pour laisser un tout petit peu de temps à des questions de pouvoir être posées puisque le temps tourne, je vous pose une dernière question qu’on a un tout petit peu évoquée, d’ailleurs, quand tu disais « la technologie subie, etc ». Je vous demande d’y répondre en une à deux minutes maximum, donc de concentrer la réponse pour qu’on puisse se laisser le temps des questions.
Selon les chiffres officiels, 13 millions de personnes seraient exclues du numérique, en situation d’illectronisme et le gouvernement d’Emmanuel Macron a lancé, en 2018, un grand plan d’inclusion numérique, pour l’essentiel le recrutement de 4000 conseillers numériques France services dont une grande partie, d’ailleurs, atterrissent dans nos villes ou dans des associations qui interviennent en lien avec nos municipalités, des associations avec lesquelles on travaille. Toujours selon les chiffres officiels, aujourd’hui les 3/4 des interactions des Français avec le service public se font via le numérique, ce qui interroge un tout petit peu, donc contexte de désertification des services publics et de numérisation des services publics, pour le dire clairement.
De votre point de vue, quel est le rôle du service public municipal dans un contexte comme celui-ci ? Est-ce que vous partagez le diagnostic tel que je l’ai balancé là ?
Nicolas Vivant : Oui, on le partage. Là, on est typiquement dans l’exemple de quelque chose de subi : c’est-à-dire que c’est l’État qui décide de dématérialiser et c’est à nous d’assumer les conséquences de cette dématérialisation. Je rejoins d’ailleurs Loïc sur ce qu’il disait, dans notre feuille de route aussi il est précisé que chaque fois qu’on propose un nouveau service numérique, on propose une alternative. L’État, lui, ne prend pas ce type de précaution, il dématérialise et, ensuite, il nous demande d’assumer.
Quand il crée, effectivement, 4000 postes de conseillers numériques, il ment un petit peu en disant qu’ils sont financés à 100 % parce qu’en réalité il y a un reste à charge sur chacun de ces postes, mais bon ! Il finance, on se dit « pour une fois il assume », sauf qu’il finance pendant deux ans et, là, on nous annonce que les financements vont progressivement baisser pour disparaître dans trois ans. Nous, ça fait deux ans qu’on a des conseillers numériques qui interviennent partout sur le territoire, qu’on les coordonne pour qu’ils interviennent aussi bien dans les MDH [Maisons des Habitants] que dans la Maison des associations, les bibliothèques, absolument partout, en cohérence avec le schéma directeur de la ville, donc un vrai travail est fait qui nous permet, direction informatique qui ne sommes pas tout à fait habitués à ça, d’avoir un vrai lien direct avec la population et d’avoir le sentiment d’être directement utile à nos habitants. Et puis, au 1er juillet on arrête ! On arrête parce que les financements baissent, que les dépenses augmentent : augmentation du point d’indice des fonctionnaires, augmentation du coût de l’énergie, etc., et on n’a plus les moyens de financer nos conseillers numériques. C’est un vrai scandale dont absolument personne ne parle ! Sur ces 4000 postes qui, soi-disant, ont été pérennisés puisque c’est comme ça que ça nous a été présenté par Stanislas Guérini et d’autres en disant « j’ai une bonne nouvelle, nous allons pérenniser ces postes », et l’année prochaine je n’aurai plus que 75 % du montant, l’année d’après 50, puis l’année d’après 25. Je me retrouve donc avec un reste à charge à trois ans et ça me coûterait moins cher si je recrutais directement des conseillers numériques. La différence, c’est que si je les recrutais directement, je n’aurais pas le fil à la patte de l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires] qui, OK, finance des conseillers numériques, mais m’explique exactement ce qu’ils doivent faire et c’est, par exemple, pas du tout d’accès aux droits. Ils doivent aider les gens sur la partie purement numérique, ils ne doivent pas faire à leur place, mais s’ils galèrent avec leur CV ou pour remplir leur déclaration de ressources, il ne faut pas toucher et, cela, ce n’est pas du tout la politique de la ville. Bref !
Avec cette histoire de conseillers numériques, qui nous avait semblé être une bonne idée au départ, finalement nous sommes tombés dans un piège. On a créé un besoin. Ils ont fait du super boulot pendant deux ans, on a pu mesurer à quel point il y avait un vrai besoin autour d’une médiation numérique à proximité des gens, sur le territoire, et on se retrouve aujourd’hui à devoir répondre à ce besoin qui a été fortement exprimé ; on se retrouve, aujourd’hui, à devoir réduire la voilure et à se séparer de conseillers numériques qui font du super boulot, alors que c’est un truc vraiment important pour nous, et tout le monde en a pris conscience.
Antonin Cois : Loïc.
Loïc Dayot : Comme on n’a droit qu’à une minute ou deux, je vais juste compléter. Je suis entièrement d’accord. À Villejuif, on s’est aperçu que c’est effectivement crucial. Il y avait déjà des médiateurs avant, mais là ils sont allés plutôt dans les services de proximité, dans les mairies annexes, en fait partout où il y avait des accueils du public avec des permanences, maintenant ils sont tellement sollicités que c’est quasiment seulement sur rendez-vous. Du coup, à Villejuif, on s’est dit « de toute façon ils seront pérennisés ». Il n’y a pas vraiment le choix, on ne peut pas couper le service à l’issue, mais avec le même constat, c’est-à-dire qu’il y a vraiment un transfert de charge qui n’est pas financé à long terme.
En plus, on déroge effectivement complètement à la règle, c’est-à-dire que les conseillers numériques, comme les autres médiateurs, vont aussi faire de l’initiation. On a un système avec des mandats pour des décharges pour pouvoir faire des choses quelquefois à la place de l’administré, parce que ce n’est pas possible autrement, réellement ce n’est pas possible !
Par ailleurs, on met à disposition des postes publics un peu partout dans la ville, des sortes de bornes avec des services que les citoyens vont pouvoir retrouver. Ça évite qu’ils aient besoin de s’équiper forcément pour leurs démarches administratives. Ça ne suffit pas forcément, on le sait.
Par ailleurs, on a fait un petit programme pour équiper des familles qui ont des enfants. Ça a été initié dans le cadre de l’aspect continuité pédagogique avec la Covid, c’est-à-dire que pour les équipements numériques qui sont, pour nous, en fin de vie, on a une convention avec une association locale qui fait de la réinsertion avec des gens qui apprennent à remettre en état les ordinateurs. Ils leur installent des distributions GNU/Linux, ça ne marche qu’avec ça, on ne pourrait pas mettre autre chose, et ils les redistribuent ensuite à des familles en les initiant, en leur apprenant, avec un partage de connexion ou des choses comme ça, pour avoir aussi un accès à Internet directement dans les familles.
On essaie de mettre d’autres idées en œuvre, notamment des aspects d’abonnement social à Internet, pas celui des opérateurs qui n’est vraiment pas intéressant du tout, ça ne marche pas du tout, mais en passant par des bailleurs sociaux qui, eux, ont un tel parc qu’ils peuvent négocier assez facilement avec des opérateurs, comme ça se fait dans certaines grandes villes, pour que les foyers, les habitants des logements sociaux, puissent avoir des abonnements à deux euros par mois par exemple, triple play, même s’il est modeste. Ça c’est aussi en négociation aussi. Quelques idées en complément.
Antonin Cois : C’est vrai que le tarif des abonnements internet et téléphonie devient un vrai enjeu du budget des familles, je le vois tous les jours parce que je suis adjoint à l’action sociale, pas au numérique, et dans notre CCAS, notre Centre communal d’action sociale, les gens qui viennent demander de l’aide présentent leur budget et on voit à quel point ça prend de la place dans une famille classique : on est à 120, 130, 140, 150 euros d’abonnement mensuel pour des gens qui touchent le RSA. En fait, ce sont ceux qui sont le plus en difficulté qui ont aussi le plus de mal à s’en sortir pour avoir un tarif pas cher. Ce sont eux qui payent les tarifs les plus chers, au final.
Tu disais, en préparation, que l’inclusion numérique n’existe pas, que c’est un non-sens. Vas-y je te laisse la parole.
Louis Derrac : Pour cette question, peut-être pour conclure, je pense que je peux parler au nom de Resnumerica [1], une association qui regroupe des acteurs et actrices de l’éducation au numérique. Chacun le dit avec ses mots et on va construire un discours commun, mais, globalement, nous faisons le constat que l’éducation au numérique à l’école, au sens large, a pour but, aujourd’hui, même si c’est impensé, de former des travailleurs, soyons clairs, pas des citoyens, même s’il y a des initiatives individuelles très fortes. « L’inclusion numérique », entre guillemets, sur laquelle je reviendrai ou la médiation numérique, a aujourd’hui pour but principal d’accompagner des usagers et des personnes dans l’accès à leurs droits ou à l’administration et pas du tout d’accompagner des citoyens dans un monde numérique.
Pour le dire très clairement, l’exclusion numérique, pour moi, n’existe pas. Pour moi, il y a de l’exclusion sociale sur laquelle on a rajouté du numérique. Aujourd’hui on ne refuse plus que des gens pauvres soit juste pauvres, on veut qu’ils soient pauvres mais qu’ils sachent utiliser des outils numériques. En fait, c’est indécent ! Je partage tout ce que vous avez dit et je n’avais pas les derniers détails sur ces questions de financement.
Si le but de la médiation c’est d’accompagner des citoyens à évoluer dans un monde numérique, donc d’organiser des débats, donc de favoriser l’émancipation, c’est-à-dire des gens qui viendraient pour dire « moi j’aimerais bien apprendre à héberger un site web, j’aimerais bien apprendre à faire un peu de vidéo », très bien, cette médiation numérique-là est hyper-puissante, avec ou sans Libre d’ailleurs, je ne suis pas 100 % libriste sur ça tant que c’est émancipateur. La réalité de la médiation numérique, aujourd’hui, c’est de « l’inclusion numérique », entre guillemets ; si ce n’est que faire à la place de ou aider des gens, là on a un vrai problème. Or, aujourd’hui, le cœur de la médiation numérique c’est ça et, en plus, on demande à cette filière de s’autofinancer, on lui demande de trouver un modèle économique. On se donc retrouve dans des trucs qui sont vraiment aberrants.
Pour conclure, et peut-être que j’ai le rôle facile parce que je ne suis pas dans la politique, je suis surpris de l’absence de dissonance politique. Je le disais plus tôt, on a la chance, maintenant, d’avoir de plus en plus de collectivités qui musclent leur réflexion politique par rapport au numérique, je ne comprends pas pourquoi il y a si peu de contre-propositions, de contre-discours ou, simplement, de tribunes, ou alors je les ai ratées. De temps en temps des conseillers numériques, des médiateurs numériques ou des travailleurs sociaux s’expriment. Il y a eu des témoignages très puissants de gens qui disaient « je n’en peux plus d’être un pansement sur une hémorragie », je pense à ce témoignage qui était puissant.
Si ce sentiment est partagé, j’aimerais bien, pour le coup, que les collectivités fassent une contre-proposition politique et la fassent monter via l’AMF [Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité], par exemple, pour qu’il y ait un peu de dissonance. Quand on parle de cette médiation numérique telle qu’elle est opérée actuellement, je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup d’opposition, en tout cas je ne l’entends pas trop.
Antonin Cois : On va dire qu’il y a l’AMF, mais il y a aussi une super association d’élus qui s’appelle Association des maires ville et banlieue de France, dans laquelle on pourra échanger sur ce genre de choses.
Je ne sais pas si, dans la salle, vous avez des questions. On peut prendre les deux questions qui s’expriment. Si j’ai bien compris ce que j’ai entendu tout à l’heure, il faut que je reformule la question au micro c’est ça ? Je l’écoute et je la reformule.
Je répète la question : « Vous avez choisi de passer au Libre, comment allez-vous trouver des compétences, comment allez-vous trouver des prestataires ? » en gros.
Nicolas Vivant : Le passage au Libre, comme je l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas un projet du service informatique, ça doit être un projet de la collectivité. Ça veut dire qu’avec le Libre, viennent un certain nombre de valeurs. Parmi celles-ci il y a des choses autour de l’autonomie, de l’auto-hébergement, donc déjà la question du prestataire ne se pose pas énormément chez nous, la question c’est : comment peut-on se passer autant que possible de prestataires et faire les choses nous-mêmes ? La question c’est plutôt celle de la montée en compétences de l’équipe.
Si on peut se former, s’héberger, installer, paramétrer, nous maintenir, c’est plutôt vers là qu’on va tendre. La question c’est effectivement la question de comment on identifie les compétences, ça veut dire qu’il faut que les RH bossent avec nous, ça veut dire que chaque fois que quelqu’un quitte l’équipe, il faut le remplacer, systématiquement, par quelqu’un qui a un niveau de compétence super élevé et qui a l’air intéressé par les logiciels libres, c’est vraiment très important ; ça veut dire qu’il faut que les RH soient avec nous, que la direction générale soit avec nous, qu’ils n’imposent pas un candidat qui est le cousin d’un ami, qui ne connaît rien au Libre ! Il faut y aller ! C’est une vraie volonté.
Sur les prestataires. En fait, il y a des prestataires, on ne les connaît pas parce qu’il n’y a pas beaucoup d’argent dans le Libre, donc il n’y a pas de pub à la télé. Capgemini s’appuie sur des petits prestataires qu’on ne connait pas quand on lui demande quelque chose. Ce sont ceux-là qu’il faut identifier. Comment fait-on ? La coopération intercommunale est super importante. En fait, on échange entre nous. On a, par exemple, au niveau de la région grenobloise, un collectif des DSI autour des logiciels libres, on est une trentaine, on se réunit régulièrement, chacun vient avec ses sujets. Un arrive et dit « je suis à la recherche d’un logiciel, je ne sais pas, qui va me permettre de gérer l’accueil dans mon centre de santé, est-ce que vous connaissez un prestataire, un logiciel, un machin ? », on discute et c’est comme cela qu’on identifie des prestataires qui vont pouvoir nous aider. Il y en a, il y en a de plus en plus. En fait, le discours que je tiens aujourd’hui je ne l’aurais pas tenu il y a 20 ans. Il y a, aujourd’hui, une maturité de l’écosystème du Libre qui permet de faire à peu près tout, avec une exception, les logiciels qui reposent énormément sur des aspects réglementaires qui bougent beaucoup, typiquement mise en place de marchés publics, gestion de l’urbanisme. Ce n’est pas la question du logiciel, de la base de données, la question c’est qu’il faut faire selon les règles et les règles changent tous les trois mois. Or, c’est très difficile, dans un projet libre, d’avoir des gens qui vont maintenir la réglementation du logiciel pour l’ensemble des pays, c’est-à-dire tous, qui sont susceptibles de l’installer, c’est vraiment très compliqué. Ce sont les derniers cas sur lesquels on est coincé.
Antonin Cois : Le recrutement du cousin, du frère, tout ça, ça s’est peut-être fait à Levallois-Perret à une époque, évidemment ni à Échirolles ni à Villejuif !
Il y avait une deuxième question : quelle mobilisation des compétences des collectivités pour contribuer aux communs, aux logiciels libres ?
Loïc Dayot : C’est bien, c’est le prolongement de la question précédente. Quand on choisit des logiciels libres, à priori sans prestataire, ça veut dire qu’on a quand même des compétences en interne, ça veut dire que, derrière, on est normalement en mesure de les faire évoluer. Quand on n’a pas le temps, ou, éventuellement, pas les compétences, mais c’est souvent plutôt le temps qui manque, on peut le faire de différentes manières. Par exemple, nous avons utilisé un logiciel pendant cinq ou six ans et puis, un jour, on s’est dit « on l’utilise on aimerait bien de faire des trucs – d’ailleurs on avait commencé à le faire évoluer –, mais, en fait, on aurait plutôt envie d’entrer dans l’aspect communautaire, etc. On va souscrire une maintenance, on n’en a pas besoin, c’est juste pour contribuer. » Du coup, on peut demander des choses un peu plus sereinement, même si on les avait déjà demandées avant. C’est un premier mode de contribution.
Quand on fait un contrat avec un prestataire qui apporte du service, on en choisit un qui va être à l’écoute des demandes, pas seulement des nôtres mais celles d’une communauté, donc, quand on fait des demandes, des choses comme ça, certains nous disent « ça c’est possible, en gros ça va nous prendre tant de temps, tant de jours, on le chiffre à tant » ; appel à toute la communauté et là, du coup, il y a mutualisation des développements avec plusieurs collectivités qui contribuent. Quand le chiffre est atteint, on a gagné le téléthon et l’ajout peut se faire.
Quelquefois, on renverse aussi des choses : soit il n’y avait rien, donc on a fait quelque chose et on essaie de le reverser et puis, quelquefois, effectivement des modifications qu’on peut apporter.
Nicolas Vivant : Trois autres façons de contribuer : on a fait de la traduction de logiciels, on a fait du bug reporting, on a fait connaître des produits qui étaient naissants et qu’on a adoptés tout de suite, je pense par exemple à BigBlueButton avec Chocobooz au tout début quand ça se discutait avec Framadate, et, pour ce qui est d’Échirolles, on a embauché un développeur en interne et 20 % de son temps, c’est-à-dire une journée par semaine, est dédié à de la contribution en ligne, à des logiciels qu’on utilise.
Je rejoins Loïc : on paye des contrats de maintenance dont on n’a pas besoin simplement pour contribuer et aider les entreprises qui maintiennent des logiciels dont on a besoin.
Antonin Cois : Si vous avez encore plusieurs questions je peux les prendre d’un coup parce que, normalement, on est censé s’arrêter, on a le droit de déborder parce qu’il ne doit pas y avoir grand-chose derrière. J’en avais une deuxième là, une deuxième là, est-ce que quelqu’un qui n’a pas posé de questions en a une ? On va déjà prendre les deuxièmes questions, vas-y, on les prend à la suite. On prend plusieurs questions.
On a déjà une question : interopérabilité entre les différents partenaires, département, Éducation nationale, etc.
Deuxième question sur le fait qu’un certain nombre de politiques publiques qui sont nationales, mises en place par les collectivités et peuvent avoir, peut-être, un impact technique qui vient effectivement chambouler un petit peu la politique publique de la municipalité.
Nicolas Vivant : C’est bien, les deux questions se rejoignent.
Sur l’État je ne vois pas, je n’ai pas d’exemple, peut-être que Loïc en aura, je n’ai pas d’exemple où l’État nous oblige, où l’État nous contraint et où ça vient impacter le projet de passage au Libre. En revanche les partenaires : il y a de moins en moins de problèmes de compatibilité parce que, de plus en plus, le client c’est finalement un navigateur, donc peu importe que vous soyez sous GNU/Linux, sous machin, sous Firefox ou Edge, ça fonctionne.
Là où on a des soucis c’est effectivement avec certaines des collectivités qui nous sont relativement proches – Conseil départemental, Conseil régional – qui, plutôt que d’investir dans un logiciel, décident que tel truc social va être géré avec des fichiers excel et des macros de partout. Parfois, il faut remplir un dossier et on reçoit une espèce de xlsx horrible, avec des macros absolument partout, et quand on l’ouvre dans LibreOffice, on a une explosion atomique ! Ce sont les seuls cas, c’est assez rare. Une façon de répondre à ça c’est d’avoir un serveur centralisé, type serveur TSE [Terminal Server Edition], sur lequel vous avez une version office, excel, machin et c’est le dernier recours quand on est vraiment coincé, qu’on doit pouvoir échanger avec une autre collectivité qui ne fait pas l’effort de l’interopérabilité.
Loïc Dayot : Pour compléter, il y a un exemple, celui des titres – passeport, CNI – pour lesquels il y a des machines livrées par la préfecture, donc on ne les maîtrise pas du tout, ça s’appelle le DR [Dispositif de Recueil]. Il y a un lecteur d’empreintes digitales, il y a une webcam, il y a un scanner, il y a je ne sais quoi. En fait, déjà, on leur fait reprendre leur écran parce qu’on n’en a pas besoin, on met des switchs pour passer d’une machine à une autre. On ne la maîtrise pas du tout ; même le réseau c’est eux qui le veulent, donc ils ont leur propre connexion réseau, alors qu’on pourrait passer par un VPN, peu importe. Ils veulent tout maîtriser, ils maîtrisent tout, on le met à côté des nôtres, en fait ça ne gêne en rien. Par contre, c’est du matériel qu’on ne maîtrise pas du tout ; s’il est en panne, on appelle la préfecture.
Sur l’aspect interopérabilité entre administrations, en réalité il y a un cadre d’interopérabilité qui est de mieux en mieux défini, avec des standards qui sont quand même de plus en plus appliqués. Donc, quand on a besoin de faire des échanges réguliers, les choses se font ou, plutôt, ce n’est pas plus difficile parce qu’on a passé nos postes en logiciel libre, ce n’est pas tellement là que ça se joue en fait.
Antonin Cois : Merci beaucoup. On peut peut-être faire un dernier petit tour si vous avez envie de e dire un mot de conclusion – Louis, tu l’as peut-être déjà un petit peu fait, mais tu as peut-être envie de compléter – sur vous vos attentes, vos espoirs, pour la suite : le rôle des politiques publiques municipales, la manière dont elles peuvent s’inscrire durablement dans le débat public. Qu’est-ce qu’on peut retenir collectivement de tout cela ? Loïc.
Loïc Dayot : J’ai le micro, je le garde, j’en profite, ça va être très court.
Pour moi, il y a deux objets que les villes devraient investir, ce qu’elles ne font pas forcément, parce qu’il n’y aura personne d’autre qui les investira, c’est l’aspect sobriété numérique et c’est l’aspect, je l’ai déjà dit, préparer des citoyens éclairés pour que, dans 10/15 ans, on ne soit pas dans la même situation qu’aujourd’hui.
Nicolas Vivant : Moi j’appelle à de plus grands échanges et de meilleurs échanges entre collectivités, à tous les niveaux, que ce soit au niveau des élus ou que ce soit au niveau des services, les services sur du retour d’expérience, les élus sur « aide-moi à faire ma feuille de route numérique, quels sont les enjeux sur lesquels tu bosses ?, et tout ça », je pense que ça pourrait faire progresser.
Et puis faire un peu de pub : si, parmi vous, il y a des gens qui travaillent pour une collectivité territoriale, dire qu’il y a un serveur Mastodon qui s’appelle colter.social, qui est dédié aux collectivités territoriales, réservé aux collectivités territoriales. Si vous travaillez dans une collectivité, que vous souhaitez avoir un compte sur Mastodon ou un compte pour votre collectivité, sachez que ce serveur-là est disponible.
Louis Derrac : De mon côté, Loïc l’a quasiment dit, je le reprendrai quasiment mot pour mot, vraiment profiter de la proximité de la ville pour créer cette agora dont je parlais un peu en introduction, d’une part, pour être vraiment l’organisateur ou l’organisatrice de la réflexion citoyenne.
On l’avait évoqué en préparation, je pense qu’on va vers un fossé entre ceux qui veulent qu’on mette du numérique partout et qu’on aille plus vite et ceux qui y sont réfractaires et, pour moi, avec de très bonnes raisons. Il y en a des mauvaises, il y en a de très bonnes. Je pense que s’il n’y a pas, rapidement, un espace d’échange, ça va être encore un objet de fissures dans notre société alors qu’on en a déjà, l’actualité le montre.
Je pense vraiment que ce n’est pas juste un petit truc bonus qu’il faut qu’on fasse, il faut vraiment qu’on le fasse parce que les technologies numériques, aujourd’hui, vont commencer à vraiment faire peur aux gens, encore une fois avec raison : on parlait de la surveillance, etc., beaucoup de gens ne comprennent pas exactement comment ça fonctionne et vont, à mon avis, passer en mode colère si ça ne se transforme pas dans un processus d’échanges, de réflexion, de vulgarisation, etc.
Et ensuite, je le disais, je pense que les collectivités, notamment les communes qui sont nombreuses, peuvent être aussi des contre-pouvoirs à un pouvoir très centralisé en France, ne serait-ce que dans le fait d’exprimer un désaccord sur des politiques qui les touchent. Je pense que l’exemple des conseillers numériques est vraiment un très bon exemple.
Je conclurai, ça a aussi été dit, je pense qu’il ne faut pas forcément se dire qu’on remplace tout l’actuel par du Libre, je pense qu’il faut questionner chaque choix numérique et parfois, tu l’as dit Loïc, il faut aussi se demander si on a besoin de tout numériser.
Pour moi c’est une des limites du logiciel libre : c’est un moyen vers un objectif mais ce n’est pas l’objectif, c’est-à-dire que tout n’a pas besoin d’être libre. Le Libre est, à mon avis, un préalable pour beaucoup d’infrastructures numériques, sinon toutes, mais ce n’est pas l’objectif. L’objectif c’est d’être dans une société soutenable, acceptable, désirable pour tous les citoyens et citoyennes.
Antonin Cois : Merci à tous les trois. Merci à vous pour votre écoute active et attentive. Si vous aviez une question que vous regrettez de ne pas avoir posée, c’est simple, on approche de l’heure de l’apéro, vous savez ce qui reste à faire. Merci.
[Applaudissements]