Présentatrice : Petite question avant d’introduire les keynoters qui suivent : à quoi sommes-nous shootés, les développeurs, Arnaud ?
Arnaud : Shootés à quoi ? Personnellement, ça serait au café surtout pendant Devoxx.
Présentatrice : Apparemment non, nous sommes plutôt shootés aux métaux, d’ailleurs pas que nous, la planète entière, et c’est ce que vont nous expliquer les prochains keynoters. C’est un duo d’enfer, Agnès Crepet et Guillaume Pitron.
[Applaudissements]
Présentatrice : Vous pouvez vous avancer ici qu’on vous voit bien. Ça fait plaisir d’avoir Agnès ici parce que, souvent, elle est à MiXiT [1] qui est en même temps que Devoxx.
Agnès Crepet : Pour une fois, ce n’est pas le cas cette année.
Présentatrice : Pour une fois, ce n’est pas la première fois. Je vous vouvoie ou je vous tutoie tous les deux ?
Guillaume Pitron : depuis quand on se vouvoie, en fait ?
Agnès Crepet : On se tutoie.
Présentatrice : C’est OK pour toi. Je présente Agnès Crepet. Donc, tu travailles chez Fairphone [2]. Je n’ai pas envie de me tromper : « entreprise sociale créant des smartphones éthiques, modulaires et réparables », donc c’est super bien, et tu es la responsable de la longévité logicielle et d’informatique là-dedans. En plus de ça, tu as cofondé Ninja Squad [3], très dans l’open source, un truc de malade. Tu as cofondé aussi MiXiT en 2011, la conférence tech à Lyon, la semaine prochaine, conférence sur la diversité et éthique technique, super conférence. Tu es aussi dans le board de Duchess France [4], donc on a un bof ce soir.
Agnès Crepet : Venez au bof !
Présentatrice : Il n’y a pas un beauf, mon beau-frère ne vient pas, c’est la vraie réunion des Duchess ce soir, donc merci d’être là. Ça va, silence !
Agnès Crepet : Ton beaufrère peut venir aussi.
Présentatrice : Non, mon beau-frère ne viendra pas, il ne vaut mieux pas.
Guillaume Pitron, super intervenant. Vous êtes journaliste, auteur, réalisateur français, ou tu es, et spécialisé dans les impacts cachés de la transition énergétique et numérique. Ton journalisme d’investigation se porte sur des questions critiques comme l’extraction des terres rares et les implications de l’agriculture robotisée. Tu as collaboré avec des publications majeures comme Le Monde diplomatique, National Geographic et tu es auteur de La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique et L’enfer numérique – Voyage au bout d’un Like, deux bouquins qui ont été traduits dans différentes langues, pour lesquels tu as reçu des prix. Et là, c’est la partie difficile pour moi, qui est de dire le nom de l’entreprise qui tu as cofondée qui s’appelle ?
Arnaud : PSYCHE 16.
Présentatrice : Merci Arnaud. Donc une entreprise où vous faites du conseil aux entreprises et aux gouvernements, dans le contexte de fortes tensions, pour qu’ils comprennent les enjeux qu’on vit aujourd’hui autour des minéraux et des minerais, pour la mise en place de leur stratégie de souveraineté minérale et pour les aider à sécuriser leur chaîne d’approvisionnement. Rien que ça !
Merci beaucoup. La scène est à vous.
Guillaume Pitron : Merci.
Agnès Crepet : Merci.
[Applaudissements]
Guillaume Pitron : Merci à vous, Devoxx, merci de nous avoir invités. Je commence.
Bonjour. Messieurs-dames, j’ai une question à vous poser : est-ce que vous vous êtes déjà demandé quelles seraient vos vies, au quotidien, de 7 heures du matin à 23 heures, s’il n’y avait pas dans vos vies un métal couramment appelé indium. C’est une question qui paraît saugrenue, mais, en fait, c’est une question qui est absolument essentielle, parce que tous nos objets numériques du quotidien, nos téléphones, sont faits de métaux. Pour faire des serveurs, pour fabriquer des fusées qui envoient des constellations de satellites dans l’espace, pour fabriquer des câbles sous-marins grâce auxquels la donnée transite d’un bout à l’autre du monde et pour fabriquer nos téléphones portables, il faut des métaux. Chacun des téléphones, smartphones, que nous avons dans la poche, contient 50, 60 et même 70 métaux, donc il n’y a pas de numérique, qu’on le veuille ou non, sans métaux et sans minéraux. Et il ne faut pas que des métaux, d’ailleurs, pour vivre dans nos mondes connectés, il faut également d’autres matières premières :
il faut de l’eau pour pouvoir raffiner les métaux qui, ensuite, sont intégrés dans nos téléphones portables ;
il faut de l’électricité pour pouvoir transformer le métal, le raffiner, or cette électricité provient du charbon, du gaz, elle peut provenir de métaux qui sont nécessaires pour fabriquer les panneaux solaires qui produisent de l’électricité verte ;
il faut du kérosène pour transporter tous les composants d’un téléphone, par avion, jusqu’à une chaîne d’assemblage en Asie du Sud-Est.
Bref, il ne faut pas seulement des métaux il faut aussi des matières premières qui rentrent indirectement dans nos téléphones portables et c’est ce qui est calculé par des chercheurs de l’Institut Wuppertal [5], en Allemagne. En fait, ces chercheurs calculent l’ensemble des ressources qui interviennent directement dans nos objets électroniques du quotidien, mais qui interviennent aussi indirectement, qui sont indirectement intégrés dans le téléphone, parce qu’elles sont nécessaires pour produire les métaux. Ces chercheurs du Wuppertal Institut ont mis au point ce qu’on appelle le sac à dos écologique [6] soit le ratio entre le poids de votre téléphone dans la poche et l’ensemble des ressources qui ont été nécessaires pour fabriquer ce téléphone durant le cycle de fabrication, le processus de fabrication, et on arrive à un ratio, pour les téléphones portables, qui est de l’ordre de 1200 pour 1. Vous avez probablement un jour pesé votre téléphone portable, vous vous êtes amusé à le poser sur la balance « tiens, il fait 150 grammes ! ». Pour produire 150 grammes de matière qui tiennent au fond du jean, il faut, en fait, 182 kg de matière, un ratio de 1200 pour 1.
Une étude, qui a été produite il y a quelques années par l’Université de Grenoble, nous apprend que pour toutes les révolutions que nous vivons actuellement – la révolution de l’IA, les révolutions énergétiques –, pour tous nos besoins pour le bâtiment, pour la santé, pour l’industrie de l’armement – c’est important ces temps-ci –, il faut des métaux. Et si on additionne tous nos besoins en métaux pour les 30 prochaines années, en gros de 2020 à 2050, l’humanité va consommer plus de métaux et minéraux que tout ce qu’elle a consommé depuis 70 000 ans et, évidemment, le numérique participe de cette consommation de métaux et j’en reviens à l’indium. Qu’est-ce que seraient vos vies sans indium ?
Agnès Crepet : Juste une petite question : qui n’a pas de téléphone portable dans la poche ?
Guillaume Pitron : Il y en toujours un ! C’est exceptionnel parce dans la pièce, il y en a toujours un, généralement, qui n’en a pas. Généralement, je me fais engueuler, mais pas cette fois-ci ! Pas encore !
L’indium, c’est arrivé avec Steve Jobs, c’est arrivé avec l’iPhone 1. Quand Steve Jobs a montré l’iPhone 1, vous vous souvenez, lors d’une célèbre keynote, en fait il a montré de l’indium, parce que l’indium se trouve incorporé, intriqué, à l’écran de l’iPhone et ça le rend tactile.
Messieurs-dames, est-ce que vous vous souvenez de l’âge d’avant l’indium ? Est-ce que vous vous souvenez des téléphones à 12 touches sur lesquels il me fallait deux minutes pour envoyer un SMS à ma mère, accompagné du correcteur de texte T9 ? C’était cool ! Non, je rigole ! Tout va bien, c’est fini ! Il y a l’indium, l’indium a rendu nos vies tellement plus faciles, tellement plus agréables, tellement plus coulantes, tellement plus fluides ! Grâce à lui, je peux tapoter sur ma tablette, sur mon téléphone portable, sur n’importe quel écran ! Il a rendu ma vie tellement plus agréable, merci l’indium ! Il m’accompagne de 7 heures à 23 heures, 6 heures ce matin, il m’accompagne tout le temps et pourtant je ne sais pas, nous ne savons pas, même pas, que cet indium existe.
Nous vivons dans un âge de métaux, et, évidemment, surgissent des messages très rassurants, disant « oui, effectivement, il y a un sujet de métaux aujourd’hui autour numérique, mais rassurez-vous, il y a plein de solutions pour contourner ce problème. »
La première solution, c’est qu’on va tout substituer, on va substituer les métaux les plus rares, les plus dilués dans l’écorce terrestre, par d’autres métaux moins rares et, du coup, on va régler le problème de notre addiction aux métaux, parce que si, dans la batterie d’une voiture électrique ou d’un téléphone portable on peut mettre du sodium, un minerai très abondant, plutôt que du lithium, en fait je contourne le problème de cette addiction aux métaux parce que je remplace le lithium par d’autres minerais beaucoup plus abondants.
Simplement l’histoire de l’humanité, messieurs-dames, c’est l’histoire non pas d’une substitution permanente, mais d’une addition permanente. Dans l’Antiquité, l’humanité consommait environ sept métaux, aujourd’hui on en consomme 80, et, en fait, on ne cesse de consommer plus de métaux et dans une plus grande variété. L’histoire du monde est donc toujours l’histoire d’une addition de nos besoins de métaux et il faut un peu se méfier, même si la substitution est absolument indispensable, de ce discours qui consisterait à dire que ça va tout régler ; c’est une partie de la solution, ce n’est pas toute la solution, on va continuer à avoir besoin de lithium et d’autres métaux.
Et puis, il y a un autre message qui est extrêmement positif et je l’accompagne, mais je vous mets un peu en garde, c’est le recyclage. On va recycler, évidemment qu’on va recycler, super, l’économie circulaire, c’est absolument génial. Pour autant, comment est-ce qu’on recycle l’indium de votre téléphone ? Est-ce que vous pensez qu’en fin de vie on va gratter la surface de l’écran, récupérer quelques microgrammes qu’on va aller remettre chez le recycleur ? On oublie ça ! L’écran va être brûlé, fondu, mélangé à d’autres métaux, et tout ça va terminer dans je ne sais quelle décharge. Non, en réalité on ne fait rien de ces métaux qui sont incorporés, intriqués les uns aux autres, dont la séparation est tellement compliquée ! C’est un peu comme si on essayait de séparer une mayonnaise, personne n’a essayé de recycler une mayonnaise ! Eh bien, on va pas essayer de recycler l’indium de l’écran, ce qui fait que le recyclage est une solution partielle mais pas complète.
Tout cela pour vous dire que nous vivons dans un âge de métal, la transition numérique est une transition de métal, c’est une transition qui consomme des métaux : 7 % du cuivre sert au numérique, 12 % de la consommation mondiale d’aluminium est destinée au numérique, 23 % de la consommation d’argent, 15 % de la consommation palladium, 40 % de la consommation de tantale, 60 % de la consommation de ruthénium et jusqu’à 80/90 % de la consommation de petits métaux exotiques tel que le terbium, le gallium et autre germanium. Nous vivons donc dans un âge numérique merveilleux, mais qui accroît cette consommation de métaux qui était déjà existante. Nous vivons dans un âge, oui, shootés aux métaux.
Agnès Crepet : Et cette transition numérique, voire écologique, parce que tu parlais tout à l’heure de certains métaux comme les terres rares, le néodyme, etc., on en a besoin dans quoi ? Dans les éoliennes, dans les panneaux solaires. Ça veut dire que la transition numérique et la transition énergétique sont de bonnes ou mauvaises raisons d’arriver vers toujours plus de métaux. Et toujours plus de métaux, ça veut dire quoi ? Ça veut dire toujours plus de mines.
Avec Guillaume, nous n’avons pas mis de slides, nous avons voulu faire une keynote sans slides, mais on aurait pu vous mettre des mines à ciel ouvert, des mines artisanales en République démocratique du Congo, en tout cas le visage de ce que ce que veut dire l’extractivisme. Parce que ces mines, en fait, elles existent. Dans l’inconscient collectif, parmi vous, vous pouvez penser que personne n’habite à côté d’une mine. À votre avis, est-ce qu’il y a des mines en Europe ? Levez la main. Donc, il y a des mines en Europe, mais la réalité, c’est qu’en fait beaucoup de mines sont loin de chez nous, c’est pour cela qu’on ne les voit pas.
J’habite une ville, Saint-Étienne. À Saint-Étienne, il y a des terrils, ces fameux crassiers, ces accumulations de déchets qui ne sont rien d’autre que les souvenirs, ce patrimoine négatif — si je reprends le terme d’un sociologue, Vincent Mandinaud —, qui en fait, représentent toute cette exploitation, pendant des siècles, du charbon à Saint-Étienne. Si vous allez dans le sud de l’Andalousie, vous trouverez ce même type de paysage, parce qu’il y a encore de l’extraction en Europe. Mais la réalité est plutôt autre : la plupart des mines sont loin de chez nous, notamment en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud.
Si je prends l’exemple de la RDC que j’ai cité tout à l’heure, République démocratique du Congo, Afrique des Grands Lacs, on est sur une production mondiale de cobalt qui, à 70 %, ne se passe que dans ce pays. On ne peut donc pas vraiment squeezer la RDC et, dans ce pays-là, vous avez un conflit qui existe depuis très longtemps, on parle de la guerre mondiale africaine, sept millions de morts entre 1998 et aujourd’hui, et quelque part, l’industrie minière, donc ce pourquoi vous avez aussi du cobalt dans vos téléphones, finance en partie ces conflits armés et ça va faire quoi ? Ça veut dire que ces conflits durent dans le temps et c’est pour cela, parfois, qu’on parle même d’une industrie néocoloniale, puisqu’on s’appuie, consciemment ou inconsciemment, sur des gens qui sont loin de chez nous.
En RDC, les mines sont de deux types :
des mines industrielles, souvent, qui appartiennent à des conglomérats étrangers, dont les bénéfices vont dans des paradis fiscaux, où, parfois, les locaux ne sont même pas employés et, quelque part, seuls les impacts négatifs restent dans ce pays-là ;
des mines artisanales, Amnesty International a beaucoup documenté cela : les conditions sont différentes, on a plus de dangerosité pour les travailleurs et on a aussi des enfants.
Donc, en ce sens, on parle aujourd’hui d’une industrie néocoloniale. C’est la première réalité.
La deuxième réalité. Peut-être que vous ne voyez pas les mines à côté de chez vous, mais elles vont revenir ou elles existent déjà. C’est le fameux « on n’a pas de pétrole mais on a du lithium » d’Emmanuel Macron, dans un discours qu’il a prononcé il y a 18 mois, qui précède un gros push pour ouvrir une mine de lithium dans l’Allier, qui appartient à la société Imerys. Il y a une grosse régulation, en ce moment au niveau de l’Europe, à appeler les pays européens à rouvrir des mines, ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que les mines vont fermer en Afrique ou en Amérique du Sud.
Ces réglementations-là sont très concrètes. L’European Raw Materials Act [7], qui a été voté il y a un an, dit très clairement que l’objectif c’est d’avoir 10 % de l’extraction des besoins de métaux européens qui se passe en Europe, 40 % pour la transformation. Et la transformation, si je prends l’exemple de Rhône-Poulenc à La Rochelle il y a 30/40 ans, qui gérait à peu près 50 % de la purification des terres rares, a fermé à cause de la pollution, à cause de déchets, de litres d’eau radioactifs dans l’environnement autour de La Rochelle.
Évidemment que les gens, localement, n’ont pas envie de voir ça, je parle par exemple de l’Allier sur le lithium, n’ont pas envie en fait de voir ça au fond de leur jardin, mais c’est la réalité.
Je parlais des réglementations. Oui, il y a plus en plus de réglementations qui nous poussent à de la relocalisation. Il y a des réglementations qui nous poussent aussi, tu en parleras Guillaume, vers plus de transparence dans la chaîne d’approvisionnement et il y a d’autres réglementations, qui m’intéressent plus, qui vont vers l’allongement de la durée de vie des appareils.
En Europe, l’Ecodesign Directive [8] a été votée l’année dernière, peut-être que vous n’en avez pas entendu parler, mais qui est plutôt cool, parce que ça va pousser les fabricants de téléphones à faire des mises à jour logiciel après la fin des ventes sur cinq ans, sur n’importe quelle marque de téléphone, donc c’est plutôt bien. Pourquoi ? Parce que l’allongement de la durée de vie des appareils, c’est clé pour diminuer la demande.
Guillaume Pitron : Agnès vous l’a expliqué, il y a des défis autour d’un renouveau minier et d’une nouvelle prise de conscience, en Occident, de la nécessité de la mine pour tous nos besoins et c’est accéléré par la transition énergétique et aussi par la transition numérique qui sont, en fait, deux transitions, deux révolutions qui consomment les mêmes matières premières ; c’est la même technologie de batterie dans un téléphone que dans une voiture électrique.
Il y a donc tous ces défis qui se posent et, de plus en plus, d’ailleurs, des défis d’ordre réglementaire, juridique, législatif, puisque les États obligent de plus en plus les entreprises à connaître l’origine, la provenance de ces métaux et à les rendre responsables en bout de chaîne, en aval de la chaîne de valeur, de la façon dont ces métaux ont pu être extraits en amont de la chaîne de valeur, au niveau de la mine, c’est ce qu’on appelle le devoir de vigilance. Les entreprises ont de plus en plus un devoir de vigilance. Alors ça pose des tas de sujet, parce que, dans ce contexte-là, les entreprises ne veulent pas être en porte-à-faux avec la réglementation, elles ne veulent pas risquer de manquer de certains métaux. Je suis témoin d’entreprises de l’électronique qui craignent de manquer de gallium et de germanium, deux matériaux indispensables pour les puces électroniques. Or, la Chine produit la majorité de ces deux matériaux et menace, depuis plusieurs mois, de cesser ses exportations, dans un contexte de guerre commerciale avec les États-Unis. Et là, tout d’un coup, les grandes entreprises françaises se demandent « comment peut-on être sûres qu’on va avoir assez de gallium et de germanium ? », donc ces questions surgissent, ces questions matérielles. Il y a aussi, évidemment, des enjeux de prix, parce que le prix de ces matières premières, le cours de ces matières premières, quand il a des cours à la Bourse, peuvent être très fluctuants.
En fait, elles réalisent, tout d’un coup, que même si elles sont en bout de chaîne, même si elles n’ont jamais forcément vu la couleur d’un métal, elles doivent comprendre qu’elles sont consommatrices, in fine de ces métaux et qu’elles sont responsables de la façon dont ils sont produits.
Du coup, selon moi, il y a quatre axes, pour les entreprises, pour les États aussi mais surtout pour les entreprises, pour répondre à ces enjeux-là.
- Le premier, c’est de commencer par connaître ses besoins et d’évaluer sa chaîne d’approvisionnement, donc savoir ce que l’on consomme, parce qu’on ne sait pas forcément ce que l’on consomme, savoir qui est son fournisseur de rang 1 – c’est relativement facile –, mais demander à son rang 1 qui est son fournisseur de rang 1, pour vous ça fait fournisseur de rang 2, et remonter encore au rang 3 et la mine se trouve au rang 6 ou au rang 7. Ça implique donc de remonter la chaîne de valeur pour savoir qu’in fine, nous sommes, vous êtes consommateurs de tel matériau qui provient de telle mine dans tel pays et d’en assumer, en tout cas d’en évaluer les risques, notamment, typiquement, les risques qu’on appelle ESG, les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance : est-ce qu’il y a un impact sur l’environnement qui est démesuré ? Est-ce qu’il y a un impact sur la vie des populations locales qui est démesuré ? Est-ce que ces métaux financent la corruption locale, un confit local ? Ce sont les impacts sur la gouvernance locale. Tous ces risques sont de plus en plus appréhendés par les entreprises. Donc, le premier axe, c’est connaître sa chaîne d’approvisionnement.
- Le deuxième axe, c’est d’adapter sa stratégie en conséquence, donc, beaucoup d’entreprises vont chercher à diversifier leurs approvisionnements. Elles vont se dire « je me rends compte que j’ai un goulot d’étranglement qui se trouve au niveau de tel raffineur de lithium et, si jamais ce raffineur de lithium met la clé sous la porte, je n’ai plus de lithium. Je ne le savais pas, je l’ai découvert en évaluant ma chaîne de valeur. Donc, je vais diversifier mes sources d’approvisionnement, je vais trouver un autre raffineur, je vais peut-être aussi aller chercher mon métal pas seulement dans une mine chinoise, mais dans une mine bolivienne ou, peut-être demain, ça sera une mine française », qu’on le veille ou non ça risque d’être le cas, ça pourrait être le cas. C’est vraiment la diversification des approvisionnements de matières primaires, mais aussi de matières secondaires. Je parlais tout à l’heure du recyclage, le recyclage c’est bon pour l’environnement, mais c’est aussi bon pour la diversification des chaînes de valeurs. Demain, je n’irai pas seulement choisir mon métal, le chercher à la mine, j’irai le chercher recyclé chez un recycleur et ça démultiplie mes chaînes d’approvisionnement, c’est de la sécurité.
- Le troisième axe, c’est celui de l’adaptation de la fonction achats qui doit réfléchir à se réadapter dans ce contexte. Ça passe par des tas de techniques, l’une des techniques, évidemment, va être de contractualiser davantage sa relation fournisseurs. Jusqu’à maintenant, on ne se souciait pas trop de ce qui se passait au niveau de la mine. Sauf que, maintenant, on commence à des contrats offtake avec les miniers en disant « je veux que, sur tant d’années, tu me garantisses un approvisionnement durable, stable, de tant de tonnes de minerai, à tel prix fixé à l’avance », et, comme cela, j’ai une visibilité sur mes approvisionnements. Ou bien, et on le voit notamment dans l’industrie de la voiture électrique, aller carrément prendre des parts dans une industrie minière. C’est nouveau et ça consiste, pour une entreprise de la voiture électrique, par exemple, à prendre une part au capital d’une junior et, en échange de cette prise de participation, quand la junior aura ouvert sa mine, généralement ça prend quelques années, elle va garantir, en retour, un approvisionnement du minerai en question pour le besoin de son n + 7.
- Et puis, dernier point, c’est la data. C’est la data qui peut être mise au service parce qu’elle est d’abord en open source, tout le monde peut l’utiliser, et elle est suffisamment disponible en open source pour pouvoir être utilisée au fin de prédictivité des marchés. Ces marchés sont très fluctuants et la data peut aider à anticiper les fluctuations de marché, donc à sécuriser le minerai en amont de ces fluctuations, c’est important.
Voilà quatre axes importants qui montrent que dans cet âge où les métaux sont de plus en plus importants, il y a des défis mais il y a aussi, évidemment, des solutions.
Agnès Crepet : Mais ces solutions, quelque part, ne sont pas suffisantes. En tout cas, je prends l’exemple de la transparence dans les chaînes d’approvisionnement, c’est très bien, mais en aucun cas ça doit être un but en soi ; ça doit être un moyen. En tout cas, c’est l’approche qu’on a chez Fairphone, ça doit être un moyen pour essayer de comprendre les soucis et surtout de participer à la résolution de ces soucis.
Si je prends les 60 matériaux que tu citais tout à l’heure. Il y en a effectivement entre 50 et 60 dans nos téléphones.
Fairphone est née en 2010 et 13 ans, 14 ans après, on n’en est qu’à 23 ; on travaille 23 matériaux, parce que c’est extrêmement compliqué de comprendre comment est structurée cette chaîne d’approvisionnement. En tout cas, notre approche c’est de participer à la résolution des problèmes au niveau upstream. em>Upstream, c’est ce fameux N – 6, c’est le niveau des mines.
Deux exemples concrets.
Sur le cobalt, on a participé à monter la Fair Cobalt Alliance [9] qui consiste, sur le sud de la RDC, dans un ensemble de mines, à faire en sorte que les gens, les mineurs, aient des salaires meilleurs, qu’il y ait des épargnes qui soient faites et que les mineurs puissent décider de la façon dont dépenser cette épargne, l’objectif étant surtout d’améliorer leurs conditions de travail. On parle de mines artisanales dans cette région-là.
Si je prends l’exemple de l’étain, on a 65 % d’étain recyclé sur le Fairphone 5, mais le reste on l’extrait et on participe à un programme qui s’appelle Unconditional cash transfer [10], ça veut dire quoi, concrètement ? C’est le fait de transférer directement, sur le mobile des mineurs, au sens des gens qui bossent dans les mines, une somme d’argent pour arriver à augmenter leur salaire sans aucun intermédiaire, un peu ce que tu citais sur l’offtake. L’idée, c’est de pouvoir autonomiser les gens sur place, ne pas présager de ce que vont être des bonnes solutions pour elles et eux, d’arriver à avoir des salaires meilleurs localement. On s’engage sur deux ans avec ce genre de programme et on a observé, au bout de deux ans à recevoir de l’argent directement sur leur mobile, sans intermédiaire, que les conditions de vie s’améliorent, les gamins retournent à l’école, etc.
Il y a un autre travers, on va dire, des directives qui sont juste sur la transparence la supply chain, c’est que, parfois, ça peut générer des effets non attendus. Typiquement aux États-Unis, il y a eu une loi en 2010, la loi Dodd-Frank [11], ciblée sur les entreprises de la bourse américaine : on les obligeait à regarder, dans leur chaîne d’approvisionnement, s’il y avait des minerais dits de sang, donc l’étain, le tungstène, le tantale et l’or et si, le cas échéant, ces minerais-là venaient de la RDC ou des neuf pays limitrophes. Quelle a été la conséquence ? En fait, plein de grosses entreprises ont banni la RDC en disant « OK, on ne touche pas à ça, si on nous demande de divulguer ça, c’est qu’on ne doit pas bosser avec eux », donc plus de demandes. On rappelle que le cobalt, typiquement, on est à 70 % de la production mondiale, donc on a toujours besoin de la RDC quelque part, pareil sur le coltan qui est à l’origine du tantale, donc qu’est-ce qui se passe localement ? La demande baisse, des mineurs retournent à la contrebande et le marché noir explose. C’est l’autre travers, on va dire, des directives qui ne sont que sur la due diligence, le devoir de vigilance, etc. L’idée c’est vraiment de pouvoir participer localement à résoudre les problèmes
Guillaume Pitron : Une conclusion. Il nous reste quelques instants pour une conclusion, mais je voudrais commencer par une question : est-ce que vous savez, dans un iPhone de dernière génération, quel est le coût de l’ensemble des métaux et matériaux qui composent cet iPhone ? Si vous deviez l’acheter, juste la matière, pas l’iPhone mais la matière qui compose l’iPhone, ça représente quel budget ? Deux, peut-être trois euros. Supposez que je multiplie le prix de ces métaux par deux, ça coûterait 6 euros à l’arrivée dans mon iPhone. Donc on peut, il y a probablement des tas de leviers d’amélioration de l’extraction de la ressource pour faire mieux rimer numérique avec mine responsable, respect des populations locales et de tous les enjeux environnementaux que cela pose.
Nous voudrions vous laisser avec deux messages :
le premier, vous l’avez compris, c’est que la mine est là pour durer. Aussi moyenâgeuse qu’elle paraisse, même si spécifiquement, dans notre pays, nous sommes nourris à l’image de Germinal quand on parle de la mine, en réalité, qu’on le veuille ou non, si nous voulons être davantage connectés, si nous voulons plus de ChatGPT, d’intelligence artificielle, si nous voulons plus de cryptomonnaies, de non-fungible tokens, si nous voulons plus de mondes artificiels et de Métavers, il va falloir creuser plus profondément.
N’en déplaise, le recyclage s’améliore mais n’est pas suffisant, n’en déplaise, la substitution s’améliore mais n’est pas suffisante, la mine fait partie de nos vies, le nuage commence par une entaille dans le sol. C’est mon premier message.
Agnès Crepet : Le deuxième message. Quelque part, on est dans une conférence technologique, donc quel est le rôle de l’ingénieur, du technicien, de la technicienne là-dedans ? Quelque part, il y a plein de chemins d’innovation, il y a plein d’axes de R & D. Comment craquer l’obsolescence ? Comment ouvrir le nouveau garage où on va essayer de faire durer les devices électroniques ?
Si je prends l’exemple des téléphones, on est sur deux à trois ans sur la stack Android de durée de vie d’un téléphone, ce n’est quand même pas terrible ! Pourquoi ne ferait-on pas toutes et tous en sorte d’arriver à sept, huit, neuf ans ?
C’est super cool de s’inspirer, d’apprendre des nouveaux frameworks, des nouveaux langages, mais il y a aussi de l’innovation à faire sur la maintenance longue durée. L’année dernière, vous avez eu une keynote de Philippe Bihouix [12] sur le sujet et sa conclusion c’était un peu « l’ère de la maintenance ». Quand j’étais en ESN [Entreprise de services du numérique], quand je me tapais une mission de TMA [Tierce Maintenance Applicative], c’était la punition, je vais faire de la maintenance ! Eh bien non, c’est cool de faire de la maintenance, ça peut être cool si jamais, comme objectif, ambition, c’est de faire durer le matériel, parce que derrière n’importe quel logiciel, vous avez du hardware.
Guillaume Pitron : D’abord ça pose d’immenses problèmes, ça pose évidemment d’immenses défis.
Je me souviens d’un jour où on parlait à un patron d’entreprise qui disait « un téléphone qui dure neuf ans, comment est-ce que je rends ça cohérent avec toutes les problématiques de cybersécurité ? ». Évidemment, que d’immenses sujets se posent.
Je suis beaucoup allé dans la mine, j’ai passé ces 12 dernières années, depuis le temps que je travaille sur ces matériaux, à arpenter des mines aux quatre coins du monde et je peux vous dire qu’une mine c’est rarement propre, c’est toujours une zone grise, par définition. Quand on connaît, sur le terrain, la façon dont ça se passe, on a envie de voir ces conditions sur place, et toute la chaîne aval de la valeur, s’améliorer. C’est pour cela que j’ai un credo, je sais qu’Agnès le partage, nous avons un credo : il faudrait que les objets de demain, et d’ores et déjà d’aujourd’hui, ces objets électroniques, soient plus durables, plus responsables, plus recyclables et ces objets-là peuvent être des objets désirables. Merci.
[Applaudissements]