- Titre :
- Technologies numériques - Une Révolution envahissante
- Intervenants :
- Éric Sadin, philosophe - Ali Laïdi, journaliste
- Lieu :
- France 24 - L’entretien de l’intelligence économique
- Date :
- Novembre 2016
- Durée :
- 11 min 40
- Pour visionner l’émission
- Licence de la transcription :
- Verbatim
Description
Jadis libertaire, capitale mondiale du mouvement hippie dans les années 1960 et 1970, San Francisco et ses centaines de startups s’est aujourd’hui transformée en hub techno-libéral de la planète, imité sur tous les continents. Un modèle dénoncé comme une « marchandisation intégrale de la vie » par notre invité, le philosophe Éric Sadin, auteur d’un livre intitulé La siliconisation du monde - L’irrésistible expansion du libéralisme numérique (Ed. l’Échappée).
Transcription
Ali Laïdi : Bienvenue dans l’entretien de l’Intelligence Économique, l’émission consacrée aux acteurs de la mondialisation. Hier libertaire, aujourd’hui totalitaire, San Francisco, sur la côte ouest américaine, est la Mecque du numérique. Capitale mondiale du mouvement hippie dans les années 60 et 70, San Francisco avec ses milliers de startups s’est transformée en gourou techno libéral de la planète. C’est la thèse que soutient et dénonce mon invité, le philosophe Eric Sadin, auteur d’un livre intitulé La silicolonisation du monde - L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, paru aux éditions l’Échappée. Bonjour Éric Sadin.
Éric Sadin : Bonjour.
Ali Laïdi : Alors, première question, quelle est votre définition de la « silicolonisation » du monde ?
Éric Sadin : C’est le fait que la Silicon Valley, aujourd’hui, incarne l’insolente, vous l’avez dit, réussite industrielle de notre temps, qui regorge des plus grands groupes de l’industrie du numérique. On les connaît les Apple, les Google, les Facebook, les Netflix, les Uber, et qui engrangent des chiffres d’affaires qui font rêver des entrepreneurs du monde entier. Mais, au-delà d’un territoire, la Silicon Valley, la Californie du Nord, la Silicon Valley a généré un esprit aujourd’hui, ce que je nomme « l’esprit de la Silicon Valley » et qui voit l’édification d’écosystèmes numériques, d’accélérateurs ou d’incubateurs de systèmes, de startups et de vallées de part le monde. Aujourd’hui toutes les régions du monde…
Ali Laïdi : Essaiment…
Éric Sadin : Essaiment et veulent être la nouvelle Silicon Valley. Même aux États-Unis, vous savez à Miami, la Silicon Beach en Amérique du Sud, Sao Polo, Bogotá.
Ali Laïdi : Et qu’est-ce qui vous dérange dans le fait que le monde adopte ce concept ?
Éric Sadin : Ce qu’on ne voit pas, au-delà d’un modèle industriel, ce qu’on ne voit pas, c’est que c’est un modèle civilisationnel qui est en tain de s’instaurer à grande vitesse, fondé, alors je peux m’expliquer avec vous, là maintenant, aujourd’hui, sur ce que je nomme « la marchandisation intégrale de la vie » et l’organisation de plus en plus organisée et algorithmique de secteurs de plus en plus étendus et variés de nos sociétés.
Ali Laïdi : Donc il ne s’agit pas seulement de faire de l’argent. Il s’agit, vous le dites dans ce livre, carrément d’un problème de civilisation.
Éric Sadin : Oui, parce que aujourd’hui, dans l’environnement numérique, nous ne sommes plus seulement dans l’environnement de l’Internet, nous ne sommes plus seulement dans ce qui avait été nommé « l’âge de l’accès », c’est-à-dire d’avoir accès à quantités d’informations depuis chez soi et à quantités de corpus. Aujourd’hui, nous vivons, actuellement et pour les dix années à venir, la dissémination tous azimuts de capteurs, sur toutes les surfaces de la réalité, que ce soit nos corps, les bracelets connectés, les montres connectées, nos domiciles. Vous savez que dans les lits il va y avoir des capteurs, donc c’est même le sommeil qui va être capté. Les balances. Il y a des miroirs, dits intelligents, aujourd’hui de Microsoft.
Ali Laïdi : Donc, ce qui vous dérange, c’est que ça atteint notre liberté.
Éric Sadin : Ce qui pose problème c’est qu’aujourd’hui, c’est la vie qui est collectée. C’est la vie ! C’est-à-dire des capteurs qui collectent le réel, les phénomènes du réel au moment où ils se passent. Nous parlions du domicile, nous pouvons parler aussi des entreprises.
Ali Laïdi : Les cadences sont surveillées.
Éric Sadin : Dont les chaînes logistiques, dont les chaînes de conception sont de plus en plus infiltrées de capteurs qui permettent une visibilité en temps réel des mesures de performance, comme on dit aujourd’hui, et qui induisent le fait que les systèmes évaluent les pratiques du personnel et rétroagissent et orientent et dictent des actes.
Ali Laïdi : Donc dictent, empêchent notre liberté, notre choix.
Éric Sadin : Alors là, par exemple dans le cadre du travail, oui ça étouffe l’autonomie, la spontanéité, la libre initiative, au profit de ce que je nomme un guidage, une orientation. Ce moment que nous vivons, c’est-à-dire de la vie par les capteurs, qui est collectée, qui est croisée à la sophistication sans cesse croissante de l’intelligence artificielle dont nous parlons beaucoup, car aujourd’hui nous sommes dans l’ère de deux événements technologiques majeurs : c’est, nous l’avons dit, de l’extension des capteurs et de l’intelligence artificielle qui, actuellement, connaît des avancées qui vont à des vitesses, j’ai presque envie de dire, qui repoussent la capacité de délibération et de décision en commun, de là où nous voulons aller. Et qu’est-ce que ça induit ce phénomène-là ? Ça induit ce que je nomme une sorte de pression de plus en plus intense sur la décision humaine, c’est-à-dire que de plus en plus des systèmes, souvent pour notre plus grand confort supposé, notre plus grande facilité d’existence, une plus grande optimisation de notre temps, nous conseillent de faire telle action plutôt que telle action, mais à des fins généralement marchandes.
Ali Laïdi : Mais est-ce que, Éric Sadin, vous reconnaissez quand même qu’il y a deux faces : il y a une face plutôt bonne de cette « silicolonisation » du monde lorsqu’on apporte les technologies. On voit, par exemple en Afrique, vous le dénoncez, mais il y a des zones comme les Silicon Savannah, au Kenya, qui fonctionnent, etc., et ça permet le développement économique. Vous reconnaissez qu’il y a deux faces ?
Éric Sadin : Oui. Alors, je dirais presque qu’il y a trois faces.
Ali Laïdi : C’est quoi la troisième ?
Éric Sadin : Je dirais, d’abord, qu’il y ait des avantages avec le numérique, ça je ne le nie pas. Par exemple, réserver un billet d’avion ou mon billet de train sur Internet, ça facilite la vie, ça je ne le nie pas. La deuxième face, donc puisque vous parliez de faces, c’est que, aujourd’hui, au nom des sacro-saints points de croissance et de l’emploi, il y a une forme d’aveuglement sur ce qui est en train de s’instaurer. C’est-à-dire que moi, je dénonce une forme d’aveuglement. Et je redis, nous ne sommes plus dans le seul moment de l’Internet, parce que l’Internet, pour dire rapidement les choses, franchement, ce n’est pas très méchant : qu’Amazon me suggère tel achat plutôt que tel autre, je reste totalement libre, quand bien même on dit que ce n’est pas le cas. Non, je reste totalement libre de choisir le bouquin que je demande, même si j’ai un peu de pression. Non ! Les années qui viennent vont voir, oui, une visibilité des comportements. Je le répète, via les capteurs, nous sommes dans l’ère des capteurs, et qui induit une marchandisation de tous les gestes de l’existence.
Ali Laïdi : Et donc vous, ce que vous regrettez, c’est qu’on ne réfléchit pas assez à cet aspect-là.
Éric Sadin : Bien sûr !
Ali Laïdi : Ne serait-ce que pour l’accompagner, voire le réguler.
Éric Sadin : Bien sûr ! Parce que ce qui est nommé l’économie de la donnée, c’est-à-dire de faire profit, de tirer profit de toute la collecte de données, qui suppose que ça va du sommeil, nous avons dit des puces dans le lit, jusqu’au coucher, et c’est cette économie de la donnée, moi je l’ai nommée l’industrie de la vie, la venue d’une industrie de la vie, et Google, vous savez, Google qui s’est transformé en Alphabet en 2015.
Ali Laïdi : La holding.
Éric Sadin : La holding. Donc Google n’est plus seulement sur les requêtes de mots-clefs, c’est la voiture autonome, c’est la cartographie, c’est évidemment la santé, l’enseignement.
Ali Laïdi : Donc on laisse trop faire Google, sans réfléchir.
Éric Sadin : À mon sens, d’abord, Google est aux avant-postes d’une industrie du numérique qui est une industrie de la vie qui veut capitaliser sur l’ensemble de nos gestes. Et alors oui, cela va induire une forme d’accompagnement continu, continu, continu, de nos vies. J’aurais presque envie de dire de nos vies personnelles ou alors de nos vies collectives — nous l’avons dit dans le travail, mais aussi dans le champ de la médecine — par ces systèmes qui sont supposés d’une forme d’intuition de vérité, qui savent mieux que nous ce qui doit être fait.
Ali Laïdi : Parce qu’on ne réfléchit pas là-dessus, vous le dénoncez dans ce livre, vous dites que, politiquement, on ne réfléchit pas suffisamment. Qu’est-ce qu’on fait ? C’est quoi la parade ?
Éric Sadin : Moi, ce que je remarque, enfin je ne le remarque pas, je le relève, c’est que, depuis une dizaine d’années, les politiques sont aux avant-postes du soutien apporté par des fonds publics souvent, notamment en France, mais dans bien d’autres pays, à ce mouvement.
Ali Laïdi : De colonisation.
Éric Sadin : De « siliconisation », en supposant que c’est l’horizon économique indépassable de notre temps. Donc, pour ma part, je ne fais plus confiance au législateur, au politique, pour essayer de faire valoir des voies divergentes et entamer des réflexions, voire de l’opposition. Car, quand on a parlé du travail, des conditions de travail, la collecte de données, il est temps aussi par exemple que les syndicats se saisissent de ces enjeux décisifs.
Ali Laïdi : Alors qu’est-ce que vous faites, Éric ?
Éric Sadin : Moi, je fais confiance, je fais confiance ! Je voudrais faire confiance à toutes les forces de la société civile dans le monde entier, c’est-à-dire aux citoyens, aux individus. Déjà, je pense qu’il est temps, individuellement, d’entrer dans l’époque de la responsabilité, plus de la fascination béate qui nous conduit à faire la queue toute la nuit dans des tentes Quechua devant les app stores, en attendant l’objet divin qui va nous délivrer de tous les maux de nos existences. Donc déjà individuellement. Les groupements de citoyens, c’est à eux de se saisir de ces questions.
Ali Laïdi : Vous les sentez venir, ou pas là ? Ils arrivent ?
Éric Sadin : Je pense. Les associations de parents d’élèves : l’introduction du numérique avec une forme de précipitation dans les lycées, dans les collèges. Par exemple en France, Microsoft, qui n’a aucune compétence dans l’éducation, qui est devenu le partenaire principal de l’Éducation nationale : c’est une faute, à mon sens, politique grave et qui témoigne, notamment, de la force du lobbying de l’industrie du numérique [1], aussi bien à Washington qu’à Bruxelles, pour ce qui est de l’Europe, mais dans bien d’autres pays dans le monde. Et également, aux associations de consommateurs, c’est-à-dire à toutes les forces vives. C’est-à-dire essayer d’évaluer ce qui se joue et d’avoir un rapport critique, à la fois aux objets, aux dites innovations et puis à la trajectoire qui est en train de se décider.
Ali Laïdi : Éric, est-ce que vous pensez qu’on peut utiliser leurs armes contre eux, c’est-à-dire utiliser les technologies pour, eh bien faire dérailler le train ?
Éric Sadin : Je ne suis pas si certain de ça. J’ai parlé de citoyens, nous sommes tous citoyens, mais nous sommes tous consommateurs aussi. Nous sommes tous consommateurs. Et moi, en tous les cas me concernant, tous les objets connectés, les capteurs dans mon domicile, tous les protocoles d’assistanat de la vie, du genre vous savez les assistants numériques personnels comme Siri d’Apple, Google Now, qui sont supposés une sorte de majordome numérique qui vont me dire à tout instant : « Vous devez rencontrer telle personne parce qu’elle vous convient. Vous devez aller dans tel café parce qu’au vu de vos profils, l’historique de ce que vous avez fait hier, vous allez prendre un café de Colombie qui va convenir… » Enfin ! Écoutez, moi je ne veux pas de cela. Je ne veux pas vivre dans une société où, au nom d’intérêts privés, on me conseille – dans le meilleur des cas on me conseille – ou on m’oriente sous une forme de pression de plus en plus intense relativement à mes actions. Quant à moi j’en appelle – moi, me concernant ma décision est prise : ces capteurs n’infiltreront pas mon domicile ; ces assistants numériques, je n’en ferai pas l’acquisition – et j’en appelle aux citoyens à faire valoir leur position de consommateurs, c’est-à-dire de mettre en échec, non pas le modèle numérique dans son ensemble, mais de mettre en échec ce modèle qui veut que nous allons vers une quantification et une marchandisation, à terme intégrale, de la vie.
Ali Laïdi : Bien. Alors je renvoie les consommateurs à votre livre La siliconisation du monde aux Éditions l’Échappée. Merci Éric Sadin pour ces réponses.
Éric Sadin : Merci.
Ali Laïdi : L’émission est terminée, mais comme d’habitude vous pouvez la retrouver sur France24.com. Au revoir.
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