Start-up françaises : un record de faillites ! Smart Tech

Delphine Sabattier : Bonjour à tous et bienvenue dans Smart Tech. Comme chaque jeudi, désormais c’est le grand debrief de l’actu. Aujourd’hui, on va être ensemble pendant une demi-heure, je vais vous présenter nos sujets et nos invités.
C’est parti pour le grand debrief. Cette semaine autour de la table avec moi l’excellent journaliste spécialisé Éric Le Bourlout, l’économiste du numérique, Julien Pillot, qui est enseignant-chercheur à l’INSEEC [Institut des hautes études économiques et commerciales], et le visionnaire Tariq Krim, fondateur du think tank Cybernetica [1]. Bienvenue à tous les trois. Vous êtes en forme pour la rentrée, prêts à débattre de tous ces sujets qui nous ont bien occupés pendant l’été ?
Nous allons confronter nos points de vue, notamment sur le record de faillites de start-up françaises. On aura d’ailleurs, à ce sujet, Claude Calmon, du cabinet Calmon Partners, qui accompagne ces start-up françaises dans leurs levées de fonds. On va aussi revenir sur les annonces Apple autour des premiers iPhones qui ont été conçus pour l’intelligence artificielle et puis on parlera, évidemment, de l’arrestation de Pavel Durov, le patron-président de Telegram.

Start-up françaises : un record de faillites

On commence avec ce chiffre record de faillites : 129 start-p matures, tricolores, ont fait faillite ces 18 derniers mois, selon une étude 2023 de la Banque de France [2] qui a été complétée avec des données obtenues par La Tribune, qui vont donc jusqu’à juin 2024.
Bonjour Claude Calmon. Merci d’être connecté avec nous.

Claude Calmon : Merci.

Delphine Sabattier : Vous êtes le fondateur de Calmon Partners, vous accompagnez, je l’ai dit, les start-up dans leurs levées de fonds, vous êtes vous-même business angel, est-ce que la situation, aujourd’hui, vous inquiète pour la suite ?

Claude Calmon : J’ai plutôt envie de voir le bon côté des choses, c’est aussi le côté entrepreneurial. Il y a effectivement ce chiffre qui est assez fort sur les faillites, mais on peut aussi se concentrer sur les sujets un petit peu positifs, à savoir la hausse du chiffre d’affaires, au global, dans la French Tech et le renforcement des fonds propres. Ce qui veut aussi dire, finalement, que les sociétés qui sont parties au tapis étaient peut-être celles qui ont un peu trop bénéficié des largesses d’investisseurs au moment où l’argent était assez facile à lever et celles qui ont pu montrer qu’elles pouvaient traverser à la fois des crises, crise Covid, mais aussi des crises de financement se sont, elles, renforcées, ont augmenté leur croissance et ont pu aussi bénéficier d’opportunités sur de la croissance externe.

Delphine Sabattier : Cela dit, on parle quand même de start-up matures, on ne parle pas de toutes jeunes pousses. On peut citer, par exemple, le service de scooters électriques Cityscoot, on peut parler aussi de la biotech BioSerenity, il y avait Iziwork qui était aussi vraiment en pleine croissance puisqu’il révolutionnait les métiers de l’intérim.

Claude Calmon : Ce qu’on a un petit peu oublié de dire, c’est que plus vous levez, plus la pression sur la croissance de la société augmente. Je pense qu’il y a eu énormément de levées qui étaient au-delà des besoins de croissance naturelle des sociétés ; recruter des dizaines, des centaines, de milliers de personnes dans un temps record, c’est extrêmement dangereux en termes de culture d’entreprise, il faut prendre le temps de recruter les bonnes personnes ; des dépenses somptuaires d’un point de vue marketing, publicité, etc ; des bureaux gigantesques, souvent beaucoup trop gros, beaucoup trop chers. C’est un petit peu le problème. Quand le chiffre d’affaires ne suit pas, que ce n’est pas rentable, le jour où le financement ralentit, voire s’arrête, en fait ce n’est pas viable. On a soutenu des business modèles qui n’avaient pas vraiment d’horizons de rentabilité suffisamment courts pour pouvoir passer ce genre d’obstacles.

Delphine Sabattier : Donc, que pensez-vous qu’il va se passer d’ici la fin de l’année ?

Claude Calmon : Je n’ai pas de boule de cristal, mais on dit que le pic est peut-être un petit peu passé, on commence à entrevoir une baisse du niveau des taux, ce qui va aussi peut-être permettre de rouvrir un petit peu le robinet du cash pour certaines start-up. Mais une chose est sûre, c’est que les critères d’investissement des investisseurs ont changé, on veut voir beaucoup plus de solidité, un produit qui a trouvé son marché, un point de rentabilité à venir dans un horizon plus court qu’avant et ça va encourager les projets les plus solides.

Delphine Sabattier : Donc, pas de nouveaux records de faillites d’ici la fin de l’année selon vous ? On suivra ça.
Julien a une réaction.

Julien Pillot : Une réaction oui, parce que j’ai entendu des propos qui sont vraiment plein de bon sens. Il faut regarder ce qui explique les défaillances de ces start-up et il y a deux niveaux d’analyse : un niveau macro et au niveau micro.
Sur niveau macro, on est face à des start-up qui ont privilégié largement la croissance à la rentabilité, avec des business modèles qui n’étaient pas éprouvés, qui n’étaient pas suffisamment bien calibrés et suffisamment tôt pour pouvoir réussir à obtenir une rentabilité, ne serait-ce que sur un horizon stratégique à peu près acceptable pour des investisseurs. Et lorsque l’argent commence à devenir plus cher, parce que les taux d’intérêt augmentent, eh bien ce cash, qui est extrêmement nécessaire pour conserver la start-up en état de fonctionnement, commence à manquer et ça commence à poser problème.
Au niveau micro, il faut regarder aussi ce qu’est le profil des personnes à l’origine de ces start-up. On retrouve quand même souvent des profils qui sont assez similaires : des personnes assez jeunes, assez inexpérimentés, qui sortent tout juste d’écoles de commerce, qui n’ont pas su gérer l’argent qui est tombé un petit peu du ciel à travers des levées de fonds, qui ont fait de dépenses inconsidérées, on l’a entendu, en marketing, des dépenses inconsidérées, en show off, des dépenses inconsidérées aussi en recrutement au-delà des besoins et, in fine, ça crée une surchauffe.

Delphine Sabattier : Là, vous êtes sévère, Julien, parce qu’il y a quand même une question d’investissement dans le monde aujourd’hui autour des start-up et de la tech, ce n’est pas que la France qui est touchée.

Tariq Krim : Oui, là je reprends ma casquette d’entrepreneur. D’une certaine manière, quand on faisait Netvibes [3], on a, à la fois, lancé l’idée de monter des start-up internationales, mais avec un playbook différent. Je crois que le problème, aujourd’hui, c’est que la plupart des start-up que l’on voit, ou que l’on appelle start-up en France, sont, en fait, des PME technologiques, donc on a plusieurs problèmes.
Ce qui a de la valeur, aujourd’hui, c’est effectivement la tech, les briques technologiques. Quand on fait une start-up plutôt qu’une PME c’est qu’on va grandir très vite soit pour se vendre, soit pour s’introduire en bourse. Toutes les boîtes qu’on a vues dans la cybersécurité, dans le cloud, qui ont été achetées par les Google, Apple and co, sont des boîtes de technologie. Tout ce que j’appelle l’Internet des écoles de commerce est, en fait, un système de PME sur-boostées à l’argent public et, là, on va avoir plusieurs problèmes.
Le premier, c’est que je ne crois pas qu’on soit au pic. Ce qu’on est en train de voir maintenant c’est que les desdites licornes sont, en fait, ce qu’on appelle des « zombie-cornes », c’est-à-dire des boîtes qui n’ont plus d’expectative en termes de sortie puisque la bourse est bouchée, personne ne peut sortir, aujourd’hui, sur des marchés. Aucune des grandes boîtes américaines ne peut acheter. Le problème qu’on a c’est que depuis que Lina Khan est présente à la FTC [Federal Trade Commission], aux États-Unis, plus personne n’achète, on fait semblant d’acheter, on achète les employés et on rembourse les investisseurs, mais on ne peut plus faire de grosses sorties.
Et puis surtout, et c’est un vrai sujet, on voit la débauche d’argent public qui a été investi uniquement dans un type de société. Quand j’étais à San Francisco, dans les années 90, au début de l’Internet, il y avait deux types de boîtes : les start-up qui étaient des boîtes de technologie et il y avait des dot com qui étaient, en fait, des sites de e-commerce ou des boîtes de la vie courante qui utilisent la technologie. En France, on a 90 % des boîtes qui sont, en fait, liées à ça, à des besoins que soit l’État a créés, par exemple en libéralisant tel ou tel marché, ou parce que les services publics ne fonctionnent pas forcément comme ils devraient, donc on a des outils qui permettent, par exemple, de favoriser la vaccination alors que c’est un service régalien, une mission de l’État.
On a cette question qui se pose : les grands fonds américains qui faisaient les très gros tours sont tous partis ; les Saoudiens, les Émiratis qui veulent tous investir ; entre investir dans les licornes françaises ou participer au prochain tour d’OpenAI, je pense qu’il n’y a pas photo. Une question va se poser : comment fait-on ? Les grandes boîtes du CAC 40 n’achètent pas vraiment les start-up, ne veulent pas les acheter au prix, ne savent pas les acheter au prix, d’ailleurs n’ont peut-être pas les moyens de les acheter au prix, on est donc dans une situation un peu inextricable.
De toute façon, il faut le rappeler, une start-up, c’est quelque chose de très fragile, donc c’est normal [les faillites, NdT]. Si 1 % à 3 % des start-up réussissent, c’est une bonne chose. Quand on a dit qu’on faisait la Start-up Nation, ça voulait dire qu’on devenait aussi, à un moment donné, la « faillite nation » parce que la moitié, voire les deux tiers de ces boîtes, vont faire faillite.

Annonces Apple

Delphine Sabattier : Bon ! Eh bien, ça ne va pas remonter le moral à Claude Calmon qui n’est pas une start-up, mais qui a eu la gentillesse d’être avec nous, connecté aujourd’hui, fondateur, je le rappelle, du cabinet Calmon Partners.
On enchaîne avec nos autres sujets.
Ces annonces Apple qui ont été faites lundi soir. On présentait la première série d’iPhones conçus expressément pour l’intelligence artificielle, en tout cas c’est ce que nous raconte Tim Cook en ouverture de sa keynote lundi soir. On a donc découvert l’iPhone 16, 16+, Pro, Pro Max qui embarquent iOS 18 et Apple Intelligence. On a découvert qu’il a été lancé en juin, qu’on pourrait résumer comme le savoir-faire d’Apple en matière d’IA. Ce sont, évidemment, des objets toujours aussi magnifiques. Est-ce que, pour autant, ils vous ont surpris ? Avez-vous découvert quelque chose qui vous a surpris, un peu d’inattendu pendant cette keynote ?

Éric Le Bourlout : On en parlait un petit peu avant. De mon côté pas vraiment, je l’ai regardé en vitesse, c’est d’ailleurs très pratique, sur YouTube, d’aller à la vitesse fois 2, comme ça on peut regarder la conférence plus vite.

Delphine Sabattier : Cela dit, elle n’était pas très longue.

Éric Le Bourlout : Ce n’était pas très long, mais c’était déjà trop long. Je crois qu’on a tous connu l’époque où les conférences Apple étaient de vraies conférences avec, notamment, Steve Jobs mais aussi, après, Tim Cook qui intervenaient. Maintenant, c’est un film publicitaire qui dure un peu trop longtemps.
Ils ont effectivement fait des annonces qui sont beaucoup liées à Apple Intelligence, parce que, finalement, les smartphones en question, les nouveaux smartphones, sont assez peu différents de ce qu’on a vu l’année dernière. Prenez un iPhone 15 et un iPhone 16, il y a très peu de différences, ils ont ajouté le bouton.

Delphine Sabattier : Il y a le retour du bouton physique, quand même.

Éric Le Bourlout : Oui. On pensait que le bouton physique allait disparaître un jour chez Apple, mais il y en a de plus en plus. Il y en a un nouveau, il est physique et un petit peu intelligent, puisque c’est un bouton pour prendre des photos, qui rappelle un bouton d’obturateur d’un appareil photo. Après, l’innovation est plutôt dans le savoir-faire d’Apple. Je ne l’ai pas essayé.

Delphine Sabattier : En fonction de la manière dont on appuie sur ce bouton, on peut déclencher des menus.

Éric Le Bourlout : Exactement, ou le faire glisser pour actionner un zoom. Est-ce que c’est vraiment plus pratique que d’utiliser son écran ?, on ne sait pas. En tout cas, c’est une manière de dire « on ajoute un nouveau bouton et ça permet de faire une fonction supplémentaire ».

Delphine Sabattier : On peut aussi personnaliser des actions.

Éric Le Bourlout : Oui, sur le bouton « action », qui avait déjà été lancé l’année dernière et, cette fois, ils font de la descente en gamme, c’est classique chez Apple, qui était uniquement sur l’iPhone 15 Pro et maintenant passe sur l’iPhone 16 classique, le moins cher, on va dire.

Delphine Sabattier : Ça veut dire qu’on se rapproche, finalement, de l’univers de l’ordinateur. On peut de plus en plus personnaliser son expérience aussi à travers le matériel.

Éric Le Bourlout : Oui. D’ailleurs Apple n’était pas très friand de cette personnalisation à une époque, c’était « c’est comme ça et puis c’est tout ! ». On voit d’ailleurs, avec iOS 18, qu’ils ont aussi inauguré beaucoup plus de personnalisation dans les menus, on va pouvoir changer ses icônes, etc., c’est aussi un petit changement de leur part alors qu’avant c’était très monolithique. À une certaine époque, on ne pouvait rien changer dans un iPhone et, maintenant, c’est le cas. C’est aussi de plus en plus ouvert, il faut bien le dire.

Delphine Sabattier : Si on sort du matériel, on va quand même parler d’intelligence artificielle et des fonctionnalités d’IA. Là encore, est-ce que ce que vous avez vu, lors de la keynote, vous a étonné, vous vous êtes dit « là, on a vraiment un cas d’usage super intéressant, super excitant, dont j’ai envie de m’emparer tout de suite » ?

Tariq Krim : Le problème, c’est qu’on nous a invite un événement hardware, pour une nouvelle série de produits – d’ailleurs, le seul produit qui m’intéressait, la suite des AirPods Pro, n’est toujours pas disponible, c’est un premier sujet –, pour, en fait, nous parler d’un lancement logiciel, d’un logiciel qui n’est toujours pas disponible. En fait, quand on voit cette keynote, on se dit qu’il y a trois choses intéressantes.
La première, c’est que Steve Jobs nous manque, c’est évident. Aujourd’hui, c’est devenu des publicités étendues avec amazing [exceptionnel] tous les trois mots, ça devient quand même une grosse blague.
La deuxième, c’est qu’Apple n’a plus aucune idée, fondamentalement rien dans l’iPhone 16 qu’il n’y avait pas dans l’iPhone 15. Je n’ai aucune raison de faire une mise à jour.
La troisième chose. On voit qu’Apple et Google sont deux entreprises qui sont très inquiètes de l’arrivée de l’IA pour des raisons très différentes. Pour Google, je pense que c’est parce que l’IA est, ce qu’on appelle en bon français, l’<em<innovator dilema, le dilemme de l’innovateur, c’est-à-dire que si on avance dans le futur, on est en train de tuer le business qui nous crée et le vrai sujet c’est que, pour Google, c’est le search et, pour l’iPhone, ce sont les apps. Demain, si Siri, qui n’est toujours pas disponible, qui est toujours aussi mauvais, alors que ça fait deux ans qu’on nous promet une meilleure version...

Delphine Sabattier : Justement, Siri était très présent, vraiment au cœur, je dirais, des annonces sur les fonctionnalités IA, là où on n’en entendait pas tellement parler sur les keynotes précédentes. J’ai trouvé qu’il était un petit peu remis sur le devant de la scène et j’ai trouvé quand même intéressante la partie appel à actions en fait : Siri va pouvoir effectuer des actions à partir de nos demandes, de nos prompts.

Tariq Krim : J’entends bien, mais la fonction est pour 2025. J’ai connu Apple : on sort le produit, il est là, vous pouvez l’acheter la semaine prochaine. C’est la première fois qu’Apple nous sort un produit « vous allez le voir dans… » et surtout les démos en bêta, pour les développeurs, qui sont assez deceptives [trompeuses].
Je vais revenir sur un point. Pour moi, le problème de l’IA pour Google, c’est le search, pour Apple ce sont les apps. C’est-à-dire que demain, si on demande à un assistant, que ce soit ChatGPT, Siri ou un autre, de faire un ensemble d’actions et de nous fournir des réponses, plutôt que d’utiliser une app, c’est un cauchemar pour Apple qui, désormais, gagne quand même énormément d’argent avec l’App Store, a basculé dans les services. Ce qui est fascinant avec Apple, c’est qu’aujourd’hui qu’il vende un produit nouveau ou un produit d’occasion, il gagne autant parce que dès qu’on achète un iPhone d’occasion, il faut acheter les AirPods, il faut acheter le iCloud et compagnie. Ils ont trouvé un système qui marche plutôt pas mal, mais ils sont bloqués.

Delphine Sabattier : Aussi intéressant – j’ai l’impression que je suis la seule qui aie trouvé des trucs intéressants, peu importe, j’y vais – le Private Cloud Compute. C’est-à-dire que quand on aura des requêtes qui, justement, dépasseront le cadre de ce que peut offrir Siri, on ira interroger ChatGPT, mais on fera ça dans un cloud sécurisé. Ce qui m’a frappé, c’est cette phrase « des experts indépendants vérifieront la qualité de la confidentialité de ce cloud ». C’est la première fois que j’entends ça du côté d’Apple, il y a quand même un changement de discours : on nous cite ChatGPT, on nous cite Google, on nous parle de ce cloud qui va être surveillé par des experts indépendants. Effectivement les annonces sont pour 2025, pour l’instant tout ça fonctionnera en anglais mais pas encore dans d’autres langues. On sent quand même que, là, il y a un mouvement qui est opéré par Apple qui est très important.

Julien Pillot : Oui, mais c’est une nécessité. D’un côté, sur le plan purement technologique, ils ont du retard notamment en IA, donc, quelque part, s’ouvrir devient une nécessité pour eux, tout simplement pour pouvoir offrir ce qu’ils pensent que le marché attend, d’une part. De l’autre, les régulateurs sont en train de regarder, de façon nettement plus précise, ce qui se passe au niveau de la sphère numérique, notamment de l’intelligence artificielle. Pouvoir donner des gages, ne serait-ce que dans la promesse commerciale de surveillance accrue, de confidentialité accrue, c’est quelque chose qui agit comme un argument commercial mais aussi comme quelque chose qui est susceptible de tempérer, un petit peu, les régulateurs qui ont quand même actuellement, dans le collimateur, notamment Apple, mais pas uniquement, aussi Google.

Éric Le Bourlout : J’ajouterais aussi sur cette histoire de Private Cloud Compute, qu’il y a trois types d’IA sur les produits Apple, ou qui vont arriver, parce qu’ils ne sont pas encore là et on ne sait pas quand ça va arriver en France, parce que, pour l’instant, ce n’est qu’en anglais aux États-Unis, en France on ne sait pas.

Delphine Sabattier : Pas avant 2025, on a juste cette information.

Éric Le Bourlout : Pas avant 2025. Bref ! En tout cas, il y a trois niveaux : il y a le niveau où ça se passe en local, c’est fait avec le NPU <[Neural Processing Unit] de la puce, la A18, qui est le plus puissant des devices Apple en ce moment, en tout cas des iPhones.
Il y a aussi une partie et c’est celle-là qui correspond au Private Cloud Compute d’Apple, c’est utiliser ses propres modèles, ça va dans ses datacenters et c’est privé.
Et il y a une troisième étape qui est ChatGPT, parce que, visiblement, ils n’ont pas toutes les compétences en interne pour pouvoir proposer tout ce qu’ils devraient en matière d’IA, donc, là, on fait appel à ChatGPT et ce ne sont pas tout à fait les mêmes fonctionnalités.

Delphine Sabattier : Je pensais que ça se passait aussi sur le cloud d’Apple.

Éric Le Bourlout : Non. Là, ça se passe chez OpenAI, ils ont dit qu’il y a une anonymisation de l’adresse IP de l’utilisateur, en revanche, si on se logue avec son compte ChatGPT, sur son Mac ou son iPhone, on sera livré aux termes de privacy de OpenAI.

Delphine Sabattier : Tariq, vous disiez qu’on regrette Steve Jobs, mais on sort de ce modèle d’Apple qui était quand même fermé, dans lequel on était un peu claustro, on avait envie qu’Apple s’ouvre.

Tariq Krim : On est toujours sur le même modèle puisque, d’une certaine manière, on a vu avec l’antitrust Google, le fameux procès, combien Google payait la relation qu’il avait avec Apple. On ne sait pas faire ou on ne veut pas faire, donc on outsource, ça nous coûte moins cher, on paye beaucoup d’argent, c’est plutôt Google qui paye beaucoup d’argent à Apple [4].
Deux informations sont passées un peu inaperçues cet été.
La première, c’est qu’il est très possible que Apple participe au tour d’OpenAI. Ça veut dire que Microsoft ne va plus être le lead ; ça veut dire que, soudain, OpenAI essaye de diversifier sa relation avec un actionnaire un peu trop encombrant.

Delphine Sabattier : Qui a sauvé la mise, quand même, à Sam Altman !

Tariq Krim : Bien sûr. Le problème, c’est qu’aujourd’hui OpenAI ne peut pas être perçu comme une filiale de Microsoft. Évidemment, ça a été un coup de génie de la part de Satya Nadella d’investir et de faire exploser la valorisation. Tout le monde se souvient, quand Maps était nul, il a viré toute l’équipe, il l’a d’ailleurs fait à plein de reprises pour plein de choses. Je ne pense pas qu’Apple n’ait pas les compétences. C’est marrant, parce que dans l’équipe des gens qui devaient construire Mistral [5], un des Français est finalement parti chez Apple, dont on dit qu’il est vraiment brillantissime. Ils ont les technologies, mais que peut-on faire avec de l’IA générative au-delà de tout ce qui a été montré, c’est-à-dire, finalement, des éditions de textes assez simples, des synthèses. Il y a donc un vrai sujet derrière : Apple, en général, n’invente pas les technologies, il les formalise, il les markète mieux. Et, aujourd’hui, l’IA générative pose une vraie question pour le reste de l’industrie.

Delphine Sabattier : Son utilité.

Tariq Krim : Voilà, son utilité au-delà des 150/200 millions de personnes qui l’utilisent aujourd’hui dans le monde.

Affaire Pavel Durov

Delphine Sabattier : On n’a pas vraiment le temps de s’étendre là-dessus, mais il y a aussi eu des annonces du côté de la santé avec la montre qui va permettre de détecter l’apnée du sommeil et puis les AirPods Pro 2 qui vont devenir, peut-être, un dispositif médical pour lutter contre la perte d’audition ; il n’y a pas eu de one more thing.
Nous allons passer à notre prochain sujet, l’affaire Pavel Durov. Le patron de la messagerie Telegram au 950 millions d’utilisateurs a été arrêté le 24 août sur le sol français. La justice lui reproche 12 infractions, dont la complicité de diffusion en bande organisée d’images de mineurs présentant un caractère pédopornographique, de trafic de stupéfiants, d’escroquerie en bande organisée, d’association de malfaiteurs en vue de la commission de crimes ou de délits et puis le refus de communiquer, sur demande des autorités habilitées, les informations nécessaires à la réalisation des interceptions autorisées par la loi. Qu’elle a été votre réaction au moment de l’arrestation et votre analyse aujourd’hui, Julien ?

Julien Pillot : Première réaction, c’est « enfin la réaffirmation de l’autorité de l’État de droit ». Je pense que c’est quelque chose, en tout cas si on est défenseur de l’État de droit, dont on doit se réjouir. Après il y a, à mon sens, quand même deux choses qui méritent d’être questionnées.
La première, c’est l’arrestation de Durov à titre personnel. Finalement, est-il responsable ou est-ce son entreprise qui doit être tenue comme responsable, donc, quelque part, poursuivie par les autorités étatiques ?

Delphine Sabattier : Ce qui fait dire à Durov que son arrestation est absurde...

Julien Pillot : Absolument et on peut on peut donner un peu de crédit à cette réflexion.
La deuxième chose qui peut nous interpeller, en tout cas qui doit nous questionner, c’est, finalement, est-ce que la fin justifie les moyens ? C’est-à-dire qu’on est face à des messageries qui, dans leurs promesses commerciales, sont tenues à la confidentialité des données et, en attaquant cette promesse commerciale, n’est-on pas en train de saborder un business qui est florissant et qui a son utilité par ailleurs ? À côté de tous les trafics qui peuvent effectivement s’organiser sur cette plateforme, qu’on arrive quand même à démanteler malgré tout, il y a aussi, par exemple, des whistleblowers qui utilisent ces canaux-là pour pouvoir communiquer et faire remonter des informations extrêmement cruciales pour, justement, la bonne tenue à la fois du débat public mais aussi des affaires.

Delphine Sabattier : Une réaction, Éric ? Au moment où vous avez appris l’arrestation, qu’est-ce que vous vous êtes dit ?

Éric Le Bourlout :  : Ça m’a un peu surpris un peu pour les mêmes raisons. Je n’ai pas vos compétences juridiques, mais c’est vrai que c’est bizarre de s’attaquer au patron quand il s’agit de problèmes qu’on a sur une plateforme. Je ne connais pas très bien cette affaire, mais il faut voir aussi ce qu’est Telegram en vrai. Telegram n’est pas que une messagerie, ce n’est pas vraiment l’équivalent de Signal ou de WhatsApp ; c’est plutôt un réseau social, c’est beaucoup utilisé comme ça, et c’est vrai qu’il n’est absolument pas modéré. En quelques secondes, très simplement, on peut se retrouver dans des discussions néonazies. C’est assez surprenant qu’un espace comme ça ne soit absolument pas régulé.
On a effectivement souvent tendance à confondre Telegram avec WhatsApp. Oui, on peut s’en servir comme messagerie, plus ou moins sécurisée d’ailleurs, puisque, par défaut, les conversations ne sont pas chiffrées de bout en bout. Mais je pense que le problème repose avant tout dans ces canaux de diffusion pas modérés.

Delphine Sabattier : Est-ce que c’est une alerte pour les plateformes sociales, justement ?

Tariq Krim : C’est une bonne question. On parlait de l’État de droit, ce qui est intéressant c’est que coup sur coup on a vu deux pays, la France et le Brésil, tenir tête à des acteurs, notamment ce qui s’est passé au Brésil avait avec X/Twitter.
Après, une chose est sûre, on ne sait pas grand-chose sur cette histoire, mais on est certain que c’est un billard à plusieurs bandes.
Il y a effectivement la question des services de renseignement de différents pays qui sont intéressés par ce qui se passe sur Telegram et qui veulent s’assurer que ce qui se passe sur Telegram leur soit facilement accessible.
Il y a aussi la question de sa nationalité à la fois française et émirati, puisque les Émirats ont aussi investi dans sa société.
Ce que montre Telegram, ce que je dis régulièrement, c’est qu’on est dans un monde qui est géopolitiquement fragmenté, avec une zone d’influence américaine. Les boîtes américaines sont intouchables, déjà parce qu’elles ont mis des anciens du renseignement dans leurs boards, des gens très importants qui les empêchent d’être attaquées, en tout cas d’un point de vue diplomatique, ça leur confère une forme d’immunité ; avec TikTok, c’est pareil avec la Chine qui dit « c’est notre zone d’influence » et Telegram essaye d’être dans un entre-deux : à la fois on va permettre aux Russes de coordonner leurs attaques en Ukraine mais aussi coordonner le renseignement en Europe et, en même temps, aider les Ukrainiens à communiquer. Donc, évidemment, on ne peut pas être dans un entre-deux, surtout quand on est une boîte de 40 personnes, avec un chiffre d’affaires assez ridicule et finalement très peu de contacts, on est une proie facile. On a vu avec TikTok, on a essayé, il n’y a que l’Inde qui l’a interdit, mais aux États-Unis on n’en parle plus, en Europe on n’en parle plus. On sent qu’il y a des forces très importantes et Telegram était un peu le petit canard facile.
Après, la question c’est pourquoi est-il venu en France ? Est-ce que Macron était au courant, ou pas ? Il y a plein de questions posées. Personnellement, je n’ai aucune réponse.

Delphine Sabattier : En tout cas, il nie avoir été informé et avoir eu un pseudo-rendez-vous avec lui.

Tariq Krim : Beaucoup de théories circulent. Ce qui est certain c’est que la partie juridique n’est pas la seule, mais, finalement, on ne sait pas grand-chose.

Delphine Sabattier : On a juste une minute. Est-ce que ça pourrait arriver à une plateforme comme X ? Est-ce qu’on peut imaginer que si, demain, les réseaux sociaux ne respectent pas le règlement européen, ils se retrouvent dans la même situation ?

Julien Pillot : Ce serait plus facile pour X que pour Telegram, en fait, parce que X, du fait de son nombre d’utilisateurs tombe sous le coup du DSA, Digital services Act [6], ce qui n’est pas le cas de Telegram. C’est pour cela que ce n’est pas si simple pour Telegram, parce que Telegram, avec « seulement », entre guillemets, 41 millions d’utilisateurs en Europe, est sous le seuil fatidique des 45 millions d’utilisateurs.

Delphine Sabattier : Ça passerait d’abord par une amende.

Julien Pillot : Parce que c’est ce que prévoit le DSA. Le DSA prévoit des amendes, des sanctions et des mesures comportementales et, en cas de récidive grave et avérée, là, effectivement, on peut aller jusqu’à l’interdiction de pouvoir opérer en Europe, de façon temporaire ou définitive. Mais, effectivement, X n’est pas au-dessus des lois et devra probablement rendre des comptes.

Delphine Sabattier : Mais on ne parle pas d’arrestation. On ne peut pas imaginer, demain, qu’on ait d’autres responsables de réseaux sociaux…

Tariq Krim : Ce qui est intéressant dans le cas du Brésil, c’est que Musk a voulu jouer les gros bras, le juge a dit « je ferme » et, maintenant, il a fait tout ce qu’on lui a demandé [7] . Donc, d’une certaine manière, ça montre aussi que ce sont des entreprises qui n’ont qu’un pouvoir très limité, même si elles ont surestimé ou fait surestimer par les médias leur pouvoir. Comme l’Europe est très bureaucratique, ça peut prendre beaucoup de temps.

Delphine Sabattier : Merci beaucoup.
C’était Tariq Krim, fondateur de Cybernetica, à côté de lui Julien Pillot, enseignant-chercheur en économie à l’INSEEC, et mon confrère Éric Le Bourlout.
Merci à vous de nous suivre sur la chaîne B-Smart 4Change. Vous pouvez aussi nous voir sur les réseaux sociaux en replay et puis nous suivre en podcast.
À très bientôt pour de nouvelles discussions sur la tech.