Delphine Sabattier : Nous voilà sur le plateau de Smart Tech, tous ensemble, désormais accompagnés de Tariq Krim. On entame la deuxième partie de l’émission Smart Tech qui est dédiée à l’innovation. On va bientôt partir à la découverte d’une nouvelle technologie, une technologie qui est embarquée dans une toute nouvelle enceinte ultra-directionnelle, c’est une techno française qu’on vous présentera en fin d’émission. Mais d’abord c’est l’heure de notre rendez-vous « Le numérique c’est politique » avec Tariq Krim, entrepreneur, pionnier du Web français, militant pour un numérique plus ouvert et aussi maîtrisé par les utilisateurs. Bonjour Tariq.
Tariq Krim : Bonjour.
Delphine Sabattier : Aujourd’hui votre sujet, le politique c’est numérique, évidemment, mais là le sujet sur lequel vous faites un focus va être les politiques d’innovation en matière de santé. Pour ça vous vouliez revenir sur un exemple de politique numérique qui a plutôt mal démarré, je dirais, c’est le Health Data Hub.
Tariq Krim : Oui effectivement. Le Health Data Hub est un peu, j’allais dire, l’épitomé de tout ce qu’on ne doit pas faire en termes de politique numérique. Au départ, ça part d’une plutôt bonne idée, je crois que c’est Cédric Villani, dans son rapport [1] sur l’intelligence artificielle. Il ne faut pas oublier, si on revient cinq ans en arrière, que l’intelligence artificielle était promise à un avenir incroyable. Aujourd’hui, comme toutes les autres technologies avant, le big data, le cloud, le client-serveur, la micro-informatique, toute cette série de technologies, au début on pense que c’est magique, que ça va tout transformer et, au fur et à mesure, on intègre ça et on se rend compte qu’en fait c’est une technologie de plus qui ne change pas totalement le jeu. Et là c’est vrai qu’on a mis énormément d’efforts et on a dit on va faire un truc incroyable.
Delphine Sabattier : Ce qui était intéressant parce que c’était aussi l’État qui disait « on ne veut pas rater cette étape technologique ».
Tariq Krim : Absolument. À l’instar de ce qui s’est fait en Chine, de ce qui se fait aux États-Unis, on a dit il faut absolument mettre en place, donc centraliser les données des patients et ensuite les proposer aux startups sous une forme qui n’était pas très claire et derrière, en embuscade évidemment, aux très grandes entreprises qui veulent mettre la main sur le joyau des données de santé.
Dans ce qui a été fait, en fait on sent qu’on a une idée, mais on n’a pas forcément de doctrine. Comment construire un projet numérique ? Est-ce que l’on s’allie avec les grandes plateformes, notamment Microsoft, Google, Amazon, qui sont des opérateurs de cloud ? Est-ce qu’on travaille avec des petits acteurs, des gros acteurs qui sont souvent gros mais pas très agiles sur ces questions ?
Delphine Sabattier : Par exemple des acteurs de la recherche, de l’hôpital ?
Tariq Krim : Des acteurs de la recherche. Vous avez aussi les grandes SS2I [Sociétés de services en ingénierie informatique], les opérateurs industriels, les opérateurs télécoms qui ne sont pas, faut-il le rappeler, très agiles sur ces questions, il vaut mieux... le cloud, ce sont souvent de petites équipes avec des technologies qui sont bonnes mais qui n’ont pas encore fait ce passage à l’échelle.
La question qui se posait, qu’on aurait dû se poser, c’est comment construire un écosystème autour de tous ces acteurs. Et là ce n’est pas ce qui a été choisi, comme vous le savez. On a décidé, quasiment sans appel d’offres, d’ailleurs je crois qu’il y a une enquête en ce moment sur les conditions d’obtention de ce contrat par Microsoft.
Delphine Sabattier : En fait, au lieu d’utiliser les différentes bases de données existantes, de les relier, d’en faire un hub véritablement, on a décidé de tout centraliser, de repartir à zéro sur une nouvelle plateforme et on a confié l’hébergement des données à Microsoft comme ça, d’office, automatiquement. C’est là où ont commencé à se poser des questions de souveraineté.
Tariq Krim : Absolument. On parle de souveraineté, c’est un des sujets qui sera, à mon avis, mis sur la table pour 2022. Au départ on se dit finalement on travaille avec les meilleurs parce que c’est plus agile, parce que c’est plus simple et aussi parce que ça permet d’éviter de travailler avec le ministère. Il faut souligner que les informaticiens du ministère de la Santé n’ont pas travaillé sur ce sujet. L’AP-HP, donc les Hôpitaux de Paris qui avaient leur propre hub de santé avec des technologies open source n’ont pas été choisis. On a décidé de construire quelque chose de nouveau, d’intégrer Microsoft parce que ça allait plus vite, ça permettait d’éviter un certain nombre de choses, mais on a ouvert la boîte de Pandore de ce qu’on appelle la souveraineté, surtout l’extraterritorialité du droit. On a découvert que nos données de santé pouvaient effectivement être soumises à un droit qui n’est pas uniquement le droit français. Et c’est là que tout ce château de cartes a commencé à exploser.
Delphine Sabattier : Quand vous parlez du fait qu’on n’ait pas de doctrine aujourd’hui en France, ça rappelle aussi l’application TousAntiCovid [2].
Tariq Krim : Absolument.
Delphine Sabattier : Où on a hésité entre quelque chose d’européen, finalement n’a pas réussi à s’entendre...
Tariq Krim : En fait, dans l’application TousAntiCovid, il y a deux sujets. Il y a eu la première qui, à mon avis, était un four total, qui était StopCovid, d’ailleurs on n’en parle plus, et l’application TousAntiCovid qui était, faut-il le dire, un peu mieux pensée et qui, en fait, était surtout liée à une problématique assez simple. Quand on a introduit le passe sanitaire, la vaccination, il fallait un endroit, une application simple pour lire les QR Codes. En même temps ce n’est pas une application qui est très complexe, on dirait un glorified QR Code viewer, en bon français un visualiseur de Qrcode, ce n’est pas très complexe à faire.
Delphine Sabattier : Un portefeuille de la vaccination.
Tariq Krim : Par contre, ce qui est intéressant avec ça, c’est qu’on s’est totalement défaussé vers des services comme Doctolib alors qu’on avait une opportunité de répondre à des problèmes difficiles techniquement, mais qui sont importants, par exemple la réservation de créneaux de vaccination, de tests ; en fait, tout cela est opéré par des tiers.
Delphine Sabattier : Doctolib est quand même une boîte française.
Tariq Krim : Absolument. Mais la vaccination, en cas de pandémie, est une mission régalienne. On aurait pu profiter un peu de tout ça, parce que ça fait quand même deux ans, pour se dire on va remettre de l’ordre et construire une véritable relation entre le citoyen et l’État. Ce qui est incroyable avec TousAntiCovid c’est que 50 millions d’applications ont été téléchargées, quasiment chaque Français l’a dans son appareil, ça veut dire que ça peut être un outil de relations entre l’État et le citoyen, plutôt intelligent sur la prévention, il y a plein de choses à imaginer. À priori il semblerait, une fois que le Covid sera parti, que cette application sera éliminée, on ne sait pas trop ce qu’on va en faire. Donc on en revient à la question de la doctrine par rapport à la question de la santé. Ce qui est intéressant c’est que la santé est un peu le laboratoire numérique de ce que pourrait être une relation harmonieuse entre les utilisateurs, les citoyens, et l’État et, pour l’instant, on a été un peu dans des directions qui n’étaient pas forcément les meilleures.
Delphine Sabattier : Finalement on peut apprendre de nos erreurs. Tout ça peut nous servir de leçon et de pistes nouvelles pour créer notre doctrine.
Tariq Krim : Absolument. Je pense qu’il faudra tirer les leçons de tout ça pour imaginer quelque chose de plus harmonieux et de plus ouvert.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup Tariq Krim. On continuera d’en parler ensemble.
Tariq Krim : Merci.
Delphine Sabattier : À suivre dans Smart Tech, je vous l’ai dit, c’est la découverte d’une nouvelle enceinte ultra-directionnelle.