Comment en est-on arrivé là ? Cours de culture numérique

Bonjour à vous. Merci de l’introduction. Je pense que ça sera ma dernière conférence, profitez-en !
Je vais commencer par expliquer l’image que j’ai mise en introduction : sur la partie droite de l’écran et sur la partie gauche de l’écran ce sont deux cartes de l’Internet. Celle-ci [1] a été faite en 2006 et celle-ci [à droite] en 2022, par la même équipe de recherche dans une université de Floride, qui utilise les mêmes techniques.
Ici [à gauche] on voit bien un Internet qui a quelques centres, qui a un réseau fourmille, mais est quand même très lâche.
En 2022, on a un Internet beaucoup plus dense et on a aussi plusieurs centres, il y a une espèce de décentration qui correspond au développement de l’Internet dans le monde entier. On n’est plus sur un réseau avec quelques utilisateurs. Aujourd’hui, la majeure partie des utilisateurs est en Chine et non plus aux États-Unis comme ça pouvait être le cas en 2006.
On voit bien que nous sommes confrontés à un phénomène technique qui est en explosion, en extension. Est-ce qu’il va encore l’être maintenant qu’on considère qu’il y a à peu près cinq milliards d’internautes, cinq/six milliards sur les huit milliards de la population humaine ? Il est peu probable qu’il y ait une explosion en nombre d’utilisateurs, par contre, il est vraisemblable qu’il y aura une explosion en nombre d’usages, en nombre de quantités de données transmises. À cette époque-là [2006], la majeure partie des données étaient des données textuelles, qui ne pesaient pas lourd, tandis qu’ici [2022] ce sont des données vidéo qui pèsent, au contraire, très lourd et je ne parle pas des usages d’intelligence artificielle, du moins je n’en parle pas maintenant, je vais en parler tout à l’heure.

Pourquoi a-t-on cette image [celle de 2006] ? En fait, elle a servi de couverture au livre de Fred Turner [2] qu’on a publié [Aux sources de l’utopie numérique, C&F Éditions]. Fred Turner est considéré comme le grand spécialiste de l’histoire de l’Internet et ce livre est le livre de référence sur l’histoire du numérique. Pourquoi voulait-on faire ça ? Parce que, dans ce livre, Fred Turner s’appuie sur le parcours de quelqu’un, d’un hippie californien, l’Internet est né un peu dans la Silicon Valley c’est-à-dire près de San Francisco et de toute une série de logique hippie. Ce hippie était un inventeur qui a créé le Whole Earth Catalog, c’est-à-dire le catalogue de tout ce qui pouvait être utile quand on voulait partir vivre en communauté. Au tournant des années 70, les communautés ce n’était pas risible aux États-Unis : 700 000 jeunes ont quitté leur famille pour aller s’installer en communauté. Donc là, c’était un peu access to tool et, pour Steve Jobs, le fondateur de Apple, le Whole Earth Catalog est le symbole de ce qu’il faut arriver à faire avec l’informatique ultérieurement. La couverture de ce Whole Earth Catalog était faite à partir d’une vue de la Terre. Au début des années 70, c’était quelque chose de rare, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui The Blue Marble , c’est-à-dire la Terre vue de l’espace ce qui n’était pas disponible à l’époque et qui l’est devenu suite un peu à une revendication de Stewart Brand [3] qui a dit « Pourquoi ne voit-on pas la Terre vue de l’espace ? ». On a fini par la voir et c’est cette image magnifique, cette bille complètement isolée, cette bille bleue isolée dans l’univers. C’est important qu’on la voit et Stewart Brand voulait qu’on la voie pour la même raison, parce que si on la voit, on va la protéger. Donc, regardez sur Internet The Blue Marble  et vous verrez plusieurs images, cette image est sans arrêt reconstruite en fonction des nuages qui passent devant les satellites, etc., c’est donc une image majeure un peu de ce qui nous attend : comment allons-nous, dans le futur, puisqu’il en était question, protéger cette bille bleue, unique dans le monde intersidéral ?
Je pense qu’on aura besoin d’informatique pour organiser les gens de manière à protéger la planète et, en même temps, je pense que toute une large partie de l’usage informatique se fait contre la planète. On a donc là une contradiction dont je vais parler plusieurs fois à l’intérieur deux de cette conférence.

Je vois des gens qui prennent des photos, je vous ai donné les diapos, j’ai envoyé un lien pour que vous puissiez télécharger toutes les diapos. Je l’ai envoyé ce midi, peut-être ne l’avez-vous pas encore reçu. Écoutez bien.

[Projection de Crush ! iPad Pro - Apple Crush !]

Malaise

Publicité de Apple, juin dernier, qui crée j’imagine, chez vous comme chez moi, un certain malaise.
Comment expliquer que Apple, cette grande marque, qui participe tout le temps à avoir une image de marque très forte, a pu à ce point expliquer que son produit est issu de la destruction de tous les outils culturels qui ont précédé. Il faut quand même imaginer les millions de dollars dépensés, le nombre de personnes qui ont fabriqué cette vidéo, celles qui l’ont validée ensuite, celles qui l’ont diffusée enfin pour arriver à expliquer qu’on allait détruire toute la pratique culturelle, c’est-à-dire les outils avec lesquels nos mains peuvent créer, pour la remplacer par un appareil le plus plat du monde, le plus petit, le moins encombrant, le plus lumineux certainement, le plus du plus du plus ; ça porte un nom, c’est l’hubris. L’hubris c’est quand on ne sent plus ses limites. Apple ne sent plus ses limites et il s’est investi lui-même de cette hubris de ne plus vouloir sentir ses limites, de ne pas avoir peur de dire à tous les gens qui créent, à tous les amateurs qui pratiquent des activités culturelles, « vous êtes du passé, je vous détruis, je vous compresse, et je fais de vous un outil de spectacle. » On transforme la pratique culturelle en spectacle de la culture, c’est la victoire de Guy Debord et de sa société du spectacle.

Ce qui est intéressant aussi c’est cette deuxième petite vidéo qui vient un mois après ou quinze jours après. On a toujours une tablette, il y a une partition.

[Projection de Creativity cannot be crushed - Samsung Galaxy Tab S9]

Les compagnies se bagarrent entre elles à coups de publicité et de contre-publicité, dans le monde du spectacle, pour vendre les mêmes produits aux mêmes utilisateurs.

Augmentation – Destruction

Ça c’est un peu un phénomène, je dirais augmentation – destruction.
Les débuts de l’informatique ont été imaginés comme une manière d’augmenter les capacités humaines pour résoudre les problèmes de la planète. L’artisan de ça, c’est un peu Douglas Engelbart [4] qui avait un laboratoire qui s’appelait « Augmentation ». On est dans les années 60, son problème était de se dire « la société devient de plus en plus complexe et il va donc falloir trouver de nouveaux moyens d’organiser le savoir, la connaissance et l’action pour pouvoir répondre aux défis du monde complexe des années 60 », je ne vous raconte pas qu’aujourd’hui, c’est encore plus complexe. Il va donc essayer d’inventer des outils qui facilitent l’accès aux ordinateurs, il a notamment inventé la souris et il a fait, en décembre 68, ce qu’on appelle The Mother of All Demos. Il est devant un amphi avec 800 ingénieurs informaticiens de l’époque et il présente, pour la première fois en public, la souris. Il va présenter d’autres choses : le travail à distance, le réseau, le traitement de texte avec le matériel de l’époque. C’est la mère de toutes les démos parce que, en informatique, les démos sont quelque chose d’important : je vais présenter un nouvel outil à une partie de gens qui vont répercuter ensuite le savoir-faire ou la connaissance de ce nouvel outil. Donc, toute innovation informatique commence par un système de démo.
C’est la logique de l’augmentation des capacités humaines, la capacitation comme on dit dans le langage de l’ONU, pour essayer de résoudre les problèmes.

En même temps, un autre théoricien, Joseph Schumpeter [5] un économiste qui parle de ce qu’il appelle « la destruction créatrice ». On n’est plus dans le même domaine. Ici, l’idée de la destruction créatrice c’est l’innovation. L’innovation va détruire les gens installés pour les remplacer par de nouveaux entrants qui vont devenir des concurrents et qui vont proposer, grâce à leurs innovations, des systèmes nouveaux, donc capter la richesse à leur profit. Il dit que c’est tout à fait nécessaire pour éviter les sociétés figées, il faut donc développer une destruction créatrice.
C’est une formule intéressante. Par exemple, si aujourd’hui on arrivait à remplacer l’agriculture à base de pesticides par une agriculture naturelle, biologique, je pense qu’on aurait fait de la destruction créatrice. Le problème, c’est quand on remplace cette destruction créatrice, qui va donc remplacer des systèmes en bout de course par des systèmes innovants, par une création destructrice.

Création destructrice

Là attention.

[Projection d’une des publicités de Boston Dynamics, fabricant de robots de guerre, avec des robots qui dansent]

Là aussi, on est toujours dans ce spectacle, on va faire des publicités, des vidéos à base de robots, la seule chose qu’on essaye de faire oublier, comme ça, c’est que ces robots sont fabriqués pour faire la guerre. Ce sont des robots destinés à avancer sur les champs de bataille, à déminer, à combattre les ennemis en étant eux-mêmes inattaquables. Donc une nouvelle forme de la guerre qui est la guerre sans risque. On s’y était entraînés, puisque depuis maintenant des années et des années, je dirais des décennies, les guerres sont avant tout des guerres non plus entre armées qui se confrontent – un peu quand même, on voit en Ukraine, dans les tranchées –, mais aussi des guerres destructrices contre les populations elles-mêmes, on voit ça au Soudan, au Nord-Kivu, en Palestine, même en Ukraine où, outre les gens qui se battent côte à côte, ce sont principalement les populations civiles qui deviennent les victimes.
On a donc cette idée qu’on va pouvoir faire danser les gens qui sont là pour détruire.

Disruption

Le deuxième mot qui a remplacé « destruction créative », c’est le mot « disruption ». Là, on ne cherche plus à remplacer par des innovations, à pousser vers l’avant, on cherche, au contraire, à détruire les modèles existant pour mettre en place des modèles au profit de ceux qui tiennent les plateformes. La disruption est un terme associé à la notion de plateforme. On va remplacer les pratiques par la mise en contact entre usagers et fournisseurs. Ce sont les plateformes que vous connaissez bien : Uber, Airbnb, Booking, Amazon lui-même, etc. C’est l’idée que des gens sont prêts à faire le travail à votre place, donc il faut qu’on vous mette en contact. La mise en contact, la base du commerce, si le commerce marche, c’est qu’il est basé sur la confiance. La base du commerce, c’est, quelque part, le fait que vous avez confiance dans le fait que le produit qu’on vous vend est bien le produit dont vous avez besoin, qu’il a des qualités, c’est d’ailleurs le rôle des marques d’assurer une espèce d’uniformité de la qualité des produits. Cette confiance est aujourd’hui déplacée vers la plateforme qui offre des garanties, des assurances, des choses comme ça, et qui, au passage, va capter la majeure partie de la valeur produite. Pour cela, les plateformes le font quitte à détruire les modes de travail existant des gens – quand Uber est arrivé, c’était typiquement pour détruire les taxis – et ensuite pour transformer le travail salarié en nouvelle entreprise. Chaque individu devient sa propre nouvelle entreprise qui propose ses services.

Les yeux fermés

Le client, lui, doit avoir les yeux fermés.
C’est la publicité. En fait, il faut toujours regarder la publicité parce qu’elle nous dit des choses sur l’état d’esprit général – j’ai commencé par cette presse hydraulique qui détruit la culture –, elle nous dit quelque chose de plus général : on se moque de la culture, d’ailleurs il n’y a qu’à voir comment elle est traitée dans tous les budgets du monde.
Il faut donc avoir confiance les yeux fermés.
La création de confiance c’est l’existence des plateformes aujourd’hui.
On oublie toujours que ces plateformes elles-mêmes sont devenues l’outil principal de captation de la valeur, ce sont elles qui captent la valeur. Après il y a ceux qui disent « il faut qu’on transforme tout en plateformes », on va faire des États-plateformes, comme dit, par exemple, notre président de la République, de manière à capter la valeur. Mais c’est la valeur de quoi ? C’est la valeur des services qui existaient auparavant, notamment des services publics. Et puis c’est une valeur qui s’appuie sur ce que j’appelle la nouvelle domesticité.

Nouvelle domesticité

Un exemple.

[Projection d’une publicité Uber Eats au moment de Noël]

Le client est roi, c’est bien connu. Le serveur, celui qui a accompli service, le livreur ici, disparaît, il n’existe pas. On est dans un monde où il est venu, il est le porteur de sa marque, il n’est pas une personne. Lui, il travaille aussi le soir de Noël, mais la publicité dit le contraire, lui, il s’amuse, le soir de Noël, à livrer des bags aux gens qui ont besoin de manger.
Il y a une deuxième plateforme dans la publicité, c’est la connexion permanente, l’idée qu’avec le smartphone on peut faire de la visioconférence, des photos, se voir, faire comme si on était ensemble même quand on est séparé. Parfois c’est très utile. Pendant la pandémie du Covid, nous étions très contents de pouvoir faire des apéros avec les copains à distance, mais bon ! Aujourd’hui c’est peut-être aussi, j’y reviendrai à d’autres occasions, un enfermement chez soi qui fait qu’on n’a plus qu’à claquer des doigts pour appeler un domestique.

À domicile

Il y a toute une série de plateformes de domestiques qu’on peut appeler, sur son smartphone, depuis chez soi, et on a des livreurs qui sont devenus non plus des salariés de l’entreprise qui fait la livraison, mais des indépendants, ce sont les premières publicités de Uber.

Première campagne de Uber

Maintenant ils n’osent plus le dire parce que des procès ont requalifié les travailleurs comme étant bien des soumis, des gens qui ont un emploi qui est dirigé par l’entreprise. Mais là c’était clair : vous allez devenir entrepreneur de vous-même en devenant chauffeur Uber. On présente donc de l’indépendance, mais, en réalité, on fait de la surexploitation.
le deuxième aspect, c’est que ces gens sont dirigés par un algorithme. Les livreurs sont pilotés par un algorithme qui va calculer le prix de leur course, à qui on attribue la course. Ils sont donc bien des entreprises puisqu’ils sont en concurrence les uns contre les autres. Ça évite la création de syndicats, ça évite la création de collaboration entre livreurs, etc., et, en plus, ça crée un management invisible. Il n’y a pas un petit chef qui dit « toi tu vas faire ça », il y a un algorithme qui décide, en fonction de quoi ? Un algorithme, ce n’est jamais que la décision de celui qui a rédigé l’algorithme de faire ceci ou de faire cela et c’est sur la base de cette décision-là que l’algorithme va marcher. C’est une manière d’enregistrer, dans un programme informatique, les désirs et les volontés de celui qui a créé l’algorithme ou qui l’a fait créer quand on est une entreprise.
On a donc un management invisible qui rend beaucoup plus difficile la coordination des salariés contre leurs patrons, la construction de syndicats, etc., quand, de surcroît, cet algorithme est aussi l’algorithme qui suit les salariés. Chez Amazon, chaque fois que quelqu’un pourrait créer un syndicat dans son entreprise, c’est bizarre, il n’a plus de contrat et il va être licencié ; aux États-Unis c’est ça, en France c’est un peu plus compliqué parce que les syndicats sont non pas plus implantés mais moins soumis à la décision du patron pour la création d’un syndicat d’entreprise.

Espionnage familial

Après, on a toute cette série-là, l’espionnage familial, toujours au nom du service pour les enfants. C’est le fameux « contrôle parental » dont nous parlent sans arrêt nos amis députés. Savez-vous à quoi cela sert vraiment ? Avez-vous suivi les publicités pour ce type d’appareil ? Ça sert à chercher à savoir si votre femme vous trompe ! C’est comme ça que c’est vendu et c’est le principal usage. Là aussi faut toujours se méfier : il y a ce qu’on dit avec des petites fleurs autour et puis il y a la réalité des usages. Donc, ces appareils servent à pister les autres, non plus des grandes plateformes qui pistent, on donne à chacun les moyens de pister les autres. Ce sont des outils de désagrégation sociale, ce sont des outils qui induisent de la défiance. Je disais tout à l’heure que le rôle des plateformes c’est de créer de la confiance parce que le commerce ne marche que s’il y a confiance, mais, en réalité aussi, elles créent de la défiance et du dissensus. Typiquement, les plateformes de médias sociaux, j’y reviendrai un peu tout à l’heure, ne servent plus à parler avec « ses amis », avec tous les guillemets nécessaires, mais bien à provoquer, mettre des choses difficiles qui vont faire se remuer les gens, qui vont les faire bouger, s’énerver, qu’on soit pour, qu’on soit contre, etc., qui vont donc créer du dissensus social dont les récents événements politiques sont une des conséquences.

Un monde meilleur

Pour autant la Silicon Valley, les gens du numérique disent que l’informatique sert à changer le monde pour créer un monde meilleur. Il est surtout meilleur pour eux, mais c’est un monde meilleur !
Le motto de Google était Don’t be evil, « Ne soit pas malfaisant ». Ça a été changé en 2015 pour Do the right thing, « Fais ce qu’il faut faire », qui est beaucoup plus abstrait : il faut faire pour qui ? Au service de qui ? Au profit de qui ? Etc. C’est étrange : au même moment, toute une série de filtres qui existaient dans le moteur de recherche de Google ont disparu. C’étaient des filtres qui repéraient les sites qui étaient, en fait, des sites pourris, des sites qui n’existent pas, qui sont réalisés par captation et qui sont là uniquement pour vendre de la pub ou alors pour faire du phishing. À l’époque, Google les triait, une partie de son algorithme les enlevait. Oui, mais ça rapporte beaucoup plus d’avoir tous ces sites click bate, donc, de ce point de vue, au même moment Do the right thing c’était faire la chose importante pour que Google gagne encore plus d’argent.

La logique de changer le monde, eh bien on change le monde sans le monde. C’est sympa en fait ! On décide, du haut de sa technologie, que ça va changer le monde et ça va se faire par la technologie, par l’usage même de la technologie, ce qu’on appelle le déterminisme technologique.
Un des premiers mythes de cela, c’est l’idée que la communication mondiale apportera la paix. C’est un vieux mythe des outils de communication.
Quand le télégraphe a été inventé, le fait de pouvoir être au courant rapidement des choses allait permettre de diminuer les conflits. Il y a eu la Première Guerre mondiale !
Quand la radio a été inventée, ça allait permettent aux gens, grâce à la magie des ondes, de pouvoir se parler par-delà les frontières, donc ça allait favoriser la communication entre les gens parce que l’audio c’est quand même quelque chose dans lequel on est plongé et qui est facile à intégrer. Dans les années 30, l’audio a servi à constituer des masses hypnotisées par un dictateur de pacotille et ça nous a amené la Deuxième Guerre mondiale.
Après on a eu la télévision. La télévision allait permettre d’amener la connaissance aux gens parce qu’on va voir les choses, on va pouvoir voir le monde qu’on ne connaît pas et, en le voyant, on développera la paix. Je n’ai pas bien vu !
Internet, refelemele, la même mais en couleur, Internet allait promouvoir l’intercompréhension entre les différents peuples du monde. Vous connaissez le résultat !
C’est un mythe qui a été fait en disant qu’il suffit de communiquer… Non ! Il suffit de changer les relations entre les humains, de communiquer pour dire quelque chose et pas de communiquer uniquement comme ça, en soi, ça ne vient pas tout seul. Il faut avoir des projets et de l’éducation.

L’autre mythe c’est : on a construit un réseau dont le cœur c’est la liberté d’expression et j’avoue que c’est un mythe assez extraordinaire. Dans les années 90, début des années 2000, il y avait peu d’accès des individus, des associations de base, à la capacité de diffuser leurs idées, leurs projets, etc. Quand on distribuait des tracts, ma foi, peu de gens pouvaient être touchés et là, d’un seul coup, il suffisait d’écrire ses idées, elles allaient pouvoir se développer.
Le problème. Aujourd’hui vous voyez bien que quand quelqu’un hurle à la liberté d’expression, c’est en général qu’il a le pouvoir, qu’il a déjà plein de moyens de s’exprimer, qu’il est propriétaire de médias et qu’il se raconte ce baratin-là pour essayer de faire croire qu’il n’a pas la liberté d’expression, que ce seraient les wokistes qui auraient pris le pouvoir. N’est-ce pas ! Ça se voit bien, jour après jour. Il y a donc là un vrai problème sur la liberté d’expression.
Il y a un deuxième problème sur la liberté d’expression, c’est que la liberté d’expression c’est un statut des individus, ça fait partie de la Déclaration universelle des droits humains. Or, dans les procès, la liberté d’expression est revendiquée par les entreprises. On transforme un droit humain en un droit de l’entreprise, ce qui a pour conséquence de ne plus pouvoir critiquer les entreprises puisqu’elles ont le droit de s’exprimer, comme tout le monde, n’est-ce pas. Vous voyez comment toute chose peut être transformée en son contraire. Et ce qui est apparu de manière utopique, absolument géniale, moi j’ai participé de cette idée géniale qu’on allait enfin pouvoir s’exprimer par la base, eh bien ça s’est transformé en son contraire et la liberté d’expression telle qu’elle est aujourd’hui conçue par Elon Musk n’a pas grand-chose à voir avec la liberté d’expression qui était un peu au fondement de l’Internet des années des années 90.

Autre idée qui existait, ce sont les communautés virtuelles, l’idée qu’on allait pouvoir constituer des communautés de gens qui n’habitent pas au même endroit, qui ne se voient pas, qui ne se rencontrent pas. Le message de l’Internet des années 90, c’était « quel que soit ton centre d’intérêt, il y a quelqu’un d’autre, dans le monde, qui a le même, donc vous allez pouvoir créer une communauté virtuelle. » Ça s’est développé en slacktivisme [6] ou clicktivisme [7]. Ça voulait dire « je peux me mobiliser contre l’état du monde simplement en cliquant », en signant des pétitions, en faisant circuler des messages, etc., ce qui faisait que les gens ne se voyaient plus et quand les gens ne se voient plus, avec tout ce que je vous ai dit tout à l’heure sur le dissensus, l’idée que des choses pour lesquelles on pourrait dire « je pense blanc, toi tu penses vert, mais en fait on n’est pas si éloignés que ça, on va faire un vert crème et ça va passer entre nous deux », quand on est en face à face ça va bien, quand on est au bout du mail, au bout d’un média social, etc., on n’arrive pas à recréer ce consensus.

C’est vrai entre individus qui, d’ailleurs, n’ont pas forcément des volontés, mais c’est encore plus vrai dans les mouvements sociaux. Les mouvements sociaux se créent souvent grâce à l’Internet. Typiquement, le mouvement social qu’on a le plus étudié sur cette question-là, c’est ce qu’on a appelé les Printemps arabes, en 2011, que d’autres, en Égypte, ont appelé la Révolution Facebook. Ce sont tous les moments où, en fait, les mouvements se sont focalisés très vite en allant occuper des places, la place Tahrir au Caire, le parc Gezi à Istanbul, etc. Les mouvements se sont donc focalisés très vite. Une étude de la RAND Corporation, le Brain Trust de l’armée américaine, a dit qu’internet allait favoriser le swarming. Le swarming, c’est le moment où les abeilles constituent un essaim et qu’elles vont trouver une ruche pour s’installer, donc elles se regroupent autour de leur reine. L’idée c’est qu’avec Internet, à un moment donné, des tas de gens séparés vont, paf ! [geste de se regrouper, NdT], et ça a marché, ça a donné les révolutions arabes. Et ça a échoué ! Ça a marché et ça a échoué. Pourquoi ? Parce que, à un moment donné, il faut qu’un mouvement social négocie, il faut qu’on trouve des solutions. Soit il gagne – malgré mes cheveux blancs je n’ai pas vu – soit il négocie pour avancer, pour obtenir quelque chose et là il n’y a plus personne pour négocier parce que, justement, il y a dissensus qui se crée à cause de la méthode elle-même liée au média social.
Donc, le média social favorise la concentration de l’action, mais pas la construction d’un mouvement d’opposition et quand les mouvements d’opposition ne sont pas construits, il y a les pouvoirs.
On pense toujours que les pouvoirs sont bêtes ; ils le sont, à certains moments : place Tahrir, Moubarak en Égypte, décide de couper l’Internet pour éviter ça. Caramba ! Encore raté, trop tard. D’un seul coup, les gens qui s’apercevaient qu’ils ne pouvaient plus savoir ce qu’il se passait sont alors revenus sur la place Tarhir pour être là, au courant, être avec les gens. Ça a donc eu l’effet complètement inverse.
Deux années plus tard, le gouvernement turc a très bien compris, il a laissé Internet marcher, mais il a noyé toute information qu’il y avait sur Internet. C’est un vieux truc. Si vous avez eu l’occasion de regarder Fox News, cette télévision progressiste qui existe aux États-Unis, chaque fois qu’il y a un débat important, qu’il y a des choses qui se disent, l’écran est toujours divisé en trois parties, donc, à côté, il y a des demoiselles en bikini ou des choses comme ça, de manière à faire spectacle de tout et, en fait, à détourner l’attention des choses importantes qui pourraient se dire. Eh bien là, ça a été ça : sur Internet, on noie l’information. Les plus évolués dans ce domaine-là c’est la Chine avec ce qu’on appelle l’Armée des 50 centimes [8]. On n’interdit plus aux gens de dire des phrases contre le gouvernement, ça serait trop compliqué, ils sont trop nombreux. Par contre, on a une Armée des 50 centimes qui va les noyer, qui va raconter autre chose, qui va faire une blague, qui, en fait, va complètement enfoncer le message porté par ces opposants. D’ailleurs, en général, en Chine, ce ne sont pas des groupes, ce sont des individus qui en ont marre et qui disent ce qu’ils ont à dire.

Cette notion de communauté virtuelle, donc de mobilisation virtuelle est sacrément à relativiser. À un moment donné, il faut aller dans des réunions, se rencontrer, discuter, trouver des consensus, faire émerger des leaders, etc., et avoir la capacité à agir et à négocier.

On dit que ce monde va faciliter les actions quotidiennes, je vais y revenir un peu après donc je ne vais pas développer maintenant, surtout à proposer des résultats adaptés à votre personnalité. C’est pour votre bien qu’on vous trace. C’est parce qu’on va vous connaître et, si on vous connaît, on vous propose ce qui vous intéresse. La publicité n’est pas là pour vous influencer, elle est là pour vous intéresser, bien évidemment ! Ce n’est pas le vendeur de publicité qui est intéressé par vendre ses produits ou qui a envie de faire de l’influence, y compris de l’influence politique, non ! C’est vous qui êtes intéressé par la publicité, d’ailleurs la preuve : on a vos traces et on sait ce qui vous plaît.

IA partout

On rajoute à tout ça, ces dernières années, de l’intelligence artificielle, on met de l’intelligence partout. Par exemple :

[Projection d’une publicité pour le Google Pixel Pro 9]

Le monde réel devient, en fait, un support à être transformé, beautifié, rendu plus beau, peut-être homogénéisé aussi, avec un certain concept du goût, et c’est fait par le système.
Si vous avez l’occasion ou le courage de regarder mes conférences d’il y a quelques années, j’ai montré, sur TikTok, un exemple de beautification où les gens se filmaient et, en fait, on avait amélioré la personne qui était diffusée ensuite sur TikTok, on avait changé ses yeux, son visage, on l’avait rendue conforme à un stéréotype. Vous savez qu’un des grands reproches qui est fait aujourd’hui aux médias sociaux, c’est de détruire le moral et le mental des gens qui l’utilisent en leur faisant miroiter sans arrêt des gens supérieurs à eux, en mettant en avant des modèles auxquels ils n’arrivent pas à se tenir et non seulement les médias sociaux le font, mais ils savent qu’ils le font. On a fait des études sur l’impact négatif, par exemple Instagram a fait des études sur l’impact négatif sur les jeunes filles des photos qu’il y a sur Instagram, mais ils n’en ont tenu absolument aucun compte dans la configuration de leur algorithme. Cela a été démontré par une lanceuse d’alerte interne à Facebook qui s’appelle Frances Haugen [9].

L’autre idée c’est « laissez-nous faire, on va vous aider, on va faire à votre place, on va améliorer. Vous prenez des photos, elles seront belles à tous les coups. Vous vous présenterez devant les autres, ça sera bien. » Il y a un risque, derrière, c’est la dépossession du savoir-faire. À partir du moment où la machine va faire toute seule, par elle-même, le travail de mise en œuvre, d’amélioration, de coloriage, de récupérer les individus et les présenter différemment, tout cela, eh bien on va perdre le savoir-faire, y compris le savoir-faire de modifier des photos et ainsi de suite. On va donc être dépossédé du savoir-faire et on ne va plus vouloir faire l’effort qui consiste à transformer la machine en outil. Un outil, c’est quelque chose qui est au bout de notre main, dont on va se servir pour faire quelque chose. En fait, là, c’est la machine qui a le contrôle. On clique et puis il y a beautification de sa photo.

Le deuxième risque, c’est l’espèce de confusion entre le réel et le réel augmenté, le réel retravaillé par l’IA. C’est ce que d’aucuns appellent la désinformation, les fake news, etc. Les fake news, c’est quand il y a la volonté de faire une information fabriquée – fake ce n’est pas « fausse » –, fake c’est fabriquer de l’information pour tromper l’usager. C’est un vrai danger, mais il y a plein d’autres dangers dans l’activité des individus : plein de gens savent qu’une photo est une fake news, mais ils vont la transférer quand même parce qu’elle est drôle, parce qu’elle est bien foutue, parce qu’elle est marrante, parce que ça permet de se faire briller vis-à-vis de ses amis, etc. Cette activité des individus est au moins aussi dangereuse que les fake news fabriquées.
D’ailleurs, la propagande internationale à base de fake news, par exemple la propagande de la Russie qui est une grande spécialiste, n’est pas du tout une propagande orientée vers tel ou tel parti. Des fausses personnes peuvent être tantôt démocrates, tantôt républicaines, tantôt blanches, tantôt noires, etc., et on verra au nombre de personnes qu’elles auront pu agréger, c’est-à-dire au nombre de personnes qui vont les écouter, quel sera le message in fine. L’objectif c’est, quelque part, d’avoir des agents dormants dans les pays pour pouvoir, le moment donné, à partir de ces agents dormants, le détourner. Un exemple typique qui a été fait à la campagne américaine de 2020 : des gens se faisaient passer pour des Noirs excités contre la politique de Trump, à l’époque Trump était au pouvoir, et, peu avant le vote, le groupe se transforme en « ça ne sert à rien d’aller voter, de toute façon ils sont tous pareils ! ». Ah ! Ça change tout. Heureusement, en 2020, ça n’a pas marché, mais là, en 2024 !

Mobilisation du personnel

Pour arriver à cela, ce qui est intéressant aussi c’est que les entreprises, les plateformes, mobilisent leur propre personnel et font croire, font avaler l’idée – ce n’est pas croire, ce serait trop simple –, font partager cette idée que le travail du développeur de Facebook sert à changer le monde pour le mieux et ça, c’est le Petit Livre rouge interne de Facebook. À un moment, pour un cadeau de Noël, ils ont fabriqué un Petit Livre rouge fait d’objets plus ou moins artistiques, comme cela, avec des slogans, des messages, des posters : « On n’est pas là pour faire de l’argent, on fait de l’argent pour avoir de meilleurs services », c’est bien connu ! L’idée c’est de mobiliser le personnel pour le faire participer. C’est pour cela que quand le personnel construit des syndicats, chez vous ce n’est strictement pas possible, mais chez Google plus ou moins, ou organise des mobilisations, en fait ceux qui font les mobilisations finissent par se faire renvoyer peu de temps après, notamment les lanceurs d’alerte sur l’intelligence artificielle chez Google.

Cybersécurité

Autre problème, celui de la cybersécurité. Vous avez entendu parler des ransomwares, des attaques sur les hôpitaux qui cryptent toutes les données d’un hôpital, d’une université, et qui demandent des paiements pour rendre les données. En fait, derrière, c’est la construction de grandes mafias, voire de mafias appuyées sur des États comme c’est le cas notamment en Russie, en Corée du Nord et ainsi de suite.
On a des attaques contre les hôpitaux, on a aussi aux États-Unis, en 2021, une attaque contre un pipe-line. Joe Biden a quand même finit par décréter l’état d’urgence face à ça. Il y a eu des paiements en bitcoins. Là aussi, on vous explique que le bitcoin c’est génial, on ne peut pas tracer. Le gouvernement des États-Unis a quand même récupéré les deux tiers des rançons qui ont été versées.
Aujourd’hui, cette question de la sécurité du réseau est quand même une question assez fondamentale et elle est contradictoire, avec un des mottos des acteurs du réseau qui est « aller vite et casser les choses ; proposer toujours de la nouveauté même si on n’a pas eu le temps de vérifier la sécurité qui allait avec la nouveauté. » Et cela a été un peu le comportement des gens du réseau dès le début, dès les années 90. Je vous rappelle qu’à la fin des années 90, les entreprises de l’automobile se moquaient de l’informatique en disant « imaginez un peu que nous, vendeurs d’automobiles, ayons d’un seul coup des voitures qui s’arrêtent en plein milieu de l’autoroute ou qu’il faille rebouter le moteur ». C’est arrivé avec les Tesla !

Spam, Phishing… complicité

Autre grand danger, c’est ce qui est de l’ordre du spam ou du phishing.
Spam c’est très bien, il y a des spammeurs depuis le début, mais, avoir fait du spam un enjeu, ça permet de limiter la capacité des non-spammeurs à distribuer de l’information. C’est-à-dire qu’il suffit qu’à un moment donné votre serveur soit considéré comme spammeur pour que des envois tout à fait légitimes soient bloqués. Il y a deux mois, la newsletter de C&F Éditions a été bloquée par tous les serveurs de Microsoft. Il a fallu qu’on comprenne pourquoi, qu’on change. C’était légitime et puis, d’un seul coup, eux décident, vous considèrent comme spammeur, mais ils ne disent jamais pourquoi ; il faut faire du reverse engineering pour savoir pourquoi.

L’autre élément c’est le phishing, l’hameçonnage. L’exemple que j’ai c’est un mail que j’ai reçu : j’active mon numéro mobile, tiens c’est marrant, « site.google.com, non gender… accueil », ça n’avait rien à voir avec le Crédit agricole et pourtant, là-haut, c’est creditagricole.fr qui me l’a envoyé. C’est la base typique du hameçonnage : « je m’adresse à vous pour un truc qui apparaît légitime, qui utilise les noms », on peut toujours forger une adresse mail, c’est zéro confiance, et il faut vérifier. Le problème, c’est qu’on n’a pas appris à vérifier à chaque fois qu’on passe sur un lien et à se dire « est-ce que c’est bien le lien qui est affiché ? »
Deuxième aspect : dès que c’est urgent, ça a de grandes chances d’être du phishing : « remplacez votre carte vitale, cliquez tout de suite, sinon vous n’êtes plus couvert ». Bon !
Mais si les gens continuent c’est que ça marche. Pourquoi ça marche ? Parce qu’on a cette informatique magique qui est censée tout faire à notre place, donc on a supprimé la prise de conscience, le fait de savoir ce qu’est une URL, de la regarder précisément, etc., de réfléchir à ce qui est légitime ou à ce qui est, au contraire, dangereux.

Enfin n’oublions pas que le pire trou de sécurité du réseau ce sont des humains qui s’en servent. C’est toujours parce qu’il y a quelqu’un qui a un mot de passe trop évident, que le mot de passe était écrit sur un sticker à côté de l’ordinateur ou qu’on a pu discuter avec lui un soir de beuverie et récupérer son mot de passe.

Vidéosurveillance – Technopolice

Vidéosurveillance – Technopolice. L’espace public a radicalement changé en une vingtaine d’années. Avant, l’espace public, c’était quand même l’endroit où on pouvait être, où on pouvait vivre, où on pouvait se rencontrer. Maintenant on se rencontre, mais il y aura une trace. Vous dites « je n’ai rien à me reprocher, je suis allé au bar avec les copains, j’ai rencontré des gens, on a discuté, je n’ai rien à me reprocher, ça ne met donc en danger que ceux qui ont quelque chose à se reprocher. » Le problème c’est que quand vous avez quelqu’un derrière votre épaule, vous ne vous comportez plus jamais naturellement, vous savez que vous êtes surveillé et votre nature elle-même se pose toujours des questions, des angoisses, des choses qui ne mériteraient pas d’être dans l’espace public.
Accessoirement, personne n’a encore démontré que c’est vraiment efficace. C’est efficace dans quelques cas, prouvés. Dans quelques cas, effectivement grâce aux vidéos qu’on a pu récupérer à droite et à gauche, on retrouve les gens, mais ce n’est pas efficace statistiquement. Par contre, idéologiquement, c’est bien. On va supprimer la police de proximité qu’on va remplacer par des caméras. C’est génial ! La police de proximité est, en principe, non armée, elle est là, elle discute avec les gens. On va supprimer les pions dans les écoles, mais on va rajouter des caméras à l’entrée, peut-être même de la reconnaissance faciale, du suivi, etc. Donc, on va machiniser ce qui était de la relation humaine. Et pire, l’idée que si demain – ça n’arrivera pas, n’est-ce pas – un fasciste prenait le pouvoir en France, il aurait tout le matériel pour faire ce qu’il veut, il se servirait de ces caméras pour empêcher les manifestants, tout ça, mais ça n’arrivera pas ! Donc ça tombe bien et on fait donc des expériences. Pour l’instant, la loi interdit de rajouter de l’intelligence artificielle sur les caméras, reconnaissance faciale, etc. Oui, mais il y a les JO, vous comprenez, c’est un événement mondial, donc il y a un risque parce que le monde ne va pas très bien. Conséquence : on a autorisé non pas la reconnaissance faciale mais l’analyse de comportement. Est-ce que le comportement de quelqu’un cacherait quelque chose et pourrait indiquer qu’il y a un danger ? Bon ! Un bilan d’expérience a-t-il été fait ? Non, mais la présidente de la région Île-de-France a déjà dit qu’on va continuer.
On est donc passé de la preuve, de l’expérience, à l’idéologie. L’idéologie c’est quand on a la réponse avant la question, de toute façon. Ma position est assez simple : mettez des humains ! Mettez des humains dans les écoles, vous aurez moins de micmacs, si vous avez des classes avec moins d’élèves, vous aurez moins de micmacs ; mettez des humains dans les quartiers, vous aurez moins de micmacs, mais bon, ça ne rapporte pas aux mêmes.

Je vais arrêter avec le noir, il y a une deuxième partie avec des choses quand même plus agréables.

Délégation de responsabilité

La délégation de responsabilité, ça c’est un peu inquiétant.
Là vous avez cette femme qui lance l’idée que vous allez pouvoir apprendre à votre avatar ce que vous aimez dans la vie et c’est votre avatar qui va vous trouver le compagnon ou la compagne que vous recherchez, parce qu’il aura discuté avec l’avatar représentant le compagnon ou la compagne en question. On délègue à la machine. Vous rigolez parce que c’est un exemple un peu caricatural mais réel, elle a vraiment un nom, elle a une entreprise, elle a tout ça. Mais réfléchissez bien, je vais demander à mon IA d’acheter mon billet d’avion, de réserver mon train, etc., ça commencera comme ça.

Armes autonomes

Après, il y a pire, c’est la guerre. Demander aux IA d’aller faire la guerre ou d’analyser le terrain ou tout ça. C’est d’avoir des armes autonomes, c’est un merveilleux oxymore, on a des armes intelligentes.
On a déjà commencé à avoir ce danger-là avec les drones. Les drones étaient pilotés à distance. Dans un bunker en Pennsylvanie quelqu’un manœuvrait son joystick et faisait voler son drone, quitte à aller tuer des gens, déposer une bombe, etc. Ça veut dire qu’on peut faire la guerre sans prendre de risques : pas de dégâts collatéraux, n’est-ce pas ? Faire la guerre sans prendre de risques ça veut dire multiplier les guerres, c’est inévitable ! L’idée qui maintient qu’on évite qu’il y ait des guerres c’est qu’il y a quand même un risque avec la guerre, donc on réfléchit à deux fois avant d’aller faire la guerre. Mais quand on aura des armes intelligentes – intelligentes ! – qui marcheront toutes seules, on diminuera encore plus le risque associé à la guerre, donc avec un risque réel qu’il y ait plus de guerres.
Après, c’est un nouveau marché, vous savez que le marché des armes marche très bien.

Géopolitique de l’IA

Enfin, on a une nouvelle géopolitique de l’intelligence artificielle.
Là, on peut se poser une question. Tout ce qu’on dit sur l’intelligence artificielle, tous les mots, les discours, les choses comme ça, est-ce que c’est parce que l’intelligence artificielle va devenir aussi importante que le fut l’Internet il y a 20 ans, moi je n’y crois pas ! Ou bien est-ce que c’est là aussi un renversement, ce sont d’autres acteurs qui vont vouloir soit prendre soit consolider leurs pouvoirs en utilisant l’intelligence artificielle à l’échelle du monde, donc faire en sorte de dire qu’il y a un combat : si vous ne faites pas de l’intelligence artificielle comme les autres, eh bien ce sont les autres qui vous domineront.

Cela avait bien commencé

Est-ce que vous avez connu l’Internet dans lequel vous vivez ? C’est le côté noir parce que, bien évidemment, vous êtes comme moi, vous ne pouvez pas vous en passer. Vous avez besoin, tout le temps, de vous connecter à vos amis via les médias sociaux, d’accéder aux nouvelles, d’écrire, de prendre des photos, de les partager. Cet Internet a des risques. Les risques sont liés principalement au modèle économique, aux choix qui ont été faits d’avoir protégé les monopoles de l’Internet contre les usagers de l’Internet. Mais les usagers eux-mêmes sont contents. C’est pour cela que, maintenant, je vais passer à la fois aux choses hyper positives, les utopies qui ont présidé à la naissance de l’Internet, et puis aussi, peut-être que la conclusion sera « si vous voulez que la citoyenneté perdure, que la démocratie perdure au 21e siècle, il va falloir imaginer un autre Internet, un autre usage de l’Internet, se réapproprier les moyens de la production informatique. »

Je dis que ça avait bien commencé. Ça avait commencé avec cette publicité.

[Projection de 1984 Super Bowl APPLE MACINTOSH Ad by Ridley Scott]

Cette publicité, filmée par Ridley Scott, était la première publicité aussi grand spectacle pour un outil informatique, le Macintosh, et l’idée générale c’est « alors que l’informatique centralisée peut avoir un big browser qui passe par l’écran et des gens en gris, en costume de flanelle grise, qui écoutent pétrifiés des opérateurs de l’informatique centralisée, avec le Macintosh vous allez découvrir la liberté, l’autonomie, le choix personnel en fait, en utilisant un ordinateur qui, en plus, sera facile. » Au moment où la publicité est lancée personne ne connaissait le Macintosh, elle était préalable à sa sortie, donc on crée l’aspiration vers ce nouvel outil. Aujourd’hui, on dit que 1984 n’était pas fait pour être un manuel de management. Si vous vous souvenez, c’est la même chose, les hommes en costume de flanelle grise, mais là big browser marche dans l’allée, fièrement, et met en place ses lunettes de réalité virtuelle.

Méritocratie

Début d’Internet l’idée, une belle idée, c’est l’idée, quelque part, que si on mérite de dire quelque chose d’intéressant, alors on va avoir des usagers et c’est symbolisé au mieux par ce dessin [10] publié dans The New Yorker : sur Internet personne ne sait que vous êtes un chien. C’est-à-dire qu’on va juger ce que vous dites et non pas qui vous êtes, quels sont les diplômes ou les richesses que vous pouvez avoir, on va pouvoir vous juger en fonction de votre mérite propre.
C’est toujours une bonne idée et toujours une très mauvaise idée.
C’est toujours une bonne idée, parce que, de facto, on aimerait bien être jugé sur ce qu’on est et pas sur son statut, son héritage ou je ne sais quoi.
Et c’est une mauvaise idée parce que, de facto, ce que l’on est, est aussi le produit de ce dont on hérite. Un des premiers livres de Pierre Bourdieu c’était La Reproduction. Il montrait que l’école, qui est basée sur l’idée de la méritocratie, du mérite que les gens peuvent avoir, est quand même, statistiquement, un outil de reproduction des mêmes classes. On va donc favoriser des individus qui vont pouvoir s’en sortir – je suis content, j’en fais partie –, mais, statistiquement, c’est la reproduction, parce qu’on n’a pas pris à la racine : on parle du mérite individuel et non pas de l’accompagnement social.
Il est vrai que ceci s’est légèrement transformé. L’époque où on ne savait pas que j’étais un chien me manque.

Internet dans la poche

L’autre aspect, c’est quand on a pu avoir Internet dans la poche. Ça c’est Steve Jobs et vous allez voir, c’est un spectacle extraordinaire.

[Steve Jobs présente le premier iPhone en 2007]

« Ça fait deux ans que j’attends ce jour. De temps en temps, il y a un produit révolutionnaire qui arrive sur le marché. Vous êtes très content quand vous en faites un dans votre vie, mais Apple, lui, a changé le monde. Ça a changé toute l’industrie de l’informatique. […]. Ça a changé l’industrie de la musique. »

Les gens, dans la salle, sont des journalistes. En général, un journaliste n’applaudit pas la personne qui parle.

Je trouve que cette présentation est un épitomé, une espèce de résumé magnifié de la relation très spéciale qu’entretiennent l’industrie de l’informatique et l’industrie du spectacle. Vous pensez bien que Steve Jobs, là, est un acteur, il a répété et répété, c’est millimétré, c’est calculé, et il s’agit de faire applaudir les gens qui vont ensuite porter la bonne nouvelle, puisque ce sont des journalistes, donc se les mettre dans la poche en les faisant applaudir. Le rôle du journaliste est, en principe, d’être justement extérieur à la personne qu’il interroge, de l’asticoter. Là, on se le met dans la poche au même titre que le téléphone qu’on va mettre dans sa poche.

L’autre élément intéressant c’est cette idée qu’on va changer le monde, qu’on l’a déjà fait et qu’on va donc continuer à le faire.

Gagner les cœurs

Il s’agit gagner les cœurs des gens, d’où l’importance du packaging, et d’où ce qui est détruit par la première vidéo que je vous ai montrée où on écrase le monde pour en faire un iPad.

Déclaration d’indépendance du cyberespace

En 1996, John Perry Barlow [11], qui est décédé en 2018, écrit un texte pour dire « nous vivons dans un autre monde que le vôtre, ce n’est pas un monde industriel, c’est le cyberespace et ce cyberespace veut devenir indépendant des règles qui ont présidé à la construction du monde matériel, du monde industriel, à ses lourdeurs et sa bureaucratie. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous, vos concepts de propriété, d’expression d’identité, ne s’appliquent pas à nous. » C’est un texte très fort. De nombreux développeurs et informaticiens ont été profondément marqués par ce texte parce qu’ils avaient l’impression d’inventer quelque chose de radicalement nouveau, de pouvoir se dégager des règles, de pouvoir réinventer des règles et ils le faisaient, bien évidemment, pour le meilleur, tout ce que je disais tout à l’heure : on fait ça pour le bien de l’humanité. Ils n’avaient pas prévu que quand on se dégage des règles, quelque part on risque de tomber dans d’autres rapports qui sont surtout des rapports de jungle, des rapports du plus fort.
Donc cette idée qu’il y aurait un monde à part s’est traduite dans la loi. La Déclaration d’indépendance du cyberespace [12] est un manifeste et, très peu de temps après, sont arrivées les lois qui ont exonéré les plateformes, les acteurs de l’Internet, les gens qui diffusaient l’information, des règles qui s’appliquaient à tous les autres, qui s’appliquaient aux télévisions, aux journaux, aux enseignants et tout ça. On leur a dit : « Quand un de vos usagers pose un problème, vous avez le droit de laisser dire n’importe quoi. » Ce sont toutes ces lois qui ont créé l’exception, ce monde serait exceptionnel, donc ils sont une exception. Il n’y a pas besoin d’avoir un rédacteur en chef, un directeur de publication qui ira en prison s’il y a un problème, il n’y a pas besoin d’avoir un contrôle, etc. Il faut juste dire qu’on se donne les moyens. Depuis, cette règle de base n’a jamais été remise en cause, on a juste demandé « donnez-nous un peu plus de moyens, donnez-vous un peu plus de moyens ». C’est-à-dire qu’on a transféré aussi la capacité de la justice à devenir une justice privée, organisée par ceux-là mêmes qui sont l’outil de diffusion des informations, des débats et des choses comme ça. Aujourd’hui, contre le terrorisme, on demande à Facebook de faire le travail, mais on ne demande jamais de nous donner les traces et tout ça pour repérer les vrais gens derrière ; la police ne peut pas intervenir.
Il existe ce problème d’une exception et cette exception a fait en sorte que ces entreprises sont devenues plus riches que la majeure partie des États de la planète et qu’elles ont un pouvoir démesuré parce qu’elles sont exceptionnelles puisqu’elles ne sont pas redevables des règles qui s’appliquent à tous les autres, notamment à la presse, ce qui fait que l’Internet a tué la presse, il faut être réaliste.

Logiciel libre

Au début de l’informatique, il y a franchement eu une volonté d’associer l’usage de l’informatique et la liberté.

Ce beau chevelu c’est Richard Stallman [13], celui qui a inventé la notion de logiciel libre.
Le logiciel libre c’est l’idée qu’un logiciel va pouvoir être regardé par celui qui l’utilise. Celui qui l’utilise, à l’époque, oui, maintenant ce n’est pas vous et moi. Ça veut dire que d’autres membres de la communauté des développeurs, d’autres développeurs, vont pouvoir obtenir le code source, donc savoir ce que fait un logiciel. On ne sait pas ce que font l’algorithme de Facebook, de Twitter ou même de Parcoursup. On a du mal à les comprendre, ce ne sont pas des logiciels libres, donc, derrière, on a un vrai problème pour savoir s’il n’y a pas un nain jaune qui tourne et qui en profite pour faire autre chose, pour capter des traces, pour faire un calcul qui met en avant ses amis idéologiques, comme le fait Elon Musk sur Twitter, etc.
Le logiciel libre c’est la capacité d’avoir la liberté sur Internet, y compris une des premières libertés qui est de ne pas être dépendant du fournisseur d’outil. Imaginez-vous qu’au début des traitements de texte, si vous aviez écrit un traitement de texte avec l’outil de Microsoft qui s’appelle Word, vous ne pouviez plus vous en servir avec un autre logiciel, donc enfermement, en fait, de l’individu. À l’époque il n’y avait pas que Word, il y avait plein d’autres traitements de texte qui ont fait faillite et les gens ont perdu tous les documents qu’ils avaient faits avec ces traitements de texte-là.
L’idée du logiciel libre c’est aussi l’idée qu’on va pouvoir ne pas être dépendant d’un même producteur. On peut regarder ce qui se passe, on n’est pas dépendant.
On peut partager le logiciel, c’est-à-dire qu’un informaticien va prendre le travail de quelqu’un d’autre, il va éventuellement l’améliorer et redistribuer ses améliorations, ce qui a enregistré une spirale progressive. Il faut bien vous dire qu’à la fin des années 90, Microsoft était vent debout contre le logiciel libre. Aujourd’hui, Microsoft est le premier producteur de logiciels libres avec IBM. Donc, une bataille a vraiment été menée et a été gagnée pour cette idée que le logiciel doit pouvoir être ouvert et vérifié.
Bon, il est vrai qu’une partie du pouvoir s’est déplacée du logiciel vers les services, donc les fameux algorithmes, le mot valise pour dire tous les tripotages qui sont faits entre l’entrée d’une donnée et la sortie de cette même donnée.

Le logiciel libre est accompagné d’une éthique des hackers, c’est-à-dire que les gens développaient autant un esprit de responsabilité vis-à-vis de leur travail dans l’informatique, puisque d’autres allaient pouvoir regarder ce qu’ils avaient fait.

Wikipédia

Autre élément absolument magique de la création d’Internet, vous vous en servez vraisemblablement tous les jours ou presque, c’est Wikipédia, une encyclopédie qui a réussi, en quelques années, trois/quatre ans, à mettre à genoux tout le secteur des encyclopédies, l’Encyclopædia Britannica, l’Encyclopædia Universalis en France, etc., parce que les gens ont eu envie de partager leur savoir.
On a tendance à dire que le savoir est une corvée : je suis obligé de venir en amphi, de m’installer, d’écouter quelqu’un qui bavasse en bas. Non ! Il y a des gens, en tout cas une large partie, qui aiment savoir, savoir tout et n’importe quoi, depuis le nom d’un acteur de troisième zone d’un film inconnu de Hollywood jusqu’où travaille JWST [James Webb Space Telescope], l’observatoire avec le télescope qui récupère ces merveilleuses images qu’on a.
Toutes ces échelles de connaissances sont représentés dans une même encyclopédie. Alors elle a des défauts, mais on mesure quand même la capacité de transmission de la connaissance et la volonté épistémique de ces gens, les Wikipédiens, qui ont créé ce bien commun extraordinaire et mondial en 200 langues !

1993 : arXiv [14]

Autre élément qui a gagné, c’est le libre accès à la science.
Il faut vous dire qu’avant Internet, accéder à un article scientifique, c’était presque impossible. Il fallait avoir une bibliothèque assez riche pour avoir les milliers de revues disponibles. On pouvait avoir un prêt entre bibliothèques, mais ça prenait du temps. En fait, c’était compliqué d’avoir accès aux publications scientifiques. Par contre, c’était très bien pour les quatre grands éditeurs scientifiques qui faisaient des bénéfices extraordinaires, pas loin de 37/38 %, tous les ans sur un chiffre d’affaires absolument… !
Arrive ce jeune garçon [15], qui récupère un vieil ordinateur. Il le branche et met dessus un dépôt d’articles, un dépôt de ce qu’on appelle les préprints, c’est-à-dire l’article scientifique avant qu’il ne soit publié dans ces revues monopolistiques. Il travaillait en physique des hautes énergies et là, tous les chercheurs de son domaine se mettent à déposer les articles et à aller chercher les articles des autres. Donc on favorise la communication scientifique, ça s’appelle la science ouverte, ça a été un grand mouvement, une bataille, une bataille parce que les éditeurs monopolistiques ne se sont pas laissé faire. C’est une bataille qui est gagnée, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, dans la loi, en France, les chercheurs doivent déposer leurs articles et ils sont protégés par la loi : si un éditeur se retourne pour violation du droit d’auteur, la loi protège le chercheur de l’université française. C’est la fameuse loi pour une République numérique [16] de 2016.
Donc là aussi, une bataille pour le partage des connaissances qui a été gagnée grâce à l’Internet. Elle a été gagnée dans notre pays, mais imaginez ce que c’est pour des chercheurs des pays moins avancés. C’est une vraie bataille de la connaissance.

Production d’images

La production d’images a changé. L’entreprise représentative du 20e siècle de la consommation d’images grand public, c’est Kodak qui est née au début du siècle, dans les années 20, et qui a disparu au tout début du 21e siècle. Kodak c’était le moyen d’avoir des photos, « clic clac Kodak ».
Aujourd’hui, le nombre d’images s’est multiplié, s’est transformé. On prend plein d’images, on a donc un témoignage permanent de ce qui se passe aujourd’hui. J’aimerais tellement pouvoir entendre la voix de mon arrière-grand-mère, une vraie Manchotte, avec son accent. Aujourd’hui, je sais que mes arrières petits-enfants pourront m’écouter, pourront même me voir, alors merci !
C’est un changement absolument énorme de ce qu’est l’espace de l’image, l’espace du souvenir.
Alors, il y a un mélange d’un espace privé d’un espace public, il n’y a pas des avantages qui se gagnent s’il n’y a pas, parfois, des limites à étudier.
C’est aussi, par exemple, le fait du développement des selfies : je me prends en photo et je la diffuse, si je ne la diffuse pas ce n’est pas un selfie, c’est un autoportrait, donc je la diffuse presque immédiatement. Les gens ont dit « c’est narcissique ». Si je me souviens bien, ce n’est pas de lui que Narcisse était amoureux, c’est de son image. Donc, là, c’est pareil, ce n’est pas nous, c’est l’image de nous que nous construisons, que nous auto-construisons, à laquelle nous essayons de nous conformer. Je ne m’habille pas pareil quand je viens faire une conférence ici ou quand je suis chez moi en train de nettoyer la cuisine.
Donc, tout le monde est devenu producteur d’images et c’est vraiment un changement absolument extraordinaire, qui sert la vérité, bien plus que la vidéosurveillance : ce sont des gens qui sont là et qui filment, les témoins.

On a, bien sûr aussi, la production d’images par IA, les fausses images, c’est un danger qui peut être réglé par la loi, c’est-à-dire qu’il suffit que ce soit clairement affiché que c’est produit par une IA et qu’il y ait une sanction très forte. Ils ne le feront pas ! OK.

Le rôle des utopies

En fait, toutes ces choses qui ont pu être gagnées, tout cela, c’est un peu l’Internet utopique. Au début de l’internet, on s’est mis à croire réellement que ça allait changer le monde, favoriser la paix entre les hommes, que ça allait assurer la liberté d’expression, que ça allait rendre les communautés virtuelles opérationnelles pour défendre la démocratie, on a cru tout cela, c’étaient de belles utopies. Ce qui est important c’est de se dire que quand on a de belles utopies on a envie de se mobiliser, on a envie de se bouger. Il en faut d’autres.
Après, il est rare qu’une utopie, une fois qu’elle atterrit dans le monde réel, ne soit pas changée, elle s’use, elle s’inverse, etc. Mais, si on n’a pas d’utopies, on n’est pas capable de mener des actions collectives. Donc, aujourd’hui, il faut redévelopper une utopie d’Internet, même s’il y a effectivement un risque.
Les gens qui pensent qu’on ne pourra plus, qu’il faut débrancher nos appareils, les casser, taper du pied dessus, ne sont pas au 21e siècle, ils sont dans une nostalgie qui n’ira pas loin. On est au 21e siècle et c’est là.
Donc réapproprions-nous les utopies et créons-en, vous, parce que moi, avec mes cheveux blancs, c’est un peu tard, j’ai participé à la vague d’avant. C’est à vous de créer les nouvelles utopies qui vont être nécessaires. Après les créer, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas développer le regard critique.

Retour sur les utopies

Cette personne c’est Danah Boyd [17], une des principales socio-anthropologues de l’Internet, une des personnalités les plus marquantes de la réflexion sociologique sur Internet et elle a écrit, au lendemain de la première élection de Donald Trump, l’idée que les plateformes, qui étaient là pour transmettre la connaissance, ce dont je vous ai parlé, que la haine a pris les mêmes tuyaux, le même chemin et aujourd’hui on ne s’en est pas aperçu. On n’a pas voulu s’en apercevoir, on est resté figé sur l’utopie au lieu de regarder le moment où celle-ci pouvait basculer en dystopie.

Utopies contre-productives

On a aussi eu pas mal d’utopies contre-productives, c’est-à-dire des utopies qui, quelque part, favorisaient le développement de dystopies.
La première utopie, ça a été le rejet des institutions. C’est vrai que c’est venu des États-Unis. L’idée de base c’est quand même une idée libertarienne, c’est-à-dire qu’il faut rapprocher les capacités d’action des gens, des individus isolés, et on n’a pas besoin de corps intermédiaires. Cette idéologie s’est répandue, j’ai parlé tout à l’heure de l’État-plateforme, l’État-plateforme c’est ça, c’est un État qui ne veut plus négocier avec des corps intermédiaires, que ce soient, par exemple, les maires des villes à qui on impose, aujourd’hui, des restrictions budgétaires insensée, que ce soient les syndicats, que ce soient les associations, etc. C’est un État qui ne veut plus négocier mais qui juge de l’efficacité, l’efficacité étant fixée par des règles qui dépassent les relations humaines.
On a imaginé qu’Internet allait pouvoir remplacer toute une série d’institutions.
En fait, c’est confondre la politique et l’ingénierie, ce que j’ai appelé tout à l’heure le déterminisme technologique, c’est-à-dire dire qu’on va pouvoir trouver des méthodes d’ingénierie pour mettre de l’huile dans le système, là où la politique est là pour ça, elle est là pour définir l’intérêt général. Après, vous et moi, ne voyons peut-être pas l’intérêt général de la même manière. C’est bien ça le rôle de la politique, c’est d’en discuter, c’est donner de l’importance aux idées. Vous avez remarqué qu’aujourd’hui on donne de l’importance aux personnes beaucoup plus qu’aux idées, donc, on veut remplacer toute une série de mécanismes démocratiques par un sondage d’opinion permanent, le vote électronique, les faits divers grossis. C’est une utopie que je pense contre-productive.

Une autre, c’est l’idée de remplacer la monnaie par des cryptomonnaies. C’est l’utopie la plus monstrueuse. En fait, on crée une pyramide de Ponzi, on crée un immense système d’arnaque dans lequel les derniers entrants sont sûrs de perdre, par contre les premiers vont gratter beaucoup de choses. C’est typiquement le cas du bitcoin, mais c’est, plus largement, l’idée qu’on va avoir une monnaie privée qui se dispensera des discussions politiques, des règles politiques. Ça devient un système d’échanges, mais en réalité, comme il n’y a rien à échanger avec les cryptomonnaies, ça devient un système de spéculation. On remplace donc l’idée que la monnaie, qui est l’outil de la politique, de l’économie politique : je fabrique de la monnaie pour pouvoir annuler mes dettes. Il faut pas confondre les dettes des États et les dettes des personnes, les personnes n’annulent pas leurs dettes, mais, pour les États, c’est une décision politique et ça s’est toujours fait dans l’histoire. Là, on a franchement quelque chose de très important : on va dépolitiser l’argent, c’est-à-dire le retirer de la manière dont les gens vivent concrètement, d’où destruction des services publics, licenciements massifs, tout ce qu’on connaît.

Une autre utopie contre-productive, c’est l’idée de qu’on va avoir une économie dite de la longue traîne. Même quelqu’un qui ne vend pas beaucoup est présent dans le même magasin Amazon que celui du dernier best-seller à la mode, donc il est toujours disponible, donc il y aura une économie pour lui. Non ! Il n’y a pas d’économie pour lui, il n’y a pas d’argent, il va se partager quelques centimes à la fin qu’on ne lui paiera même pas parce que le coût pour le payer est supérieur à ce qu’il va gagner. Il n’y a donc pas de longue traîne, il y a sans arrêt une focalisation sur la zone de l’audience, c’est-à-dire les best-sellers, les blockbusters au cinéma, etc.

Autre utopie, c’est qu’on allait avoir une weightless economy, une économie sans poids, qui ne pèserait pas sur la nature puisqu’elle se ferait dans un cyberespace indépendant par échange de données ; vous n’avez jamais réussi à peser le poids des octets dans votre main. En fait la réalité, je vais y revenir tout à l’heure, c’est l’exploitation de la planète, ça fait partie de l’ensemble des activités qui, aujourd’hui, surexploitent la planète.

Enfin, la dernière utopie contre-productive dont je voulais parler, j’en ai parlé en filigrane un peu partout, c’est l’idée que ce sont les outils qui changent le monde. Non, ce sont les humains qui changent le monde, ce sont les relations entre les humains qui peuvent le changer. Après, les outils peuvent servir. MeToo, par exemple, sert à la libération des femmes en général, parce qu’elles ont pu le mettre, s’exprimer comme ça, dire des choses sur les médias sociaux, sur Internet, mais ce n’est pas l’outil, c’est le courage des femmes qui ont dit, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Cet oubli de la matérialité est important parce que toutes les activités humaines vont ponctionner la planète. La question c’est de savoir si on ponctionne plus que ce que la planète régénère ou pas. Vous savez qu’aujourd’hui c’est vers le mois d’août que la planète est épuisée, c’est-à-dire qu’après, tout ce qu’on va consommer n’est pas renouvelé. Cette date est importante, surtout parce qu’elle arrive de plus en plus tôt dans l’année donc c’est important. Bien sûr qu’il faut utiliser la planète pour se nourrir, pour récupérer des choses, pour faire de l’informatique, oui, mais est-ce qu’un équilibre est fait entre cet usage et l’intérêt ? Est-ce que rouvrir la centrale nucléaire de Three Mile Island, qui a connu un accident majeur à la fin des années 70, pour nourrir un serveur qui va faire les calculs nécessaires à l’intelligence artificielle de Microsoft est bien raisonnable ? Ce sont des questions qui méritent d’être posées. Sinon oui, ça utilise des métaux, des terres rares, ça utilise de l’eau, énormément, ça utilise de l’énergie. Donc comment va-t-on réduire ? Comment va-t-on essayer d’être responsables ? Le problème, c’est que cette énergie est utilisée aux deux pôles. Ce qui pèse le plus sur la planète, ce n’est pas le datacenter, le datacenter pèse, mais il est centralisé, donc on peut calculer. Non. C’est le fait que cinq milliards de personnes ont un téléphone mobile dans la poche, ça pèse beaucoup plus sur la planète, surtout quand ce téléphone mobile est changé tous les deux ans.
C’est aussi la réflexion que les informaticiens commencent à se poser : comment pourrais-je faire de l’informatique plus sobre ? Plutôt que vouloir développer vite des idées nouvelles, comment faire avec des idées de sécurité et avec le moins de consommation énergétique possible ?

Imprégnation mentale

Je vous laisse regarder, c’est notre monde moderne [Image avec d’un côté des logos de marques et de l’autre des feuilles de diverses plantes, NdT].

On vit un monde où le la relation à la nature s’est perdue. On est plongé dans des images et ces images sont symbolisées par des marques, ici, on va voir tout à l’heure d’autres choses.

Le rôle des médias

Deux mots sur le rôle des médias. Le rôle des médias, c’est de mettre des choses à l’agenda, mettre à l’agenda, mettre à l’ordre du jour des informations. Faire en sorte qu’une société, un groupe, etc., puisse se poser des questions communes à un moment donné. C’est pour cela que les médias parlent tous de la même chose, ils en parlent différemment, mais ils parlent un peu tous de ce qui est à l’ordre du jour, parce que ce sont eux qui le mette à l’ordre du jour.
Pour que ça marche il faut qu’ils soient capables d’attirer des lecteurs, d’attirer des gens qui vont regarder tel ou tel média, parce que ça favorise leur modèle économique qui est de vendre à un tiers. Un média, ça capte du temps de cerveau disponible, comme on dit, pour le vendre à un tiers qui a intérêt à acheter l’attention des autres. Qui a intérêt à acheter l’attention des autres ? Celui qui a quelque chose à vendre, celui qui a quelque chose à développer idéologiquement. C’est donc une industrie de l’influence. La publicité est une industrie de l’influence et c’est celle qui finance les médias, presque tous les médias, à part les médias de service public qui aujourd’hui, vous le savez, sont en danger, sont critiqués très largement et ça dans le monde entier, que ce soit en Angleterre avec la pourtant puissante BBC, que ce soit aux États-Unis avec le réseau NPR ou, en France, avec les critiques permanentes adressées au premier média aimé aujourd’hui par les Français, c’est-à-dire les radios de Radio France.

Le problème c’est que les médias ont besoin d’avoir du public et qu’est-ce qui fait venir le public ? La peur. C’est historique.

[Projection du Journal télévisé de TF1 du 18 février 1976 « La France a peur »]

Roger Gicquel, voix off : La France a peu, je crois qu’on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu’hier soir, une vingtaine de minutes après la fin de ce journal on a appris cette horreur : un enfant est mort.

Hervé Le Crosnier : La France a peur. Une personne... c’est horrible ! La France a peur. La peur fait vendre, c’est clair, on va donc sans arrêt développer les faits divers pour en faire des faits généraux. Le fait divers a toujours intéressé les gens. Il y a quand même deux choses intéressantes quand on regarde les médias, même moi qui suis prof de fac, qui le fut en tout cas, ce sont les faits divers et les peoples, franchement, après on regarde le reste, il faut être réaliste ! Pourquoi ? On a tous envie de regarder par le trou de la serrure, ça fait partie de notre vie commune, de la vie collective. On regarde, on dit qu’une fois ça va. Mais tirer des conclusions à partir des faits divers ou des paroles des peoples, c’est beaucoup plus problématique pour l’avenir de la démocratie. Or, les médias ne sont pas spontanément des outils de la démocratie. Ils furent un quatrième pouvoir, celui qui pouvait critiquer le monde tel qu’il était, mais ce n’est plus comme ça. Ils sont des propriétés et les propriétés des gens qui peuvent perdre de l’argent avec leurs médias, des milliardaires, et qui le font pour des motifs idéologiques.
On a donc là un vrai problème : le quatrième pouvoir, essentiel pour l’avenir d’une démocratie, c’est-à-dire pour informer les gens, est dans la main économique d’une poignée de milliardaires qui ne le font pas pour gagner de l’argent. S’ils le faisaient pour gagner de l’argent, on pourrait se dire « c’est que ça marche ». Non, ils pourraient en perdre et ce n’est pas leur problème. Leur problème c’est l’influence politique.

Et des médias sociaux

C’est vrai aussi des médias sociaux. L’algorithme des médias sociaux fonctionne de la même manière que l’algorithme des médias : il faut attirer les gens, les garder pour pouvoir leur vendre de la publicité. D’ailleurs vous voyez qu’on les garde de moins en moins, on va beaucoup moins sur Facebook qu’on y allait il y a dix ans, c’est clair, donc il y a beaucoup plus de publicité qu’il y a dix ans, donc ça nous dégoûte de plus en plus, d’ailleurs on y va encore de moins en moins, etc. Mais il faut les garder et, pour les garder, il faut avoir de l’engagement et qu’est-ce qui engage le mieux ? Les débats sur les choses les plus pourries de la planète, pas les débats intellectuels, et je le regrette. Comme je disais tout à l’heure, on regarde les choses intéressantes avant de regarder les choses nécessaires. Donc ça développe la montée aux extrêmes et puis le complotisme.

Imprégnation médiatique

On avait l’imprégnation des marques, on a maintenant l’imprégnation des individus, de ces fameux millionnaires.
Quand vous pensez que Elon Musk peut mettre 44 milliards sur la table pour racheter une place publique qui s’appelait Twitter, qui marchait bien et, en deux ans, en faire une machine de guerre pour faire élire son favori et d’ailleurs, au passage, devenir ministre et avoir certainement plein d’avantages pour ses entreprises aussi. Comment expliquer ça ? On transforme une place publique qui était un peu indispensable à tous les journalistes, à tous les gens qui voulaient suivre le monde, etc., en un outil de propagande parce qu’il a changé l’algorithme qui fait qu’on nous met de plus en plus en avant les choses que lui veut et non pas les choses que moi j’aurais choisies.

Régulation

Est-ce que, face à ça, on peut développer la régulation ? J’aurais tendance à dire oui et non. Je dirais, comme Yánis Varoufákis [18], qui vient de publier un livre là-dessus, Les nouveaux serfs de l’économie - Le capitalisme est mort. Bienvenue dans le technoféodalisme, que la régulation c’est qu’on a déjà accepté ce mode de fonctionnement. Mais oui aussi, parce que c’est nécessaire, c’est-à-dire que oui, la société a jusqu’à présent accepté le mode de fonctionnement de ces grands opérateurs du numérique, donc il va déjà falloir commencer par les freiner un peu, par remettre un peu d’humain dans le système, de la régulation, et après on verra comment on va réinventer un Internet.
C’est ce que je disais tout à l’heure : on a ouvert la boîte de Pandore en donnant un statut particulier aux opérateurs internet, aux hébergeurs et aujourd’hui il faut donc déconstruire les monopoles. Il y a une personne, que j’admire beaucoup, qui le fait avec un grand courage, c’est cette jeune fille qui s’appelle Lina Khan [19], qui a été nommée, en 2021, à la tête de la Fédération du commerce, Federal Trade Commission, aux États-Unis, qui ose s’attaquer, et en prend plein le visage en échange, ça ne va pas durer, au pouvoir des grands monopoles de l’Internet. Elle a fait sa thèse sur la raison pour laquelle Amazon est un monopole. Ce qui est important c’est que, dans les règles anti-monopole, l’intérêt de l’usager est mis en avant, c’est-à-dire que si on empêche le surcoût du monopole, si les prix baissent, c’est qu’il n’y a pas monopole. Ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’est que Amazon modifie l’espace social, choisit ses partenaires, etc., devient ce que Cory Doctorow [20] appelle l’emmerdification des plateformes, enshittification.

Emmerdification

Qu’est-ce qui se passe ? Les plateformes commencent par vouloir servir des clients, des usagers, donc elles vont leur rendre des services valables. Sur Facebook, vous allez retrouver vos amis d’enfance ou les gens du village où vous avez habité, où vous n’habitez plus.
Puis, après, elles se tournent vers des clients, le client c’est celui qui paye. Comme on vous a offert gratuitement un service, il faut bien se tourner vers quelqu’un qui va payer, c’est la publicité ; sur Amazon, ce sont les vendeurs qui sont sur le marketplace d’Amazon, donc on leur fait des offres alléchantes. Ça commence par être gratuit, après il y a un petit peu à payer, puis, finalement, la plateforme se retourne contre ceux qui l’ont fait vivre, qui lui ont permis de se développer et leur demande quelque chose. Amazon, c’est sans arrêt plus cher, il y a sans arrêt quelque chose à payer en plus. Je le sais bien, nos livres sont sur Amazon. Le pourcentage qu’il prend était correct au début, mais, en plus, il faut rajouter les frais d’abonnement mensuel, qui n’existaient pas avant. Il faut que je justifie de l’emballage que je mets à mes livres alors que je ne leur mets pas d’emballage puisque c’est Amazon qui envoie mes livres. Donc, il se retourne ensuite contre le client lui-même, parce qu’il a beaucoup d’usagers et qu’il a tout le pouvoir.
Les usagers ne sont plus satisfaits, mais ils ne savent pas où aller ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’il y a des monopoles. À chaque fois qu’un petit nouveau arrive, de toute façon un des monopoles le rachète. Facebook a racheté Instagram qui commençait à lui manger les arpions.
Il y a donc là une espèce de déperdition de ce qu’était le modèle de base.
Cory Doctorow, dans son livre qui s’appelle The Internet Con : How to Seize the Means of Computation, Le rapt d’Internet que, je dois vous avouer, nous sommes en train de traduire et qui devrait paraître en français en janvier, dit que la solution c’est de permettre aux gens de sortir facilement d’un système en emportant… Vous sortez de Facebook, vous perdez vos amis et vos photos, c’est beaucoup, donc vous ne sortez pas. Donc comment faire ? Ça s’appelle le fediverse [21], la fédération, la capacité d’avoir des serveurs multiples connectés entre eux et, si on réfléchit bien, c’est l’utopie de départ de l’Internet : avoir des serveurs multiples interconnectés entre eux, c’est inter nets, « inter réseaux ».

Le crétin digital

« La jeunesse est en danger. Le monde a peur pour sa jeunesse. Nous créons des crétins digitaux. » Ça doit être uniquement le numérique. Je sais qu’il y a des études scientifiques, mais on ne va quand même pas s’occuper des études scientifiques, qui montrent qu’il y a un problème avec les perturbateurs endocriniens, autrement appelés pesticides, et qu’ils provoqueraient des baisses de QI. Mais bon ! On ne va quand même pas à s’attaquer aux fabricants de pesticides, c’est quand même plus simple de dire « c’est la faute au numérique » !

Il y a des réalités, c’est vrai qu’il y a moins de temps de sommeil, mais ce ne sont pas uniquement les médias sociaux qui sont la cause de ce moins de temps de sommeil.

On lit moins d’imprimés. Comme éditeur je peux vous jurer qu’on vend moins de livres alors qu’on est plus connu, il y a bien un problème, c’est simplement que les gens lisent moins de livres.

Il y a des choses qui méritent d’être modifiées, de là à dire que ça crée des crétins ! Non !

Nouvelles pratiques

Il y a des nouvelles pratiques. Jamais les gens de ma génération n’ont eu une telle conscience du rôle de l’image, de la fabrication de l’image, de tout ça.
Il y a une capacité d’expression, moi je pouvais parler à mes copains de classe, point barre. Aujourd’hui ce n’est plus du tout votre cas.
L’information existe toujours, là aussi on dit que les gens s’en moquent. Je suis sûr que vous vous occupez d’informations, peut-être pas autant que les vieux schnocks comme moi, mais quand même !
Il y a un accès à des savoir-faire, ce qu’on n’aurait pas eu. Internet, YouTube en particulier, est plein de tutoriels. Oui, c’est plein d’images malsaines provoquées par des terroristes en puissance, mais c’est aussi plein de tutoriels dont vous vous êtes tous un jour ou l’autre servis pour faire une activité qui vous tenait à cœur.
C’est aussi là que se constituent des groupes de soutien et c’est particulièrement vrai pour les minorités.

Sans nier les problèmes

Alors il y a des problèmes, il y a le cyberharcèlement, il y a le hameçonnage, il y a du sexisme, malheureusement, le développement du masculinisme est lui aussi porté par l’Internet, etc., mais il faut mettre ces problèmes en contexte.

Mettre en contexte

C’est-à-dire, à part Internet où est-ce facile de socialiser ? On a remplacé le sport de masse. Quand j’étais quand j’étais jeune, dans mon village il y avait le gymnase et on retrouvait les copains, on y allait, on jouait au ballon. Maintenant, il faut être dans un club, il faut s’entraîner, c’est devenu compliqué. On n’a plus, tout simplement, ce sport de masse qui est devenu minoritaire, d’autant plus qu’on ne trouve plus les gens pour animer. On ne parle que du sport d’élite, on veut repérer les futurs champions, mais ce n’est pas ça qui est important, c’est de pouvoir socialiser.
Danah Boyd, dont je vous parlais tout à l’heure, dit que les jeunes ne sont pas accros à leurs portables, ils sont accros à leurs amis. Qu’y a-t-il comme moyen, quand on est enfermé dans sa chambre, qu’on ne peut plus sortir, qu’on n’ose plus sortir dans la rue, pour retrouver ses amis, rester en contact avec eux ? Comment fait-on ? Voilà ! Donc il faut ça.

La faute aux Zécrans ?

Donc, dire que c’est la faute aux écrans ! C’est la faute au modèle économique des géants de l’Internet, oui, pas les écrans, ce n’est pas l’objet, ce n’est pas la technique elle-même, c’est le modèle économique, la capacité de ce modèle à jouer avec notre attention, avec ce qu’on appelle les dark patterns, c’est-à-dire avoir caché à l’intérieur du système des incitations pour nous faire avancer dans le sens que veut la plateforme. Il y a des règles, comme le défilement continu par exemple, qui est une invention monstrueuse, ça ne s’arrête jamais, on n’a jamais la fin d’une page qui nous permet de souffler et dire « bon, ça va, j’ai assez vu ». On scrolle.
Et puis, en plus, il y a une recherche de satisfaction, ce qu’on appelle le circuit dopaminergique : on cherche des likes, on cherche à avoir des cœurs, on cherche à ce que quelqu’un balance des cœurs sur nous quand on utilise une plateforme comme Twitch, etc., et, si on n’en a pas, on est triste, si on n’a pas ce retour-là, ça rend triste. Les études montreraient que l’usage d’Instagram, par exemple, provoque des dépressions chez les jeunes de 10 à 13 ans, assez importantes, en nombre non négligeable, de l’ordre de plus de 20 %.

Après, il y a un truc, je vous dis ça entre nous, pourquoi est-ce toujours le problème des jeunes et des écrans ? S’il y a des gens qui sont en danger avec les écrans, ce sont les vieux ! Ils regardent BFMTV, CNews toute la journée, regardez où ça nous mène ! S’il y a des gens en danger, ce sont les gens qui sont confrontés à l’économie des écrans, pas les jeunes, les vieux, ce sont les pires et, en plus, ce sont eux qui votent ! Bon !

IA générative

L’IA générative. Ça va, maintenant vous vous en servez tous, vous faites vos devoirs avec. C’est bon. Le prof s’en rend compte, mais il ne peut rien dire !
Le problème de l’IA générative c’est qu’elle est entraînée sur des corpus énormes qui vont donc demander beaucoup d’énergie, tout ça pour avoir un système qui est capable d’inventer, de générer le mot suivant ou l’image suivante, etc. Le problème c’est que l’écriture ou la création est incorporée, c’est le corps des individus qui prennent des risques à écrire, à penser, à dessiner, etc. L’IA ne prend pas de risques, donc, est-ce qu’on peut dire que ce qu’elle produit c’est de la parole ? La parole c’est un risque.

Y croire ?

Est-ce qu’il faut y croire ? Ça ce sont images produites par IA qu’on essaye de faire croire comme étant des photos d’événements.

Moteurs de recherche

Les moteurs de recherche vont par eux-mêmes nous proposer la solution, vont devenir des moteurs de réponse. C’est important de passer d’un moteur de recherche à un moteur de réponse, finalement, ce sont eux qui font la réponse et si ce sont eux qui font la réponse, ça veut dire que j’ai le choix d’une réponse, la bonne. Le monde devient sacrément en droite ligne.

Sidération

En fait, on est en sidération devant ces technologies. Ça a quand même été très rapide. Les souvenirs dont je vous ai parlé ont 25 ans, c’est hyper rapide. On a donc une société en sidération qui, à la fois veut dire « c’est la faute aux écrans » et qui, à la fois, dit « c’est tellement exceptionnel qu’on n’a pas besoin de leur appliquer les règles habituelles de la société. » On est écartelé entre ces deux attitudes dans l’ensemble de la société et ça s’appelle la sidération. On ne sait pas quoi faire. Que deviennent les choses ? Donc, ça implique d’y réfléchir.

We are the Internet

Et, peut-être que pour y réfléchir, le mieux c’est de penser que l’Internet c’est nous. OK, ce sont eux qui captent l’argent, mais c’est nous qui faisons l’Internet, c’est nous qui mettons des informations, qui prenons des photos, qui les diffusons, qui nous regroupons, qui faisons des appels à se réunir ou des appels à se disperser. C’est nous !

Culture

Donc, moi je plaide pour l’idée d’une culture numérique. À partir du moment où c’est nous l’Internet, développer la culture numérique c’est un peu garantir que la démocratie va perdurer dans le monde numérique.
La culture c’est toujours compliqué, c’est à la fois la culture d’une nation, le fait que des gens qui vivent ensemble ont des modes de vie qui se rapprochent, c’est ce qui fait les cultures nationales, etc., une culture au sens anthropologique. Et puis on a la culture qui est l’ensemble des productions, des traces laissées par la création des humains. On a ces deux aspects-là, donc, si on veut travailler la culture numérique, il faut s’intéresser aux pratiques, aux usages – je disais tout à l’heure que les peoples et les faits divers c’est super intéressant – et puis, en même temps, aux idées ou aux livres, aux pensées construites qui vont pouvoir se mettre en place sur le domaine du numérique.

Numérique

Le numérique lui-même, ce n’est pas seulement l’informatique, c’est l’informatique plus le discours sur l’informatique. La technologie, c’est la technique plus le discours sur la technique, donc ce qui se dit, et ce n’est pas pour rien que je vous ai montré plein de publicités. La publicité c’est la manière dont la société ou les entreprises qui ont intérêt, elles y ont intérêt, mais en même temps, à part la publicité de Apple mise au début, la publicité cherche à attirer les gens, donc, quelque part, c’est aussi un reflet de ce qui est dans l’air, du Zeitgeist.
Donc, le numérique c’est l’informatique plus la technologie, et développer une culture numérique c’est bien s’il y a une culture informatique, mais c’est une autre forme de culture qui mérite d’être développée, qui est sur les usages.

Une culture pop

C’est une culture pop. Il ne faut pas oublier les mèmes, les images, les selfies, les jeux vidéo, tout cela c’est quand même la culture numérique et c’est une culture qui se base sur des pratiques qui plaisent aux gens, donc c’est une pop-culture.

Culture numérique

Pour moi, la culture numérique, c’est le moment où on donne de l’autonomie aux individus dans le monde numérique. Où ils vont prendre un peu de recul pour travailler le monde numérique, apprécier les formes intéressantes, les usages que vous avez, mais aussi être capables de rejeter les mainmises, les nouvelles formes de domination qui s’exercent au travers du numérique.

Si on veut changer le monde, et je pense que c’est sacrément nécessaire, je ne vais pas vous raconter les problèmes climatiques, ça n’existe pas, ni la crise démocratique ! Disons que si on pouvait changer le monde ça ne serait quand même pas plus mal, on éviterait des guerres, et, si on veut le faire, il va falloir le faire avec l’Internet. Il va falloir l’utiliser et ne pas y être soumis. L’utiliser et ne pas y être soumis, c’est déjà le premier pas pour vraiment changer le monde, contester les nouveaux pouvoirs.

Citoyenneté

Je pense que la culture numérique est la culture générale du 21e siècle. Tout a été numérisé ou est en passe de l’être, tout est réfléchi au travers de son image numérique.

À quoi sert la culture générale ? Pas pour s’étaler, briller en société, non, la culture générale c’est celle qui sert à faire la démocratie, c’est celle qui fait qu’on peut discuter des choses en ayant non pas seulement des opinions ou des émotions, mais un minimum de bases sur lesquelles on peut appuyer ses opinions et ses émotions.

J’ai terminé, c’est à vous de jouer. C’est à vous de développer la culture numérique. Ça ne viendra pas tout seul, il faut un peu travailler, je suis désolé. Si vous regardez ce qu’ont fait nos parents et nos grands-parents, ils ont bossé pour la démocratie et la liberté. Il va donc va falloir un peu travailler là-dessus, mais c’est vraiment l’enjeu de votre avenir.

Merci à vous.