Delphine Sabattier : Bonjour à tous. Ici Politiques numériques, alias POL/N, votre émission qui essaye de comprendre ce que les politiques ont dans la tête sur la tech et puis, aussi, de travailler ces questions de politiques publiques face aux enjeux du numérique. Aujourd’hui, on va parler Data et territoires.
Je suis Delphine Sabattier et je reçois Christine Hennion qui a été députée des Hauts-de-Seine de 2017 à 2022, actuellement conseillère municipale de Courbevoie et membre de Femmes@Numérique [1]. Bienvenue Christine Hennion.
Christine Hennion : Bonjour.
Delphine Sabattier : Data et territoires. Vous avez rendu un rapport [2] à ce sujet, vous l’avez d’ailleurs rendu assez récemment au ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guérini. J’ai regardé la lettre de mission qui est d’ailleurs embarquée dans ce rapport, qui nous dit « la France pionnière en matière d’ouverture des données publiques, mais – il y a un mais –, les collectivités territoriales ne joueraient pas vraiment le jeu. » Ce n’est pas parce qu’elles font contre mauvaise fortune bon cœur, non ! Visiblement, il y a des obstacles, il y a des leviers et tout l’objet était de les identifier précisément, de trouver un moyen d’accélérer pour davantage travailler la data dans les territoires et puis, aussi, d’ouvrir ces données. Mais pourquoi cette injonction ? Pourquoi a-t-on besoin des données, aujourd’hui, dans les territoires ? Pourquoi les collectivités territoriales doivent-elles s’emparer de ce sujet ?
Christine Hennion : D’abord, puisque vous dites que la lettre spécifiait que la France est pionnière, oui, effectivement, elle est pionnière, encore, le pourcentage est relativement bon par rapport à d’autres pays avec la loi pour une République numérique [3] qui date maintenant de quelques années. Mais effectivement, on n’a pas encore assez de collectivités qui, malgré les injonctions de la loi, ouvrent leurs données.
Delphine Sabattier : Pourquoi est-ce qu’on le regrette ? Déjà, pourquoi le regretter ? Pourquoi ça pose un problème ?
Christine Hennion : D’abord, je pense que beaucoup le regrettent elle-mêmes. Toutes les personnes que nous avons rencontrées, que ce soit des collectivités, des associations d’élus, toutes reconnaissent qu’il y a effectivement un besoin, qu’elles aimeraient bien le faire, mais que, souvent, elles manquent de moyens. Aujourd’hui on est, en gros, à 16 % de collectivités qui ont fait la démarche de mettre à disposition du public en open source, en open data, leurs données ou certains jeux de données.
Pourquoi le faire ? Parce que, aujourd’hui, on se rend compte qu’elles ont besoin de pouvoir piloter leurs propres politiques, les évaluer et aussi répondre à la demande du citoyen qui vit dans un monde numérique, qui a l’habitude, au travers des plateformes ou même des services de plus en plus nombreux, qu’ils soient privés, publics, de l’État, d’avoir des services en ligne. Le numérique, maintenant, habite la sphère du quotidien et il ne faut pas du tout que les collectivités publiques, les communes, qui sont au plus près du citoyen et reconnues comme telles, se mettent à l’écart de cette démarche, de cette transformation qui peut aussi aider tout le monde, elles et leurs administrés.
Delphine Sabattier : Vous avez commencé par le dire, c’est intéressant, ce rapport pointe du doigt une frustration des collectivités territoriales, notamment par rapport aux relations entre elles et l’État en matière de données : il y aurait des échanges qui seraient trop à sens unique.
Christine Hennion : Oui, parce que les collectivités, elles-mêmes, possèdent des données, beaucoup de données, puisque, comme je le disais, elles offrent des services que ce soit dans le domaine scolaire, dans le domaine de la santé, dans le domaine social, donc l’État a besoin de remontées de ces données, ça passe par les services déconcentrés de l’État, ça passe par les ministères, donc, les demandes envers les collectivités sont assez nombreuses. Dans le rapport, on cite une collectivité d’une taille, à peu près, de 50 000 habitants qui dit « moi j’ai besoin d’une personne à temps complet pour pouvoir répondre à ces demandes ». Leur frustration vient du fait que tout n’est pas toujours expliqué : le besoin de demander du sens, pourquoi nous demande-t-on ça ?
Delphine Sabattier : La finalité, en fait.
Christine Hennion : Voilà, la finalité de la demande, à quoi ça va me servir, en plus des doublons dans les demandes parce que tout n’est pas toujours coordonné entre ministères, il y a donc certainement des répétitions. Elles-mêmes ont besoin d’un retour sur ces données puisqu’elles ne sont pas toujours capables de faire toutes les analyses et le retour, par rapport à ces remontées, est souvent trop lent, alors qu’elles-mêmes, pour pouvoir conduire les politiques, les évaluer, surtout dans le contexte : je pense que c’est important et c’est spécifique à la période, avec le Covid, avec ce qui s’est passé en 2019/2020, on a eu une rupture. Et prendre aujourd’hui des décisions sur des chiffres qui datent de deux/trois ans, quand on est en 2022, qu’est-ce qu’on fait ? Donc, toutes ces données ont besoin d’être rafraîchies beaucoup plus fréquemment.
Delphine Sabattier : Cette question de la donnée se pose entre l’État et les collectivités territoriales, mais vous abordez aussi un autre sujet, c’est l’accès à des données qui sont détenues par des entreprises privées, mais qui peuvent et qui servent l’intérêt général. Qu’y a-t-il comme exemples ?
Christine Hennion : Ils sont nombreux. Vous avez tout ce qui concerne l’eau, l’électricité. On sort d’une crise énergétique, les collectivités sont des grosses consommatrices avec l’exemple de l’éclairage public : si elles veulent mieux piloter l’éclairage pour consommer moins, elles ont besoin de données et ça passe souvent par des services privés, mais, pour autant, suivant les contrats, les données ne sont pas toujours récupérées.
Delphine Sabattier : C’est-à-dire que, selon vous, il faudrait supprimer les intermédiaires ? Les collectivités pourraient davantage prendre des décisions en fonction de données auxquelles elles accèdent alors qu’aujourd’hui elles sont privées de cette capacité décisionnaire ?
Christine Hennion : Oui, parce qu’avoir la main sur ses données peut aider, en plus, à mutualiser, à ne pas toujours refaire à côté ce qui a déjà été fait par avance. Vous vous adressez à une entreprise privée, vous allez devoir négocier, le voisin va faire pareil. Il y a donc aussi un besoin de mutualisation et, peut-être, d’aide aux collectivités qui n’ont pas toujours la faculté de négocier des contrats complexes avec des entreprises qui ont, parfois, plus de moyens qu’elles, donc avoir des contrats-types, avoir des clauses-types, ce sont des choses qui peuvent les aider. Il faut peut-être aussi pouvoir passer par la loi pour, dans certains cas, demander à ce que des données soient déposées dans des espaces communs de données qui peuvent ensuite aider les collectivités mais aussi, éventuellement, d’autres entreprises à développer d’autres services.
Delphine Sabattier : Ça c’est une réflexion autour des communs numériques qui vaut aussi, qui est importante à mener au niveau local ?
Christine Hennion : Oui, bien sûr. On parlait de l’open data au début de notre conversation.
Delphine Sabattier : Vous dites, le rapport dit, car vous n’êtes pas la seule à avoir travaillé.
Christine Hennion : Oui, d’ailleurs je peux citer mes deux corapporteurs : Bertrand Monthubert, qui est à Toulouse et qui est président du CNIG [Conseil national de l’information géolocalisée], donc les données géolocalisées, et Magali Altounian qui est élue à la région et aussi à la ville de Nice.
Delphine Sabattier : Vous citez l’open data, vous parlez d’un bilan en demi-teinte ou en trompe-l’œil. Ça veut dire que tout ne va pas bien sur l’open data. C’est pareil, nous avons été très pionniers, très offensifs sur cette stratégie au niveau de l’État, de bonne heure, mais, finalement, le résultat est un peu décevant ?
Christine Hennion : Plutôt en demi-teinte que décevant.
Delphine Sabattier : J’exagère !
Christine Hennion : Il y a effectivement à peu près 5000 collectivités, en France, qui devraient ouvrir leurs données. On se rend compte, bien sûr, que plus elles sont importantes plus elles ont de facilités à le faire, ce qui veut dire qu’il faut quand même aider toutes les plus petites.
Delphine Sabattier : C’est ça le trompe-l’œil. On a des chiffres qui ne montrent pas les vraies difficultés, aujourd’hui, pour les petites collectivités ?
Christine Hennion : Un certain nombre d’organismes de statistique montrent bien les écarts, montrent aussi que de plus en plus de collectivités y vont. Mais c’est aussi parce qu’en commençant par l’open data, on a un peu fait du blanc ou noir, c’est-à-dire qu’on ouvre les données ou on les garde. Alors qu’aujourd’hui, avec la maturation autour de ces réflexions, les collectivités se rendent compte qu’un certain nombre de données peuvent être partagées et tout ceci est aussi aidé par les technologies qui permettent d’avoir une meilleure confidentialité ou bien d’avoir des espaces de données dans lesquels on peut manipuler tout ça, sans forcément avoir un regard sur la donnée d’origine, on n’a pas forcément besoin de télécharger toute une base de données pour pouvoir accéder à certains résultats.
C’est ce que dit notre rapport : maintenant, effectivement, il faut plutôt travailler sur ce partage, donc, aussi, sur les mentalités des personnes. Elles ont plus été éduquées, et c’est normal et légitime, à « attention, ce que je fais doit être protégé par une certaine confidentialité » d’ailleurs.
Delphine Sabattier : Ce rapport repose sur des enquêtes de terrain, des interviews que vous avez menées pendant une période, à l’automne 2023, c’est ça à peu près ?, printemps, été, automne ?
Christine Hennion : Plutôt printemps. C’est un rapport qu’on a fait sur une période quand même assez courte.
Delphine Sabattier : Après il y a le temps de la rédaction, de la remise.
Christine Hennion : On a fait les auditions entre avril et le 14 juillet.
Delphine Sabattier : À ce moment-là, l’intelligence artificielle est venue perturber un petit peu votre analyse ?
Christine Hennion : On a commencé le rapport en avril de l’année dernière, juste au moment où OpenAI mettait à disposition du public ChatGPT. Donc oui, effectivement, tous ces échanges, cette prise de conscience, un peu, du grand public a été mise en avant.
Delphine Sabattier : Qu’est-ce que vous vous êtes dit à ce moment-là ? « Tiens, ça va être un super nouvel outil pour nous aider à accélérer, justement, sur cette stratégie Data et territoires » ?
Christine Hennion : On se dit que les collectivités ne peuvent pas passer à côté. Si c’est un outil qui peut, effectivement, apporter de l’aide pour mieux comprendre un certain nombre de situations, pour aider à faciliter certaines tâches, pourquoi s’en priveraient-elles ? Il faut, bien sûr, faire tout ça dans un cadre respectueux des données personnelles, éthique, comme le demandent un certain nombre de règlements et de lois en France et puis, aussi, parce que tout le climat de confiance, qui doit être instauré, est essentiel si on veut qu’effectivement tout cela puisse progresser dans la bonne direction.
Delphine Sabattier : Je propose qu’on écoute Jean Dominique Seval qui est allé à Cannes pour assister à un grand forum sur l’intelligence artificielle. Il est arrivé là-bas, il est tombé sur qui ? Sur la nouvelle secrétaire d’État au Numérique, Marina Ferrari [4], et il a pu lui tendre son micro. On écoute tout de suite la chronique de Jean Dominique Seval qui était le président de la French Tech Pékin et qui nous apporte régulièrement, dans POL/N, un regard sur les politiques en matière de techno en Europe et en Chine.
Jean Dominique Seval : Bonjour Delphine. Bonjour à tous pour ce troisième épisode des Routes de la tech, je vous propose de faire un détour par Cannes, où s’est tenu le World AI Cannes Festival, tout un programme, une troisième édition pour un événement qui ambitionne de grandir, porté par la puissante vague de la révolution de l’IA.
J’ai eu, ainsi, l’occasion d’échanger avec Marina Ferrari, notre nouvelle secrétaire d’État au Numérique, tout juste nommée la veille au soir, pour tout simplement lui demander quelles étaient ses toutes premières impressions. Voici sa réponse.
Marina Ferrari : Déjà un grand enthousiasme, pour moi, d’être présente à Cannes aujourd’hui, à quelques heures de ma prise de fonction.
Je sais que ma nomination a créé une grande surprise dans le milieu du numérique, pour autant, je ne suis pas une inconnue totale dans le milieu du numérique, j’y ai travaillé pendant 12 ans et je suis très contente de retrouver ce milieu qui m’a passionnée pendant des années. J’étais sur le volet RH, il y a aussi des vrais enjeux là-dessus. Voilà, un grand enthousiasme.
Jean Dominique Seval : Merci beaucoup. On se retrouvera pour parler d’Europe, j’espère bientôt. Au revoir.
Marina Ferrari : Avec plaisir.
Jean Dominique Seval : Eh bien, Delphine, rendez-vous est donc pris avec Marina Ferrari pour parler de l’Europe numérique, entre autres choses bien sûr.
Ce festival de l’IA a été l’occasion de nombreux autres échanges, notamment avec Yann Le Cun [5] qui, en tribune, a fait le lien entre ses thèmes de recherche du moment, qui se proposent de dépasser les limites des IA génératives actuelles, et son plaidoyer pour une IA en open source. Pour cela, Yann Le Cun s’appuie sur sa prédiction qui annonce la généralisation des assistants virtuels universels ou l’IA comme base de la nouvelle infrastructure partagée, qui remplacera notre Internet actuel. Un changement radical et une puissance qui ne peut pas être, selon lui, laissée sous le contrôle des seuls géants installés sur la côte est des États-Unis ou ceux qui se situent entre Guangzhou et Pékin.
Pour Yann Le Cun, des plateformes d’IA en open source seront indispensables, comme le sont aujourd’hui pour nous, et c’est l’exemple qu’il a pris, une presse libre et indépendante.
Une vision passionnante, mais, néanmoins, une vision pro domo, puisque sa conclusion fait la promotion de l’AI Alliance, une alliance fraîchement créée, en décembre 2023, par IBM et Meta, par ailleurs employeur de Yann Le Cun, comme une riposte à la fois économique et éthique pour faire face aux deux leaders OpenAI, donc Microsoft et Google, qui tentent d’imposer leur propre approche fermée. Occasion, pour cette alliance, de demander à ce que l’IA open source échappe à une régulation trop stricte puisqu’elle serait, par construction, éthique et responsable. À voir !
Une prise de position à laquelle a répondu indirectement Bruno Le Maire, notre nouveau ministre de l’Économie, qui assurait, le lendemain, la conclusion des débats : un vibrant appel visant à dépasser une approche seulement réglementaire pour promouvoir une IA en open source, justement, comme gage de l’indépendance numérique de l’Europe. Parmi les nombreux sujets abordés par le ministre, ce qui a retenu mon attention c’est l’annonce de la relance de l’initiative « Scale-up Europe » [6] qui me semblait bien au point mort, mais avec l’idée que la France puisse se lancer avec les pays prêts à s’engager, donc sans attendre les 27, donc à deux, à trois ou plus, afin de renforcer massivement la capacité de financement de nos pépites. À suivre également.
Notons enfin que les acteurs chinois étaient peu représentés à Cannes, à l’exception notable de Huawei. Ils sont pourtant, pour le moment, sur le front de l’IA, les seuls véritables challengers des États-Unis. Oour revenir à la question de l’open source, c’est l’occasion de souligner que là-bas aussi la question est prise très au sérieux. Alibaba suit en effet la même stratégie que Meta en proposant librement son grand modèle de langage Tongyi Qianwen. De même, le célèbre Kai-Fu Lee [7], dont je vous ai déjà parlé, s’est illustré, en fin d’année dernière, en annonçant que le modèle de sa nouvelle startup, 01.AI, est accessible en open source. Son projet de faire jeu égal avec les champions du domaine est plutôt bien parti puisqu’il se classe déjà dans le top des modèles IA de la liste de référence publiée par Hugging Face.
Affaire à suivre dans un contexte où la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine entre dans une nouvelle phase, mais nous aurons l’occasion, bien sûr, d’y revenir.
Delphine Sabattier : Oui, bien sûr, parce qu’il y a beaucoup de sujets dans la chronique de Jean Dominique Seval !
Déjà, nous sommes super contents d’avoir eu les premiers mots de Marina Ferrari après s’être sa nomination, « grand enthousiasme – nous dit-elle – très contente de retrouver la tech".
La tech, c’est vraiment toute votre carrière Christine Hennion, c’est votre formation initiale et c’est un doctorat en physique. Vous avez toujours travaillé dans le secteur de la tech jusqu’à être attrapée par la politique en 2012. Comment accueillez-vous la nomination de Marina Ferrari qui, en plus, embrasse un nouveau poste qui est celui de secrétaire d’État au Numérique et non pas de ministre, ni de ministre déléguée.
Christine Hennion : D’abord je lui souhaite bonne chance et toutes mes félicitations. Je ne la connais pas. Les sujets qu’elle va devoir aborder sont quand même très nombreux.
Elle parle du sujet RH et c’est vrai que c’est un sujet important parce qu’on a besoin de former beaucoup de personnes sur tous ces sujets numériques et, je dirais, à tous niveaux. On n’a pas besoin que de spécialistes, on a besoin de personnes qui soient acculturées. D’ailleurs, c’est aussi une des recommandations de notre rapport : nous souhaiterions qu’au moins 10 % de la population soit formée. On propose un certain nombre d’outils, de solutions. Il y a, par exemple, l’outil Pix [8], qui est privé, mais qui est utilisé par l’Éducation nationale, qui va être aussi ouvert aux administrations.
C’est effectivement important que les personne soient formées, qu’elles comprennent bien pour appréhender ces sujets, qu’elles comprennent les risques, mais aussi les avantages de ces outils, donc je ne peux qu’à abonder dans son sens de ce point de vue-là.
Delphine Sabattier : Après, on espère qu’elle ne s’occupera pas que de ce registre-là, mais vous avez raison de souligner son importance.
Il y a aussi, dans la chronique de Jean Dominique Seval, cette question autour de la régulation de l’intelligence artificielle au niveau européen et toutes les questions que ça pose sur la protection des données. C’est aussi un domaine de prédilection pour vous, sur lequel vous êtes formée, sur lequel vous avez beaucoup travaillé. Comment réagissez-vous par rapport à la position française vis-à-vis de l’AI Act [9] qui s’inquiète d’une sur-régulation, finalement ?
Christine Hennion : Par rapport à ce qui a été dit par votre interlocuteur, d’abord je pense que l’open source ne peut être qu’une bonne chose, ça permet, effectivement, de mieux comprendre. Maintenant, jusqu’où ira cette open source ? Qu’est ce qu’on veut dire par là ? Est-ce que c’est ouvrir les algorithmes ? Est-ce que c’est ouvrir les jeux de données ? J’aimerais bien savoir un petit peu dans le détail ce que ça veut dire.
Delphine Sabattier : Il ne suffit pas de faire une incantation, de décréter que ça suffit pour être indépendant technologique.
Christine Hennion : Exactement. On sait que pour l’intelligence artificielle il faut des algorithmes, il faut énormément de données, donc, je dirais, où vont-ils aller les chercher ? Il y a aussi beaucoup de systèmes.
Delphine Sabattier : Je rebondis sur cette question. Vous dites qu’il va falloir beaucoup de données, qu’il faut aller les chercher. Justement, toutes ces données qu’on détient aujourd’hui en France, que l’État détient, que les collectivités ont sur les citoyens, comment les protège-t-on des ogres algorithmiques ? Vous allez me dire qu’on a un règlement européen sur la protection des données [10].
Christine Hennion : Oui, mais il n’y a pas que ça. L’État s’interdit de réutiliser des données à des fins commerciales. J’ai aussi travaillé sur l’identité numérique : quand on est dans le domaine de FranceConnect, on a quand même des garde-fous d’un service de l’État à l’autre, même si, effectivement, les systèmes peuvent se transmettre des données d’identification que vous avez vous-même déjà renseignées ; d’un service à l’autre ils ne savent pas pourquoi ça va être utilisé, il y a des garde-fous.
Delphine Sabattier : Il y a des garde-fous, mais ça n’empêche qu’aujourd’hui on ne sait pas exactement comment les outils d’OpenAI ont récupéré cette masse de données qui leur permet d’avoir un outil qui est quand même assez bluffant.
Sur cette protection de nos données en open data, je pense, par exemple, aux données de transport. Aujourd’hui, on communique énormément de data sur le trafic, le transport, en France. Ces données sont utilisées par des plateformes numériques étrangères. Est-ce que ça pose un problème ? Est-ce qu’il faut revoir notre politique par rapport à ça ?
Christine Hennion : Pour tout ce qui est données de transport, vous avez quand même un certain nombre de clauses dans la loi qui a été votée en France pour pouvoir, effectivement, partager un certain nombre de données. Vous pouvez le faire avec une anonymisation des données ; vous regardez quelles sont les personnes qui vont utiliser tel ou tel transport.
Delphine Sabattier : Ce n’est pas tellement sur ce sujet. On a effectivement des règles sur la protection des données personnelles. Mon interrogation c’est plutôt sur le fait que, finalement, toutes ces données que l’on collecte, qui sont des trésors publics, on les partage avec tous, y compris des entreprises privées qui en font des produits commerciaux, en l’occurrence sur les transports. On connaît des grandes plateformes qui nous proposent, aujourd’hui, de nous déplacer partout dans Paris très facilement. Cela fait aussi une concurrence à des services publics.
Christine Hennion : C’est aussi pour cela que, tout à l’heure, je vous parlais d’espaces communs de données. Effectivement, sur un certain nombre de sujets, que ce soit des entreprises privées ou des organismes publics, qu’on convienne de mettre dans un espace sécurisé de données des informations qui vont pouvoir être exploitées de manière sécurisée et puis, aussi, tout en respectant la confidentialité et l’intégralité de tout cela, c’est pour cela que ça doit être réfléchi et puis développé.
Delphine Sabattier : C’est-à-dire qu’il faut qu’on se donne les moyens de créer nos propres plateformes.
Christine Hennion : Exactement.
Delphine Sabattier : Et ça demande quoi comme financements ? Vous abordez aussi cette question du financement dans le rapport. Combien ça coûte ?
Christine Hennion : C’est une question qui est quand même normale et récurrente.
Aujourd’hui, il y a déjà de l’argent qui est dépensé. Notre réflexion c’est plutôt, peut-être, de mieux dépenser cet argent qui existe déjà, et, effectivement, de penser plus mutualisation, comment on peut faire mieux ensemble, plutôt que d’avoir beaucoup d’appels d’offres, comme aujourd’hui, avec des mises en concurrence, même des mises en concurrence de collectivités entre elles. En France, comme au niveau européen d’ailleurs, on est beaucoup plus souvent sur des appels à projets qui vont financer des innovations, mais pas toujours. C’est aussi détourné parce que c’est par là qu’il faut passer pour pouvoir avoir un peu d’argent, plutôt que sur le passage à l’échelle, le déploiement, l’industrialisation de certaines solutions.
Delphine Sabattier : Là, je suis sûre que beaucoup de patrons de PME vous entendent vraiment avec un grand plaisir, parce que j’entends ça, j’ai un retour important de l’écosystème français qui se plaint, justement, de ce système d’appel d’offres. Ce sont un peu toujours les mêmes entreprises, finalement, qui finissent par ramasser les projets et les budgets.
Christine Hennion : Oui, parce qu’en général c’est assez compliqué, ça demande des moyen, du temps. Donc, effectivement, plus les entreprises ou les collectivités sont petites et plus c’est compliqué pour elles de le faire. Je pense qu’une vraie réflexion est entamée à ce niveau-là, par exemple le ministère de la Transformation écologique a commencé à faire des appels à communs, j’en ai vu un, où il demande effectivement, à certaines collectivités, de se fédérer pour répondre, puisqu’elles ont quand même, pour beaucoup, des besoins qui sont similaires.
Dans le rapport, on pousse également à la standardisation qui est indispensable si on veut pouvoir à la fois échanger des données et répliquer.
Delphine Sabattier : Quel est l’accueil que va accorder le nouveau Gouvernement, parce que nous sommes après un remaniement. Bon, tout le monde n’a pas changé, mais ça a peut-être changé des méthodes, des priorités, je ne sais pas. Avez-vous des nouvelles, par exemple de Stanislas Guerini, vis-à-vis du rapport que vous avez rendu, Data et territoires ?
Christine Hennion : Stanislas Guerini est toujours en place. Par rapport à ce sujet, là on est en train de mettre en place un nouveau rendez-vous, mais c’est toujours dans son agenda donc ses priorités.
Delphine Sabattier : Vous l’avez évoqué, vous avez également travaillé sur le sujet de l’identité numérique avec un rapport rendu en 2020 [11]. Je le disais, aujourd’hui vous êtes vraiment sur le terrain en tant que conseillère municipale à Courbevoie. Les Hauts-de-Seine sont un des départements pilotes pour l’identité numérique, donc, là, ça va nous permettre de parler, peut-être, de la différence, des écarts entre le temps de la décision politique et puis la manière dont on peut, dont on doit ou dont on sait l’appliquer sur le terrain. Est-ce que vous sentez ce décalage ?
Christine Hennion : Oui, bien sûr ! Déjà, l’identité numérique est un sujet qui est ancien et sur lequel, malheureusement, la France n’est pas très en avance, pour le coup, par rapport à d’autres pays européens. C’est effectivement un rapport que nous avons rendu avec mon collègue, Jean-Michel Mis, en 2020, en plein cœur de la pandémie, avec un souhait que ce sujet soit vraiment investi, qu’il y ait une accélération. Cette identité, pour se mettre en place, a besoin aussi, au niveau concret et matériel, que les cartes d’identité physiques des Français évoluent, puisqu’il faut avoir la nouvelle carte d’identité électronique, ce qui veut dire qu’il y a aussi un déploiement sur le terrain.
Delphine Sabattier : C’est aussi un chantier industriel, pas que des mots ou des intentions politiques.
Christine Hennion : En 2020, dans le rapport, certaines préconisations et, aujourd’hui, une mise en place très progressive puisqu’on en est, effectivement, au début du déploiement depuis l’année dernière, il me semble, de cette carte, même 2022, je ne sais plus précisément. Donc maintenant, dans des départements pilotes, au travers des villes qui délivrent aussi les titres, donc la possibilité de faire certifier cette carte pour sécuriser l’emploi d’une identité sur Internet. J’ai vu dans la loi numérique [SREN - Sécuriser et réguler l’espace numérique], qui est en cours de discussion, qu’un certain nombre d’articles demandent qu’on raccourcisse les délais, que ce soit terminé pour 2027, donc, ça veut dire sept ans.
Delphine Sabattier : Et, très concrètement, que se passe-t-il par exemple à Courbevoie ? Comment vous préparez-vous à cette transformation sur l’identité numérique ? Vous connaissez par cœur le sujet, donc ça va aider.
Christine Hennion : Pour l’instant c’est encore très confidentiel.
J’ai pu le faire parce que, effectivement, j’ai la chance d’avoir ce nouveau titre, il a fallu que je change récemment ma carte, donc j’ai pu le faire.
Delphine Sabattier : Vous connaissez le sujet, vous avez la nouvelle carte !
Christine Hennion : Il n’y a pas une grande publicité, aujourd’hui, autour du sujet, mais le nombre d’applications se multiplie. Par exemple, la semaine dernière, le ministre Gérald Darmanin a annoncé que sur l’application France Identité il était aussi possible d’enregistrer son permis de conduire et, du coup, ce jour-là, inondation de France Identité.
Delphine Sabattier : Le serveur n’a pas tellement apprécié !
Christine Hennion : 500 000 personnes, d’un coup, se sont dit « chouette, je peux faire ça, c’est pratique ». Il y a quand même une vraie demande.
Delphine Sabattier : Une vraie demande. Ça pose quand même toujours cette question de la confiance qu’on accorde pour laisser nos données être traitées, partagées, mutualisées, vous nous l’avez dit. Comment est-ce qu’on installe cette confiance, parce qu’elle est quand même toujours très fragile entre le citoyen et puis l’État, les décideurs locaux, publics ?
Christine Hennion : Je parlais de la formation, de l’acculturation. Il faut effectivement que les gens comprennent ce qui se passe.
Au niveau local, on préconise aussi d’avoir des groupes de citoyens qui puissent discuter du sujet. Ça peut s’appuyer sur des structures existantes : on a des conseils de quartier un peu partout, on a un certain nombre de conseils citoyens dans la plupart des communes, même les conseils municipaux des jeunes qu’il faut aussi associer, pour pouvoir discuter des priorités, de ce qu’on fait, ce qui les intéresse, ce qui ne les intéresse pas. Aujourd’hui les jeunes, même s’ils utilisent beaucoup les réseaux sociaux – pas toujours, non plus, en les comprenant bien –, cette question de protection des données personnelles est quand même quelque chose qui les sensibilise beaucoup. Quand on discute avec eux, ça vient vite dans la conversation.
Delphine Sabattier : C’est donc cette nécessité de travailler aussi avec la conscience collective de la manière dont ces données sont exploitées.
Christine Hennion : Tout à fait.
Delphine Sabattier : Avec les règlements qui arrivent en Europe, qui arrivent en application très concrète, je pense au Digital Markets Act [12] sur lequel vous avez travaillé aussi, il vous semble que c’est le bon moyen d’obtenir davantage de confiance dans le numérique, aujourd’hui en France ?
Christine Hennion : Ça y contribue forcément. Le Digital Markets Act c’est effectivement quelle est la concurrence. C’est tout un ensemble de règlements, il y a le DMA, le DSA [13]. Le DMA, c’est la protection des consommateurs et tout ce qui est concurrence abusive de la part des grandes plateformes ; pour l’instant ce sont les grandes plateformes qui sont prises en compte, pas les petites PME, PME sur lesquelles elles ont effectivement souvent un pouvoir.
Delphine Sabattier : De cannibalisation.
Christine Hennion : Exactement.
Delphine Sabattier : Juste pour terminer là-dessus. Quand vous m’avez parlé de votre attachement politique, c’était vraiment la question de prendre en compte le citoyen dans ces bouleversements technologiques. Vous avez travaillé dessus, en tant que décideur, pendant cinq ans, d’où ma question : est-ce que vous vous sentez, aujourd’hui, plus en confiance, plus apaisée sur ces sujets ? Ça y est, on a compris, au niveau politique, l’importance qu’a pris le numérique et notre capacité à nous protéger et renforcer. Est-ce qu’il vous semble, aujourd’hui, qu’on peut avancer plus sereinement ?
Christine Hennion : C’est de mieux en mieux compris, mais pas forcément serein. J’ai été quand même assez désolée, en étant à l’Assemblée, de toujours entendre parler du numérique en termes de risques et de dangers. C’est surtout ce côté-là qui transparaît toujours, sans mettre en avant tous les bénéfices et les côtés positifs que ça peut apporter.
C’est vrai qu’il y a énormément de risques quand on voit tout ce qui peut se passer par rapport aux enfants. On parle quand même beaucoup de ce qui se passe autour de la pornographie, par exemple, où il faut vraiment pouvoir trouver une solution, d’ailleurs, pour moi, l’identité numérique peut en être une.
Delphine Sabattier : Tout le monde n’est pas d’accord sur ce point.
Christine Hennion : Non, tout le monde n’est pas d’accord sur ce point, mais bon !
Delphine Sabattier : Justement, est-ce que, en soulevant ces problèmes, c’est mettre au cœur le débat autour du numérique ?
Christine Hennion : Exactement ! Le débat est de plus en plus là, par contre, malheureusement aujourd’hui, je ne vois pas encore, dans les programmes des politiques, mettre le numérique en avant, et c’est dommage, parce qu’il est tellement partout, il a tellement, aujourd’hui, d’incidences sur notre vie au quotidien et de chaque instant. Vous parliez d’IA. Aujourd’hui il y a l’IA générative, on est en train de créer des mondes complètement virtuels et il faut bien qu’un enfant qui se construit puisse, effectivement, se rendre compte de la réalité du monde dans lequel il vit par rapport à ce monde imaginaire, qui peut être intéressant, mais il faut bien qu’il arrive à distinguer les choses et ça fait aussi partie de l’éducation.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup, Christine Hennion, d’avoir été avec moi dans POL/N, Politiques numériques.
On se retrouve la semaine prochaine. Aujourd’hui, c’était Stéphane à la réalisation. Merci à tous de nous suivre et pensez à ajouter POL/N dans vos favoris.