Xavier de La Porte : J’ai un problème dans la vie, les idées m’excitent. Même quand elles sont déprimantes. J’ai encore une fois ressenti ça quand j’ai rencontré Sénamé Koffi Agbodjinou. C’était vers la fin de l’été, à la Manufacture d’idées [1], le festival intello qui se déroule près de Mâcon où je vais chaque année.
Je devais le rencontrer pour discuter des villes africaines, de leur bétonisation et des éventuelles alternatives, dont on dispose, au tout ciment. Parce que Sénamé est togolais, architecte et urbaniste, et qu’il réfléchit notamment à ça, à ce qu’on pourrait proposer pour que les villes africaines soient autre chose que des océans de béton en quadrilatère, ce qui pose plein de problèmes environnementaux, économiques et même sociaux.
Tout ça, à priori, n’a pas grand-chose à voir avec le numérique. Sauf qu’au fil de la discussion, des liens sont apparus et Sénamé s’est mis à me raconter une histoire. Une histoire qui n’est pas celle d’une réussite flamboyante comme les aime le monde de la techno. Ce serait plutôt l’histoire d’un échec, en tout cas d’une désillusion. Une histoire triste.
Mais cette histoire, j’ai envie de la raconter quand même, parce qu’au milieu se glissent plein d’idées. À sa manière, Sénamé est un penseur et les histoires tristes, quand elles sont dites par les penseurs, font réfléchir, parfois même peuvent être enthousiasmantes.
On va partir du début. Sénamé est venu à Paris pour faire des études d’architecture dans les années 2000. En parallèle, il était inscrit à l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales et un jour, la technologie s’est invitée dans tout ça.
Sénamé Koffi Agbodjinou : C’est une coïncidence un peu bizarre. Je m’étais inscrit en cours d’anthropologie. On nous demandait de choisir une matière un peu plus loin de nos centres d’intérêt et j’ai vu, sur la plaquette de l’ École des hautes études en sciences, un cours qui s’appelle « Discours et pratiques du futur ». Je me suis dit « il ne peut pas y avoir plus éloigné du sujet des sociétés sauvages que ça ». Je suis allé à ce séminaire et quand je suis arrivé, ils étaient en train de visiter la Blackbox qui était un hackerspace à Paris, qui a fermé depuis. J’ai suivi le groupe et je suis arrivé dans cet espace où je voyais des gens dans le noir, en train de bricoler, mais surtout fascinés par quelque chose qui venait d’arriver, une imprimante 3D, une RepRap [2]. Il m’a semblé, parce que je connaissais un peu l’épopée du micro-ordinateur, qu’il se passait, autour de cette machine, quelque chose qui ressemblait à ce qui s’est passé au Homebrew Computer Club [3] quand ils ont fait rentrer, je crois que ça s’appelle le Altair 8800 qui était le tout premier ordinateur qui tenait sur une table. Ça a rendu fous ces jeunes hackers à l’époque et ça a déclenché toute l’épopée de l’ordinateur portable avec des duos : Steve Jobs/Steve Wozniak et Bill Gates/Paul Allen. Je me suis dit « il se passe quelque chose d’intéressant », je me suis penché dessus et tout de suite, pratiquement en quittant cette visite, j’avais un projet pour l’Afrique autour des technologies avec lesquelles je venais de me réconcilier.
Xavier de La Porte : Là, j’aurais dû demander à Sénamé pourquoi il parlait de réconciliation avec les technologies, mais je n’ai pas eu le réflexe. Je me suis dit que je comprendrais sans doute plus tard, je voulais avancer parce que ce que disait Sénamé m’a intrigué.
Quand j’ai vu apparaître la RepRap je me suis aussi dit qu’il se passait quelque chose de dingue. On était environ au milieu des années 2000, cette imprimante 3D, entièrement libre, promettait en effet un nouveau rapport à la technologie, notamment parce qu’elle était capable de produire elle-même une partie des pièces qui la constituaient. Elle annonçait une ère où chacun allait être capable de produire des objets dont les modèles étaient entièrement libres aussi, en passant outre les circuits de production traditionnels. On allait pouvoir construire tout seul une semelle de chaussure, une poignée de porte, la pièce manquante d’une voiture, pourquoi pas. C’était une promesse incroyable, une alliance de la technologie numérique et de la matière. Que ça provoque chez Sénamé l’idée immédiate d’un projet pour l’Afrique, c’est ça qui m’a intrigué et c’est donc ça que je lui ai demandé de m’expliquer.
Sénamé Koffi Agbodjinou : L’idée c’était de se dire que la technologie était suffisamment démocratisée pour qu’on puisse imaginer une smart city bottom-up. La mode des smart cities commençait à s’installer, il commençait à y avoir des projets de smart cities africaines et j’avais commencé à alerter sur le fait que ça avait le potentiel d’une nouvelle forme d’impérialisme qui pourrait même être un impérialisme terminal qui passerait par l’Afrique. Je voyais que là, en fait, il n’y avait pas que la technologie avec la façade de la Silicon Valley, mais qu’il y avait une sorte de niche incarnée par l’éthique hacker et les gens qui faisaient des choses très ouvertes, démocratisées, avec les nouvelles technologies. J’ai conçu ce projet que j’ai appelé HubCité. L’idée c’était de créer des petits labos sur le modèle de la Blackbox, dans pratiquement tous les quartiers d’une ville et d’investir chacun de ces laboratoires de la fonction de développer toutes les technologies qui rendraient smart dans un rayon d’un kilomètre autour. De sorte que si tu as un lab tous les deux kilomètres, tu as une petite smart city qui se bricole de façon grassroots.
Xavier de La Porte : Je me souviens aussi de cette époque-là, quand est apparue l’idée de la smart city, la ville connectée. D’ailleurs, en fouillant, je suis retombé sur une émission que j’avais faite en 2014 sur les smart cities [4] ; il y avait deux invités, Nathalie Leboucher qui dirigeait le projet Orange Smart Cities et Antoine Picon, architecte, professeur aux Ponts et Chaussées et à Harvard, et je leur avais demandé ce qu’était une smart city pour eux.
Antoine Picon, voix off : C’est une ville où on a suffisamment de capteurs, de puces, etc., pour savoir ce qui se passe. Depuis des micros occurrences, les consommations de compteurs, les problèmes d’embouteillage, l’état dans les différents réseaux techniques, on a tout ça et on est capable de faire remonter cette information. Ça va des systèmes techniques, mais on sait bien qu’avec la géolocalisation, on peut aussi savoir en temps réel où sont les gens. C’est une ville qui devient, en quelque sorte, sensible, c’est-à-dire que là où on avait un tissu de pierres, de béton et d’êtres vivants, on a cette couche informationnelle qui pénètre partout et envoie des messages.
Nathalie Leboucher, voix off : L’autre étape c’est de traiter ces données, éventuellement de regarder entre les secteurs comment ces données peuvent être utilisées, comment on peut faire ce qu’on appelle du data mining et surtout, après, de restituer cette information. C’est pour ça que le smartphone est clef parce que c’est l’outil du citoyen. Par exemple lorsque vous avez, en temps réel, l’arrivée des bus, ça veut bien dire que derrière tout ça il y a tout un système d’information sur l’arrivée du prochain bus.
Antoine Picon, voix off : Je crois que cette quantité énorme d’informations est devenue, finalement, le nerf de la guerre ou le sang, c’est ce dont tout le monde veut s’emparer. Le citoyen, bien sûr, le veut, les entreprises le veulent – on sait bien que Facebook et autres grandes entreprises sont quand même des as pour ratisser de l’information ; les administrations sont intéressées par ça, les politiques, etc. Donc la question du traitement devient immédiatement une question sociale et politique : qui a accès à quelles informations et sous quelles formes ?
Xavier de La Porte : C’est sûr que quand Sénamé parle d’une smart city grassroots, c’est-à-dire qui vienne du bas, de la base, constituée de hackerspaces éparpillés et reliés entre eux, eh bien c’est à peu près l’inverse de la définition qu’on vient d’entendre. Mais Sénamé a dit aussi quelque chose sur lequel il faut revenir. Il a dit que dans les smart cities telles qu’on les rêvait à l’époque, il voyait, lui, un impérialisme. C’est quand même assez fort comme critique. Je suis curieux de savoir ce qu’il reprochait à cette idée de smart city.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Je pensais, jusqu’à ce moment-là, que ce concept nous entraînerait fatalement vers une sorte d’extrémisme logicien, en tout cas, pour sûr, un colonialisme tel qu’il se proposait en Afrique et j’ai vu le potentiel d’en faire quelque chose de non monopolistique, si on restituait aux populations la capacité de développer elles-mêmes les technologies, de les posséder, etc. Le meilleur moyen, selon moi, de faire cela, c’était de démocratiser des lieux de production de la technologie.
Xavier de La Porte : OK. Là, de très gros mots ont été prononcés : extrémisme logicien, colonialisme. Avant que Sénamé ne me raconte plus avant son projet de réappropriation démocratique, j’ai besoin qu’il m’explique pourquoi il emploie des expressions aussi dures.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Pour être très schématique, j’ai identifié dans les technologies deux prétentions et une intuition.
La première prétention c’est que les technologies avaient l’air de divorcer de quelque chose qui jusque-là allait de soi, qui est que les outils étaient au service du social. Avec les technologies du digital, la technè semble glisser de son socle social et ambitionner de devenir du social en soi, c’est-à-dire que la technologie abandonne la logique de service et se fait un monde autonome que les humains peuvent explorer.
Xavier de La Porte : Ouais ! Là, Sénamé est tellement schématique, c’est lui qui le dit, que je ne suis pas sûr de bien comprendre. Enfin !, je comprends l’assemblage des mots : la technologie numérique se serait comme autonomisée et ne servirait plus le social comme les précédentes technologies l’avaient toujours fait. Elle se serait constituée comme monde en soi. Je vois bien en quoi l’industrie automobile est moins holistique, c’est-à-dire que ça se propose moins comme un monde en soi que l’industrie numérique. Je comprends bien, quand il dit ça, que Sénamé ne pense pas seulement au métavers [5], il pense à une expérience beaucoup plus large de la technologie qui vient comme imposer sa logique au monde. Mais, pourquoi est-ce un problème ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Parce qu’on a déjà connu ça. Il y a déjà eu une logique de service qui s’est émancipée du service. Si tu penses à l’économie : cette logique de service s’est abstraite du social lui-même pour devenir un monde en soi, qui prend ses lois en elle-même, donc qui fonctionne désormais sur des lois complètement magiques et qui en impose maintenant aux sociétés humaines. Cette même abstraction pourrait s’opérer demain dans les nouvelles technologies.
Xavier de La Porte : Ça y est, je saisis ce que Sénamé dit et il faut reconnaître que c’est assez fort. Si je comprends bien, il m’explique qu’un outil créé par l’humain peut s’abstraire des raisons pour lesquelles il a été créé et finir par imposer ses propres lois. L’analogie avec l’économie est lumineuse. C’est vrai que l’économie impose ses lois comme si elles étaient des lois de la nature, alors qu’on sait bien que ça n’est pas le cas. Je me souviens d’ailleurs avoir lu des textes d’économistes hétérodoxes, pas libéraux, expliquant par exemple que la loi de l’offre et de la demande, considérée en général comme une vérité économique déduite de l’observation du réel, était, en fait, une pure construction. Il n’y a pas de loi de l’offre et de la demande dans la société, il y a juste des modèles économiques qui imposent ce rapport entre l’offre et la demande.
Appliqué aux technologies numériques, ça voudrait dire qu’elles pourraient finir par nous imposer leurs lois, leur propre logique. Je me demande quelles pourraient être ces lois. Je pense à une parmi d’autres, la loi selon laquelle, pour qu’un service fonctionne mieux, qu’il serve mieux, il faudrait qu’il me connaisse, donc qu’il ait accès à mes données personnelles. C’est une logique qu’on finit par incorporer, c’est une loi à laquelle nous nous sommes soumis avec plein de conséquences terribles. Avant le numérique, aucune technologie n’imposait cette loi. Ma bagnole me servait très bien sans rien savoir sur moi ; mon walkman me servait très bien sans rien savoir sur moi ; ma télé me servait très bien en croyant savoir des trucs sur moi, mais, en fait, elle ne savait rien. Le numérique a imposé une autre loi comme si elle était naturelle. Résultat, nous filons nos données en pensant que c’est normal et c’est tout un monde qui s’élabore comme ça, celui dans lequel on entre quand on est sur nos smartphones, quand on est sur nos ordinateurs, maintenant dans nos bagnoles, dans le métro, etc. Ce monde c’est aussi notre monde.
OK. Maintenant je comprends ce que Sénamé annonçait comme la première prétention du technologique. Il a dit qu’il y en avait une deuxième, je serais curieux de savoir laquelle.
Sénamé Koffi Agbodjinou : La deuxième c’est le pouvoir qu’ont de plus en plus les groupes technologiques et qui pourrait amener le capitalisme à se dire qu’au lieu de forcer des États à fonctionner comme des entreprises, il aura plus vite atteint son objectif en créant des entreprises qui deviennent des États. C’est facile à montrer puisqu’on a eu de gros signaux essentiellement de Facebook ces dernières années : tentative de battre monnaie, de créer son propre système de jugement, etc.
Xavier de La Porte : Intéressant ça. La logique capitaliste a d’abord poussé les États à se comporter comme des entreprises, ça on le sait, on le voit tous les jours ; nous sommes quand même dirigés par un président qui a théorisé la Start-up Nation !, mais Sénamé ajoute une autre étape. La logique capitaliste pousse aujourd’hui les entreprises, dit-il, à se substituer aux États ; ça c’est autre chose. L’exemple de Facebook, que donne Sénamé, est assez évident, mais ça me rappelle aussi un bouquin que l’ex-patron de Google, Eric Schmidt, avait écrit en 2013 avec Jared Cohen. Ce bouquin s’appelait The new digital age, rien que ça, et, parmi mille autres conneries, Eric Schmidt et Jared Cohen expliquaient que les États étaient vraiment un truc du 20e siècle, voire d’avant, des énormes structures bien lourdes, bien empêchantes, bien peu mobiles, et qu’il était temps de les réduire à leur portion congrue pour les remplacer par ces organisations merveilleusement agiles et innovantes que sont donc les entreprises de la tech.
Qu’Eric Schmidt pense ça, ce n’est pas dingue, il était le patron de Google à cette époque, mais Jared Cohen, lui, avant de devenir un businessman, il était le conseiller de deux ministres des Affaires étrangères américaines, Condoleezza Rice et Hillary Clinton, une républicaine et une démocrate, ce qui dit quelque chose de la colonne vertébrale politique du mec. Bref ! Ce que Sénamé appelle la deuxième prétention du technologique, c’est-à-dire constituer des entreprises en États, eh bien elle est tout à fait réelle et pas seulement dans l’esprit des patrons de la tech : des femmes et des hommes politiques le pensent aussi.
En plus de ces deux prétentions, Sénamé parlait aussi d’une intuition.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Cette intuition passe par la ville, c’est-à-dire que le technologique a compris quelque chose que les anthropologues anarchistes ont théorisé, qui est qu’en réalité la ville, de tout temps, a été pour contrôler les gens, réduire les libertés, essayer d’organiser des sociétés où il n’y aurait plus de vagabonds, de pirates, de marginaux, etc., pour avoir une grande logique de gris où le contrôle serait beaucoup plus facile. La technologie rêve de la ville.
Xavier de La Porte : « La technologie rêve de la ville ». Encore une fois c’est assez lumineux. La ville comme espace d’expérimentation technologique, comme lieu où peuvent s’accomplir les deux prétentions précédemment décrites par Sénamé : s’autonomiser pour imposer ses lois et constituer des entreprises en États.
Ce que dit Sénamé résonne avec des trucs que j’ai lus récemment sur l’importance des villes dans la manière dont le premier capitalisme s’est installé dans nos sociétés. Pour nos ancêtres du 18e et du 19e siècle, la ville était le lieu du progrès, le lieu où on s’affranchissait de la nature, le lieu où se constituaient des sociétés humaines émancipées des contraintes de la nature.
C’était une illusion bien sûr. Les plus clairvoyants, Marx lui-même, l’ont vu tout de suite, mais ça a été vachement opérant dans l’imaginaire et ça a largement participé à nous faire croire que nous étions supérieurs aux autres vivants et à tous les peuples primitifs qui, eux, étaient soumis aux lois de la nature.
C’est en écoutant Sénamé que je comprends que ce même imaginaire a été réactivé par le monde numérique. La smart city, telle qu’elle est rêvée par les grandes entreprises de la tech, c’est exactement ça et je me dis qu’il est frappant que cette même idée de la ville soit à l’heure dans ce nouveau capitalisme technologique. En même temps, j’aurais pu m’en rendre compte plus tôt, c’est assez évident quand on pense, par exemple, à tous ces films d’anticipation qui imaginent des villes hyper-technologiques, presque infinies. Un exemple me revient en tête. J’aurais pu aller voir du côté de Metropolis ou Blade Runner, mais non !, l’exemple qui me revient en tête c’est Le cinquième élément quand, dans le film de Besson, le personnage joué par Milla Jovovich s’échappe, passe par un conduit d’aération et se retrouve perché sur un mur au cœur d’une ville qui s’étend à perte de vue.
La ville est immense, des couches de toitures se superposent, se heurtent presque en faisant beaucoup de bruit et, à travers les yeux effrayés du personnage qui regarde les voitures voler par milliers, eh bien il y a évidemment notre angoisse devant ces villes possibles.
Donc je comprends pourquoi, comme le dit Sénamé, la technologie rêve de la ville. Ce dont j’ai une idée beaucoup moins claire, en revanche, c’est pourquoi elle rêve de la ville africaine.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Il se fait que des villes extraordinaires vont émerger en Afrique. On parle des cinq plus grandes villes du monde qui vont émerger sur ce continent à échéance 2050, donc dans moins de 30 ans, et dans une configuration où ce sont des pays où les décideurs n’opposent pas de rapport de force, donc véritables laboratoires possiblement de dystopie.
Les grands groupes commencent à venir. Ils se disent que pour que le potentiel du marché technologique se réalise pleinement il faut passer par l’Afrique, parce qu’en Afrique on pourra faire de la smart city plus facilement et, faire de la smart city, ce n’est pas vendre des devices à des individus, c’est vendre de la technologie à l’échelle.
C’est un peu l’analyse qui m’a amené à dire « attention, il faut que l’Afrique se positionne sur cette question de smart city et, plus généralement, sur les technologies : est-ce qu’on prend les technologies qui, demain, écraseront nos structures sociales ? Est-ce qu’on va prendre des technologies qui vont faire basculer le pouvoir entre les mains du privé ? » Ce que l’Afrique décidera impactera la terre entière puisqu’un humain sur quatre sera sur ce continent d’ici 2050.
Xavier de La Porte : Contrairement à ce qu’on imagine souvent, c’est donc en Afrique de l’Ouest que ça va arriver. C’est là-bas qu’une conurbation gigantesque est en train de se constituer à cheval sur plusieurs États, d’Abidjan à Lagos en passant par Lomé, Porto-Novo et Accra, donc de la Côte d’Ivoire au Nigeria en passant par le Togo, le Bénin et le Ghana. Cette mégalopole en formation serait déjà, aux dires de Sénamé, constituée en une sorte de laboratoire pour des entreprises de la tech. J’ai besoin qu’il me donne des exemples précis.
Sénamé Koffi Agbodjinou : En pleine crise du Covid, le gouvernement togolais a été beaucoup célébré par quelques médias, parce qu’il a permis à un laboratoire, je ne sais plus lequel de quelle université américaine, de développer une technologie qui permettait d’identifier les gens qui ont le plus souffert de la crise du Covid et de leur envoyer de l’argent. Mais cette technologie fonctionne de façon problématique puisqu’il s’agit de recouper deux données : les données de consommation de crédit téléphonique et l’observation des toitures depuis l’espace. On considère, pour faire simple, que quelqu’un qui ne téléphone pas beaucoup ou qui ne téléphone plus comme il téléphonait avant la crise et dont la toiture est abîmée est quelqu’un qui fait partie des populations les plus sinistrées par cette crise, donc cette personne reçoit de l’argent sur son téléphone, offert par le gouvernement. On a donc confié à un algorithme les données d’utilisation téléphonique de tous les Togolais et on a autorisé un laboratoire américain à observer toute une population en vue aérienne pour faire un outil qui, en réalité, est complètement folklorique parce que n’est pas depuis l’espace qu’on trouve les pauvres, qu’on les identifie, mais qui, par rapport au contexte africain et à tout le folklore qu’on y projette, peut paraître sexy et faire passer un gouvernement, en réalité complètement archaïque, pour un gouvernement qui innove et qui s’intéresse à ses populations.
Xavier de La Porte : Je lis un papier de L’Express sur cet outil. Il s’appelle Novissi, ça veut dire « solidarité » en éwé qui est une des langues du Togo, il a en effet été développé par l’Université de Berkeley, aux États-Unis. Pour préciser, l’idée proviendrait, parait-il, d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, et sa mise en place est passée par une ONG américaine qui s’appelle GiveDirectly. Au Togo, l’opposition s’est manifestée pour dénoncer le côté attentatoire aux libertés individuelles de cette entreprise, mais le gouvernement a répondu que ces données étaient anonymisées et protégées [6]. Cela dit, Sénamé ajoute quelque chose.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Quand les technologies sont développées, elles gagnent en légitimité. Cette technologie ne va certainement pas servir qu’au Togo. On peut facilement voir les usages problématiques qu’on peut faire de la mise en rapport des habitudes d’usage du téléphone et de l’observation depuis un satellite. Ces technologies pourraient revenir même en Occident et servir ici, parce qu’elles ont fait ce détour par l’Afrique où elles ont pu se développer, alors qu’elles auraient été complètement bloquées si l’idée avait émergé en contexte occidental.
Xavier de La Porte : Je comprends sa stratégie rhétorique. Il nous dit « attention les gars, vous vous en foutez parce que c’est en Afrique, mais ça peut vous revenir dans la gueule ! ». Ce qui est intéressant, en vérité, c’est l’idée que l’Afrique soit un terrain d’expérimentation pour des technologies limites qui se légitiment là-bas. Je me souviens que j’en avais discuté avec Achille Mbembe [7], le grand intellectuel camerounais, et il me racontait comment l’Afrique avait servi depuis longtemps de laboratoire à des pratiques qui s’étaient ensuite étendues à une bonne partie du monde. Il parlait de la militarisation de l’ordre public, de l’extractivisme des ressources naturelles ou encore des expériences menées avec certains médicaments. Tout ça avait été expérimenté en Afrique parce que les vies africaines comptent moins que les vies occidentales ! J’ai donc l’impression que se rejoue aujourd’hui, avec les technologies, une vielle histoire, donc je soumets à Sénamé ma remarque.
Sénamé Koffi Agbodjinou : C’est complètement ça. C’est un continent laboratoire pour du technologique, pour tester des choses que le consentement éclairé, qui est exigé dans les démocraties, empêche d’advenir et qui, n’existant pas dans ce contexte, peuvent évidemment facilement se concrétiser.
Xavier de La Porte : Quand il dit ça, Sénamé doit, j’imagine, penser au Togo. Le Togo est un pays qui est actuellement dirigé par Faure Gnassingbé qui a succédé, en 2005, à son père qui, lui-même, fut président pendant 37 ans ; ça sent bon le népotisme !
Mais ce phénomène d’expérimentation n’est pas propre au Togo. On sait bien que certaines technologies de surveillance, par exemple, ont été vendues à des pays peu regardants sur les questions de liberté individuelle, où ils ont été testés, expérimentés, avant d’être étendus et vendus à d’autres pays. C’est le cas, par exemple, du logiciel espion Pegasus [8] qui a été développé par la société israélienne NSO, vendu d’abord au Mexique et puis à une quarantaine de pays, dont l’Allemagne, l’Espagne et ah, tiens !, le Togo. On y revient. Sénamé me raconte une histoire qui m’avait complètement échappé.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Vous savez que Google déploie des câbles sous-marins pour de la connexion internet et le câble qui est censé connecter en partie le continent africain a été inauguré au Togo. Ce même gouvernement a célébré récemment le fait que Google a choisi Lomé comme point d’entrée sur le continent. La réaction de notre gouvernement a été évidemment de dire « voyez, regardez, ce petit pays de rien du tout innove, on vient d’accueillir Google ». Donc on a dressé le tapis rouge, on a célébré cela. Et, dans le discours qui accompagnait cet évènement, je n’ai vu produire aucune critique et surtout, je n’ai pas entendu dire qu’on avait demandé de la contrepartie à Google.
Xavier de La Porte : Je n’avais jamais entendu parler de ce câble. Google l’a donc baptisé « Equiano » du nom d’un écrivain nigérian, j’appends ça, du 18e siècle, Olaudah Equiano, plus connu sous le nom de Gustave Vassa. Quand on lit un peu la vie d’Equiano, il avait été enlevé en Afrique, il est devenu esclave, il a été déporté aux États-Unis, puis en Angleterre où il a été affranchi et où il s’est mis à écrire et il est devenu un défenseur de l’abolition de l’esclavage ; ses textes ont d’ailleurs influencé jusqu’à Martin Luther King.
Le câble Equiano est donc la propriété exclusive d’Alphabet, la maison mère de Google, il a été inauguré en mars 2022, il part du Portugal, il va jusqu’en Afrique du Sud et il arrive en Afrique par Lomé, Lomé qui se trouve au centre de la future conurbation dont parlait Sénamé. C’est merveilleux ! On croirait revoir les routes de la traite négrière, mais, cette fois, ce câble porte le nom d’un abolitionniste historique. Bref ! En lisant la presse africaine j’ai pu constater, comme le racontait Sénamé, que l’arrivée du câble a été célébrée comme une étape décisive dans la numérisation du pays : augmentation de la bande passante dans un pays et une région mal connectés, promesse de l’entreprise Alphabet que ça générerait jusqu’à 36 000 emplois au Togo. Là, d’ailleurs, c’est la ministre de l’Économie numérique et de la transformation digitale, Cina Lawson, qui faisait un discours, le jour même de l’inauguration du câble.
Cina Lawson, voix off : Avec ce nouveau câble sous-marin, nous serons donc en mesure de satisfaire aux exigences de la feuille de route gouvernementale portant sur le renforcement du raccordement internet au réseau mondial. Le câble sous-marin Equiano favorisera aussi une augmentation de la productivité des différents secteurs de l’économie et contribuera à faire du Togo un hub digital pour la sous-région et non seulement pour la sous-région mais pour l’Afrique entière.
Xavier de La Porte : Sénamé, lui, voit arriver Alphabet et Google comme une puissance en pays conquis. Il voit l’intérêt que l’entreprise a à faire ça et il parle d’absence de contrepartie. Mais quelle contrepartie l’État togolais aurait-il pu exiger ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : On pourrait faire ça en exigeant qu’on fasse travailler des startups togolaises ou qu’il y ait des garanties sur ce qui va se passer. Non !, il n’y a eu que le discours de célébration de l’honneur extraordinaire que Google fait à ce petit pays. Google a évidemment choisi ce petit pays parce qu’il est un petit pays en crise sur la carte démocratie et qu’il pouvait facilement atterrir là-bas sans déclencher toute l’alerte que ce serait s’il allait dans un pays où le niveau d’exigence ou de clairvoyance est plus élevé.
Xavier de La Porte : Pourquoi dit-il ça, Sénamé ? Non seulement on peut légitimement se poser des questions sur la sécurisation des données qui transitent par ces câbles : dans quelle mesure Google n’en fait rien ? C’est une question. Mais, au-delà même de ce soupçon légitime, il y a la simple question de la dépendance infrastructurelle. Les États se mettent dans une situation de grande dépendance vis-à-vis d’une société privée. Avant le câble Equiano, le Togo n’était relié à l’Internet mondial que par un câble qui n’était pas suffisant mais, au moins, il avait l’avantage d’appartenir à un consortium. Maintenant le Togo dépendra uniquement de Google, enfin, presque entièrement de Google.
Je demande à Sénamé comment il explique que ça ne soulève aucune question. Est-ce que c’est un problème d’acculturation numérique de la société civile ? Des dirigeants ? Est-ce que c’est une question de corruption ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Très simplement, les décideurs ne sont pas légitimes. Pour beaucoup ils sont mis en place et maintenus en place parce que, justement, ils font ça, ils servent l’intérêt de grand groupes. Ensuite je pense qu’il y a en plus une couche non visionnaire chez ces gens qui ne sont pas du tout connectés au sens de l’histoire, au sens des choses et, surtout, ils n’ont pas de vision pour le futur qui fait qu’ils sont les parfaits interlocuteurs pour ces business qui ont compris qu’il y a là le marché le plus grand que l’humanité ait jamais connu.
Xavier de La Porte : Encore une fois, on retrouve des schémas qui ont été à l’œuvre depuis longtemps et qui sont d’ailleurs encore à l’œuvre : la collusion entre des gouvernements peu légitimes et des grands groupes européens, américains, aujourd’hui chinois, pour investir des marchés ou écouler des marchandises, c’est un classique de l’histoire africaine. Donc Google a investi des milliards pour dresser des câbles en Afrique. Facebook est à la tête d’un consortium qui fait exactement la même chose. C’est toujours la même histoire.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Oui, effectivement, cette histoire n’a pas cessé, mais elle risque de cesser là, avec la techno.
Xavier de La Porte : Là j’interromps Sénamé. Pourquoi risque-t-elle de cesser avec la techno, alors que j’ai plutôt compris qu’elle se prolongeait avec la techno ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Quand Google sera installée dans cette ville que je projette un peu, elle n’aura même plus besoin d’interlocuteurs corrompus ou de cacique local. Ce sera le contrôle direct sur des populations et ce n’est pas seulement un contrôle sur leur cadre de vie, c’est une sorte d’emprise sur le réel même.
Xavier de La Porte : « Emprise sur le réel ». J’aimerais bien que Sénamé détaille un peu parce que, dit comme ça, ça fait vraiment dystopique.
Sénamé Koffi Agbodjinou : On n’arrive pas encore complètement à voir quel est le potentiel de cette forme nouvelle de colonisation, mais ce n’est pas uniquement du contrôle. Qu’est-ce qui se passait avant ? Le capitalisme avait besoin que les gens aillent à l’usine. On vous poussait à aller à l’usine parce que c’était le moyen de vous exploiter. On utilisait votre force de travail, vous faisiez tourner la machine d’exploitation et on pouvait vous surveiller.
Maintenant, dans le capitalisme en reconfiguration essentiellement digitale, la force de travail est devenue une commodité, on n’a pas besoin que les gens aillent à l’usine, les machines font très bien le travail. Le vrai effort de production qu’on demande aujourd’hui c’est d’être sur des devices. Tant que vous êtes sur vos ordinateurs, sur vos téléphones, vous libérez de la donnée qui est le nouveau matériau à extraire. Ce nouveau capitalisme a besoin de nous garder chez nous, parce que chaque fois que vous serez dans la nature à observer les arbres, ou chaque fois que vous serez en train de discuter avec vos amis, c’est du temps en moins passé sur des devices, donc du matériau en moins produit pour la machine. On doit donc être coupé de la nature et on doit être très individuel dans le sens de ne pas être inscrits dans des logiques de groupe. C’est ce qui fait qu’on est utiles à ce capitalisme-là et on doit donc dégager tous les espaces publics uniquement à l’algorithme, c’est-à-dire à des livreurs Uber jusqu’à ce que les drones prennent le relais. On va donc vers une configuration où, pour que le technologique s’épanouisse, eh bien le technologique comprend que les gens doivent changer de mode de vie et vivre dans des sortes d’habitacles, des grappes d’habitacles, chacun chez soi, et c’est le meilleur moyen de continuer à générer du profit.
Xavier de La Porte : Où l’on retrouve donc la ville, lieu idéal pour construire ces sociétés individualisées et détachées de la nature.
Je trouve cette description générale de la logique propre au capitalisme digital à la fois très claire et très brillante. Que ce nouveau capitalisme numérique ait comme ressource principale l’extraction des données, ça on commence à le comprendre. Mais je trouve que l’articulation que fait Sénamé avec le mode de vie est passionnante. En effet, pour extraire de la donnée au maximum, il vaut mieux que les personnes s’extraient de la sociabilité physique et de la nature pour produire le plus de données en étant sans cesse connectées. Mais alors, comment ça affecte en particulier les sociétés africaines, ça je l’ignore, eh bien Sénamé m’explique.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Les sociétés africaines sont des sociétés de l’expansion dans la nature et la multiplicité du lien. Ce sont les sociétés auxquelles ce mode de vie-là va faire le plus violence ; ce ne sont pas des sociétés atomisées sur le modèle des sociétés occidentales. Soit elles résistent et, pour résister, il faut qu’elles développent des alternatives, donc là elles civilisent le projet dystopique ; ou alors elles digèrent cela comme elles le font souvent. Les populations africaines ont cette grande capacité à tout prendre, à tout s’approprier rapidement, auquel cas ce sera réglé pour l’humanité entière parce que le poids de ces sociétés-là, par rapport au poids global de l’humanité, sera énorme : en 2100, un humain sur trois sera africain.
Xavier de La Porte : Encore une fois, je retrouve là des choses lues chez Achille Mbembe mais aussi chez d’autres intellectuels africains, comme le Sénégalais Felwine Sarr [9], l’idée que l’Afrique est l’avenir du monde, pas dans le sens où un jour l’Afrique s’éveillera et conquerra le monde, mais au sens où l’Afrique sera bientôt, du strict point de vue quantitatif, une grande part de l’humanité. Ce qui s’y joue aujourd’hui est donc central pour la totalité de l’humanité.
Sénamé évoque la possibilité que se développent des alternatives. Il me semble que c’est ce qu’il avait essayé de faire avec son réseau des hacklabs. C’était ça l’intuition ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : On avait fait le pari de faire des réseaux de lieux d’innovation, en tout cas pour ne pas rester sur du théorique et pour proposer une alternative. C’est un peu le projet que j’avais construit, mais les projets d’espaces qui ont suivi n’ont pas du tout été investis de la même radicalité et on voit que, très rapidement, ils confinent à de la critique, ce que j’appelle la critique artiste, alors que je voulais qu’on investisse réellement de ces-lieux-là la capacité de transformer la vie.
Xavier de La Porte : C’est sûr qu’on est là face à un projet qui propose un autre paradigme dans la conception de la ville, une sorte de réseau de petites usines numériques hyper-locales qui viennent contrecarrer le gigantisme, la standardisation, la disparition du lien, la désappropriation et tout ça. Concrètement, ça ressemblait à quoi ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : C’étaient deux espaces de 650 mètres carrés chacun. On avait au moins six projets qu’on avait réussis à viabiliser : un projet de collecte de tous les déchets plastiques dans le rayon d’un kilomètre autour des deux lieux ; un projet de monnaie locale, chacun de ces deux espaces avait une monnaie qui circulait dans un rayon d’un kilomètre autour, qui était acceptée par quelques commerçants ; un projet de plateforme pour identifier tous les espaces délaissés dans le rayon d’un kilomètre et les valoriser pour de la production de maraîchers, etc.
Xavier de La Porte : OK. C’est intéressant, c’est ambitieux, c’est même assez beau. Mais pourquoi en parle-t-il au passé ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Ça a été un projet sur dix ans, que j’ai financé entièrement, essentiellement avec des conférences et avec mon travail d’architecte. Avec la crise du Covid je ne pouvais plus trop porter cela, donc on a fermé un lieu, WoeLab 0 est fermé. Il ne reste plus que WoeLab Prime, mais lui-même est menacé.
Xavier de La Porte : Raisons de soutenabilité donc. Voilà pourquoi cette histoire est triste. Parce que la réalité économique y met fin, ou presque, mais surtout parce que l’ambition de Sénamé semble avoir été contredite par une marche inéluctable. Si on la décrivait avec des gros mots, on dirait que c’est la marche d’un capitalisme numérique qui prolonge les impérialismes anciens. Si on était plus pragmatique, on dirait qu’il se passe sans doute en Afrique des choses intéressantes, des pratiques qui malgré tout s’inventent, des services aussi qui sont peut-être plus respectueux des modes de vie, etc. On pourrait rétorquer à Sénamé qu’il a dû inspirer des gens à Lomé, mais aussi dans d’autres pays, que ça pourrait renaître autrement, que ça pourrait renaître ailleurs.
Sénamé Koffi Agbodjinou : L’un des gros écueils de ce projet a été aussi la mentalité. Quand j’ai lancé toute cette expérimentation, je l’ai fait en me disant qu’en réalité ça marcherait extraordinairement en Afrique, tout ce discours sur l’intelligence collective, la communauté, le commun, etc., parce que les Africains sont des gens fondamentalement du commun, que la solidarité est africaine. En réalité non, en tout cas sur la ville où on a fait notre expérimentation, Lomé, je me rends compte que les jeunes ne sont pas partageurs du tout : ils sont plus occidentaux que les occidentaux eux-mêmes et je pense que c’est lié aussi au politique. C’est-à-dire que la plupart des gens regardent au plus haut de l’État et se disent que la norme c’est de tricher, c’est de voler, c’est de prendre pour soi. Donc ça essaime, ça éduque les gens et c’était peut-être un mirage de se dire, comme on le pensait, qu’en faisant des petits projets à la marge, en colonisant la ville avec des petits laboratoires d’innovation, on allait faire une révolution bottom-up et renverser le truc qui est en haut, qui est vertical. En fait, il faut deux mouvements, il faut les petites gestes de colibri, mais il faut aussi quelque chose qui adresse la tête.
Xavier de La Porte : C’est passionnant et ça me rappelle ce que Nicolas Nova racontait dans l’épisode précédent à propos du smartphone. Il disait que les technologies n’évoluent jamais selon leur propre logique, ou seulement selon leur propre logique. Il s’agit toujours d’une coévolution entre ce que permet la technologie et le mouvement de la société.
Sénamé ne dit pas autre chose, il dit que les sociétés africaines, en tout cas à Lomé en ce moment, ne sont pas ouvertes à des projets comme ça, comme si quelque chose s’était cassé. Lui, il renvoie la faute au politique et à la corruption des élites. Je me demande s’il n’y a pas une autre hypothèse pour expliquer cette cassure. Est-ce que la jeunesse africaine dont il parle, n’a pas déjà perdu quelque chose dans la rencontre avec la technologie ? Les jeunes Africains, on le sait, ne sont pas du tout absents des réseaux, ils utilisent les mêmes plateformes que nous, ils sont sur WhatsApp, Facebook, Twitter, TikTok, etc., ils sont déjà dans cette atomisation dont parlait tout à l’heure Sénamé.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Oui, maintenant oui. Quand j’ai commencé, il y a dix ans, il n’y avait pas tous ces réseaux sociaux, il n’y avait pas ces technologies-là. J’avais des jeunes, entre guillemets « plus ou moins neufs » sur un plan purement technologique, c’est même ça qui était intéressant, mais j’ai quand même eu les problèmes dont je parle, évidemment. L’éducation technologique ne va pas arranger les choses. On va aller de plus en plus vers des sociétés qu’un philosophe, Ortega y Gasset je crois, appelle « la société des masses », c’est-à-dire qu’on va aller de plus en plus vers une jeunesse des masses, dans le sens où quand on a des groupes qui ont un accès trop facile à la technologie, on pourrait arriver à une situation où la jeunesse ne pense plus, elle n’a que des mouvements de groupe en fait. On n’a pas assez d’espaces, de dégagements pour agiter de la réflexion et quand on n’a pas beaucoup d’espaces, on bouge ensemble en fait.
Xavier de La Porte : C’est hyper-pessimiste. Ça rappelle d’ailleurs un peu ce que la professeure du MIT, Sherry Turkle, avait identifié dès 2011 dans son livre à succès Alone Together. Elle avait identifié ce double mouvement assez paradoxal que résumait son titre « Seuls ensemble ». En gros, les réseaux nous relient comme nous ne l’avons jamais été, mais conjointement à des processus d’hyper-individualisation. En gros, nous sommes seuls mais ensemble, nous sommes reliés mais isolés. Sénamé, lui, y voit une occidentalisation des modes de vie et de relations dont la technologie est un des agents, pas le seul évidemment, mais un agent important. Du coup ça pose une question, j’y reviens, la question de ce que ça produit dans les sociétés africaines.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Ce qu’on appelle la sagesse, le respect, est très fort en Afrique. Il y a une sorte d’obligation des jeunes générations envers les anciennes pour le fait que les anciennes peuvent les guider dans la vie. Quand je respecte mon papa, ce n’est pas parce que je suis quelqu’un de bon, c’est en fait du commerce : je le paye en retour de la capacité qu’il a à m’expliquer la vie ; il peut m’amener dans la forêt, me montrer telle feuille et me dire ça, ça soigne telle maladie. On est aujourd’hui dans des conditions qui font que grâce à cette sorte de grande démocratie du technologique et des usages pas toujours les plus intelligents, voire très médiocres, du technologique, les jeunes pensent en savoir plus que les anciens. Cette chose fondamentale qui est le respect, qui est un élément fondamental de la sagesse africaine et qui fait tenir les sociétés africaines, ne va plus être aussi évident que cela.
Xavier de La Porte : Et Sénamé s’inquiète de ce que ça pourrait donner, ce que ça pourrait donner dans un avenir très proche. D’ailleurs, il m’alerte sur l’urgence de manière assez flippante, il faut le reconnaître.
Sénamé Koffi Agbodjinou : Le futur dont je parle est de moins en moins différé. En réalité, quand tu traites du futur aujourd’hui, tu traites du présent parce que le futur est de plus en plus présent. Il arrive à un rythme effréné, on risque de se prendre très bientôt le futur, en tout cas on se prend régulièrement le futur dans la gueule.
Xavier de La Porte : Bon ! La discussion aurait pu s’arrêter là, à ce constat dur et un peu sans issue. Sauf que je me suis souvenu d’un truc. Sénamé est architecte, il milite pour une architecture qu’il appelle néo-vernaculaire, c’est-à-dire qui essaierait de lutter contre le tout béton des villes africaines en remettant au goût du jour une architecture traditionnelle. Du coup, je me pose une question : quels liens tisse-t-il entre tout ça ?, entre l’architecture, la fragmentation des sociétés africaines dont il vient de me parler, la technologie dont il décrit si bien les prétentions. Est-ce qu’il y a un lien, pour le dire grossièrement, entre les réseaux sociaux et le ciment ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Moi j’ai un combat ancien, un combat de 20 ans maintenant, pour remettre au goût du jour la construction en terre, pour plusieurs raisons, dont une qui paraît souvent anecdotique, qui est qu’en réalité le potentiel de formes de la terre, ces formes très organiques, très courbes qu’on a dans les architectures anciennes africaines, patrimonialise aussi de vraies éthiques profondes. Il y a des choses, dans la stabilité du groupe social, qu’on atteint avec certaines formes, qu’on perd dans l’architecture standardisée en parpaings-ciment, sur plan carré. Pendant longtemps, mon dilemme a été de dire qu’on ne peut pas faire de la terre à l’échelle. Est-ce que ça suppose que si tu veux faire de la construction moderne en terre pour essayer de mettre en avant toutes les valeurs qu’elle peut héberger, tu le fais ponctuellement, tu fais des gestes, mais tu ne peux jamais imaginer de grandes installations en terre ? Et le digital, notamment les technologies d’impression 3D, me fait reprendre de l’espoir en la capacité peut-être demain de produire du bâtiment en terre à l’échelle, ce qui permettrait paradoxalement, avec les nouvelles technologies, de reboucler avec les traditions africaines qui, sans ça, perdent du terrain en face de l’industrie ciment.
Xavier de La Porte : J’avoue que tout ça me donne un peu le vertige. Que la forme des maisons traditionnelles africaines, la terre qui permet de les bâtir, le ciment et la forme carrée, puissent avoir un lien quelconque avec ce qui se passe dans les technologies, avec la manière dont sont affectées les sociétés africaines par le numérique, donc en toile de fond avec Google, etc., j’avoue que ça me remue la tête. Mais j’aime aussi cette idée que des outils technologiques comme les imprimantes 3D, que des modèles de production nouveaux, permettent de renouer avec des modes de construction arrondis, doux, moins coûteux écologiquement et, au final, plus respectueux de formes qui sont au cœur de la sociabilité africaine et, peut-être, de la nôtre aussi. Ce serait une alliance réjouissante.
Merci à Sénamé Koffi Agbodjinou.
À la prise de son c’était Marie Pottier, au mixage Basile Beaucaire, à la réalisation c’était Fanny Bohuon. C’était Le code a changé, un podcast qui vous est proposé par France Inter en partenariat avec Fabernovel.