Delphine Sabattier : Vous êtes de retour sur le plateau de Smart Tech sur B-Smart. On parle d’innovation et de société numérique. Et puis on donne son opinion sur cette société numérique notamment avec Tariq Krim, entrepreneur et fondateur de codesouverain.fr [1]
Bonjour Tariq. Merci beaucoup d’être avec nous. FLavio Restelli est resté avec moi en plateau également, consultant Blockchain de PMG Cap. Je ne suis pas sûre qu’on ait le temps de réagir ensemble, mais je vous garde le sujet métavers après.
Tariq, je voulais qu’on revienne ensemble sur ces annonces quant à la souveraineté numérique. On a l’impression que là, d’un seul coup, le gouvernement – je fais référence au déplacement de Bruno Lemaire, Thierry Breton et Jean-Noël Barrot pour l’inauguration d’un nouveau datacenter OVHcloud à Strasbourg, la semaine dernière – porte la voix de la souveraineté numérique mais en faveur aussi de l’écosystème français.
Tariq Krim : Oui. C’est la nouveauté.
Delphine Sabattier : Vous applaudissez ?
Tariq Krim : Oui. Comme vous le savez j’ai écrit un petit livre l’année dernière Lettre à ceux qui veulent faire tourner la France sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre [2] et j’avais quelques propositions que j’ai retrouvées dans le discours de Bruno Lemaire [3]. C‘est un coup de théâtre, ça montre déjà que le précédent ministre du Numérique [Cédric O, Secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques] avait vraiment un tropisme très fort sur les GAFAM, ce qui a probablement empêché d’avoir ce type de réflexion. Aujourd’hui c’est clair et c’est plutôt une bonne nouvelle. Ça montre aussi que l’on ne peut pas faire le numérique français sans les acteurs du numérique français.
Delphine Sabattier : Ce ne sont pas juste des mots puisque là il y a vraiment un fond de 2,5 millions d’euros qui sera dégagé pour les PME qui souhaitent obtenir le label Cloud de confiance.
Tariq Krim : L’un des sujets, l’un de des griefs de la souveraineté, c’est qu’on a mis en place un système de normes qui sont très complexes, qui marchent toujours pour les grandes plateformes, on se souvient qu’avec le RGPD, le Réglement européen sur la protection des données, les GAFAM étaient prêts le jour J, pour les petites entreprises c’était beaucoup plus dur, il y a de la normalisation et les ingénieurs n’ont pas envie de passer beaucoup de temps à faire ça. Donc c’est un vrai sujet. Certains acteurs pensaient que le fameux label SecNumCloud [4] était un outil pour exclure les plus petits donc favoriser les gros. Désormais le gouvernement essaye de corriger le tir en proposant une aide financière.
Delphine Sabattier : Sur ce Cloud de confiance on est aujourd’hui dans la bonne direction selon vous Tariq ?
Tariq Krim : Ce qui est curieux, justement, c’est que Bruno Lemaire n’a pas parlé ou très peu parlé du Cloud de confiance. Il faut rappeler que le Cloud de confiance c’est un peu cette idée de franchise. Aujourd’hui si la France aimait les tacos et voulait importer la franchise Taco Bell, eh bien j’achèterais la licence, les magasins, le catalogue de toutes les règles à avoir pour faire les tacos de Taco Bell, pour ne citer qu’eux. On remplace Taco Bell par Google Cloud ou par Microsoft Azure et c’est un peu ce qui se passe. On a permis la mise en place de franchises avec d’un côté Google et Thalès et de l’autre côté Capgemini/Orange et Microsoft.
Le problème c’est que ce Cloud de confiance, qui devait donc nous apporter une forme d’immunité à ce qu’on appelle l’extraterritorialité du droit, le fait que le droit américain s’applique dans le cloud, a été démonté récemment par un cabinet d’avocats hollandais, missionné par le gouvernement hollandais, qui dit, d’une certaine manière, « si vous utilisez les plateformes, quelles qu’elles soient, vous êtes soumis au CLOUD Act [5]. Ce qui pose une vraie question. Le Cloud de confiance, me dit-on, est un peu en retard, a du retard à l’allumage parce que c’est quand même compliqué de mettre en œuvre, comme on dit, from scratch, toute une solution aussi importante, mais aussi, si les deux sont soumis au CLOUD Act, peut-être qu’il vaut mieux choisir l’original plutôt que la copie. Se posera effectivement la question de savoir comment on organise tout ça. Ça a l’air un peu compliqué pour l’instant.
Delphine Sabattier : Ça a l’air compliqué. Il n’y a pas eu de remise en cause, pour l’instant, par exemple des alliances S3NS [Thales/Google] ou Bleu [Orange-Capgemini/Microsoft] qui intègrent des acteurs américains puissants, mais il y a l’engagement à réfléchir à des critères qui permettraient, justement, de se préserver de cette extraterritorialité de données. Peut-être que ça se joue, justement, sur la manière dont on qualifie ce qu’est une donnée sensible. C’est aussi là-dessus, visiblement, que le gouvernement souhaite travailler.
Tariq Krim : Il y a plusieurs choses. Déjà, je pense qu’on est en train de reprendre entièrement la problématique de la souveraineté, je pense que la guerre en Ukraine a rouvert la question, la crise énergétique, l’approvisionnement aux ressources. Comme je le dis souvent, le cloud américain c’est un peu le gaz de Poutine de l’innovation française, c’est-à-dire qu’on fait tourner les serveurs, les données des acteurs, sur des machines dont le prix peut et va exploser puisque pénurie d’eau, pénurie d’énergie, pénurie de puces, de tous les éléments. Ça se pose d’ailleurs également pour le métavers, pour la crypto, tout le monde a besoin des mêmes ressources et ces ressources explosent en termes de prix, donc il va y avoir une répercussion.
Delphine Sabattier : C’est pour ça que vous parliez, ici même d’ailleurs, de passer de la Startup Nation à l’infrastructure nation.
Tariq Krim : Oui. Ce qui est important c’est de préparer aussi le coup d’après. Aujourd’hui on travaille exclusivement sur une stack américaine de logiciels et, en Europe, la totalité des technologies existent. Ce qu’on n’a pas fait c’est mettre en place une politique cohérente pour organiser l’ensemble de ces briques et créer ce que j’appelle souvent la stack d’émancipation, s’émanciper par le logiciel, par le hardware, par le matériel, par l’edge computing [6], par toutes ces nouvelles technologies, d’une dépendance totale. Je crois que le gouvernement a pris conscience de ça.
Delphine Sabattier : Jean-Noël Barrot [Ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications] a rencontré l’ensemble, aurait rencontré l’ensemble des acteurs du cloud français.
Tariq Krim : C’est ce qui se dit. Je pense qu’il y a un vraiment changement de ton parce qu’il y a aussi une urgence, une urgence écologique, il va falloir construire des choses, des services qui consomment beaucoup moins. C’est vrai qu’en Europe on est quand même leaders de datacenters écologiques par rapport aux États-Unis. L’edge computing va être beaucoup plus local, va permettre une meilleure utilisation des ressources. Reste encore la question du financement parce que, comme on le sait aujourd’hui, tout le modèle de la Startup Nation c’était de financer facilement des startups. Aujourd’hui il va falloir financer des consortiums de technologie et ne pas les laisser, ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui.
Delphine Sabattier : À condition aussi d’ouvrir le carnet de commandes.
Tariq Krim : Le carnet de commandes et puis éviter ces fameux contrats européens, ce qu’on appelle les AMI [Appel à manifestation d’intérêt], ces dossiers d’investissement qui durent des années et qui font que c’est quasiment impossible de pouvoir répondre et avoir de l’argent rapidement.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup Tariq Krim pour votre regard sur ces questions de la souveraineté et comment le numérique est une question politique.