Quand on analyse quelque chose il faut déjà se demander à quoi ça sert, quel est le problème que ça essaye résoudre, qu’est-ce qu’on veut faire.
NFT, vision d’en haut
D’abord une vision d’en haut. Je pense que ça va beaucoup frustrer les gens qui sont informaticiens, vous allez dire « je ne comprends pas, c’est impossible comme truc, ça ne peut marcher ! ». Je vous demande d’être patients. On en parlera après. Il faut d’abord comprendre ce qu’on essaye de réaliser.
NFT veut dire Non-fungible tokens [1], personne ne comprend ce que ça veut dire, ce n’est pas grave. Ça veut résoudre un problème.
Je ne sais pas si vous avez lu le roman Solaris de Stanislas Lem par exemple. C’est de la science-fiction. Les explorateurs sont dans une fusée en orbite autour d’une planète. Il se passe tout un tas de phénomènes rigolos, notamment les morts ressuscitent à bord du vaisseau et on ne meurt plus. Il y a un type, dans l’expédition, que ça dérange. Il trouve que ça casse l’ordre normal des choses donc il cherche des solutions, il cherche comment empêcher que les gens vivent éternellement. C’est assez rigolo parce que, intuitivement, on a l’impression que tout le monde serait ravi qu’on puisse vivre éternellement, que les morts ressuscitent, mais il y a un type que ça dérange.
Dans le monde du numérique on sait que la copie est simple, rapide, pas chère. C’est un gros avantage du numérique, c’est la raison pour laquelle on l’a inventé, c’est super, on peut faire des copies, mais il y a des gens que ça dérange. Ce qui dérange surtout c’est, du fait que la copie est simple, rapide et pas chère, les biens sont non-rivaux. « Non-rival » c’est un terme d’économie qui désigne le fait que si une personne utilise un bien cela ne gêne pas les autres. Typiquement, je lis un article sur Wikipédia, ça n’affecte pas votre capacité à le lire aussi. Je ne vais pas user l’article en le lisant. Au contraire, les pains au chocolat sont rivaux. Si je mange un pain au chocolat, vous ne pouvez plus le manger après.
Ce sont des caractéristiques importantes du numérique et positives. Moi je trouve que c’est une bonne chose, mais il y a des gens que ça dérange. Les gens que ça dérange préféreraient la rareté parce que quand il y a de la rareté il peut y avoir un marché, on peut vendre. C’est difficile de vendre quelque chose qui est copiable de manière triviale, comme on l’a vu des tas de fois. Donc pas mal de gens préféreraient un système où il y a de la rareté et de la rivalité.
Le but fondamental des NFT c’est de recréer de la rareté et de la rivalité alors que l’humanité a bossé pendant des siècles pour mettre au point une technique, l’informatique, qui permet de ne plus avoir, en tout cas pour l’information, de rareté et de rivalité.
De ce point de vue-là on peut comparer ça aux DRM. Comme les DRM, ça va essayer de rendre un bien qui normalement est simple, rapide et pas cher à copier, en quelque chose qui est difficile à copier.
Pour répondre à Clotilde, les DRM ce sont les menottes numériques, ça veut dire Digital rights management. C’est l’ensemble des techniques qui empêchent de copier un fichier numérique. Par exemple sur Netflix ou d’ailleurs sur Salto, les films sont diffusés en utilisant des techniques qui font qu’on ne peut pas facilement capter le flux vidéo que vous envoie Netflix pour le copier et le distribuer à ses copains.
NFT, applications pratiques
À quoi ça peut servir, comme ça, cette rareté, cette rivalité ? La grosse utilisation à laquelle on pense c’est le marché de l’art. Traditionnellement, le marché de l’art propose ce caractère unique de l’objet. Un peintre fait un tableau.
Donc les applications pratiques c’est le marché de l’art qui, traditionnellement, repose sur ce côté unique. Léonard de Vinci peint La Joconde, il n’y en a qu’une, à partir de là elle vaut plus cher. S’il y avait un moyen, on parlait de science-fiction, comme dans la science-fiction, s’il y avait des duplicateurs de matière qui produisent un million de Joconde, on ne pourrait pas la vendre de la même façon.
Ce n’est pas tout à fait vrai que tout l’art repose là-dessus. Dans le domaine de la sculpture ça fait très longtemps qu’il y a des cas où le sculpteur fabrique un moule et ensuite on peut en tirer pas mal d’objets. Évidemment de nos jours, avec une imprimante 3D, c’est encore plus facile. Mais une grande partie du marché de l‘art repose sur cette idée d’unicité et on va essayer, avec les NFT, de la recréer.
Un autre intérêt du marché de l’art pour les NFT, c’est que c’est un marché qui est largement irrationnel, où on peut faire n’importe quoi, ça marchera toujours et puis ça n’est pas perçu comme un problème si on met des limites. Si vous mettez des limites, via un brevet, à un médicament, par exemple un vaccin contre la Covid-19, on va dire que vous êtes méchant. Alors que dans le domaine de l’art vous pouvez faire ce que vous voulez.
Ça permet, en fait, de retrouver la notion d’œuvre unique qu’on avait perdue avec le numérique. C’est un côté un peu paradoxal, le numérique nous donnait l’abondance, on veut restreindre cette abondance pour revenir à la rareté, pour faire un marché intéressant.
Ça ne s’applique pas qu’à l’art. La grosse utilisation des NFT ce sont tous les trucs qu’on collectionne, genre cartes Pokémon, photos de joueurs de base-ball. L’idée c’est que ce n’est pas complètement copiable, ce ne sont pas des objets uniques, mais ce ne sont pas non plus des objets qui sont en quantité illimitée. Donc ça peut bien se prêter à l’utilisation des NFT.
Arrivé là, les informaticiens dans la salle sont déjà passés en PLS [Position latérale de sécurité], ils disent « ce n’est pas possible on ne peut pas empêcher la copie, on peut toujours copier des bits, ce n’est pas infaisable ». Si vous êtes un de ces barbus, libristes, qui n’utilisent que du logiciel libre et qui ne veut pas écouter les messages de la Hadopi [Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet], vous allez avoir la réaction qui est de dire « ça ne peut pas marcher. C’est forcément une escroquerie, ça ne peut pas marcher ! »
Dans ce cas-là c’est un peu plus compliqué. On va voir après comment ça fonctionne. C’est vrai qu’on peut toujours copier des bits. Pour expliquer à Clotilde j’avais pris l’exemple de Netflix qui avait des DRM. Vous pouvez toujours, par exemple quand vous regardez un film sur Netflix, filmer votre écran et diffuser ; la qualité sera moins bonne, mais si c’est bien fait ça peut être acceptable. C’est pour ça que les libristes disent souvent que les DRM ça ne marche pas. Si on est prêt à mettre suffisamment d’efforts, à accepter des inconvénients, effectivement vous pouvez dire que ça ne marchera pas parfaitement. Mais, en général, les gens qui sont dans le business ne demandent pas un truc qui marche parfaitement, ils ne demandent pas un truc qui marche dans tous les cas. Ils demandent un truc qui marche suffisamment pour qu’on puisse se rapporter de l’argent par-dessus. Le fait qu’il y ait des copies faciles, il suffit de les rendre difficiles, pas impossibles parce que, effectivement, c’est en général impossible. Je le disais à GNUtoo, une solution simple c’est qu’on filme l’écran et ça c’est impossible de l’empêcher. On ne peut pas complètement empêcher une copie, mais on peut la rendre difficile.
Les NFT ça va être, en pratique, l’idée que les copies sont toujours possibles, mais, en tout cas, on va essayer de faire en sorte qu’il y ait quelque chose qui soit difficile à copier. Et c’est l’idée astucieuse de NFT, c’est en ça que c’est plus astucieux que les DRM, techniquement ça marche mieux que les DRM.
Comment on fait des NFT ?
NFT, première étape
La première étape pour un NFT, vous partez d’un fichier numérique. Les NFT c’est conçu pour le monde numérique. On peut toujours partir de quelque chose qui est un concept ou une idée. À priori, le but des NFT c’est de faire des choses avec des fichiers numériques. Le fichier numérique ça peut être une image, ça peut être un son, ça peut être un fichier pour une imprimante 3D, ce qu’on veut, un bête fichier numérique donc des bits.
Ensuite vous ajoutez des métadonnées [2]. C’est une étape importante, parce que juste un fichier numérique ça ne vous dit rien. Ce qu’il faut, c’est avoir des métadonnées qui vont certifier des choses. Par exemple, vous allez avoir une métadonnée qui va être « la Hadopi vous garantit que cette chanson est bien une chanson de Emma Leprince »,donc que c’est une chanson authentique et pour ceux qui ne connaissent Emma Leprince, je pense que tout le monde connaît Emma Leprince, mais sinon j’ai mis la vidéo dans les liens, ne regardez pas tout de suite parce que ça vous empêchera d’écouter. Dans la chanson, dans le clip [3] de la Hadopi, Emma Leprince est censée enregistrer en 2022. Donc l’année prochaine tout le monde pourra rigoler en disant « il n’est pas sorti le clip d’Emma Leprince, c’est nul ! »
Ces métadonnées sont une étape très importante de NFT, ça jouera un rôle important, ça certifie des choses : une date, un auteur, des choses comme ça.
Une fois que vous avez le fichier numérique et ses métadonnées, vous signez de façon cryptographique, donc une bête signature cryptographique que vous faites avec PGP [4], OpenSSL [5], ce que vous voulez, peu importe, vous signez.
Qui est le « vous » ? C‘est ça qui est intéressant. Il y a un acteur, quelque part, qui n’est pas forcément l’auteur du fichier numérique. C’est un acteur quelconque, c’est pour ça que je commence par « vous » prenez un fichier numérique, ce n’est pas forcément vous qui l’avez fait. Vous prenez un fichier numérique qui existe, vous mettez les métadonnées et ensuite vous faites une signature cryptographique. À partir de là il n’y aura de là plus de modifications possibles, ni au fichier numérique, ni aux métadonnées, sinon ça invalidera la signature.
Là on reste dans le classique, une signature cryptographique c’est un vieux truc, il n’y a rien de très nouveau.
L’étape suivante, on transforme ça en vrai NFT, nécessite de réviser ce que sont les contrats automatiques, parce que sans contrat automatique, il n’y a pas de NFT.
Rappel sur les contrats automatiques
Contrat automatique [6], vous verrez souvent le terme de smart contracts, c’est en anglais donc ça fait mieux, c’est comme quand on dit open source au lieu de logiciel libre. En plus, c’est bien quand c’est smart ! Le terme est très mauvais, tout à fait inadapté, pas seulement parce que c’est du marketing, mais aussi parce qu’on ne demande pas à ces contrats d’être smarts, au contraire, on leur demande plutôt d’être bêtes puisqu’ils vont devoir faire quelque chose de validable.
Un contrat automatique c’est un programme. Le mot « contrat » est d’ailleurs lui-même contestable. C’est un programme qui va être exécuté sur une chaîne de blocs, il y a une chaîne de blocs [7] dans le lot, et par tous les nœuds de la chaîne de blocs, puisque le principe d’une chaîne de blocs – une vraie chaîne de blocs, pas les machins qu’on vous vend en disant Private blockchain ou Permissioned blockchain – c’est du pair à pair. Les différents nœuds qui exécutent le code qui gère la chaîne de blocs ne se connaissent pas, ne s’aiment pas, ne se font pas confiance, donc il faut qu’on arrive à un consensus alors que les différents acteurs ne sont pas forcément d’accord, sympas, ne se font pas forcément confiance.
Pour ça, tous les nœuds vont exécuter le programme, en n’utilisant que des données qu’il y a dans la chaîne de blocs, ils vont mettre le résultat dans la chaîne de blocs. Comment tout le monde fait les mêmes calculs, chacun peut vérifier que le résultat est correct, parce que tout le monde voit que oui, on a vu la même chose.
C’est ça qui permet fondamentalement à la chaîne de blocs de fonctionner.
Par exemple dans le cas de Bitcoin [8], le programme exécuté est beaucoup plus trivial, ce sont simplement des transferts d’argent. Il y a aussi le minage, mais il y a surtout du transfert d’argent. Alice donne de l’argent à Bob. Comme tous les nœuds de la chaîne Bitcoin ont fait la même opération, tous peuvent vérifier combien a Alice avant, combien elle a après, combien a Bob avant, combien il a après, et se mettre d’accord. Le but de la chaîne de blocs c’est qu’on arrive à un consensus alors que les acteurs ne se font pas confiance.
L’idée du contrat automatique va un peu plus loin que Bitcoin. Les programmes que l’on exécute ce n’est pas seulement des transferts d’argent, ce sont des programmes quelconques. En termes techniques, des programmes écrits dans un langage de Turing, exécutés par une machine de Turing, c’est-à-dire un calculateur universel.
Tout ça ce sont des grands mots. Un langage de Turing, c’est simplement un langage de programmation où on peut faire ce qu’on fait dans tous les autres langages de Turing. Par exemple, si vous avez écrit un programme en PHP, vous pouvez faire un programme en LISP qui fait la même chose, et réciproquement. Les deux langages sont équivalents dans le sens de Turing, c’est-à-dire que vous pouvez tout programmer. C’est plus ou moins facile, c’est plus ou moins agréable, mais vous pouvez tout programmer.
Donc dans les contrats automatiques, on peut tout programmer.
Puisqu’on peut tout programmer, on peut, par exemple, gérer une succession d’achats et de ventes. C’est très simple, c’est très proche de ce que fait Bitcoin. Vous avez quelque chose qui est un bien virtuel, puisque la chaîne de blocs c’est virtuel, c’est tout du numérique, il change de main en main, c’est-à-dire que des gens en utilisant la monnaie de cette chaîne, donc des token, peuvent acheter, vendre et une donnée numérique, va passer de main en main. Comme tout est enregistré dans la chaîne de blocs et qu’elle est publique, tout le monde peut vérifier qu’il n’y a pas de triche.
Donc voilà le principe des contrats automatiques. Vous voyez d’ailleurs pourquoi ils ne doivent pas être smarts, pourquoi ils doivent être bêtes, c’est que les gens qui confient leur argent au contrat et qui l’utilisent pour faire des choses réelles, il faut pouvoir valider le contrat, vérifier qu’il fait bien ce qu’on croit qu’il fait.
Vous savez que la validation d’un programme c’est une opération compliquée. D’ailleurs je crois que Turing avait montré qu’un truc aussi simple que vérifier qu’un programme s’arrête au bout d’un moment, eh bien c’est impossible. Il n’y a pas de démonstration générale que ça soit possible, sauf pour des programmes triviaux. Par exemple, c’est trivial de démontrer que « print(’Hello, world !’) » s’arrête. Mais, pour la plupart des programmes, ça n’est pas possible. Donc au minimum il faut que le contrat, le programme, soit suffisamment simple pour qu’on puisse le valider.
On verra que dans les NFT actuels c’est souvent ça le problème.
Un exemple classique d’une chaîne de blocs qui met en œuvre ce système des contrats automatiques, c’est la chaîne de blocs Ethereum [9]. C’est la deuxième chaîne de blocs. Ce qu’il y a de bien avec des chaînes de blocs c’est que chacun peut choisir son critère où il est le premier. En valorisation, en monnaie fiable, c’est-à-dire en euros, Bitcoin est loin devant. En nombre de nœuds, Ethereum est devant. Donc Ethereum peut se proclamer la première chaîne de blocs, ou la deuxième si on traduit en euros. Toutes les autres sont très loin derrière. Il y a aujourd’hui deux chaînes de blocs publiques sérieuses qui fonctionnement c’est Bitcoin et Ethereum. Tous les autres trucs sont de l’expérimental, des trucs dans un garage, des choses comme ça. Ethereum permet de faire exécuter des programmes quelconques.
Question GNUtoo : qu’est-ce qui empêche les codes infinis ? C’est que pour exécuter du code, il faut payer. Ça se paye avec de l’essence. L’essence est payée elle-même en Ether, la monnaie d’Ethereum. Quand vous voulez faire exécuter un contrat, vous devez sortir de l’essence. Quand il n’y a plus d’essence, eh bien le programme s’arrête. D’ailleurs ça a une conséquence pour les NFT, c’est-à-dire que l’artiste qui veut, par exemple, vendre ses œuvres en NFT, il doit commencer par payer pour que son œuvre soit mise dans la chaîne de blocs et sous la garde du contrat. Il doit commencer par payer alors qu’il n’est pas sûr qu’il vendra quoi que ce soit.
NFT, deuxième étape
Après ce petit détour sur les contrats automatiques, on va passer à la deuxième étape.
À la première étape des NFT, on avait juste le fichier numérique et signé des métadonnées, ce qui est banal et qu’on faisait avant. Maintenant, la deuxième étape, c’est qu’on va mettre ça dans la chaîne de blocs.
Souvent on ne met pas le fichier complet dans la chaîne de blocs, parce qu’il faut payer, y compris pour le stockage. Il faut tout payer parce que la chaîne de blocs est répartie sur toute la planète. Il n’y a aucune raison que les nœuds qui la composent stockent vos données gratuitement. Tout doit être payé.
En général, le fichier lui-même n’est pas mis dans la chaîne de blocs. On y met un condensat cryptographique ou une autre forme de résumé du fichier et on met le fichier ailleurs. C’est un autre piège des NFT : le fichier n’étant pas dans la chaîne de blocs, il peut disparaître, il peut être à un endroit, par exemple sur une machine qui est dans un centre de données d’OVH à Strasbourg et puis paf !, ça brûle et le fichier est perdu.
La chaîne de blocs, elle-même, est à peu près indestructible puisque, rappelez-vous, Ethereum est la chaîne de blocs qui a le plus de nœuds répartis sur toute la planète. Donc la chaîne de blocs, elle-même, est à peu près indestructible, par contre, comme le fichier, en général, n’est pas directement mis dans la chaîne, il peut se perdre.
Une fois que vous avez mis ça dans la chaîne de blocs, il y a un contrat automatique qui est chargé de gérer. Qu’est-ce que va faire le contrat automatique ? Il va simplement indiquer quel est, à un moment donné, le propriétaire. Et s’il y a une vente, eh bien le contrat automatique va dire « voilà, si je reçois tant d’Ethers, à ce moment-là je transfère à l’adresse qui a envoyé les Ethers en question. »
Rappelez-vous qu’un contrat automatique c’est écrit dans un langage Turing, vous pouvez faire ce que vous voulez. Par exemple, un truc qui est fait parfois dans les NFT, c’est qu’un pourcentage de chaque vente est donné à l’artiste originel. C’est-à-dire qu’à sa première vente l’artiste n’arrête pas ses revenus, chaque vente successive lui rapportera de l’argent. C’est une des possibilités qu’on peut faire. En fait, on peut faire ce qu’on veut dans un contrat automatique, c’est ça le principe.
À partir de là, les mécanismes qui garantissent la sécurité de la chaîne de blocs feront qu’il n’y aura qu’un propriétaire du NFT à un moment donné, le dernier qui a payé. C’est donc en ça qu’on dit que les NFT vous permettent d’être propriétaire d’une œuvre. C’est un peu jouer avec les mots. En fait, si on veut être tout à fait rigoureux, la variable « propriétaire du contrat automatique » désigne une personne, plus exactement une adresse dans la chaîne de blocs et c’est elle qu’on va appeler le propriétaire, mais ce n’est pas forcément ce qu’un juriste appellerait propriétaire.
À partir de là vous voyez l’idée, c’est qu’on pourra acheter ou vendre, c’était ça le principe au départ, c’était de créer de la rareté, de l’unicité, pour qu’on puisse retrouver les méthodes classiques du marché de l’art. Quand achète un tableau, soit on achète un tableau à un artiste reconnu, on le paye cher, on le mettra dans son salon, tout le monde pourra admirer « waouh !, vous avez les moyens de vous payer ça », soit on prend des risques, on achète un artiste inconnu, c’est moins cher. S’il devient très connu et que ça rapporte beaucoup d’argent, on est super content, et s’il ne devient pas connu on a perdu son fric, ce sont des choses qui arrivent.
Si vous voulez faire la même chose avec les NFT, vous pouvez mettre l’œuvre dans votre salon et vous dites à tout le monde « j’ai un NFT là-dessus, c’est moi le propriétaire », On verra que ça soulève tout un tas de problèmes philosophiques rigolos.
Le fichier de base est copiable, oui, tout à fait. En fait, les NFT séparent la jouissance et la propriété. Avec un tableau classique, la jouissance et la propriété sont liées. Si vous avez mis le tableau dans votre salon, dans un cadre privé, vous et vos amis êtes les seuls à pouvoir en jouir parce que vous êtes le propriétaire. Par contre, avec les NFT, on sépare les deux. Tout le monde peut continuer à jouir de l’œuvre si elle est disponible quelque part, par contre vous en êtes le seul « propriétaire », mais il va falloir mettre quelques guillemets autour de propriétaire.
Si on perd son portefeuille NFT, demande caps, perd-on la propriété ? Oui, c’est un problème général des chaînes de blocs. D’ailleurs c’est un problème général de tous les trucs fondés sur la cryptographie. Par exemple, dans un domaine que je connais bien, celui des noms de domaines, il y a toujours des petits malins pour dire « les gens qui vendent des noms de domaines sont des voleurs – je crois même qu’il y a un bouquin là-dessus – il vaudrait mieux qu’on ait un système où les gens soient propriétaires de leur nom de domaine qu’ils ont créé eux-mêmes, que ça soit authentifié par de la cryptographie, et comme ça on n’a pas besoin d’intermédiaires –, Namecoin [10] par exemple, c’était ça l’allusion.
L’inconvénient de ce système-là c’est que la seule preuve de possession c’est la clef cryptographique. Si on la perd, par exemple parce qu’elle était stockée sur une machine OVH à Strasbourg, c’est fichu on ne peut plus rien faire et si quelqu’un d’autre la copie, eh bien il peut faire tout ce qu’il veut. C’est une grosse différence. Par exemple, si vous prenez un nom de domaine acheté traditionnellement chez un bureau d’enregistrement, vous avez un login, un mot de passe, vous perdez le mot de passe, vous avez des moyens de récupérer votre compte ; ça peut être compliqué, on va vous demander des papiers, on va peut-être vous faire payer, mais vous arriverez quand même à récupérer votre nom domaine comme ça. Par contre, sur un système type Namecoin, vous perdez la clef privée, c’est fichu. L’exemple le plus fameux c’est cet Anglais qui avait jeté un vieil ordinateur, qui ne marchait plus, avant de se rappeler qu’il y avait la clef privée de ses bitcoins dessus. Quand on dit « j’ai trois bitcoins sur mon disque dur », c’est un abus de langage. En fait, sur son disque dur on a la clef privée qui permet de dépenser trois bitcoins qui sont quelque part dans la chaîne. Là il avait perdu l’ordinateur, donc la clef privée, et là c’est foutu, il n’y a aucun recours possible.
Effectivement, tous les cryptomaniaques, c’est une sous-catégorie des libristes fanatiques, barbus, radicalisés, ce sont les cryptomaniaques qui voient toutes les solutions par de la crypto. Un des inconvénients est que ça nécessite une gestion rigoureuse des clefs. La gestion des clefs est double : empêcher la perte et empêcher la copie. Par exemple backuper des clefs chez les autres, ça résout le problème de la perte, ça ne résout pas le problème de la copie, au contraire, ça l’aggrave puisqu’il y a plus d’endroits où on peut piquer la clef. C’est un problème classique de la sécurité.
Exemple de vente d’une œuvre d’art
Tout à l’heure, avant qu’on commence, il y avait une discussion : pourquoi parle-t-on beaucoup des NFT maintenant ? Pourquoi est-ce que c’est à la mode en ce moment ? Une des raisons c’est qu’il y a eu une vente spectaculaire. Si vous regardez la page en question, je vous mets l’URL dans le chat, la vente en question date du 11 mars. [Non, non n’est pas bien de spoiler, l’histoire de la joueuse de tennis c’est le transparent suivant et puis ce n’est pas tout à fait pareil, parce que justement n’est pas un fichier numérique.]
Pour revenir à l’œuvre d’art [11], c’est une œuvre d’art d’un artiste qui s’appelle Beeple. C’est un fichier numérique, à l’origine, qu’on trouve à plusieurs endroits et qui a été vendu pour l’équivalent de 70 millions de dollars, pas mal !, ce qui, pour un artiste vivant, est vraiment colossal. Je crois que c’est la troisième vente d’un artiste vivant après David Hockney et Jeff Koons. Même pour le marché de l’art contemporain qui a l’habitude de prix délirants et de trucs pas possibles, c’est quand même assez colossal et c’est un NFT. Ce qu’a acheté l’heureux gagnant des enchères c’est uniquement le fait que, quelque part, dans une chaîne de blocs, il y a un contrat automatique qui a noté que l’adresse du propriétaire c’est son adresse à lui, c’est-à-dire le compte. S’il n’a pas perdu sa clef privée, il pourra faire des choses, rajouter, mettre en vente par exemple, peut-être gagner plus d’argent, des choses comme ça.
Cet exemple-là a plusieurs intérêts. D’abord, comme j’ai dit, ça date du 11 mars, c’est très récent et ça a beaucoup contribué à ce qu’on parle des NFT, à ce que ça soit à la mode, à ce que plein de gens en parlent, c’est une somme importante. D’autre part, c’est fait par Christie’s. Pour ceux qui ne connaissent pas le marché de l’art, Christie’s c’est une des deux grosses boîtes de vente sur le marché de l’art, donc une boîte connue, réputée.
Rappelez-vous, quand je parlais de comment on construit un NFT, la première étape, je vous avais dit qu’on prend un fichier numérique, on ajoute des métadonnées, on signe. La question c’est qui peut ajouter des métadonnées et qui va signer ? Eh bien qui veut ! N’importe qui peut prendre un fichier numérique, le télécharger, n’importe qui peut ajouter des métadonnées soit en éditant le fichier, soit en mettant un fichier à côté et puis en mettant tout dans une archive Zip, TAR, ce qu’on veut, et n’importe qui peut ensuite signer. Mais pour que ça ait de la valeur, c’est certainement mieux si les métadonnées et la signature ont été mises par quelqu’un en qui on a confiance. À priori, beaucoup de gens font confiance à Christie’s. Comme je ne suis pas un grand expert dans le marché de l’art, je ne sais pas si cette confiance est méritée. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que beaucoup de gens font confiance à Christie’s. Donc quand Christie’s dit, par exemple, « c’est bien un tableau de Beeble », c’est pris au sérieux.
Exemple de la vente d’un droit
Un autre exemple c’est la vente d’un droit. Cette fois on ne vend plus un fichier numérique, c’est un cas encore plus rigolo, c’est la vente d’un droit. C’est un exemple qui a fait pas mal parler de lui. Je vais donner l’URL de référence. On verra après la différence avec ce qu’il y avait dans Christie’s. Voilà l’URL de référence de ça.
Une joueuse de tennis, un peu connue mais pas très connue, mais jeune, ça a son importance, propose de vendre un droit à mettre un tatouage sur son bras. Sur la page [12] en question il y a tout, vous avez tout ce qu’elle propose, exactement les conditions. Déjà vous n’avez pas le droit de mettre un message extrémiste sur le tatouage, par exemple, « utilisez des logiciels libres et adhérez à Parinux », ça n’irait pas. Il faut un truc qui soit propre. Elle précise aussi que le tatouage devrait être payé en plus, des choses comme ça. L’argument qu’elle donne c’est qu’elle n’est pas très bien placée dans le classement, mais elle grimpe et elle est jeune, donc probablement qu’elle va devenir mieux classée dans le classement, donc elle passera à la télévision, elle jouera des matches. Quand une joueuse de tennis joue, comme vous le voyez sur le film qui accompagne de l’offre, on voit les bras, donc on voit le tatouage. Ça peut être un endroit pour mettre de la publicité, par exemple, ou des choses comme ça.
Vous voyez l’idée : cette fois on ne vend plus un fichier numérique, on vend un droit. D’ailleurs ça veut dire qu’on va dépendre, à ce moment-là, du monde physique. Si, par exemple, cette personne se barre, disparaît sans laisser d’adresse, la personne qui a acheté le droit sera bien embêtée. On pourra peut-être lui faire un procès, je ne sais pas. Il y a des tas trucs intéressants pour les juristes, par exemple.
Oui, quand le droit change de personne, c’est-à-dire quand il est revendu, oui, il faudra enlever le précédent tatouage et c’est précisé dans le contrat. Il est précisé qu’enlever l’ancien tatouage et mettre le nouveau c’est financièrement à la charge de l’acheteur en plus du droit. Tout est prévu ! Par contre, je ne suis pas juriste, je ne saurais pas dire dans quelle mesure on peut le faire respecter ou pas.
Il n’est pas aussi complètement impossible que ça soit surtout un coup publicitaire, puisque les NFT sont à la mode, il est possible que l’agence de cette joueuse se soit dit voilà un moyen ! Plutôt que de faire des matches, c’est fatigant, on ne gagne pas toujours, un bon moyen de faire parler de soi ça peut être ça.
Problèmes de santé à la personne ? Bonne question. Est-ce que les problèmes de santé sont vraiment plus importants que le taux de profit ? Je ne crois pas. Le taux de profit c’est mieux !
Exemple d’un troll
Donc voilà le genre de choses qu’on peut vendre. Il y a eu aussi des trolls. Par exemple, il y a un blogger connu qui a trollé sur Reddit en disant que c’était une solution au problème des machos qui envoient à des femmes qui n’ont rien demandé des photos de leur pénis. Vous mettez la photo en NFT, vous lui mettez son nom comme artiste, et ensuite, s’il veut en être propriétaire, ce sera à lui de payer. Bon ! C’est un troll, je ne dis pas qu’il faut faire ça, mais c’est amusant comme idée. Ça illustre bien notamment un concept important qui est que, contrairement à ce qui a été dit dans une bonne moitié des articles qui parlent des NFT, le NFT ne garantit pas du tout l’authenticité puisque n’importe qui peut faire un NFT. Vous prenez un fichier numérique n’importe où, vous faites un NFT. N’importe qui peut le faire. C’est pour ça que le rôle de Christie’s dans le cas de la vente du fichier de Beeble était important : Christie’s sert de tiers de confiance. En même temps ça illustre aussi quand certains libertariens crypto-radicalisés disent « ce qu’il y a bien avec la blockchain c’est justement qu’il n’y a pas de tiers de confiance », eh bien avec les NFT il y en a un, celui qui a signé. En pratique, celui qui a signé c’est une place de marché, c’est-à-dire des gens dont le métier c’est de vendre et d’acheter des trucs, c’est le cas de Christie’s, par exemple. Christie’s ne produit rien, ils organisent des ventes aux enchères.
Pour la joueuse de tennis, l’URL que je vous ai donné, openSea.io, c’est une des plus grosses places de marché de NFT, il y en plusieurs, Rarible, OpenSea, quelques autres qui sont des places de marché. Chaque place de marché est différente, a une politique différente.
Par exemple, je suppose que Christie’s fait attention parce qu’ils ont une réputation, donc ils vérifient que le NFT c’est bien la personne en question. Certaines places de marché font des vérifications plus ou moins solides, d’autres pas du tout. Vous avez des places de marché où vous téléversez n’importe quel fichier numérique et pouf !, elles le transforment en NFT. Youpi !
Vous noterez également que, sur la page de Christie’s, il n’y a aucun détail technique. Il n’y a pas l’adresse, par exemple, sur la chaîne de blocs où va se trouver le contrat automatique. L’intérêt de la chaîne de blocs c’est sa transparence, tout est visible, il y a des explorateurs publics de chaînes de bloc, tout est visible. Dans le cas de Christie’s, qui vient plutôt du monde traditionnel, ils ne font pas d’efforts particuliers pour permettre de vérifier que l’information est bien correcte dans la chaîne.
Par contre, si vous regardez sur OpenSea, par exemple pour l’offre de la joueuse de la tennis, vous avez une option de « Chain info » dans un coin où vous avez une adresse du contrat automatique. Si vous cliquez dessus, ça fait appel à un explorateur de la chaîne de blocs qui vous dit tous les détails sur le contrat en question, l’argent qu’il a reçu, ce genre de choses. En l’occurrence, OpenSea met un lien vers l’explorateur Etherscan, mais il y en d’autres. Rappelez-vous que la chaîne de blocs est publique, tout le monde peut installer un nœud Ethereum et regarder lui-même dans la chaîne de blocs si, à cette adresse-là, il y a bien ce contrat, s’il a bien reçu cet argent, ce genre de choses et tout un tas d’informations en plus peuvent être mises, plus ou moins détaillées. OpenSea, de ce point de vue-là, ce n’est pas mal parce qu’ils donnent une bonne partie des références. Le seul truc que je n’ai pas trouvé, ça m’embête quand même un peu, c’est le code source du contrat automatique. Il doit être quelque part, je suppose, mais je n’ai pas trouvé où et j’ai eu la flemme de demander.
GNUtoo demande s’il y a moyen de faire les choses automatiquement dans le cas des tatouages. C’est un peu une limite des chaînes de blocs. Les chaînes de blocs ça coince dès qu’il s’agit de communiquer avec le monde physique, là il n’y a pas de mécanisme entièrement chaîne de blocs ; il faut bien qu’il y ait un humain qui passe à un moment donné. Il y a eu des discours comme quoi, sur les chaînes de blocs, on pourrait par exemple faire un Airbnb sans Airbnb, où les gens mettraient une serrure intelligente qui serait un nœud de la chaîne de blocs et quand quelqu’un paye, le contrat automatique déverrouille la serrure et ils peuvent rentrer. Le gros problème de ça c’est qu’il y a, à un moment, une intervention des humains qui n’est pas automatisable. Par exemple est-ce que les gens ont rendu l’appartement en bon état ou pas, ce n’est pas le contrat qui peut aller voir.
Oui, GNUtoo, il faut être un nœud si on veut vérifier par soi-même ou faire confiance à un nœud. Dans la plupart des chaînes de blocs, vous avez deux sortes de clients, vous avez les nœuds complexes, ce sont des pairs parfaits, ils ont la même information que tous les autres pairs, donc ils peuvent tout vérifier, et vous avez ce qu’on peut appeler des clients bêtes ou des clients légers, qui font confiance à un nœud et qui causent aux nœuds en REST [Representational state transfeer] avec n’importe quel protocole, qui font confiance à un nœud qui fait les vérifications pour eux.
Les pièges
Maintenant les pièges.
J’ai bien dit les pièges, je n’ai pas dit les problèmes, je n’ai pas dit les trucs qui ne vont pas. Ce sont les points auxquels il faut faire attention si vous voulez vous lancer là-dedans.
Au passage, depuis le temps que je parle des cryptomonnaies, je reçois régulièrement des questions de gens qui demandent : est-ce qu’il faut acheter des bitcoins ? Est-ce que c’est une bonne affaire ? Où est-ce que je dois les acheter ? Donnez-moi des conseils. Je refuse toujours d’en donner, parce que, en fait, je n’en sais rien. De toute façon, c’est pareil pour tous les gens qui donnent des conseils d’investissement. S’ils étaient vraiment compétents, ils garderaient ça pour eux et ils gagneraient du fric en investissant. S’ils vendent de conseils c’est qu’ils ne sont pas si compétents que ça.
Personnellement je n’ai pas de NFT. Je n’ai pas, aujourd’hui, l’intention d’en acheter.
Les pièges c’est à la fois si vous, vous avez l’intention d’en acheter, les points auxquels il faut faire attention. Et c’est aussi d’un point de vue un peu plus philosophique, est-ce que c’est sérieux tout ce truc-là ? Est-ce que ça marche vraiment ? Quels sont les trucs qu’il faut regarder ?
Dans la fabrication d’un NFT, la première étape c’est que vous mettez des métadonnées auprès d’un fichier numérique et que vous signez. Donc il y a quelqu’un qui signe.
Le NFT n’est intéressant que si vous lui faites confiance. On revient au cas de Christie’s, qui est un tiers de confiance. À priori, les gens qui sont sur le marché de l’art font confiance à Christie’s. Est-ce qu’ils ont raison ou pas ? Je n’en sais rien. La confiance c’est assez irrationnel, ça ne se décrète pas. Dans le cas de Christie’s c’est une boîte ancienne, qui fait beaucoup d’affaires, on dit qu’ils ont une réputation à protéger, donc pourquoi pas. N’importe qui peut faire une place de marché. Moi, demain, je peux faire une place de marché. Vous téléversez des fichiers numériques, je vous signe ça, je vous mets ça sur la chaîne de blocs. Ça a la valeur qu’on m’accorde, c’est comme pour tout ! C’est le cas dans beaucoup de domaines, la confiance est à la base de beaucoup de choses. Dans l’art traditionnel, le type qui achète un tableau comme un original, il fait confiance à l’expert qui a dit « c’est authentique ». Simplement, il faut en être conscient. Ce n’est pas une mauvaise chose de faire confiance à la place de marché. Il faut juste être conscient du fait qu’on lui confiance, que ça ne marche pas tout seul, donc ça ne garantit pas l’authenticité.
Il y a déjà eu des tas de cas, innombrables, d’artistes qui ont découvert leurs œuvres vendues sous forme de NFT alors qu’ils n’étaient pas au courant, qu’ils n’avaient pas donné leur autorisation. Ça ne résout pas du tout, contrairement à ce que prétendent les promoteurs des NFT, le problème du piratage, de l’authenticité, de choses comme ça.
C’était l’exemple que je citais. Vous pouvez, demain, créer une place de marché. Si vous êtes prof et que vous voulez des idées de TP à faire par vos étudiants, vous pouvez leur dire de créer une place de marché. Il faut prévoir la création de comptes, téléversement de fichiers, signature et interface avec la chaîne de blocs. Un bon TP.
Et puis l’œuvre, à priori, va être accessible par d’autres moyens.
En termes informatiques le NFT c’est un pointeur, ce n’est pas l’œuvre, c’est un pointeur. Il y a un proverbe qui dit quand on montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Eh bien dans le cas des NFT l’idiot a raison. C’est le doigt qu’il faut regarder parce que c’est lui qui est important.
Du fait que ce n’est qu’un pointeur, il peut se produire tous les phénomènes classiques des pointeurs. Par exemple, le fait que le fichier original cesse d’être accessible s’il n’a pas été mis sur un système solide.
J’ai vu passer dans le chat IPFS. IPFS [InterPlanetary File System] ne garantit rien du tout. Globalement, je trouve que IPFS marche assez mal et si vous avez un fichier qui est peu demandé, qui est sur peu de nœuds et qui disparaît, c’est perdu.
Du fait que vous pouvez mettre plusieurs pointeurs, à la limite il peut y avoir plusieurs NFT sur une même œuvre. Bien sûr, l’artiste ne va pas forcément autoriser à faire ça, mais il y a certaines places de marché qui s’en fichent, qui ne font pas attention.
Par contre, normalement, on n’a pas un pointeur nul. Normalement, la place de marché vérifie au moins qu’on pointe vers quelque chose, on peut l’espérer. Un pointeur ne signifie pas qu’on pourra le déréférencer. Si, par exemple, le point de départ c’est un condensat cryptographique de l’œuvre, le condensat ne vous donne pas forcément un moyen de récupérer l’œuvre. Et l’URL, comme vous le savez, les URL, des fois ça marche, des fois ça ne marche pas.
Le contrat automatique est un programme et les programmes ont des bogues. Je vais vous dire un truc qui va s’en doute beaucoup vous choquer, tous les programmes ont des bogues, à part « print(’Hello, world !’) », qui, probablement, n’a pas de bogue, tout programme non trivial a des bogues.
Pour Tex, l’exemple que tu as cité, c’est rigolo, parce que l’auteur de Tex promet une récompense aux gens qui trouvent une bogue.
Le problème c’est que c’est quoi une bogue ? Par définition, c’est une différence par rapport à la spécification. Comme la spécification de Tex n’est pas vraiment visible et que c’est uniquement l‘auteur qui l’interprète, il peut toujours s’en tirer.
C’est un problème qu’il y a aussi avec les bug bounties, les cas où on paye les gens pour trouver des failles de sécurité. Je me souviens d’une sur qmail. Daniel Bernstein avait refusé de payer parce qu’il disait que non, en fait, ce n’était pas vraiment une faille de sécurité. Dans ces conditions tout est possible.
Le point important c’est que vous pouvez avoir des bogues et il y a déjà eu dans l’histoire des contrats automatiques des bogues plus ou moins spectaculaires. D’autant plus que, comme souvent, il y a une tension entre les utilisateurs qui voudraient des programmes plus compliqués, avec plus de fonctions, ils voudraient que ça fasse ci, que ça fasse ça, et la sécurité qui demande, au contraire, des contrats plutôt simples.
Là par exemple, pour les places de marché, la plupart des places de marché ne mettent pas tellement en avant le code. Il est difficile à trouver. Il existe quelque part, mais des fois je soupçonne même qu’on ne nous le donne pas. Par exemple, quand on achète un truc 69 millions de dollars, ça ne me paraît pas déconnant d’exiger que le code source soit transmis avec les moyens de valider, parce que ce qui est exécuté dans la chaîne c’est du binaire, c’est le résultat de la compilation du code source. Donc il faut valider le code source, valider que ça donne bien le binaire qui est sur la chaîne. Normalement, quand on achète un truc 69 millions dollars on paye en plus un informaticien pour vérifier ça, mais je ne sais pas si ça a été fait, je ne sais pas si Christie’s distribue le code source. En plus, je soupçonne que ce n’est pas Christie’s qui a écrit le programme, ils ont dû sous-traiter ça à une boîte de la Fintech. La Fintech ce sont les financial tech, les boîtes qui regroupent l’informatique et la finance, donc, en gros, gagner du fric avec de l’informatique. Je suppose qu’ils ont sous-traité ça à une boîte de la Fintech, donc je ne sais pas si on a le code source.
Globalement, pour l’instant, on est vraiment dans un monde de Bisounours, c’est-à-dire que des gens riches dépensent des millions de dollars sans aucune vérification, sans aucune garantie. C’est super. C’est beau la confiance !
Et puis toutes les chaînes de blocs ne se valent pas. La grande majorité des NFT sont sur Ethereum qui est une chaîne sérieuse, qui marche depuis longtemps, qui est connue, c’est du logiciel libre, c’est documenté, ça tourne sous GNU/Linux, c’est du sérieux. Pour Christie’s , par exemple, c’est frappant, ils ne disent même pas sous quelle chaîne de blocs ça sera. Ils disent juste que ça sera sur une chaîne de blocs, sachant qu’en plus « chaîne de blocs » est un terme à la mode, il y a des gens qui appellent chaîne de blocs des choses qui n’en sont pas. Il y aurait beaucoup de vérifications à faire. Évidemment, quand vous achetez un NFT, vous trouverez sur OpenSea ou sur Rarible des trucs à 50 ou 100 dollars, dans ce cas-là vous n’allez pas faire de vérifications compliquées. Mais pour des trucs à 60 millions de dollars, normalement il faudrait.
Ce n’est pas forcément de la naïveté, Porkepix, on en parlera après. Mais si le type l’a acheté pour des raisons financières, s’il a acheté le tableau de Beeble 69 millions de dollars pour des raisons financières, parce qu’il espère le revendre plus cher, peut-être que ça marchera. La confiance ne vient pas forcément d’une analyse du sérieux du truc, elle vient du fait qu’on trouvera quelqu’un d’autre pour le racheter.
Quand vous allez dans un commerce au fin fond de la Thaïlande et que vous payez en dollars US, ça ne veut pas dire que le type qui accepte vos dollars, qui n’est pas la monnaie nationale, a fait une analyse de la politique de la Réserve fédérale aux États-Unis et qu’il pense que la politique monétaire de la Réserve fédérale est correcte donc qu’il peut accepter les dollars. S’il les accepte, c’est parce qu’il est raisonnablement sûr qu’il arrivera à les passer à quelqu’un d’autre après. Donc c’est la même idée.
Le dernier piège, ce que j’ai dit, c’est que les places de marché ne sont pas toujours transparentes. OpenSea [13], là où il y avait la joueuse de tennis, c’est plutôt dans les meilleures. Une autre va être plutôt dans les pires et dans le lot il y a de tout. Comme tout le monde, aujourd’hui, crée sa place de marché, elles sont très variables. Un des premiers trucs à demander : sur quelle chaîne de blocs c‘est ? Où est le code source du contrat ? À quelle adresse est le contrat ?, qu’on puisse vérifier que le code qui se trouve à ce endroit-là correspond réellement au code source, tout ça nécessitant des compétences techniques. Il faut compiler le code source, vérifier que ça redonne bien le même binaire. Quand ça ne donne pas le même binaire, il faut s’apercevoir qu’on n’a pas utilisé la même version du compilateur, etc. La validation des contrats automatiques est un plaisir en soi !
Objections fréquentes
Par contre, il y a des objections qui sont souvent faites aux NFT, des critiques méchantes – parce qu’il y a des gens sont méchants – qui ne sont pas toujours justifiées. Je voudrais parler de ça aussi, parler des cas où il y a des reproches qu’on fait qui ne sont pas toujours mérités.
Par exemple, un reproche courant c’est de dire que c’est complètement irrationnel. Le type, quand même, dans le cas de Christie’s, a acheté 69 millions de dollars un fichier – on trouve peut-être l’œuvre très jolie, moi pas en plus, mais c’est une question de goût, c’est complètement subjectif –, il trouve peut-être ça très joli, il a acheté très cher un truc que tout le monde peut copier. C’est irrationnel, oui mais !, on parle d’art contemporain. Le marché de l’art contemporain a toujours été irrationnel. C’est quand même un marché où il y a un type qui, par exemple, fabrique une œuvre : il prend trois bouts de bois, il les assemble, il décrète que c’est de l’art et, s’il est connu, il vend ça un million de dollars. La subjectivité est propre à l’art, une des caractéristiques de l’art c’est sa subjectivité. Il y a des gens qui trouvent que La Joconde ce n’est pas intéressant et d’autres que ça émeut. En plus de cette subjectivité, il y a aussi un marché qui est souvent irrationnel. Il y a des gens qui sont plus doués comme le marketing que pour l’art, comme Jeff Koons, qui arrivent à faire des trucs qui se vendent très cher, sans bonne raison ou alors avec la seule bonne raison qui est qu’on pourra le revendre encore plus cher. Si vous achetez un Jeff Koons ce n’est pas forcément que vous appréciez son art, ce n’est pas forcément qu’il vous émeut ou que vous trouvez ça beau. Ça peut être que vous dites que c’est un placement assez sûr. Dans 100 ans il sera peut-être oublié, mais dans 10 ou 20 ans vous pourrez probablement le vendre.
J’ai vu des gens dire que ce n’était pas vraiment de l’art, par exemple le truc de Beeble qui un collage de petites images. Il y a aussi certains trucs dans le monde du NFT qui sont de qualité variable. Il y a des artistes qui ont regardé les NFT et qui ont dit que l’un des problèmes c’est qu’on voit de tout et n’importe quoi. Autant Christie’s , à priori, ils ne mettent leur signature que sur des trucs relativement pas sérieux, j’hésite, mais enfin pas n’importe quoi, autant vous avez des places de marché où tout le monde peut téléverser un truc et faire un NFT, donc vous voyez des trucs contestables. Mais l’art c’est quoi ? C’est un problème difficile. Magritte avait fait un tableau célèbre, on voit un dessin de pipe qui avait comme titre Ceci n’est pas une pipe, le but était de réfléchir sur la différence entre signifiant et signifié. Il y a eu un détournement récent très rigolo : on voyait une signature numérique et comme texte « Ceci n’est pas un NFT ».
Ce qui est sûr c’est que l’art échappe à la définition ; si c’est évaluable de manière rationnelle ce n’est pas de l’art, c’est de la technique ou de la science. L’art c’est forcément compliqué. Je pensais plutôt aux tableaux de Klein avec que du bleu, des choses comme ça. Quand on dit, par exemple, « le type qui achète un NFT est bête parce tout le monde peut copier le fichier ». Le type qui achète un tableau où il n’y a que du bleu est-ce qu’il est plus malin ? Je ne sais pas.
Il y a aussi une autre objection courante, c’est de dire que c’est de l’escroquerie, scam en anglais.
Non. Franchement non. L’escroquerie c’est quand on promet des choses fausses. Effectivement, quelqu’un qui dirait que le NFT garantit l’authenticité, non. On a vu que c’est faux puisque n’importe qui peut faire des NFT sur une œuvre, même s’il n’est pas l’auteur. Ce qui, à la limite, peut garantir l’authenticité c’est la signature d’une autorité connue, une place de marché de référence connue à laquelle on fait confiance. Sinon, si l’acheteur sait ce qu’il fait, il n’y a pas de problème. C’est comme l’exemple du tableau blanc signé Picasso que citait GNUtoo, si quelqu’un l’a acheté, est-ce que c’est escroquerie ? Non ! Picasso n’a pas trompé. Il n’a pas menti. C’est bien lui qui a signé. L’acheteur voit que le tableau est blanc, il n’y a pas d’escroquerie là-dedans, le type sait ce qu’il fait. On peut penser qu’il est bête, qu’il est con, qu’il fait des mauvais choix, qu’il gaspille son argent, tout ça OK, mais c’est subjectif. L’escroquerie c’est une qualification pénale normalement. C’est interdit par la loi. Une base de l’escroquerie c’est quand on ment, par exemple quand on montre aux gens un tableau et que le jour de la vente on leur en refile un autre qui est une copie, là c’est une escroquerie.
Pour la joueuse de tennis, il y aurait escroquerie si, par exemple, elle prenait le fric et qu’après elle refuse le tatouage. Là on pourrait parler d’escroquerie. Mais autrement non. Le tableau de Beeble ce n’est pas une escroquerie. Vous achetez un NFT. Peut-être que demain, Beeble sera passé de mode et le truc ne vaudra plus rien. Mais ce n’est pas une escroquerie, c’est le fait que le marché de l’art ça monte et ça descend. Ce n’est pas un mensonge.
Donc je ne dirais pas que les NFT sont des escroqueries. On peut dire que c’est idiot, irrationnel, on peut rigoler, on peut faire ce qu’on veut. Dire que c’est une escroquerie, en plus c’est grave. Comme c’est une définition pénale, normalement, une escroquerie, on se retrouve en prison.
Mais est-ce une bonne idée ?
Par contre, il y a une autre question qui est forcément beaucoup plus subjective : est-ce que les NFT sont une bonne idée ?
On a vu techniquement comment ça marchait et que ça fonctionne pour une certaine définition de fonctionner. On a vu qu’une bonne partie des objections qui étaient faites ne sont pas correctes en fait, mais, après, on a le droit d’avoir une opinion.
Voilà la mienne.
Il faut quand même rappeler que le problème de la rémunération des créateurs est un gros problème que je considère comme pas vraiment résolu. Un des gros problèmes de l’Internet c’est qu’on n’a pas de mécanisme satisfaisant pour rémunérer les créateurs. On en a des mécanismes. Dans le monde du logiciel libre, par exemple, on sait bien qu’il y a des tas de façon de financer le développement du logiciel libre.
Dans le monde de l’art on est un peu embêtés. GNUtoo a raison, c’est vrai que c’était pareil avant, l’artiste qui meurt de faim ça existait déjà avant Internet, c’est sûr, ce n’est pas une nouveauté et ce n’était pas satisfaisant non plus, mais on n’a pas non plus trouvé mieux. On n’a pas trouvé mieux. On n’a pas résolu le problème. On ne l’a pas aggravé, je suis d’accord, mais on ne l’a pas résolu non plus.
C’est quand même un truc à garder en tête. Une des raisons pour lesquelles beaucoup d’artistes se lancent dans les NFT c’est parce que, au départ, il y a le problème qu’ils n’ont pas de revenus satisfaisants e réguliers.
Ceci dit, ce n’est pas tellement faire vivre les artistes qui intéresse les promoteurs de NFT. Les mécanismes dont on dispose habituellement, c’est-à-dire le mécénat, le crowdfunding, les performances en live qu’on paye, les choses comme ça, tous les à-côtés, ça permet aux artistes de gagner de l’argent. Ça ne leur permet pas de devenir super riche. On ne deviendra jamais super riche comme ça. En fait, ce qui intéresserait les promoteurs de NFT, c’est d’avoir un système où un petit nombre d’artistes devient très riche. Et, effectivement, on n’aura jamais sur Internet de solution pour ça, pour faire des gros coups.
Globalement, je trouve dommage de se cramponner à un modèle qui est fondé sur la rareté dans le monde du numérique où la caractéristique c’est justement qu’on n’a plus cette rareté.
Personnellement, je pense que les NFT, comme les DRM, ça essaye d’enlever au numérique ses qualités. Je trouve ça vraiment dommage pour ne pas dire plus. On a une nouvelle technologie qui a des avantages et on va essayer de supprimer ces avantages. Ce n’est pas vraiment une bonne solution pour moi et c’est une des raisons pour lesquelles, personnellement, je n’ai pas de NFT et je n’envisage pas d’en acheter.
Je crois qu’on a fait le tour. Je vous laisse le micro, la parole, les opinions, les remarques.