- Titre :
- Le livre numérique en bibliothèque : une métamorphose juridique laborieuse
- Intervenant :
- Lionel Maurel
- Lieu :
- Colloque – Les biens numériques - Ceprisca - Université de Picardie
- Date :
- Septembre 2014
- Durée :
- 25 min 27
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Transcription
Troisième thème de cette journée consacrée à la dématérialisation et sans tarder aborder la question du livre numérique en bibliothèque : une métamorphose juridique laborieuse, qui va nous être présentée par Lionel Maurel.
Lionel Maurel : Merci. Je vous remercie pour cette opportunité de traiter ce sujet devant vous et, en particulier, Emmanuel, qui m’a invité dans ce colloque. Moi, donc, je voudrais vous parler d’une transition entre la manière dont les bibliothèques géraient les livres papier et la manière dont elles le font, maintenant, avec le livre numérique. Les questions de qualification vont moins se poser parce qu’on est sûrs, là, qu’on est bien face à un bien. En tout cas, les livres sont des biens. Vous allez voir qu’il y en a, quand même, par exemple, l’un des points importants de la question de savoir si un livre numérique est livre et c’est loin d’être évident de répondre à cette question. Vous allez voir l’incidence de la dématérialisation sur le régime juridique applicable et les conséquences pour les établissements que sont les bibliothèques. Un cas assez intéressant, parce qu’il y a une mutation profonde et qui se fait vraiment dans la douleur aussi, au point de, quelque part, menacer l’avenir de ces institutions à long terme.
Pour comprendre la situation il faut s’interroger sur le statut des bibliothèques et prendre un peu de recul historique, si vous voulez. Il y a un vieux bibliothécaire, qui m’a un peu formé dans ce métier, qui disait : « Les bibliothèques, pendant longtemps sont restées des maisons de tolérance ». Et on n’imagine pas à quel point c’est vrai en fait, parce que ce qu’il voulait dire c’est que, bon déjà, les bibliothèques ont existé bien avant que le droit d’auteur existe lui-même, mais quand le droit d’auteur est arrivé, les usages collectifs des œuvres, qui se faisaient en bibliothèque, notamment la pratique du prêt, ont perduré sans que ça pose de souci, et sans qu’on s’interroge sur le fait de savoir si ça rentrait en conflit, ou pas, avec les règles du droit d’auteur. Et cette situation, elle a perduré, globalement, de la Révolution française, si vous voulez, jusqu’à la toute fin des années 90, où là, à ce moment-là, il y a eu des débats et une directive européenne qui a posé la question au niveau européen. Mais, pendant longtemps, les bibliothèques étaient des maisons de tolérance, c’est-à-dire que dans l’imaginaire collectif, la bibliothèque pouvait prêter un livre et ce n’était pas une question qui était soumise à l’empire du droit d’auteur. C’était une sorte de sphère séparée.
Ça pose la question de savoir quel était le statut juridique de ces pratiques. On a parlé déjà de biens communs, tout à l’heure et puis ce matin. Qu’est-ce qui se passait ? C’est-à-dire que les bibliothèques achetaient des livres, et ces livres deviennent des biens publics, sont soumis au code du patrimoine, donc ça devient une forme de propriété publique. Ça c’est pour la question du support. Mais si on prend la question de l’œuvre, il y a quand même bien un droit de propriété qui pèse sur cette œuvre, mais ce droit de propriété, pendant longtemps, il est resté non exercé, il est resté en suspens. Et si vous voulez, ça ressemble beaucoup au modèle des biens communs, notamment aux pratiques qui existaient sous l’Ancien Régime. Vous aviez des champs ou des forêts, qui faisaient parfois l’objet d’un droit de propriété, qui étaient appropriés par des personnes, mais on reconnaissait à certaines populations un droit coutumier, leur permettant d’aller glaner, par exemple, des épis dans le champ ou d’aller ramasser des branches tombées dans la forêt. C’était une sorte de droit de glanage, qui était coutumier, et qui était reconnu comme un droit d’usage qui existait à côté du droit de propriété. Et c’est ça qu’on appelle, en fait, la racine historique des biens communs. C’est ça, en fait, ces droits-là, qui se sont éteints après la Révolution française.
Là je vous ai mis une étiquette que j’ai trouvée sur un livre dans le réseau des bibliothèques de la ville de Paris. Vous voyez, ça dit : « Rendez vite vos livres, d’autres lecteurs les attendent. Ménagez-les, ils sont votre bien commun ». Et c’est une étiquette qui date de la fin des années 80, le livre était assez vieux quand je l’ai trouvé. Vous voyez que le bibliothécaire sentait qu’il y avait un lien avec cette dimension-là. Et ça, c’est resté vivant très longtemps. Vous allez voir que c’est encore vivant pour beaucoup de pratiques. Notamment, par exemple, le prêt de CD, CD musicaux, n’a aucune base légale actuellement, s’exerce sans aucune base légale, ce qui fait que chaque fois qu’une bibliothèque prête un CD, elle commet un acte de contrefaçon, qui vaut trois ans de prison et trois cent mille euros d’amende. On parlait de pratique socialement acceptée. Personne n’en a conscience, mais chaque fois qu’une bibliothèque prête un CD et qu’une personne l’emprunte, ils sont tous complices de contrefaçon, et pourtant, il n’y a pas de réponse qui soit attachée à ces actes. Ça vous montre à quel point la dimension de maison de tolérance était attachée au statut de la bibliothèque et où l’application du droit d’auteur n’était pas si évidente que ça.
Tout ça est resté vivant jusqu’à ce qu’on a appelé, notre métier, la grande bataille du droit de prêt du livre, qui a commencée en 1992, quand une directive a statué en disant que l’acte de prêt public était bien une prérogative qui était soumise à la volonté des titulaires de droit. Pourquoi ? Parce que, jusqu’à présent, l’acte de prêt c’était très difficile à saisir en droit d’auteur parce que ce n’est ni une reproduction, ni une représentation, donc ça ne rentre pas dans les catégories. La directive, elle, nous dit que c’est lié au droit de distribution de l’œuvre, un élément du droit de distribution de l’œuvre, et que le prêt public, donc, peut bien être contrôlé par les titulaires du droit. Et donc, ce qu’elle fait, c’est qu’elle met en place la possibilité pour les États de l’autoriser sur la base d’une licence légale.
Ce qui se passe, c’est que, pendant dix ans, en France, il y a eu un débat qui a été vraiment très féroce, pour savoir comment on allait transposer cette directive. Pourquoi ? Parce qu’en fait les titulaires de droits, éditeurs et auteurs, ont demandé que l’acte de prêt devienne payant, à l’acte. C’est-à-dire que vous alliez dans une bibliothèque et pour emprunter le livre, il aurait fallu que vous payiez, je ne sais pas, un euro, par exemple, à l’époque ce n’était pas des euros, mais il aurait fallu payer un euro à chaque emprunt, et donc ils en étaient arrivés à demander un paiement à l’acte. Et les bibliothécaires étaient furieux, vraiment, férocement opposés à cette solution. Ils voulaient laisser perdurer la situation de tolérance qui existait auparavant.
Finalement le législateur est intervenu, en 2003, donc il a fallu dix ans de débats, et en 2003, ce qui est fait c’est qu’il instaure un mécanisme de licence légale. Il dit, donc, que « lorsqu’une œuvre a fait l’objet d’un contrat d’édition en vue de sa publication et de sa diffusion sous forme de livre », vous allez voir que ça c’est très important, « l’auteur ne peut s’opposer au prêt d’exemplaires de cette édition par une bibliothèque accueillant du public ». Donc c’est une licence légale. L’auteur perd le droit d’autoriser ou d’interdire, mais vous allez voir qu’il garde un droit à la rémunération, et c’est ce système qui a été choisi. Et alors, au niveau de la rémunération, c’est assez intéressant, parce que l’État a accepté de prendre en charge une part de la rémunération. Il verse une somme forfaitaire annuelle par usager inscrit dans les bibliothèques. C’est un euro par usager inscrit dans une bibliothèque publique et un euro et demi dans une bibliothèque universitaire, ce qui fait des sommes assez considérables, quand même, que l’État verse chaque année. Et ensuite, les établissements prennent une part de financement : il y a 6 % du prix public de vente qui est collecté par les libraires, en fait, au moment de l’achat. Et tout ça est rassemblé par une société de gestion collective qui s’appelle la SOFIA qui, elle, reverse, pour moitié aux auteurs, pour moitié aux éditeurs. Et pour les auteurs ça sert aussi à alimenter une caisse de retraite.
Donc si vous voulez, le compromis qui a été trouvé, un aspect très important de cette licence légale, c’est de dire « n’importe quel livre qui sera édité en France, enfin publié, deviendra achetable par une bibliothèque, de plein droit, pour qu’elle fasse du prêt avec. » Et vous allez voir que pour le livre numérique, c’est ça qui pose problème. C’est-à-dire qu’on va perdre cette possibilité qu’ont les bibliothèques d’acheter n’importe quel livre du commerce et de le mettre en prêt. Il n’y a pas besoin que les éditeurs fassent une offre spéciale bibliothèque. La bibliothèque achète le même livre que celui que n’importe qui achèterait. Ça c’était un des premiers avantages de cette licence légale.
L’autre avantage, c’est que, quand même, l’État a accepté de payer, et de payer plusieurs millions d’euros par an, et l’acte reste gratuit pour l’usager. Il y aussi une chose très importante, c’est que la rémunération n’est absolument pas associée au nombre de fois où le livre est prêté. C’est-à-dire qu’elle est payée une fois, et si votre livre est prêté, je ne sais pas, deux cents fois, le titulaire de droit ne va pas toucher deux cents fois plus. Et si le livre n’est jamais prêté, ça arrive, en bibliothèque, il y a des livres qui ne sont jamais prêtés, eh bien, le titulaire du droit va quand même toucher une rémunération. Il n’y a pas de calculabilité appliquée à l’acte de prêt, ce qui est, à mon avis, assez important.
Le problème de cette transposition, c’est que, vous avez vu le caractère conflictuel de la chose, le législateur a été un peu obligé de refréner ses ambitions, et il ne l’a transférée, vous allez voir, que pour le livre papier, et il n’a pas couvert les autres supports, ni les CD, ni les DVD. C’est ce qui crée cette situation assez ubuesque. Le droit de prêt existe au niveau européen, donc on est sûr que ça viole la directive européenne, mais comme il n’y pas eu de transposition sur ces supports-là, l’acte de prêt des CD musicaux est illégal en France, mais c’est une pratique très développée. Pour les DVD, c’est ce qui est intéressant, c’est que là, par contre, bizarrement, il y a des intermédiaires qui se sont positionnés et qui négocient les droits entre les bibliothèques et les titulaires de droits, notamment les producteurs, et qui vendent des DVD avec un surcoût appliqué au prix de vente. C’est comme ça que l’équilibre s’est trouvé.
Alors vous allez voir, la question maintenant, c’est comment s’insère le livre numérique dans ce cadre. Le problème, déjà, c’est qu’on s’est beaucoup la question, ces dernières années, de savoir si la loi de 2003, donc la loi de transposition, était applicable au livre numérique. Je vous ai lu, tout à l’heure, la formulation de la licence légale, elle dit que « ce sont des œuvres publiées sous forme de livre ». Elle ne dit pas que livre doit être en papier, doit être numérique. Donc théoriquement, si vous voulez, la loi pourrait s’appliquer quelque part au livre numérique. Mais le problème, c’est que les décrets d’application visent explicitement le livre papier. Donc le mécanisme ne peut pas être mis en place. Et après, juridiquement, il y a tout un débat assez important pour savoir si un livre numérique est encore un livre. Le régime fiscal est différent. Il y a eu tout ce débat, vous savez, sur le taux de TVA appliqué au livre, où la France a voulu aligner le taux de TVA du livre numérique sur le livre papier, mais la Commission n’est pas d’accord parce qu’elle considère que c’est assignable à un service mais pas à un livre au sens tel que.
Il n’y a pas de dépôt légal des livres numériques, aussi. C’est-à-dire que normalement, il y a une loi qui existe depuis François 1er, quand même, qui dit que tout livre publié en France doit faire l’objet d’un dépôt légal, d’au moins un exemplaire, à la Bibliothèque nationale de France. Eh bien cette loi-là n’est pas applicable au livre numérique. Si un livre paraît uniquement en numérique, l’éditeur n’a aucune obligation de dépôt. Donc la Bibliothèque nationale de France ne collecte pas les livres numériques. Il y a des éditeurs qui le font volontairement. Il y a plein de choses qui échappent.
Vous savez qu’il y a eu aussi une loi sur le prix unique du livre numérique qui a été votée et là on voit bien, en fait, que les deux objets sont complètement séparés parce que la loi ne marche pas du tout de le même façon pour le livre papier et le livre numérique. Donc l’applicabilité de la directive de 92 et de la loi de 2003, livre numérique, en fait, elle est très certaine. Je pense que le législateur aurait pu le faire. En Angleterre, c’est ce qu’ils ont fait, par exemple. Ils sont en cours d’application de leurs lois pour le papier au numérique. Mais en France, il n’y a pas eu de volonté de le faire.
Et alors évidemment, je ne parlerai pas de vide juridique, parce qu’il y a tout un débat là-dessus, mais enfin, je pense que le vide juridique n’existe jamais en fait, tout un débat, Hans Kelsen [1]
, tout ça. Mais il y a, en tout cas, un sacré flou juridique et, par contre, les pratiques se développent. Là, vous voyez la carte que je vous ai mise, c’est le nombre de bibliothèques en France qui prêtent des tablettes et des liseuses. Et alors elles se trouvent confrontées à un paradoxe qui est assez croustillant, quand même, c’est-à-dire qu’elles peuvent prêter les tablettes et les liseuses, ça il n’y a pas tellement de problème juridique, par contre, elles ne trouvent pas de contenus à mettre dessus. Vous allez voir qu’elles ont beaucoup de mal à trouver des livres numériques. Pourquoi ? Parce qu’en fait, elles ne peuvent pas se tourner vers un libraire qui leur vendrait le livre numérique. Les libraires ont des modèles économiques qui sont tournés vers la vente aux individus, mais si vous regardez la chaîne des droits et la manière dont ça a été négocié, ce sont des œuvres qu’on appelle en B to C, et ces offres-là ne sont pas tournées vers les bibliothèques, parce qu’il faudrait faire des offres en B to B, et les modèles économiques ne sont pas encore adaptés. Alors il y a des bibliothèques qui l’ont fait, quand même, qui ont acheté des livres directement à un libraire comme si elles étaient des individus, mais on se rend bien compte que c’est certainement illégal. Et depuis quand même assez longtemps, depuis plus de cinq ans en tout cas, il y a des e-distributeurs qui commencent à agréger des offres spéciales, là. Ils vont négocier la chaîne des droits depuis les auteurs en passant par les éditeurs jusqu’à eux, pour faire des offres sur une base contractuelle aux bibliothèques. Et ça ça se développe. Là je vous en ai mis un qui s’appelle Numilog [2], mais il y en a tout un ensemble en France.
Le problème de ces offres qui se développent sur une base contractuelle, c’est qu’elles adoptent un modèle qui est assez, je dirais, contestable. C’est-à-dire qu’elles font tout pour que la version numérique singe, au plus près, le papier. Donc notamment, ils ont créé une notion, qui est celle de l’exemplaire numérique, c’est-à-dire qu’ils vont vous vendre un fichier, mais ils vont faire en sorte que ce fichier vous ne puissiez le mettre à disposition que d’un seul lecteur à la fois. Alors que, bon, le propre d’un fichier, c’est la non rivalité normalement. Là, en fait, il y a des systèmes qui sont, en fait, des DRM [3], qui font en sorte que vous puissiez prêter le livre ou le mettre à disposition qu’à un lecteur à la fois. C’est pour reproduire le fait que, quand un livre était emprunté à la bibliothèque, il n’était pas disponible pour les autres.
On comprend l’intérêt que ça peut avoir pour les titulaires de droit, mais ça annule une des caractéristiques fondamentales de l’objet numérique. Et ça, cette volonté de mimer le livre papier, elle est très présente dans les modèles économiques qui sont proposés. En gros, le jeu c’est de mimer tous les aspects positifs du papier, mais de brider tous les aspects, au contraire, positifs du numérique.
L’aspect positif du papier c’était que, quand vous achetiez un livre en tant que bibliothèque, vous aviez une véritable propriété sur l’objet physique. Le livre entrait dans vos collections, ça devenait un bien public, soumis au code du patrimoine, et la conservation, la gestion, étaient entièrement libres. Avec les offres de type livre numérique, en général il n’y a pas d’achat pérenne, ou alors c’est très rare. Vous souscrivez une licence d’utilisation, vous êtes soumis à un contrat, et donc, du coup, la bibliothèque n’a plus vraiment d’acquisition pérenne, et elle peut, par exemple, se voir supprimer son accès si elle ne respecte pas, ou si, tout simplement, le fournisseur décide d’arrêter son offre, ce qui, vous allez voir, est déjà arrivé.
Et puis, vous avez aussi les éditeurs eux-mêmes qui ont développé une attitude d’hostilité vis-à-vis des bibliothèques, au nom d’une théorie qu’ils appellent la cannibalisation, et vous allez voir que ça ressemble un petit peu au piratage. C’est-à-dire qu’ils considèrent que, comme la bibliothèque donne accès gratuitement au livre numérique, si un usager veut emprunter un livre dans la bibliothèque, un livre numérique, ça leur fait rater une vente. Donc, tout prêt leur ferait rater une vente. Sur cette base-là, ils ont extrêmement peur que leur modèle économique déjà assez balbutiant sur le livre numérique, soit fragilisé, et ils adoptent, pour certains, la tactique du refus de vente.
Et là, en 2012, là je vous ai mis une citation, c’est Arnaud Nourry, le PDG d’Hachette, qui dit, il disait ça publiquement, en gros il disait : « Les bibliothèques c’est bien, mais c’est plutôt pour les pauvres », quand même, « les gens qui auront un iPad ou un Kindle, ils n’ont pas besoin que les bibliothèques leur donnent gratuitement accès aux livres numériques, donc nous, Hachette on ne vend pas de livres numériques aux bibliothèques. » Donc là, vous voyez qu’on revient sur quelque chose d’hyper fondamental, parce que, dans les temps antérieurs de la loi, n’importe quel livre était achetable, et l’éditeur ne pouvait pas s’opposer. Il n’avait pas de contrôle sur ce qui rentrait ou pas dans la bibliothèque. Avec le numérique, l’éditeur retrouve un contrôle total sur ce qui rentre ou pas. Et ce qu’ils acceptent de faire entrer, par exemple, ce sont les fonds de catalogues, les vieux livres, mais pas les nouveautés. Et donc il n’y a pas d’accès possible, en tout cas pour l’instant en France, aux nouveautés, dans les bibliothèques, en livre numérique.
Et alors ce qui est très étonnant, c’est de faire un peu de droit comparé là-dessus, parce que les États-Unis, l’Angleterre et beaucoup de pays anglo-saxons ont une avance considérable là-dessus. Pourquoi ? Parce que ce sont des pays où des intermédiaires se sont positionnés, ont acquis des positions très fortes, notamment aux États-Unis il y en a un qui s’appelle OverDrive, qui est devenu une grande plate-forme, qui centralise les offres des six gros éditeurs américains, et qui a trouvé un modèle, en fait, où là aussi, il y a une sorte de mimologie du papier. C’est-à-dire que ce sont bien des exemplaires qui ne sont prêtables qu’à une seule personne à la fois, mais ils ont un système très bien fait, où ça vient dans une application et ils peuvent prêter sur les tablettes, les téléphones portables et les liseuses des usagers, directement. On installe une application et le livre va dessus. Il est accessible pendant un certain temps, et après il redevient disponible dans l’offre. Et avec ce modèle-là il y a 82 % des bibliothèques publiques américaines qui prêtent des e-books aujourd’hui. Et en plus de ça, ils ont partenariat avec Amazon pour aller aussi mettre des livres sur les Kindle. Du coup, ça leur a vraiment donné une position très forte. Et à côté de ça, en France, il y a une étude qui a été faite, c’était à la fin de l’année dernière, sur l’état du livre numérique dans les bibliothèques françaises et la conclusion c’est que 98,5 % des bibliothèques françaises ne prêtent pas de livres numériques en France. Je ne sais pas si vous voyez le contraste, c’est quand même assez parlant.
Il ne faut pas croire, quand même, qu’aux États-Unis tout se passe bien, parce que les éditeurs, aussi, ont très peur de la concurrence que peuvent leur faire les bibliothèques. Vous avez eu des réactions assez surprenantes aux États-Unis. Quand les éditeurs ont vu que le prêt marchait bien, vous avez eu un éditeur, comme HarperCollins, qui a inventé un nouveau DRM, qui consiste à dire : « Bon, la bibliothèque doit pouvoir prêter le livre, mais quand elle le fera vingt-six fois, le fichier s’autodétruira ». En gros, vous êtes bibliothécaire, vous faites vos acquisitions, et puis un beau jour le fichier s’autodétruit. Moi j’avais appelé ça le DRM Terminator, vous savez, parce qu’en gros c’est comme le gène Terminator dans les semences de Monsanto. Vous ne pouvez pas replanter votre récolte, chaque année il faut que vous rachetiez. C’est un peu le gène Terminator appliqué au livre. En fait, ils ont calculé vingt-six fois parce qu’ils ont fait des tests et ils ont calculé qu’au bout de vingt-six prêts, normalement, un livre en papier s’effritait, donc ils l’ont reproduit pour le livre numérique. Voilà.
Vous avez un éditeur comme Penguin qui, un beau jour, a pris peur, et a rompu toute relation contractuelle avec les bibliothèques. Elles avaient acheté, quand même, des droits d’accès. Penguin a coupé brutalement l’accès aux collections et il a fallu des mois de négociations pour qu’ils remettent les livres et ils n’ont remis que les titres anciens. Et vous avez un autre éditeur américain, qui s’appelle Random House, eux, leur tactique, ça a été de multiplier par trois, d’une année sur l’autre, le prix que payaient les bibliothèques. Donc vous voyez, ça reste très conflictuel.
Je vais passer pour aller un peu plus vite. D’accord.
Alors qu’est-ce qui se passe ? En France, vous avez des projets, aussi, qui se mettent en place, mais qui ne laissent rien présager de bon. C’est un projet qui s’appelle PNB et qui, en fait, reprend le modèle du DRM Terminator. C’est un nouveau projet qui est très supporté par le ministère de la Culture, et qui, à mon sens, a peu de chances de vraiment s’implanter parce qu’il reprend ce principe-là qui, à mon avis, sera mal accepté, à la fois par les usagers et les bibliothèques.
J’en viens aux aspects proprement juridiques, parce qu’il y a quand même des pistes qui s’ouvrent. Au niveau européen, vous avez toute une interrogation pour savoir si le principe de l’épuisement des droits, donc depuis la décision Used Soft, ne pourrait pas s’appliquer au prêt en bibliothèque. Il y a eu tout un ensemble de décisions de justice, en Europe, qui ont parfois déclaré que l’épuisement des droits pouvait s’appliquer au-delà des logiciels ou pas, et là vous avez la courbe de la justice de l’Union européenne, qui a été saisie depuis les Pays-Bas, et qui va devoir se prononcer pour savoir si un prêt numérique en bibliothèque rentre, ou pas, dans la notion d’épuisement des droits. Ça, ça va être très intéressant et savoir si c’est bien un prêt au sens où la directive l’entend. Donc il y a une décision qui devrait tomber dans un moment, mais qui est vraiment à suivre, parce que ça pourrait tout changer.
Vous avez aussi les bibliothécaires qui font pression à l’OMPI. Vous savez qu’il y a eu un traité qui a été adopté pour les handicapés visuels, donc les exceptions pour les handicapés visuels en 2013, et les bibliothécaires font pression, enfin font campagne à l’OMPI, pour obtenir un traité sur les bibliothèques, les exceptions et limitations en faveur des bibliothèques. Et donc, ils poussent pour qu’il y ait une exception qui soit inscrite dans les traités, pour que la question soit réglée définitivement au niveau international, et qu’ensuite, par cascade, ça puisse revenir jusqu’au niveau national.
Vous avez aussi de pistes du côté de la numérisation des collections. Il y a eu encore un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, là récemment, qui a confirmé que sur la base de l’exception dont les bibliothèques disposent pour numériser leurs collections, elles pouvaient le faire, mais à condition de donner accès aux documents uniquement sur place. Ceci dit, ça ouvre quand même des possibilités non négligeables, c’est-à-dire là, il n’y aurait pas besoin d’acheter les livres, on pourrait les numériser nous-mêmes. Mais comme c’est une exception, bien sûr, il y a le test en trois étapes qui s’applique, il faut appliquer des conditions, et certainement une rémunération, et ça, ce n’est pas en place.
Donc je terminerai là-dessus. Vous voyez, il y a quand même une remise en cause qui est frontale du statut de cette institution, et le scénario que les bibliothèques puissent finir, pas disparaître, mais en tout cas avoir une place complètement marginale dans le circuit de distribution du livre, n’est pas du tout de la science-fiction. À mon avis, ce n’est pas impossible. Pendant ce temps-là, vous avez d’autres formes de « bibilothécarisation », on va dire de services, qui se développent. Vous avez, par exemple, Amazon, cet été, qui a lancé son offre Kindle Unlimited, qui consiste, en fait, à un accès en streaming à 600 0000 livres pour un abonnement de 9,99 euros par mois. Il y a quelqu’un, un Anglais, qui a écrit un article au moment où Amazon a lancé son offre, il a fait un calcul, il a dit : « Si on fermait toutes les bibliothèques d’Angleterre, on pourrait acheter à chaque Anglais un abonnement à Kindle Unlimited ». Et donc il a dit : « Pourquoi on ne le fait pas ? Pourquoi continuer à entretenir ces services publics, c’est bien connu, inefficaces et coûteux, pour se tourner entièrement vers un offre faite par le marché ». Et ça, quand même, c’est un petit peu gênant. Récemment, la semaine dernière là, vous avez Apple qui a lancé un système qui s’appelle Family Sharing, où il imagine que, quand vous allez vous procurer des œuvres par iTunes, vous allez pouvoir les partager avec six membres d’une famille. Mais ce n’est pas votre famille, en fait, c’est n’importe qui. Six personnes que vous choisissez, vous créez une petite famille, et donc là, vous créez une sorte de cercles de famille élargie, et en plus, les cercles peuvent se recouper. Donc en gros, ils sont en train de mettre en place une sorte de forme de partage possible, qui, là aussi, peut complètement s’imposer comme la forme d’accès principal au livre dans un cadre non marchand.
Voilà. Donc vous voyez il y a une vraie interrogation et là, on voit l’impact. Et je terminerai juste par une phrase. J’ai un collègue qui s’appelle Rémy Mathis, qui est conservateur à la Bibliothèque nationale de France. qui m’a dit un jour : « Plus j’y réfléchis, plus je me dis que si l’idée de bibliothèque en elle-même avait été inventée aujourd’hui, elle aurait été illégale et impossible. Et si on n’était pas assis sur une tradition millénaire qui nous remonte jusqu’à la Bibliothèque d’Alexandrie et à l’Antiquité, peut-être qu’effectivement, on serait radicalement illégal et que l’idée même de bibliothèque serait impossible ». Voilà, donc je vous laisse avec cette pensée.
Applaudissements.
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