Merci à vous. Bonjour ou, bientôt, bonsoir.
Je suis donc le conférencier Alien de la journée. Comme il a été dit, je suis journaliste pour le site Arrêt sur images. Arrêt sur images vous raconte pourquoi vous avez pu voir, lire ou entendre des choses à la radio, à la télé. On appelle des journalistes, on produit des analyses et des enquêtes sur les médias.
La grande question qu’on va se poser ce soir, c’est : pourquoi donc les journalistes se moquent-ils des logiciels libres ? Pourquoi n’en parlent-ils pas ? Pourquoi en parlent-ils peu ? Pourquoi en parlent-ils mal ?
Les journalistes se moquent des logiciels libres. Pourquoi ?
On va commencer, tout simplement, en voyant en quoi ils en parlent peu ou mal, mais surtout peu en réalité, puisque, comme un bon journaliste d’Arrêt sur images j’ai commencé par faire une recension, j’ai regardé, tout simplement, si les médias parlent des logiciels libres.
Je vais donner quelques exemples.
On va commencer par ce forum, le forum PHP 2023. Il est intéressant ce forum pour un journaliste ! Il y a des conférences, il y a des développeurs et des développeuses qui n’hésitent pas à s’exprimer de manière parfois acide sur leur propre milieu, normalement les journalistes aiment bien ça, des gens qui parlent mal de leur milieu, qui bavent, qui font les commères ! Je vois qu’il y a des sourires dans la salle, vous savez très bien de quoi je parle, c’est bien. C’est intéressant. En plus, j’ai regardé le programme. Certes, « Symfony pour le monde », ça ne va pas être très intéressant. Par contre, « Le burn-out dans le numérique », c’est un bon sujet pour Le Monde, ça ferait un bon sujet pour BFM aussi. Je regarde, qu’est-ce que j’ai vu ! Ah oui, l’inclusion, c’est bien l’inclusion, les médias aiment bien ça ! Les médias de gauche, Libération, pourraient venir, l’inclusion ça leur plaît ! Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir d’autre ? J’avais vu autre chose qui m’intéressait. Ah oui, j’avais vu les questions de salaire, les salaires ! Les journalistes aiment bien l’argent, on aime bien en parler, surtout quand les gens en gagnent, je crois qu’on gagne quand même un peu d’argent quand on est développeur ! Et puis demain il y a « Les femmes et le numérique », ça c’est super ! Les journalistes qui peuvent dire qu’un milieu est sexiste, on aime bien ça aussi !
Donc, je suis un peu étonné : il n’y a personne, il n’y a pas un journaliste !
Tout à l’heure, j’ai posé la question à l’AFUP [Association Française des Utilisateurs de PHP], on m’a dit : « Il n’y a pas un journaliste ! » On m’a dit : « Il y a peut-être quelqu’un qui a essayé de se faire passer pour un journaliste pour venir gratos », alors ce n’est pas moi, je suis vraiment journaliste ! Si la personne se reconnaît, puis qu’elle a finalement payé, ce n’est pas bien ! Il ne faut pas se faire passer pour des journalistes, on a déjà suffisamment de mal à être un peu respectés, il ne faut pas faire ça, vraiment !
Donc c’est bien dommage ! Il n’y a personne à l’AFUP, il n’y a personne au forum PHP 2023, personne ne va en parler, personne ne va venir vous embêter de toute la soirée, en attendant que vous ayez un petit peu bu pour vous poser des questions qui lui permettront de publier des citations qui vont faire cliquer. Tout ça c’est bien dommage !
On va essayer de voir, peut-être qu’il y a d’autres sujets, quand même, qui intéressent les médias dans le logiciel libre ! Je suis allé regarder LibreOffice, Microsoft Office ? J’ai regardé les résultats de l’année dernière chez BFM.
Ce que je vous mets à droite ce sont trois exemples de BFM [Recherche sur Google, NdT], mais j’en ai 25 autres. Eh bien à gauche, ça me semble clair. Ne m’en veuillez pas d’utiliser Google, on fait ce qu’on peut ! Bon, j’ai un peu fait chou blanc !
Je me suis dit « je vais aller voir, peut-être les Google Docs, ce n’est pas non plus un sujet super médiatique, là, ça va peut-être être plus équilibré ».
En gros, Mastodon [1] c’est naze, par contre, Google Docs il y a plein de trucs trop bien, ils font de l’IA, on peut stocker ses documents de façon sécurisée, il y a vraiment plein d’actus, les médias aiment bien en parler alors que Google Docs, c’est un peu austère, c’est comme Office. Pour un journaliste, ce n’est pas non plus, théoriquement, le sujet le plus glamour ! Il n’y a pas de raison que ce soit autant déséquilibré.
Je me suis dit « je vais aller chercher d’autres sujets, je vais aller voir Le Monde puisque Le Monde c’est un média sérieux, ils ont un service Pixels, ils ont des journalistes qui s’occupent du numérique, je sais qu’ils s’intéressent à ces sujets-là, j’ai regardé ce qui avait été publié depuis cet été. À gauche, vous avez ce qui a été publié sur le logiciel libre, ils ont une rubrique, quand même, donc on progresse, je tiens à dire qu’on progresse, c’est mieux ! Et à droite, c’est juste la rubrique Microsoft et j’ai enlevé toutes les annonces, un peu tous les trucs genre les actus pas sympas pour Microsoft, j’ai gardé juste les annonces de produits, les trucs insolites, sympas, qui peuvent faire cliquer les gens. Eh bien voilà ! Le logiciel libre, dans son ensemble, est vaincu par Microsoft, à plate couture, on a deux fois plus d’articles. Il y a aussi, évidemment, Google, Amazon, toutes les autres sociétés qui ont aussi leur rubrique dans Le Monde. Pour l’instant ce n’est pas folichon !
J’utilise KeePass [2]. Je suis journaliste, donc je suis pauvre, globalement, et, en plus, je suis un peu méfiant, les questions de sources, ce genre de chose, du coup je n’ai pas trop envie que mes mots de passe traînent en ligne, etc., donc j’ai KeePass. Je sais qu’il y a aussi Bitwarden [3] qui est un peu plus, justement, en ligne, c’est quand même plus pratique, etc. De l’autre côté, j’ai pris juste un seul logiciel, payant, fermé, de mots de passe, j’ai pris un onePassword. J’aurais pu prendre LastPass, mais, en ce moment, il y a beaucoup de résultats LastPass pour des mauvaises raisons. Je me suis dit que ce serait tricher.
Je n’ai même pas demandé depuis cet été ou depuis un an, j’ai demandé depuis toujours : KeePass plus Bitwarden, ça ne fait même pas la moitié de onePassword dans Google Actus en termes de retentissement médiatique, on est donc toujours, globalement, sur pas grand-chose.
Je me suis dit « quand même, il y a de belles histoires dans le logiciel libre, surtout en France ! » Je me suis dit « allons voir VLC ». VlC, c’est quand même une histoire incroyable [4], on pourrait avoir quasiment un article par an, de cinq pages, une double page dans Le Monde, c’est une histoire qui se raconte au long cours ! J’utilise VLC depuis 2002/2003, en gros depuis l’époque où il fallait VLC parce que, sinon, il fallait installer 74 codecs et l’ordinateur se crashait, rien ne fonctionnait, donc tout le monde l’utilisait pour pirater des DivX ! Chut ! Il n’y a pas de journalistes dans la salle, donc je peux dire ce que je veux ! En fait, c’est tout le problème, on est au cœur du problème !
Ils ont quand même mis 20 ans pour VLC : pour les 20 ans, ils ont tous fait des papiers, ils ont fait des beaux papiers, etc. En plus, je suis sur Arrêt sur images, je suis un peu injuste, parce que, en réalité, en 2012, il y avait déjà eu un petit peu de papiers parce qu’ils avaient franchi le milliard d’utilisateurs, du coup il y avait des tout petits articles de quatre paragraphes. Là on a de beaux papiers, c’est bien, même Le Figaro a découvert VLC, pour vous dire ! Les échos ce sont les Les Echos Start, ne vous leurrez pas, il ne faut pas trop rêver, ce sont les échos pour les djeuns, les échos des jeunes pousses, les échos des gens qui progressent, mais quand même ! Konbini a fait une super vidéo avec le chapeau sur la tête. Bon ! Quand même 20 ans pour VLC ! C’est un peu dommage ! C’est une histoire formidable, c’est une histoire que les journalistes aiment bien, c’est une histoire d’universitaires, c’est une histoire de gens dans leur garage, c’est une histoire qui nous concerne parce que, globalement, je ne pense pas que j’étais le seul, dans les années 2000, à utiliser VLC pour pirater des films ! Je pense que globalement tous les gens, toute cette salle l’a fait, ne mentez pas ! Je pense que tout le monde se reconnaît ici !
J’étais un peu déprimé. Je me suis demandé « qu’est-ce que je vais pouvoir trouver, est-ce que j’ai des choses un peu mieux ? » Je me suis demandé « est-ce que, maintenant, on peut jouer sur Linux ? », parce que je suis un jeune vieux, j’ai bientôt 40 ans, j’ai une famille, j’ai des enfants en bas-âge, en ce moment je n’ai plus le temps de jouer. Je pense que plein de gens vont se reconnaître aussi dans cette salle et là je me suis demandé « est-ce vrai que, maintenant, on peut jouer sur Linux ? », vraiment jouer à plein de jeux et tout. Je regarde et, en fait, oui, on peut jouer sur Linux.
Ce que vous voyez là c’est à peu près la quasi-totalité de la couverture médiatique de « on peut jouer sur Linux ». On a des Dexerto, Canard PC, Les Numériques, il y a un joli papier de Clubic en 2021, 2021 ! Je suis ces sujets, je découvre qu’on peut vraiment jouer sur Linux, on est en octobre 2023 ! Mon travail c’est de lire Le Monde, Libé, Le Figaro , de regarder BFM et tout, c’est ce que je fais, mais ils n’en ont pas parlé, c’est pour cela que je ne suis pas au courant, c’est normal. C’est un peu dommage ! J’ai une machine sous Windows 7 qui ne passera jamais sous Windows 8 parce que Microsoft a décidé que si c’était de 2017 ça ne passait plus, donc il faudra que j’installe Linux [GNU/Linux] un jour parce que plus rien ne fonctionnera, donc j’installerai Linux [GNU/Linux] puis elle sera trop lente, elle est déjà trop lente, en fait. Peut-être que j’aurai envie de jouer, peut-être que si les médias en parlaient ça me pousserait à installer Linux [GNU/Linux] et puis à jouer, en fait. Il faut que j’arrête de me dire que Linux [GNU/Linux] c’est chiant, c’est libriste ! Non, si on peut jouer, c’est un seuil majeur et les médias pourraient effectivement avoir un rôle à jouer. Là, clairement, ils ne l’ont pas joué !
J’avais quand même quelques souvenirs que Google et Microsoft avaient entravé sévèrement Firefox [5], il y avait eu des accusations croisées, etc. Là on voit, on est 2017, 2018, 2022. Toute cette période n’est-ce pas l’époque où Firefox a régressé au point de devenir, aujourd’hui, rien ? Moi je l’utilise, je suppose que plein de gens ici l’utilisent aussi. On est un peu seuls, il faut être honnête. Avant, je ne m’embêtais pas : il y a dix ans, quand j’installais l’ordinateur de quelqu’un — la grand-mère, la cousine, machin —, je mettais Firefox et je disais c’est très bien. Après, j’installais Firefox et Chrome parce que, parfois, c’est vrai que les services Google étaient un peu lents sur Firefox. Et maintenant, si j’en parle, on me dit : « Firefox c’est trop lent, ne m’installe pas Firefox, mets-moi Chrome » ou alors on me dit : « Moi j’aime bien la vie privée, tu peux me mettre Brave [6]. »
Du coup, globalement, ça sent un peu le sapin ! En fait, il y a une origine et là je vous ai mis des articles. Vous dites pourquoi met-il PhonAndroid et Next INpact [7] ? En fait, parce qu’il n’y a rien dans les médias généralistes. Rien ! Pareil, mon taf c’est de chercher, c’est de trouver ce genre de contenu médiatique, eh bien il n’y a rien. Le Monde n’en a pas parlé, BFM n’en a pas parlé, le 20 heures de TF1 n’en a pas parlé à votre grand-mère, personne n’en a parlé. Donc, en fait, les gens n’ont aucune idée, ils se disent juste que Firefox c’est naze, ce n’est pas bien fait, c’est trop lent, ça ne fonctionne pas ; quand on ouvre Gmail, ça met des plombes, la batterie l’ordinateur se vide plus vite que si j’utilise Chrome ou Edge pour votre grand-mère ! C’est la faute aux médias, ils n’en parlent pas ! Dommage !
La question. Je me suis dit « OK, c’est mon constat, mais moi je suis qui ? Je suis juste un journaliste, devant son ordinateur, qui regarde des choses sur les internets ». J’ai donc appelé quelqu’un qui est un petit peu plus documenté que moi sur le sujet, qui est Olivier Ertzscheid, qui est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, qui a le blog Affordance [8], qui est connu, je pense, d’une bonne partie de cette salle.
Olivier Ertzscheid me dit qu’il est appelé tout le temps, il est appelé tous les quatre matins par les journalistes, il me le dit et je confirme, une fois que les journalistes ont un contact de quelqu’un qui parle bien, qui est un bon client, ils filent le contact à un autre, ils filent le contact à toute la rédac et puis, à la fin, il y a un sujet sur le numérique, ils ont trois noms, donc on appelle Olivier Ertzscheid pour tout et n’importe quoi qui a un lien vague avec le Web, le numérique, ce que font les jeunes ou les libristes, mais en fait non ! Non, il n’est pas appelé pour les libristes alors que c’est un sujet duquel il parle, il connaît ce sujet-là, il en parle, il milite dessus et, comme vous voyez, il m’a dit : « J’ai très peu de sollicitations » puis, après, il m’a dit : « En fait, personne ne m’appelle jamais ! » Ça faisait trois ans qu’aucun journaliste ne l’avait appelé pour le faire parler du logiciel libre, donc, à la fois, il était content que je l’appelle, mais, en même temps, il aimerait bien que les journalistes l’appellent un petit peu plus. Il confirme donc le constat : les journalistes et le logiciel libre, ce n’est pas folichon. Je pense que c’est un constat que vous aviez tous fait. Ça fait dix minutes que je suis devant vous pour vous dire « les journalistes se foutent du logiciel libre », vous êtes là, en fait vous étiez un peu au courant !
Pourquoi ce désintérêt médiatique ?
Maintenant, on va arriver au pourquoi. Pourquoi ce désintérêt médiatique ?
Du coup, j’ai appelé d’autres gens que vous connaissez. J’ai appelé des gens qui ont parlé du logiciel libre, qui ont essayé, qui ont eu des médias qui parlent du logiciel libre ou qui en parlent moins, vous allez voir !
J’ai eu Guillaume Champeau, fondateur de Numerama [9], il y a son collègue dans la salle, que j’ai eu aussi, mais on va y venir. Lui regrette un peu le passé, c’était mieux avant. C’est vrai que le journalisme tech s’est construit par vous, en fait, c’est-à-dire que ce sont des gens comme vous, au départ, qui deviennent des journalistes tech et qui fondent des médias tech. Ce sont des gens qui sont intéressés par ce qui se passait, par les débuts du Web, pour vous faire découvrir, à vous, des choses, puisque, en fait vous étiez la même communauté. Et puis le milieu s’est professionnalisé, ça veut dire qu’il y a des gens qui sont devenus journalistes tech, déjà ils étaient plus jeunes, et puis ils sont venus d’écoles de journalisme. Là ça change tout, parce qu’en fait on est avec des gens qui viennent faire d’abord du journalisme, qui ne viennent pas d’abord parler de la tech.
Qu’est-ce que nous dit Guillaume Champeau ?, excusez-moi, j’oublie les citations que j’ai écrites. Il dit : « On était conscient de tout ça et puis on est venu à un journalisme plus consumériste » dit-il, je dirais plus professionnel. C’est-à-dire qu’effectivement, oui, le journalisme est sensible au marketing, est fasciné par les grosses boîtes, et il va dans le sens des utilisateurs. Pourquoi va-t-il dans le sens des utilisateurs ? Parce que les utilisateurs, c’est de l’audience et ça c’est pareil, on va y revenir. Comme il y a plus d’utilisateurs des outils des grosses marques, ils sont plus relayés, ça fait boule de neige, logique ! En fait, l’audience, pour la plupart des médias, c’est de la pub, donc c’est leur modèle économique qui est en jeu. Et quand ce n’est pas de la pub, même les médias sur abonnement, beaucoup de médias sur abonnement, font de la pub, déjà, Le Monde fait aussi de la pub, donc il est aussi dépendant de l’audience et souvent il considère également que plus il fait d’audience, plus il attire des abonnés. C’est une réflexion qui est variable, je manque de nuance ici, mais c’est pour la cause.
Continuons.
Thibault Prévot, qui est journaliste, chroniqueur technocritique, en gros, il est notamment sur Arrêt sur images mais pas que, on peut aussi le lire dans Le Monde et dans d’autres publications. Il tient un peu le même discours que Guillaume Champeau, il ajoute quelque chose c’est que, effectivement, aujourd’hui, on est formé. Il y a eu, comment dire, la parenthèse bénie du Web où on piratait des DivX et où on installait VLC pour les lire, c’était la parenthèse, le monde allait changer, c’était merveilleux, on allait faire un nouvel humain avec un Web libre et ouvert. Je pense que la moitié de cette salle y a cru à l’époque, moi aussi, j’y ai cru comme un dingue et puis non, en fait. En fait le Web s’est refermé sévèrement et, aujourd’hui, les générations qui arrivent au journalisme sont biberonnées à quoi ? Elles sont biberonnées à des logiciels fermés, privés.
Olivier Ertzscheid me le dit beaucoup mieux, il me le dit avec des mots de maître de conférences, presque de sociologue, il me dit : « Les journalistes sont des êtres sociaux comme les autres, ils sont allés à l’école et ils sont pris dans ces dynamiques-là, c’est-à-dire des sociétés où on est essentiellement formé sur des logiciels propriétaires ! » C’est la triste réalité, les journalistes sont comme tout le monde ! Voilà ! Franchement ! C’était la grande découverte de la soirée : les journalistes sont des gens tout à fait comme les autres.
Continuons.
Là, on a une personne qui était journaliste et qui est devenue chef des actus chez Frandroid. Cassim Ketfi m’a parlé, il m’a dit : « À l’université, j’ai été biberonné aux logiciels libres, en réalité c’est quelque chose que j’apprécie, que je pense important, etc. » Si vous allez sur Frandroid, en réalité le logiciel libre c’est 1 % des articles, 2 % des articles, même moins que ça, je pense. Il le sait et il le résume de manière beaucoup plus prosaïque que les précédents qui utilisaient plein de jolis mots pour dire des choses très simples. Cassim Ketfi est un bon journaliste : « Si on doit parler des mises à jour du système, par exemple sur PC, Windows c’est 90 % de parts de marché, Linux [GNU/Linux] c’est 10 %, donc Windows va concerner 90 % des gens ! »
Quand un journaliste vient vendre à son rédacteur en chef un sujet sur Linux [GNU/Linux], ou sur Firefox, aujourd’hui en tout cas, le rédacteur en chef lui dit : « En fait, tout le monde s’en fout ! Qui ça va intéresser ton sujet ? Ce ne sera pas lu, donc, si ce n’est pas lu, ça ne fait pas d’audience, si ça ne fait pas d’audience, ça ne fait pas d’argent, ça ne donne pas de visibilité au média. » On pourrait même parler de la puissance des algorithmes de Google Discover ou d’Apple News qui renforcent encore cet effet-là. Vous voyez bien que là on a un système qui tourne en boucle, qui s’auto-alimente, que le logiciel libre est absolument perdant à tous les coups, vu des médias et des journalistes.
Vous êtes en train de vous dire qu’en fait, le journalisme, c’est très différent de ce qu’on nous vend. Quand les journalistes en parlent et quand, à la télé, les responsables de médias viennent dire « oui la liberté de la presse et puis, vous savez, nous on défend la démocratie, on est le cinquième pouvoir. » Oui, dans l’ensemble oui, ça ne veut pas dire qu’ils n’en sont pas forcément conscients, on va y venir.
Là on a David Legrand, s’il est pas dans la salle, je vais lui en vouloir, mais j’espère qu’il est dans la salle. C’est l’ancien directeur de la publication de Next INpact et il est maintenant collègue de Guillaume Champeau, il y a une société qui a recruté tous les anciens journalistes qui aiment bien le logiciel libre, très bizarre ! Il dit : « Les GAFAM sur-communiquent publiquement avec une grande puissance d’annonce qui peut nourrir un média toute l’année en concentrant toutes ses annonces à un jour donné »
Je vais sortir des médias traditionnels. Si je prends un youtubeur comme MKBHD, qui est le plus gros youtubeur tech étasunien, lui va à la Keynote Apple, il fait un petit papier vite fait pour la Keynote, après il va faire l’iPhone, découverte de l’iPhone, après il va faire plongée en profondeur dans l’écosystème d’iOS, et puis il va en faire un troisième sur la nouvelle montre ; il peut tenir un mois et demi comme ça ! Là il y a du volume ! Je crois que je n’ai jamais vu cette chaîne YouTube parler de logiciel libre. Dommage !, parce qu’en plus il est bon, il sait présenter les trucs. J’aimerais bien le voir « oui, la nouvelle version de Firefox, attention, ils ont ajouté un outil de traduction — on va passer 12 minutes dessus avec des gros plans —, ça va être incroyable, vous n’allez pas en revenir — et on va discuter pendant huit minutes de leurs intentions et du fait que, pour l’instant, ce n’est pas encore parfait, mais que, dans trois mois, ça devrait être mieux, qu’il y a plein de gens qui bossent dessus, qu’il a parlé au numéro 2 de Mozilla en personne. Eh bien non, ça n’existe pas !
David Legrand résume bien aussi. Tout ça ce sont des bons journalistes qui résument bien : « Quand tu es journaliste tech, tu vas plus aller à une sauterie Google qu’à une conférence de libristes », en vrai, il m’a dit « une conférence de libristes à Vierzon », mais bon, là on est à Disneyland Paris, donc je ne l’ai pas mis. Je trouvais que, quand même, il exagérait.
Il se trouve que Thibault Prévost, avant de devenir chroniqueur technocritique, était déjà technocritique dans sa tête, mais il bossait à Konbini tech. À l’époque il était allé à une Apple Keynote et, du coup, je fais un peu de pub pour Arrêt sur images parce qu’on lui a fait raconter. Ce n’est pas la dernière, c’est celle d’avant, Mouloud Achour a fait des bisous au boss d’Apple, parce que quand on voit un boss d’Apple, on lui fait des bisous ! Mouloud Achour n’ira jamais faire des bisous au boss de Firefox – je prends toujours Firefox comme exemple, parce que, quand même, c’est bien Firefox – pour aller faire des selfies. Eh bien non, il ne fera pas de selfies.
Donc Thibaut était allé à l’Apple Keynote et il avait kiffé en tant que journaliste : on l’avait amené en avion, super hôtel, bon petit-déj, on mange bien, les attachées de presse sont super sympas ; les cadeaux sont mieux qu’ici, je tiens à le dire ! Voilà ! C’est ça les conférences de libristes de Vierzon ! Eux ils savent ! Ils mettent les petits plats dans les grands, pour eux c’est trois centimes, mais, en vrai, vu du journaliste c’est la folie, c’est incroyable, ça met dans de bonnes dispositions ! Pensez-y, l’AFUP, faites-les venir en avion à Disneyland Paris ou en hélico, vous les amenez des rédactions dans le 15e, vous allez voir, ils auront des étoiles plein les yeux.
Là, on va en venir en fait au gros morceau, vu d’Arrêt sur images. Qu’est-ce qu’il me dit Olivier Ertzscheid et il n’est pas le seul. En fait, les deux tiers des journalistes avec qui j’ai parlé me disent la même chose : « Il ne peut y avoir de discours sur le Libre qui ne soit pas un discours militant, un discours politique. Et les gens qui font profession de journaliste peuvent être pris dans cette forme d’injonction un peu paradoxale les obligeant à sortir de la posture factuelle qui est la leur. »
Et là, en fait, on est au cœur du problème. Au-delà de Apple donne des petits fours, les journalistes aiment bien ce qui brille et, en fait, ça fait plus d’audience vu d’un média grand public, notamment un média très grand public comme BFM, un média professionnalisé, un média avec des vrais journalistes, qui ont fait des vraies études de journalisme, dans des belles écoles de journalisme. Maintenant on ne dit plus « journaliste objectif ». Ça y est, on a compris, le journaliste n’est pas vraiment objectif, le journaliste est neutre, il est factuel, il est honnête, le journaliste ne fait pas de politique ! Et c’est vrai qu’aller voir des libristes, on se retrouve vite avec un discours politique. On invite des gens qui vous disent : « Tu vois, il faut utiliser Firefox même si c’est peut-être un petit peu plus long que Google Chrome avec Gmail, parce que, en fait, le jour où il n’y aura plus Firefox, Google sera maître avec Chromium. On aura tous une base Chromium et puis le jour où Google décide de vraiment faire... – je ne vais pas utiliser de gros mots parce que c’est filmé –, en fait on n’aura plus aucun choix. Ce sera fichu, ce sera terminé !
Et, pour un journaliste, raconter ça à ses lecteurs, c’est quand même très militant, c’est vachement engagé ! Dans Le Monde, ils n’hésitent pas, vous n’avez peut-être pas vu, mais les gens qui avaient l’œil attentif ont vu que Le Monde avait publié un papier qui était un peu un plaidoyer, justement, pour le Libre, ce qui veut dire que ça progresse ; ce n’est pas terrible, mais ça va mieux dans certains médias, dans certains rares médias. Mais, globalement, il y a une réticence intrinsèque avec ça de la part des journalistes.
Nous, à Arrêt sur images, on est un média engagé, on assume ce genre de chose. On considère qu’il ne faut pas que le journaliste ait peur de dire d’où il parle, il ne faut pas qu’il ait peur de s’engager. On est engagé pour la déontologie journalistique, ça fait beaucoup de très grands mots, mais on la défend. Après on nous traite de curés ! Vous voyez, vous aussi on vous traite de curés ! Je suis sûr que je ne suis pas le seul qu’on traite de curé, je suis sûr que vous aussi ! « Tu nous embêtes avec Firefox, avec tes logiciels libres, patati et patata, que PHP c’est bien, que c’est quand même une brique essentielle du Web. On ne va pas rappeler tout le temps que sans le logiciel libre tous les systèmes qu’on utilise aujourd’hui n’existeraient pas et que s’il n’y a pas le gars qui maintient la petite brique au fin fond de la Norvège, en fait, tout s’écroule et tu ne peux plus rien acheter sur Amazon ». Non ! Ça, pour un journaliste, c’est un peu trop compliqué ! Cassim Ketfi nous disait ça, il le disait gentiment, il le disait l’air de dire « nous sommes un média grand public, oui, on devrait vulgariser ce genre d’enjeu, mais, en même temps, ce n’est pas facile ! »
C’est aussi votre faute
Et on en vient à ça : c’est aussi votre faute ! Vous êtes des curés ! C’est compliqué, vous parlez tout le temps de politique et puis vous pourriez emballer un petit peu le discours. Vous pourriez dire : « OK, d’accord, on est gentil, on a bien vu que tu utilises Office parce que c’était installé sur ton ordinateur, on a bien vu que le conférencier avait fait sa présentation sur Google Docs », pardon ! J’ai fait ça vite fait, j’ai été au plus simple, ne m’en veuillez pas, mais ne venez pas m’embêter à la fin de la conférence !
David Legrand me dit qu’il y a autre chose, qu’il n’y a pas que ça.
Là, je vais reparler de l’AFUP. Quand j’ai demandé : « Du coup, à PHP 2023, bon, il n’y a pas de journalistes, mais vous les avez appelés, vous leur avez envoyé un petit communiqué de presse ? » On m’a dit : « Non, on ne fait plus ça. À un moment, on a essayé, on avait même pris des attachées de presse, mais, en fait, les journalistes ! » Eh oui, c’est dur, surtout face à des grosses boîtes qui, elles, embauchent la crème de la crème. Là, je vous l’ai fait gratos. C’est sûr que si vous appelez les journalistes du Monde, si vous appelez le service Pixels du Monde pour leur dire « on va vous raconter en anglais, par un mec allemand qui a fait les briques de base de Framasoft, pourquoi PHP is still awesome in 2023 », ils ne vont pas venir. Par contre, si vous leur dites « des gens vont parler temps de travail, vont parler de leur burn-out dans la tech – hou !, c’est plus tentant ça – ou du sexisme de la tech », il y aurait des choses à dire, ça aussi c’est tentant. Je reconnais que ce n’est pas facile ! On a un petit cœur, mais je reconnais que pour nous faire venir ! Sinon, il y a l’hélicoptère ! C’est cher ! L’hélicoptère, c’est bien parce que c’est à Boulogne, donc ce n’est pas loin du 15e, ils peuvent même y aller à pied de la rédaction, vous les emmenez, un petit vol en hélicoptère c’est tentant. Quand Cochonou fait le Tour de France, il fait comme ça, ils disent : « On vous emmène dans la caravane Cochonou », eh bien, ils ont 40 papiers par Tour de France, chaque année. Et nous, chaque année, on ressort le papier qu’on a fait il y a quatre ou cinq ans et on dit : « Voilà, les journalistes sont repartis avec la caravane Cochonou ! » Prenez une 2CV plutôt qu’un hélico, c’est moins cher ! Mais pimpez-là, faites un truc qui leur donne envie.
Et puis David Legrand a raison. Vous vous dites « les journalistes racontent n’importe quoi sur notre sujet, pourquoi leur parler ! » et, à la fin, on ne parle plus de vous !
Eh oui, les journalistes racontent n’importe quoi ! Bien sûr qu’on raconte n’importe quoi, parce que, en fait, on arrive, une fois sur deux, on a découvert le sujet il y a deux heures et il faut quand même qu’on en dise quelque chose. Là je fais le regard fou, c’est le regard du journaliste qui arrive sur un reportage et qui ne sait pas du tout ce qu’il va faire ou comment il va le faire. Aidez-les un peu et pas en leur disant d’arrêter d’utiliser Chrome. Soyez gentils, dites-leur « quand même, vous savez », un peu de sexisme dans la tech et hop !, on emballe un peu de logiciel libre là-dedans ! Soyez pédagos ! C’est comme ça que ça marche ! Apple fait comment ? Hop ! On vous donne un petit iPhone ! Soyez gentils, offrez un petit four et le sourire d’une jolie attachée de presse, c’est tentant.
Je vous disais que les journalistes ont un cœur. Qu’est-ce que me dit Cassim Ketfi : « Pour moi, c’est comme manger équilibré. Parler du logiciel libre et de sujets qui intéressent moins les gens, mais sont vitaux, d’intérêt public, c’est l’équivalent de manger des légumes. Ça ne fait pas toujours plaisir, mais il faut le faire. »
Je vous ai dit « les médias ne cherchent que l’audience, les médias sont corrompus, les médias ceci, les médias cela », mais, en fait, il y a aussi tout un tas de journalistes qui pensent à l’intérêt public et qui sont conscients du fait que le logiciel libre, c’est d’intérêt public, que les atteintes au logiciel libre, c’est d’intérêt public, que le fait que l’État adopte ou n’adopte pas le logiciel libre, c’est d’intérêt public. Mais, pour qu’ils le vendent dans leur rédaction, ce n’est pas toujours facile, même pour Cassim Ketfi ! Il est chef des actus chez Frandroid, donc, théoriquement, vous dites « OK, le chef des actus, en fait, Cassim, c’est toi qui décides ! » En fait non, si Cassim décide de faire 20 % de ses sujets sur le logiciel libre, à un moment un chef va venir lui dire : « Tu es gentil, l’audience s’effondre, il n’y a personne qui passe de la pub, ce n’est pas possible ! »
Imaginez ça à l’échelle de médias encore plus grands. Remarquez, Frandroid est un bel exemple, parce que c’est devenu un gros, ils sont chapeautés, il a au moins cinq supérieurs, donc pensez à ça ! Soyez gentil avec les journalistes, soyez pédagos, soyez curés si vous voulez, mais avec votre famille, pas avec les journalistes. C’est ce que j’essaye de faire, ça ne marche pas trop, mais on essaye.
[Applaudissements]
Maintenant, est-ce que vous avez des questions ? Pas si c’est pour dire que j’étais nul.
Questions du public et réponses
Public : Bonsoir. Merci beaucoup pour cet excellent sujet, excellente conférence.
J’ai une question : si on doit se vendre, étant donné que c’est déjà difficile pour les organisations qui font des conférences de trouver des sujets qui attirent suffisamment de monde ; je ne sais pas si tu as assisté à la keynote, ce matin, mais, malheureusement, il y a une baisse de fréquentation du forum PHP, c’est très dommage, il y a des raisons. Il faut attirer du monde et pour attirer du monde, il faut des sujets qui intéressent, et les sujets qui intéressent les techs ne sont pas des sujets qui intéressent fondamentalement le journalisme, comme tu as pu nous le montrer aujourd’hui, sauf si on se met à parler de blockchain, d’IA ou de trucs tendance.
Si on doit se vendre, mais, qu’en même temps, on veut avoir un discours politique pour favoriser le Libre, je vais être très engagé, avoir des discours anticapitalistes, antisexistes, etc., comment, littéralement, fait-on pour vendre ces discours-là à des journalistes qui ne connaîtraient pas forcément bien le milieu ?
Loris Guémart : La réponse est très claire. Vous n’arriverez pas à vendre le discours anticapitaliste, même Jean-Luc Mélenchon n’arrive pas à le vendre ! Donc, n’imaginez pas que vous arriverez à vendre ce discours-là à des journalistes. C’est comme si vous disiez à un chat « mais si, je t’assure, le chien est super sympa, il va être ton copain. » Ça ne marchera pas, il faut commencer beaucoup plus bas avec les journalistes. Si vous voulez faire passer un discours, le message doit commencer vraiment par la base de la base de la base. Dire par exemple « tu sais que dans ton Android en fait, la plupart des choses qui font que ça fonctionne, c’est Libre, en fait ce sont des gens comme moi, qui prennent sur leur temps pour le faire bénévolement, que ces briques-là sont maintenues. D’ailleurs tu as vu, il y a trois mois telle brique est tombée, du coup ça pose problème ; le problème, c’est que les GAFAM ne financent pas », ça peut faire un premier sujet. On n’est pas dans « il faut abattre le capitalisme, aide-moi ! », ça, ça ne passera pas. On est trop loin.
Thibault m’en parlait justement, c’est vrai que je ne l’ai pas assez cité, je n’ai pas fait assez de pubs pour Arrêt sur images, Thibault me dit : « Le capitalisme, c’est hégémonique ». De la même manière qu’aujourd’hui les systèmes privés sont hégémoniques, le capitalisme est hégémonique, donc c’est un discours qui n’est pas audible, qui n’est pas entendable, qui est trop éloigné de la norme, et les journalistes sont des gens qui sont plutôt dans la norme.
Ce n’est pas une réponse super enthousiasmante !
Organisateur : On a une dernière question.
Public : Bonjour. David Legrand, ancien directeur de la rédaction de Next INpact.
Loris Guémart : Applaudissez-le, il a été sympa avec moi.
[Applaudissements]
Public : Très bonne conférence, très bonnes citations !
Loris Guémart : À peu près exactes.
Public : Je suis d’accord, il faut mettre fin au capitalisme, d’abord. J’avais une question qui n’est pas très pertinente : est-ce que vous parlez beaucoup de logiciel libre chez Arrêt sur images ?
Loris Guémart : Chez Arrêt sur images, non seulement on ne parle jamais de logiciel libre, mais on va très bientôt parler dans le stream que j’anime sur Twitch de « Pourquoi les médias ne parlent pas du logiciel libre », parce que, en fait, on est un peu écolo, donc on recycle, je vais recycler. Et surtout, même à Arrêt sur images, nous sommes nous-mêmes tiraillés en interne entre tenants du logiciel libre et pas tenants du logiciel libre. Comme quoi c’est un combat qui part de très loin. Je suis plutôt parmi les tenants, mais, même chez nous, ça fait débat, comme quoi on n’est pas non plus si éloigné de la norme que ça ! Et chez Next INpact ?
Public : Peut-être un peu moins, mais j’espère que les gens prendront le relais.
Loris Guémart : Voilà. Vous voyez qu’il y a encore du travail. Et abonnez-vous !
[Applaudissements]