Luc : Décryptualité. Semaine 17. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Le sommaire.
RTBF Info, « Digitalisation de la Justice : le ministre veut relancer le processus, le chantier est immense », un article de Annick Merckx. Ça se passe en Belgique ça !
Manu : Exactement. Dans les ministères, là-bas, en ce moment ils reçoivent du matériel qui est déjà obsolète en partie pour certains éléments, mais bon, voilà !, ça arrive dans pas mal d’endroits, notamment dans l’administration. C’est l’occasion d’étudier un petit peu les fonctionnements et l’usage, notamment du logiciel libre, pour mettre en place de l’informatisation, ce qui pourrait être utile. On se doute que dans ce pays, comme dans d’autres, la justice a des problèmes de moyens et de temps. Informatiser tout ça, utiliser du logiciel libre pour être tranquille sur le long terme, ce sont de bonnes étapes et il faut prendre ça en main, là tout de suite, maintenant.
Luc : Challenges, « Face au Covid, voici les hackers du service public », un article Léa Lejeune.
Manu : Ça parle un peu des outils qui sont en train d’évoluer en ce moment et qui sont faits par des citoyens, comme toi et moi, qui prennent les données, les capacités qui sont fournies aujourd’hui informatiquement, pour proposer des outils qui vont être en complément, parfois même remplacer ou se substituer à d’autres proposés par l’État. Il y a un petit peu de tout, des outils de statistique, des outils pour déclarer qu’on a été malade ou qu’on est malade. Il y a un peu de mouvement là-dessus, un côté un peu startup nation. Pourquoi pas, après tout. Ce qui n’est pas mal c’est que derrière, souvent, en général, c’est du Libre.
Luc : Le Monde Informatique « Le gouvernement étoffe sa politique publique d’open data et logiciel libre », un article Jacques Cheminat.
Manu : Une circulaire Castex vient de sortir, qui parle effectivement de lancer une mission du logiciel libre, des communs numériques, il y a pas mal de choses qui sont en train de bouger en ce moment. C’est plutôt pas mal. L’April a réagi, il y a un communiqué [1] sur le site qui en parle. Je pense qu’on va sûrement encore rencontrer ce sujet les prochaines semaines et peut-être qu’on en parlera de manière plus précise.
Luc : Espérons que ça donne des choses intéressantes.
Dernier article, ça donne une impression de déjà-vu, Le Monde Informatique « L’Université du Minnesota interdite de contribution au noyau Linux », un article de Célia Seramour.
Manu : Oui. On avait fait un super podcast [2] sur le sujet, il n’y a pas longtemps.
Luc : La semaine dernière en fait.
Manu : Effectivement il y a des petits malins, des profs, rien que ça, qui se sont dit « on va tester si on peut mettre du code hypocrite ou du mauvais code dans le noyau Linux » ; ils se sont fait repérer, ils se sont fait interdire d’accès et de contribution. Finalement il y a eu des discussions, il semblerait que l’interdiction ait été levée, parce que bon, ça va, ce n’était pas méchant non plus, ils se sont fait engueuler, ils se sont fait taper sur les doigts. Le Monde en a parlé.
Luc : Ils se sont fait afficher mondialement, voilà ! Leur réputation !
Manu : Ils se sont fait connaître. On dit qu’il n’y a pas de mauvaise publicité !
Luc : Oui. Très bien.
Cette semaine on va parler de quoi ?
Manu : C’est un autre sujet qui était d’actualité il y a peu de temps encore, il y a même deux semaines, mais on n’a pas creusé en profondeur dessus. C’est un sujet qui est toujours amusant parce que ça regroupe l’informatique en nuage et les GAFAM qu’on aime détester.
Luc : Je ne trouve pas ce sujet très amusant !
Manu : Si ! Si ! On aime détester les GAFAM et, en face, il y a des éditeurs de logiciels libres qui sont un peu embêtés avec les GAFAM et ce qui est fait de leurs logiciels.
Luc : Luc : Oui. On parle d’éditeurs de logiciels libres à visée professionnelle. Il y a eu plusieurs nouvelles dont on a parlé dans la revue de presse, notamment Elasticsearch [3] qui est un outil de recherche dans des bases de données, des gros volumes d’information.
Manu : Il y a aussi MongoDB [4], qui est une base de données, elle aussi orientée documents.
Luc : Tout à fait. La semaine dernière on avait parlé d’un troisième truc, c’était quoi ? J’ai déjà oublié le nom parce que je ne connaissais pas ce logiciel.
Manu : C’est Grafana [5], plutôt un dashboard, un système de suivi des logs, des choses comme ça.
Luc : Voilà. Tous ces gens-là se plaignent qu’il y a des grosses entreprises, des mastodontes de l’informatique, qui utilisent leurs solutions et ne contribuent pas, même pas financièrement, à leur développement. Du coup ils sont un peu fâchés et ils se disent si c’est pour bosser gratuitement pour des gens qui sont riches à milliards, si c’est comme ça, on change notre licence.
Manu : Dans une large mesure, juste pour te montrer qu’ils sont utilisés au cœur des infrastructures en nuage, il y a pas mal de gens qui utilisent MongoDB, Elasticsearch et Grafana vraiment pour en faire des trucs très importants, c’est aussi important, par exemple, qu’une base de données Oracle [6] pour certains. C’est quelque chose de vraiment mis en avant et très utilisé sur les informatiques en nuage, que ce soit par Amazon, mais aussi Google, Microsoft, tout le monde utilise ces briques-là. Mais, effectivement, ils en ont marre et comme ils en ont marre, qu’est-ce qu’ils ont fait ?, ils ont dégainé l’arme ultime, en tout cas on a l’impression.
Luc : Ils ont changé de licence et, pour certains d’entre eux, ils ont choisi des licences non-libres. C’est notamment le cas d’Elasticsearch qui est passé sur une licence qui s’appelle la SSPL [Server Side Public License].
Manu : C’est aussi le cas de MongoDB.
Luc : Qui a essayé d’obtenir auprès de l’Open Source Initiative la reconnaissance de cette licence comme étant une licence libre et l’Open Source Initiative a dit non, ce n’est pas libre. Donc on a aujourd’hui deux éditeurs importants, deux solutions qui sont de très bonnes solutions, très connues, qui faisaient du Libre et qui aujourd’hui n’en font plus. C’est quand même très fâcheux et très décevant.
Manu : Le pire c’est qu’il y a eu un coup en retour de la part d’Amazon.
Luc : Effectivement, pour Elasticsearch ils ont dit « comme votre code est libre – puisque la dernière version publiée sous licence libre, la licence ne change pas, c’est pour les versions d’après –, on prend le code et on le forke », comme on dit, c’est-à-dire qu’ils ont repris le code source et ils ont fait leur propre version. Effectivement, on imagine qu’une boîte aussi colossale et aussi riche qu’Amazon, sur un logiciel qui est aussi essentiel à son activité, peut se permettre de faire sa propre version.
Manu : Donc en français, en bon français, ils ont fourchetté, parce que fork, c’est fourchette.
Luc : C’est ça, fourchetté, si tu veux, d’accord.
Manu : Je ne sais pas comment on traduit en français, c’est plus compliqué.
Luc : Grafona a pris une autre option beaucoup plus plaisante. Il faut qu’on voie ce que ça donne dans la durée. Ils ont choisi une autre licence libre.
Manu : Ils sont passés en AGPL version 3 et l’AGPL, Affero General Public License [7] il me semble, est une licence qui est assez contraignante, c’est-à-dire que quand on l’installe sur un serveur et qu’on la rend disponible depuis un serveur, comme le fait Amazon, eh bien si jamais Amazon fait des modifications à ce logiciel, Amazon est obligé de reverser à la communauté et à son éditeur d’origine notamment, les contributions.
Luc : Sachant que dans le monde professionnel, les gens aiment bien les licences non-copyleft, c’est-à-dire où on peut refermer le code, parce que les entreprises sont plus à l’aise, surtout si elles veulent mixer, ce qui se fait très souvent, des licences libres avec des licences non-libres. Elles ont peur, par les effets copyleft, les obligations de reverser, que le code pas en Libre soit obligé de le devenir. C’est une autre stratégie que celle des deux autres éditeurs. On espère que leur choix va s’avérer fructueux, parce que ce serait un bon signal pour le Libre, pour montrer que le modèle est encore pertinent.
Manu : On peut imaginer qu’ils ont choisi l’AGPL version 3 justement parce que la licence qui avait été testée juste avant, la SSPL, a été refusée comme licence libre. Ils ont dû se dire « on veut rester dans la communauté, on veut être adoubés en tant que logiciel libre », parce que c’est important, il y a une image, il y a une participation à la communauté qui est importante pour moi et pour plein d’autres. Ils sont effectivement passés à l’AGPL v3. Petit détail, effectivement, les deux autres se sont fait un petit peu avoir Amazon. Certes, ils sont partis avec leur code sous le bras, ils sont partis avec leur logiciel, ils ont retiré la liberté dans leur licence en gros. Amazon a repris leur code, l’a fourchetté et, cerise sur le gâteau, Amazon a contribué à la dernière version libre de ce code qui était devenu ensuite pas libre.
Luc : Ces affaires-là sont importantes et elles font écho également à des choses dont on a parlé il n’y a pas si longtemps que ça, il y a peut-être deux mois environ. Dans certains projets, pas des projets de code, mais notamment OpenStreetMap [8] et Blender [9], un logiciel de 3D dont on avait parlé, il y a des gros acteurs qui sont arrivés, qui ont mis un paquet d’argent sur la table en disant « on aime bien votre truc ». L’année dernière, le plus gros contributeur d’OpenStreetMap, je crois que c’était Apple par exemple.
Manu : Microsoft aime beaucoup aussi.
Luc : D’un côté c’est un gage de succès et, de l’autre, les gens dans les communautés, certaines personnes, s’inquiètent en disant « qu’est-ce qu’on va peser face aux milliards de ces boîtes-là ? Est-ce qu’on ne risque pas, finalement, de se faire bouffer par ces entreprises ? ». Les exemples qu’on vient de mentionner sur ces trois éditeurs laissent penser que, finalement, le danger est réel, puisque Elasticsearch a maintenant un fork avec une entreprise qui fait du Libre à sa place, qui a une surface bien supérieure à la sienne.
Manu : Je pense que tu as raison de mettre le doigt dessus, je pense que cette question-là existe depuis les tous débuts non pas même du logiciel libre, mais du logiciel tout court. Au départ, les universitaires contribuaient au code — qui était libre ou pas libre, il était souvent fourni avec les machines — eh bien ce logiciel s’est fait enfermer, à un moment donné, par les gros éditeurs et les gros vendeurs de matériel. Cette histoire qu’on a vue dans les années 60/70 se répète en continu, il n’y a pas de limites. Microsoft, Apple ont refermé du code libre. C’est ça qui me fait plaisir avec Grafana c’est qu’on a moyen de défense qui a été imaginé dans les années 80, ce copyleft]]Copyleft]], cette gauche d’auteur, en opposition au droit d’auteur, et c’est la gauche d’auteur qui a été imaginée comme outil légal pour faire une prise de judo au droit d’auteur habituel et utiliser le droit d’auteur contre lui-même pour se protéger un peu de ça.
Luc : La question c’est : est-ce que c’est suffisant ? C’est-à-dire que dans le logiciel libre on a, en général, ce n’est pas obligatoire, très souvent, une gratuité, c’est-à-dire qu’on va essayer de vendre du service, etc., mais si on est une entreprise suffisamment grosse et qu’on arrive à avoir des compétences en interne on va pouvoir accéder au code gratuitement. On a croisé, à l’occasion, des développeurs qui font des briques logicielles et qui ne sont pas payés, en général ils ne sont pas financés. On se souvient de la faille Heartbleed [10] sur un élément de sécurité absolument essentiel, que tout le monde utilise, où on a découvert que le logiciel était sous financé et que les gens faisaient ça en quasi bénévole dans leur coin.
Manu : Ce n’était rien d’autre que le petit cadenas qu’on a dans le navigateur, en gros.
Luc : Un truc que tout le monde utilise partout sur Internet, ça touchait des milliards de gens et on s’est aperçu que c’était sous financé. Il y a plein d’exemples. On a parlé de grosses entreprises, mais il y a plein de gens qui travaillent avec pas grand-chose et, pendant ce temps-là, il y a ce qu’on appelle en économie la question du free-rider, celui qui voyage gratos, en fait.
Manu : Le parasite, tu peux le dire !
Luc : Qui, en gros, prend sans payer. On a tous tendance à faire ça, on n’aime pas payer, personne n’aime ça. Ça pose un peu cette question de dire on a des mastodontes de l’informatique, notamment les GAFAM, qui se sont développés parce qu’ils avaient accès à du logiciel libre. Un Google, un Facebook n’auraient pas pu décoller s’il avait fallu qu’ils payent une licence pour chaque base de données et une licence pour chaque serveur qu’ils déployaient et qu’ils n’avaient pas le droit de mettre les doigts dedans parce que le code était propriétaire. Aujourd’hui ils gagnent tellement d’argent, ils ont tellement de moyens et ces moyens se sont construits grâce à du logiciel libre, et du travail aussi, mais grâce à du logiciel libre quand même ! Aujourd’hui ils ont cette capacité à en tirer des bénéfices et ils gagnent aujourd’hui tellement d’argent que, finalement, on se demande si leur poids ne risque pas d’annuler les bénéfices du logiciel libre pour le plus grand nombre.
Manu : C’est un problème qui est, là aussi, relativement ancien, que j’associe aux modèles. Le problème des modèles économiques : comment est-ce qu’on finance le logiciel libre, donc les gens qui développent le logiciel libre ? Effectivement, les GAFAM ont des finances, ils s’auto-financent, ils se financent par plein de moyens, la bourse notamment, mais ils ne financent pas forcément le logiciel libre qu’ils utilisent. Je ne sais pas comment tu vois cette problématique du modèle du logiciel libre. Dans les années 80 on parlait déjà du modèle de développement.
Luc : Dans le modèle du logiciel libre il y a une économie du développement, une économie du savoir, c’est une démarche très universitaire, mais cette dimension vraiment commerciale a été un peu mise de côté. Il y a cette ouverture très à l’américaine en disant « c’est ouvert, faites du business avec, c’est très bien, ça va contribuer à diffuser le code ». Finalement, je pense qu’il y a peut-être une lacune en termes de réflexion stratégique sur la question de la relation de pouvoir et du poids que les uns peuvent avoir face aux autres. Si on prend aujourd’hui par exemple Amazon, Amazon comme les autres, a utilisé massivement du logiciel libre. Ce que le grand public sait moins c’est qu’Amazon propose des services de cloud, donc d’hébergement de services sur ses propres serveurs ; c’est une offre énorme, assez incontournable, tout le monde utilise ça. Amazon fait énormément d’argent avec ça. On peut se dire que finalement eux ont trouvé le moyen de faire de l’argent avec le logiciel libre, ils ont trouvé le modèle commercial, c’est d’offrir le service avec tout sur leurs serveurs. Comme on aime bien le répéter, que le code soit libre sur leurs serveurs ne change pas grand-chose ; dès lors qu’on est dépendant de leurs services, ils font tourner ce qu’ils veulent, ils peuvent regarder nos données, ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent avec.
Manu : Petite remarque : il y a un autre acteur qui est très important dans l’informatique en nuage, c’est Red Hat. Red Hat [11] est un éditeur très connu de logiciels libres. Eux avaient un modèle où ils faisaient du logiciel libre, ils contribuaient massivement au logiciel libre, pourtant ils sont entrés en bourse, ils avaient des reconnaissances financières. Ils ont été rachetés très cher par IBM et aujourd’hui, le cœur d’IBM c’est largement le cloud et les services qui sont fournis par Red Hat. Il semblerait qu’ils sont un peu phagocytés. Red Hat fournit une solution de nuage, libre pour l’essentiel, de ce que j’en sais en tout cas. On est plutôt contents qu’ils y arrivent parce qu’ils font du logiciel libre depuis longtemps et ils sont plutôt honnêtes dans leur démarche, le problème c’est qu’Amazon n’est pas aussi honnête, en tout cas c’est le ressenti que j’en ai.
Luc : Le problème c’est que même Red Hat ou n’importe qui, si tu t’appuies sur la bonne foi des gens en te disant « eux sont gentils », tu n’as aucune garantie que ça va durer éternellement. Les gens changent, les organisations changent.
Manu : Des fois tu te fais racheter par IBM.
Luc : Voilà Tu pourrais dire que le cloud devient finalement une forme de propriétarisation de l’informatique, non pas du code, mais des données, des usages, etc.
Quand tu es un très gros acteur, avec beaucoup de moyens, tu peux faire des économies d’échelle, du coup tu peux arriver avec des offres extrêmement performantes et finalement revenir sur des modèles avec des mastodontes qui contrôlent tout. Quand quelqu’un n’est pas d’accord, paf ! ils font comme avec ces logiciels, ils les forkent et finalement ils se les accaparent.
Je n’ai pas de réponse absolue là-dessus mais, pour moi, ça pose une question. Ce que j’ai toujours trouvé très intéressant dans le modèle du Libre, c’est que ça part d’un idéal, toute la philosophie, en passant par la pratique avec les licences, donc le côté légal, et après le vrai code qu’on va écrire et qui va tourner effectivement dans des machines. J’ai toujours trouvé assez brillante cette idée d’avoir un continuum qui va de l’idée à la pratique.
Manu : Oui. Mais continuum auquel il manque un petit morceau quand même, c’est la partie pécuniaire.
Luc : La partie pécuniaire, la partie commerciale, la question du pouvoir au travers de l’argent et qui, peut-être, est une faille du modèle, l’avenir nous le dira.
En tout cas, je trouve que tous ces exemples et ces trucs qui sont en train de bouger sont assez significatifs là-dessus.
D’ici à la semaine prochaine, je vais émettre des actions Décryptualité puisqu’il faut s’adapter et on vous les vend la semaine prochaine.
Manu : Je t’en achète 16 millions d’euros. Première action, déjà là tu as une grosse valeur qui vient de tomber !
Luc : À la semaine prochaine. Salut.
Manu : À la semaine prochaine.