- Titre :
- Faire atterrir les Communs numériques. Des utopies métaphysiques aux nouveaux territoires de l’hétérotopie
- Intervenant :
- Lionel Maurel
- Lieu :
- Colloque « Territoires solidaires en commun : controverses à l’horizon du translocalisme » - Centre Culturel International de Cerisy (80)
- Date :
- juillet 2019
- Durée :
- 1 h 02 min
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Diaporama support de la communication
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
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Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
En lisant l’argument du colloque sur les deux premiers jours, je pense qu’il ne vous a pas échappé que l’ombre de Bruno Latour [1] plane sur ce colloque. Ça se voit au titre du colloque : la notion de territoire, la notion de controverse typiques du vocabulaire de Bruno Latour et il y a cette interrogation sur le local et le global qui est revenue plusieurs fois, cette idée d’essayer de sortir de cette imposition dans laquelle on se trouve pris entre le local et le global et ça, ça correspond exactement aux propos de ce livre, c’est en filigrane dans ses travaux depuis le début, mais ça a surtout été mis en forme dans un format compact de ce livre Où atterrir ? Comment s’orienter en politique et ça me semble particulièrement intéressant pour reposer cette question des communs numériques.
Très rapidement, Bruno Latour dans ce livre nous explique que nous sommes pris depuis le début de la modernité dans une sorte de mouvement qui nous emmène du local au global. On en a parlé ce matin, par exemple avec l’AFD [Agence française de développement] : pendant longtemps le modèle du développement c’était d’aller dans une émancipation qui nous sortirait des attaches locales vers une modernisation qui nous emmènerait vers le global, donc vers l’universel, avec des vecteurs qui ont été, par exemple, le marché, vecteur d’une globalité universelle. Pendant longtemps, en fait, tout ce qui nous ferait revenir vers le local était jugé comme rétrograde, réactionnaire, ringard. Pendant très longtemps on a été pris dans cette opposition et il nous explique qu’aujourd’hui il y a une crise de cette manière de penser, qui est en partie et surtout liée à la crise écologique, qui nous fait nous rendre compte que ce qu’on nous a vendu comme étant le globe, le monde que nous devions atteindre, ne sera jamais atteignable, tout simplement parce que la Terre n’est pas assez vaste pour accueillir toutes les promesses de développement qu’on nous avait vendues comme étant l’aboutissement de la modernisation.
L’autre problème qu’il y a c’est que nous ne pouvons pas retourner vers le local non plus, parce que cette volonté romantique de revenir à une attache locale, telle qu’on nous la vend notamment dans certains courants de pensée très réactionnaires, est en fait une illusion parce que nous ne retrouverons pas, de toute façon, les attaches locales.
Il dit que face à ça il y a une riposte qui s’est faite jeu. Lui, sa bête noire, c’est Donald Trump, c’est ce qu’il appelle l’attracteur numéro 4 où, en fait, on a le hors-sol, c’est-à-dire que Donald Trump incarne, pour lui, celui qui refuse de voir les limites planétaires donc qui continue à développer sa politique de développement au maximum, donc qui est hors-sol, mais qui a quand même réussi à capter les aspirations réactionnaires de ceux qui étaient attirés par l’attracteur local. Et il imagine, en fait, que si on veut sortir de l’opposition et ne pas tomber dans le hors-sol, eh bien nous allons pouvoir, en faisant une sorte d’inverse de Donald Trump, nous faire attirer par un autre attracteur qu’il appelle le terrestre, qui est celui qui, justement, retrouve le sol, qui retrouve un sol ; qui retrouve le contact avec un territoire qui prenne en compte cette question des limites et qui ne refuse plus de définir son identité par rapport à un lieu, mais qui le fait de manière ouverte, qui ne le fait pas de manière fermée et qui essaye de se ré-attacher sur le sol. L’exemple qu’il donne souvent c’est celui de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui, pour lui, a été un exemple de lutte qui s’est territorialisée, sans se fermer, en prenant en compte cette question du terrestre, des limites de la terre.
La question que je voudrais poser c’est comment les communs, tels qu’ils sont conceptualisés aujourd’hui, se situent dans cette quadrangulation des attracteurs politiques. Ça, ça va rejoindre l’argument général du colloque. Il y a un très gros risque que la manière dont on nous présente les communs naturels, les communs dits naturels, soit attirée par l’attracteur local. Il y a une certaine tendance à romantiser cette vision des communs naturels, faire un retour aux pratiques traditionnelles – d’ailleurs j’ai beaucoup aimé l’intervention de Simenza [2] ce matin qui nous a dit qu’eux ne sont pas dans cette logique-là, mais il y a une façon de vendre les communs naturels qui pourrait nous y pousser.
Les communs numériques, ce qu’on appelle les logiciels libres, Wikipédia, toutes ces nouvelles formes de communs qu’on trouve sur Internet, eux ont de très grandes chances et jusqu’à présent sont des figures du global ; c’est-à-dire Wikipédia encyclopédie mondiale de la connaissance, Internet qui va nous permettre d’abolir l’espace et le temps pour une diffusion immédiate des connaissances sur terre, on nous vend ça comme un cerveau global qui va permettre d’interconnecter tous les esprits de la planète.
Moi, ce que j’aimerais montrer c’est qu’en fait, pour s’orienter sur cette carte, déjà il y a quand même un très grand risque que les communs numériques finissent pas être attirés par le hors-sol. Je vous montrerai que, hélas, une des façons de les penser nous amène vers le hors-sol et moi j’aimerais savoir si on peut les faire atterrir, c’est-à-dire les faire se poser sur un sol mais au sens où Latour l’entend, un sol terrestre.
Donc c’est un peu le pari de cette intervention.
Là, il faut se plonger dans la manière dont on nous présente les communs en général. Les gens qui réfléchissent aux communs depuis dix ans adorent faire des typologies, ils adorent faire des cartographies et ils adorent ranger les communs dans des catégories. Exercice qui peut être utile, notamment ça a été utile quand Charlotte Hess parle des nouveaux communs ; c’est utile parce qu’elle ouvre des champs où la logique des communs peut s’investir, donc c’était utile.
Mais quand on fait ce genre de choses, on manie en général des sous-entendus, non questionnés, qui aboutissent à des résultats problématiques. Là j’ai mis une cartographie qui est faite par Michel Bauwens [3] qui nous explique, en gros, que dans les communs il y a des communs matériels et immatériels, ou il y a des communs hérités ou produits, donc il arrive a une typologie. Il nous dit, par exemple, « un commun numérique est un commun qui est immatériel et produit, ce qui ne serait pas la même chose qu’un commun culturel qui lui serait hérité et immatériel, qu’un commun naturel qui est à la fois hérité et matériel, et qu’il y a des communs sociaux qui seraient, eux, matériels et produits ». Le gros problème de ce genre de typologie c’est que ça sous-entend implicitement qu’un commun numérique n’est jamais culturel ou qu’un commun numérique n’est pas social ou qu’un commun social n’est pas naturel et vous arrivez à un éclatement qui aboutit à des antagonismes.
Là aussi j’ai beaucoup aimé l’intervention sur Simenza ce matin parce que, vous voyez Simenza, c’est quoi ? C’est un commun naturel ? Non en fait. Ils nous ont dit que ce qu’ils avaient fait entre les paysans c’est de créer une association culturelle. C’est un commun qui ne serait pas numérique ? J’ai noté qu’ils ont quand même une activité sur Telegram où ils partagent des informations et qu’ils se coordonnent aussi avec ces outils-là. Et évidemment c’est un commun social. Donc vous voyez, cette manière de ventiler les communs est problématique dans ce qu’elle produit ensuite.
Et la plus grande distinction c’est quand même la distinction entre les communs matériels et immatériels. Cette distinction-là est particulièrement problématique, elle est particulièrement puissante.
Quand on lit la littérature des communs, vous avez même ce que moi j’appellerais, les juristes disent ça, une summa divisio, c’est-à-dire une grande séparation, Bruno Latour dirait un grand partage, entre ce qu’on nous vend comme des communs naturels et des communs de la connaissance. Et ça se décline. Un commun naturel on va vous dire que c’est un commun matériel, que c’est un commun tangible, environnemental, que c’est un commun territorial, un commun urbain. Et à côté de ça vous auriez des communs de la connaissance qui vont être des communs immatériels, intangibles, des communs de l’esprit, des communs informationnels ou des communs culturels.
Cette division est très problématique, en fait. Moi j’ai fini par arriver à la conclusion qu’elle était très problématique et ça rejoint tout à fait ce que Bruno Latour a essayé de dénoncer depuis très longtemps, notamment depuis son livre Nous n’avons jamais été modernes, le grand partage occidental de la pensée dualiste occidentale entre nature et culture ; c’est une sorte de reproduction de cette division-là qui est fondatrice dans notre manière de concevoir les choses.
Je vais repartir d’Elinor Ostrom [4] et de Charlotte Hess avec qui elle a notamment construit la question des communs de la connaissance, en vous montrant qu’en fait c’est une distinction qui est erronée, y compris dans la manière dont Ostronm et Hess présentent les choses : c’est-à-dire qu’elles n’ont jamais dit ça. En ce moment il y a une chose que je trouve très dangereuse, moi j’appelle ça la vulgate des communs, c’est-à-dire qu’on arrive à une phase de diffusion de la pensée des communs qui, nécessairement, se traduit par des simplifications. C’est normal, parce que pour qu’une pensée se diffuse il faut la simplifier. Mais Elinor Ostrom c’est quelqu’un qui pense la complexité et c’est très dur de simplifier Elinor Ostrom sans aboutir à des réductionnismes et à des déformations.
Là je vais essayer de vous montrer qu’en fait, sur la question des communs de la connaissance, elles avaient une pensée très subtile, notamment dans Understanding Knowledge as a Commons ; c’est le livre qu’elles font paraître en 2007, qu’elles dirigent, c’est un ouvrage collectif et elles font l’introduction théorique. En fait, elles montrent que les communs de la connaissance ont une dimension matérielle ; c’est complètement intégré dans la manière dont elles systématisent ça et inversement – je ne vais pas pouvoir en parler mais ce serait extrêmement intéressant – c’est que même depuis Governing the Commons Ostrom montre que les communs matériels ou dits naturels sont aussi des communs de la connaissance. Elle ne fait pas du tout cette séparation, y compris pour les communs naturels.
Dans ma présentation j’ai mis des petites dates entre crochets, vous verrez, parce que la chronologie a beaucoup d’importance. Ce que je vais essayer de vous montrer c’est que cette leçon initiale d’Ostrom et Hess a été oubliée dans la manière dont nous avons pensé les communs de la connaissance et ça s’est fait recouvrir par une autre généalogie des communs, qui vient d’autre part, qui l’a recouverte si vous voulez, et il faut gratter un peu pour retrouver ce plancher-là qui est, à mon avis, très important. Ostrom et Hess disent même que les communs de la connaissance ont une dimension biophysique, ce qui paraît un peu étrange au premier abord.
Quand on va dans Understanding Knowledge as a Commons Ostrom et Hess utilisent le modèle classique qu’Ostrom utilise pour décrire les situations de communs qui s’appelle le modèle IAD, Institutional Analysis and Development, qui est le modèle qu’elle a forgé pour faire ses descriptions. Dans la colonne de gauche, vous voyez, on retrouve ces trois éléments : les caractéristiques biophysiques, les caractéristiques de la communauté et les règles en usage, ce qu’elle appelle les variables exogènes et c’est de ça qu’on a fait le fameux triptyque : un commun c’est une ressource gérée par une communauté avec des règles. Ça, par exemple pour moi, c’est vraiment la vulgate des communs, d’ailleurs ce n’est pas tout à fait ce qu’elles disaient. Elle appelle ça les caractéristiques biophysiques, les caractéristiques de la communauté et les règles en usage.
Déjà, dans un commun dit naturel, c’est plus compliqué pour elle parce que ce qu’elle appelle caractéristiques biophysiques ça se sépare en deux. Si vous prenez par exemple une forêt qui sert à une communauté pour s’alimenter en bois, elle va vous dire qu’en fait la forêt est divisée en deux : vous avez un système de ressources, c’est la forêt en tant qu’écosystème, avec les arbres qui poussent, etc., et ça produit ce qu’elle appelle des unités de ressources que les communautés d’usagers vont aller prélever ; les caractéristiques biophysiques c’est déjà un peu plus compliqué pour elle.
Mais pour les communs de la connaissance, Ostrom et Hess disent qu’on ne peut pas partir de ce présupposé-là ; il faut changer de modèle. Elles disent : « La nature complexe du savoir en tant que commun, que bien commun, exige une tri-distinction parce qu’il est composé à la fois d’éléments humains et non humains : infrastructures, artefacts et idées. Donc elles redéplient l’élément « caractéristiques biophysiques » qui est ici, et elles vous disent qu’en fait un commun de la connaissance c’est dans l’élément, on va dire ressources, ça se distingue en trois : vous avez les idées, les artefacts et les installations, facilities en anglais, qui se traduit plutôt par infrastructures. Donc vous avez un triangle qui est entre idées, artefacts et infrastructures.
Ça, dans la littérature sur les communs de la connaissance, personne n’en parle. D’ailleurs c’est même étonnant parce que dans Understanding Knowledge as a Commons elles en parlent, mais tous les autres qui écrivent dans le bouquin n’en parlent pas et je n’ai jamais vu vraiment de reprise qui prenait au sérieux cette tripartition. On dit c’est la ressource : le logiciel c’est la ressource ; Internet c’est une ressource.
Un peu avant Understanding Knowledge as a Commons Ostrom et Hess détaillent ça dans un article qui paraît en 2003. Pour bien comprendre ce qui se joue là-dedans, Charlotte Hess, en fait, c’est une bibliothécaire – vous savez que moi à la base je suis bibliothécaire –, je pense que ça a une certaine importance, d’ailleurs on a une bibliothèque ici. Qu’est-ce qu’elles veulent dire ? Elles veulent dire qu’un commun de la connaissance, ce qu’elles appellent de l’ordre des idées qui là, qui est l’élément immatériel - des idées, des informations, des données -, mais que ces éléments-là ne sont jamais séparables des artefacts.
Dans la bibliothèque vous avez des idées mais elles sont dans des livres qui sont des objets, qui eux-mêmes sont dans une bibliothèque qui est l’infrastructure. Ce qu’elles veulent dire c’est que ces trois éléments-là ne sont pas des choses qu’on peut séparer. C’est-à-dire qu’on peut les séparer conceptuellement, mais on ne pourra jamais les séparer, en fait, parce que ça forme un agencement, pour parler comme Latour, qui lui n’est pas séparable et qui forme un réseau.
Dans la pensée économique classique, les économistes ne font pas comme ça. Le tableau qui est là c’est le fameux tableau de la typologie des biens selon les économistes qui vient de Paul Samuelson [5], etc. On vous dit : « Il y a des biens publics, des biens privés, des biens communs, etc. », et on vous dit toujours que la connaissance c’est un bien public, sous-entendu d’ailleurs que ce serait le bien public le plus pur de tous, le plus pur de tous les biens publics purs, parce qu’il est non-excluable et il est non-rival. Par exemple si j’ai une idée, je vous en parle, vous l’avez, moi je l’ai gardée, donc c’est non-rival, on peut la partager à l’infini, elle peut se répandre sur toute la terre. Et il est très difficilement excluable parce que les idées se répandent à la vitesse de la pensée.
Chez Ostrom et Hess, OK, elle reconnaissent ça, mais ça n’est qu’un des éléments d’un triptyque et, si vous regardez bien, je suis sûr que dans ce qu’elles appellent des artefacts qui sont en fait des objets, elle ne séparent pas les objets numériques et les objets dits physiques. C’est-à-dire que dedans elles y mettent les livres, les articles, les pages web, les bases de données et même les fichiers ; c’est-à-dire qu’un fichier qui contient des 0 et des 1, si vous voulez pour elles c’est un objet au même rang qu’un livre. Ça nous ramènera d’ailleurs à la discussion compliquée qu’on a eue hier sur papier versus numérique. Elles ne font pas vraiment cette distinction, pour elles c’est un objet. Et dans ce qu’elles appellent les infrastructures elles vont mettre une bibliothèque ou un centre d’archives, ce sont des infrastructures qui contiennent des objets, qui contiennent des idées, et elles vont mettre une bibliothèque numérique, une archive ouverte sur Internet, le réseau internet lui-même ou un réseau local.
D’ailleurs je ne sais pas si vous avez vu dans le titre, c’est un sous-titre de l’article, ils nous disent « idées, artefacts infrastructures », the ecological makeup ça veut dire « la composition écologique de l’information ». Ce cadre-là change beaucoup de choses, si vous voulez, quand on essaie d’analyser le numérique ou par exemple Internet. Là je vous prends un article qui a été écrit par Charlotte Hess toute seule, elle a aussi écrit seule, qui paraît en 1995, qui s’appelle The Virtual CPR, donc c’est Common Pool Resource, ce sont les biens communs au sens d’Elinor Ostrom, « Internet comme un commun local et global ». Cet article est très intéressant parce qu’elle explique qu’en 1994 elle était, en fait, la bibliothécaire, la documentaliste du projet du séminaire d’Elinor Ostrom, le fameux séminaire qu’elle avait à l’Université de l’Indiana et qu’elle avait été chargée par le séminaire de mettre en place un site internet avec les textes et la bibliographie du projet. On est en 1995, il n’y a même pas encore vraiment le Web à cette époque-là. Elle le fait en utilisant un protocole qui s’appelait Gropher [6], qui permettait déjà de faire de l’hypertexte. Elle explique que pour elle c’est très compliqué. Elle se rend compte qu’une fois qu’elle a mis ça en place dans son université, elle fait crasher les autres ressources numériques que les autres centres de recherche avaient mises en place. Là elle se dit « mais en fait Internet ce n’est pas du tout un monde de l’illimité comme on nous l’a vendu, c’est-à-dire que ce n’est pas non-rival. Moi j’ai utilisé les ressources que l’université met en place et j’ai fait tomber les ressources des autres centres de recherche ». Elle se dit « en fait c’est très proche de ce qu’on a observé avec Ostrom dans nos approches des communs dits naturels ».
Comme elle utilisait déjà à ce moment-là la tripartition infrastructures, objets et idées, elle dit : « C’est quoi Internet ? C’est la machine que j’ai devant moi. Il y a un fil, je vais suivre le fil. Le fil va à un serveur. Le serveur a d’autres fils. Les autres ordinateurs du laboratoire sont reliés à ce serveur. Ce serveur-là est relié au système d’information de l’université ». Donc elle fait la carte du système d’information de l’université. Elle dit : « Il y a plusieurs serveurs qui sont ici et là dans tels bâtiments, ils sont reliés par des fils, etc. ». Elle dit : « Finalement ce réseau-là est relié à un réseau plus général qui est régional, qui est celui de l’Indiana en général, qui est structuré de telle et telle façon, et ce réseau est en fait un réseau qui est relié par des câbles au réseau des réseaux qu’est Internet » et elle fait une description qui n’a absolument rien d’immatériel. Elle suit des fils. D’ailleurs elle dit qu’elle aime beaucoup l’expression « autoroutes de l’information » de l’époque, la fameuse expression de Al Gore [vice-président des États-Unis, NdT], parce que ça lui permet de comprendre qu’Internet c’est cheminer avec des choses [image qui permettait à Charlotte Hess de saisir aussi Internet dans sa matérialité, indissociable d’un certain nombre d’objets, comme des ordinateurs, des câbles, des serveurs, etc, NdT]. Et elle finit par dire dans cet article que, pour elle, Internet ce sont quatre communs qui sont enchâssés : il y a un commun techno, une infrastructure technologique, techno infrastructure commons qui est le réseau tout à fait physique des machines, des serveurs, des câbles et des routeurs qui acheminent l’information. Elle dit, c’est assez amusant : « Il y a un commun budgétaire, parce que pour faire ça j’ai besoin d’argent qui est dans mon université » et elle dit : « Le budget de mon université c’est un commun finalement, et à tous les niveaux il y a besoin d’un budget, c’est un commun budgétaire ». Ensuite elle dit : « C’est un commun social parce que les gens qui utilisent ensuite cette ressource forment une communauté qui est un commun social » et seulement à la fin elle dit : « Oui, il y a un commun informationnel qui est l’information au sens des idées qui circulent sur le réseau ».
Elle imagine donc Internet depuis le sol, c’est-à-dire qu’elle est sur un sol, elle l’imagine dans sa matérialité et elle monte en généralité petit à petit en suivant le réseau qui se forme et le réseau au sens physique. Ce qui est intéressant avec cette vision des choses c’est qu’à ce moment-là, pour Charlotte Hess, Internet est à la fois global et local. C’est-à-dire que ce n’est pas un commun d’emblée global, il a une localité et il a une généralité qui progresse.
Ça c’est complètement latourien. Je ne sais pas si vous avez noté, moi j’ai noté ça, c’est un des gros acquis du colloque, Jean-Louis Laville [professeur du Conservatoire national des arts et métiers, NdT] nous a dit qu’il intégrait Elinor Ostrom dans l’évolution de la pensée critique ; il l’a raccrochée, justement, à l’école pragmatiste et il a dit : « Quelque part, Elinor Ostrom est latourienne ». En fait, depuis longtemps Latour nous dit que le numérique n’est pas du tout quelque chose qui nous fait passer du matériel au virtuel, c’est quelque chose qui nous fait passer du virtuel au matériel. Il dit : « Le Web rematérialise des choses qui étaient virtuelles. On peut suivre maintenant des appartenances, des échanges, etc. et rendre traçables les choses ».
Regardez toutes les discussions qu’on a eues tout à l’heure autour du café, ça c’est virtuel, c’est-à-dire que c’est évanescent au possible : ces discussions n’ont laissé aucune trace nulle part, elles se sont évanouies, à part dans notre mémoire ; ça c’est virtuel. Par contre, si vous faites la même chose sur Internet, tout ce que vous allez échanger va laisser une trace quelque part et cette trace n’est pas du tout virtuelle, elle est matérielle parce qu’elle est inscrite quelque part dans l’infrastructure physique. Vous allez être inscrit sur un processeur, vous allez être inscrit quelque part. Donc ce que fait Internet c’est, qu’au contraire, il matérialise les choses.
Là je vous ai mis à droite quelques schémas. Latour dans Nous n’avons jamais été modernes se demande ce qu’est que le local et le global et il prend l’exemple du chemin de fer. Il dit : « Est-ce qu’un chemin de fer, le réseau de chemin de fer, est-ce qu’il est local ou global ? » Il dit : « Il est toujours local, vous êtes toujours à un endroit du chemin de fer, vous êtes toujours sur les rails à un endroit, dans une gare ; il est toujours local ». Il dit : « Est-ce qu’il est global ? Non, il n’est pas global parce que vous ne pouvez pas aller partout en chemin de fer », d’ailleurs on le sent bien quand on va à Cerisy ; on ne peut pas aller à Cerisy en chemin de fer. Il dit : « La question ce n’est pas de savoir si c’est local ou global, la question c’est de savoir si le réseau est court ou long », donc le réseau s’allonge, il mettait en avant la question du branchement, mais le réseau n’est jamais global, il est toujours local.
Quand vous envoyez un mail avec Gmail, votre mail part aux États-Unis et il revient sous la mer pour être acheminé à quelqu’un. Même si j’envoie là un mail à zic avec une boîte Gmail, le paquet de données – d’ailleurs c’est une impulsion électrique – va partir jusqu’aux États-Unis et revenir jusqu’ici en fait. Et ça, ce n’est pas du tout quelque chose d’immatériel. Je vous ai mis la photo des câbles, ce sont des câbles énormes qui tiennent avec des gros piliers en béton sous la mer ; à côté, cette carte c’est la carte des zones blanches d’Internet en France. Tous les points rouges sont des points où, aujourd’hui, Internet ne passe pas. Ça aussi on le sent un peu à Cerisy, vous avez remarqué ! C’est-à-dire que oui, le réseau internet n’est pas global, il est toujours local, parce qu’il y a des zones dans lesquelles le réseau ne passe pas.
Cette vision-là, hélas, est recouverte par une vision hors-sol du numérique qui est très répandue. Par exemple on va vous dire : « Aujourd’hui le numérique permet de faire du cloud computing, de l’informatique en nuage », sous-entendu que nos données seraient stockées quelque part dans un nuage informatique.
Les gens qui s’intéressent au logiciel libre disent : There is no cloud, it’s just someone else’s computer, « il n’y a pas de nuage, il n’y a pas de cloud, c’est toujours l’ordinateur de quelqu’un ». En fait, nos données ne sont pas du tout stockées dans un nuage, elles sont stockées dans les datacenters de Google, de Facebook, qui sont des immenses hangars extrêmement matériels. Donc cette question de « on nous vend Internet comme quelque chose d’immatériel », en fait c’est faux. Il y a aussi tout le discours pour les plateformes. On vous dit : « Aujourd’hui les GAFAM – Google, Amazon, tout ça – ce sont des plateformes », et ça nous installe un imaginaire, une sorte d’entité qui planerait au-dessus du sol – j’ai mis une image de soucoupe volante géante –, mais c’est un peu ça qu’on nous vend. D’ailleurs elles-mêmes se comportent de cette manière-là, parce qu’elles projettent cet imaginaire pour se couper de toutes leurs attaches avec le sol, c’est-à-dire ne pas payer d’impôts, faire en sorte que le droit national ne s’applique pas à elles, etc. Et ça va même très loin, là je vous ai mis un projet de Google que j’aime beaucoup, qui s’appelle Google Loon. Vous savez, ils veulent faire le bien du monde, donc ils veulent que les Africains puissent se connecter à Internet et, pour le faire, ils ont imaginé d’envoyer de gigantesques bornes Wiki qui sont portées par des ballons et ils imaginent envoyer des flottes entières de ballons au-dessus de l’Afrique pour pouvoir donner accès à Internet aux Africains. Je soupçonne très fort ce projet d’avoir, en fait, un but très symbolique pour nous faire coire qu’Internet est une chose évanescente qui n’a plus aucun contact avec le sol et qui flotte dans l’azur de Mallarmé.
Maintenant revenons à Ostrom et aux communs de la connaissance.
Du point de vue d’Ostrom tout ça n’a pas de sens, parce que si on appliquait rigoureusement sa tripartition « idées, artefacts, infrastructures », et si on prenait au sérieux l’idée que ces trois éléments sont inséparables, on ne se permettrait jamais ce type d’analyse parce qu’on aurait toujours en tête notamment la dimension infra-structurelle.
Le problème c’est que, y compris dans la pensée des communs numériques, vous avez une certaine généalogie qui s’est construite complètement hors-sol. Je vais vous montrer d’où ça vient. Ça nous vient, en fait, d’un courant qui vient de Californie, qui a été un point central pour incuber tout ce qu’est la cyberculture, etc. Cette personne s’appelle John Perry Barlow, c’est quelqu’un d’extrêmement connu des activistes du numérique, c’est une sorte star de nos milieux – moi j’ai vénéré cette personne pendant très longtemps – qui est très connue pour avoir pondu en 1996 la Déclaration d’indépendance du cyberespace [7], texte mythique. En 1996, le gouvernement américain commence à faire une loi sur les télécommunications qui est très menaçante pour les libertés numériques. En gros, ils considèrent qu’Internet c’est comme le téléphone, ils vont se donner des pouvoirs de régulation très puissants et John Perry Barlow, qui est un défenseur des libertés sur Internet, fait ce texte. Je vous ai porté un petit accessoire, c’est une anecdote mais c’est amusant. C’est une version de la Déclaration d’indépendance du cyberespace qui est un peu une relique sacrée. En gros, tous les membres de La Quadrature du Net [8] ont ça, parce qu’on a un de nos membres qui adore faire de l’imprimerie, donc on a imprimé la Déclaration d’indépendance du cyberespace et tous les membres fondateurs ont reçu un exemplaire ; je l’ai mis au-dessus de mon lit, le l’ai lue…
Public : Tous les soirs ?
Lionel Maurel : Exactement ! John Perry Barlow est quelqu’un de très particulier : la première partie de sa vie il a été un cowboy, un vrai cowboy dans l’Ouest américain, dans le Wyoming, il élevait des vaches dans l’Ouest. Après, dans les années 60, il est complètement parti dans les communautés hippies et dans les communautés psychédéliques, il est devenu parolier du groupe de rock Grateful Dead et ensuite, seulement, il est devenu activiste numérique.
Vous allez voir que ce cheminement n’est pas complètement anodin. Je vous lis quelques passages de la Déclaration d’indépendance du cyberespace :
« Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons. »
« Le Cyberespace est fait de transactions, de relations, et de la pensée elle-même, formant comme une onde stationnaire dans la toile de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas où vivent les corps. »
« Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière. »
« Nos identités n’ont pas de corps, c’est pourquoi, contrairement à ce qui se passe chez vous, il ne peut pas, chez nous, y avoir d’ordre accompagné de contrainte physique. »
Et il termine en disant : « Nous allons créer une civilisation de l’esprit dans le Cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créé auparavant. »
J’imagine que vous commencez à voir un petit peu le problème de ce genre de vision qui est très belle - c’est quelqu’un qui savait écrire -, mais qui est très problématique, si vous voulez, dans ce que ça véhicule comme image de la représentation du monde.
Pourquoi est-ce qu’il nous parle de cyberespace ? Pour John Perry Barlow, l’inverse du cyberespace c’est le meatspace. Le meatspace, pour lui, c’est la réalité, c’est là où nous sommes, là ici. Le meatspace ça veut dire l’espace de la viande ; ce n’est même pas l’espace de la chair, c’est l’espace de la viande. En fait, il a pris sa notion de cyberespace dans la littérature de science-fiction, notamment un roman de William Gibson qui a été crucial, qui s’appelle Neuromancer, c’est en 1984. Il y avait déjà Internet mais c’était très frustre et, à cette époque-là, William Gibson imagine qu’on se connectera à Internet en se connectant directement la prise dans le cerveau et que l’accès aux données se fera par une projection de l’esprit dans l’espace virtuel. John Perry Barlow adore cette vision des choses. Il dit : « À l’ouverture du cyberespace, l’humanité vit actuellement la plus profonde transformation de son histoire. En entrant dans le monde virtuel nous habitons l’information. En réalité nous devenons information. La pensée est incarnée et la Chair est faite Parole ». C’est extrêmement bizarre. John Perry Barlow détestait l’expression « autoroutes de l’information ». C’est pour ça qu’il a poussé le concept de cyberespace parce que, pour lui, c’était déjà beaucoup trop matériel et c’était aussi beaucoup trop susceptible de contrôle par l’État. Évidemment, quand vous câblez un pays tout entier comme voulait le faire Al Gore, ça va se faire par l’État et par les grandes compagnies de télécommunications ; vous avez besoin d’un investissement massif.
Un petit peu plus tard, et là vous allez voir qu’on retrouve le lien avec les communs, John Perry Barlow est en Californie, c’est le début de la mise en place de la Silicon Valley. Les industries du numérique s’installent là-bas et il y a une initiative qui va être mythique, qui s’ouvre en 1985, qui s’appelle The WELL, ça veut dire The Whole Earth ’Lectronic Link, « Les liens numériques de toute la terre », qui est, en fait, tout simplement un forum virtuel que la personne qui est là gauche a mis en place, qui s’appelle Stewart Brand [9], extrêmement connu des milieux numériques et c’est une des premières communautés en ligne. Ce sont des gens qui se réunissent dans des forums pour discuter, tout simplement, et ils ont des échanges électroniques.
Ça a été une expérience refondatrice pour plein de gens, Barlow, des tas d’activistes numériques, mais aussi pour Steve Jobs, si vous voulez, les gens qui étaient là à ce moment-là. Un peu plus tard vous avez une personne qui s’appelle Howard Rheingold [10], qui écrit ce livre qui s’appelle The Virtual Community et, si vous voulez, tous ces gens-là ont baigné dans la culture hippie. Ce sont des gens qui avaient voulu refonder des communautés tout à fait physiques, qui voulaient sortir du système et qui ont voulu les refonder physiquement, qui ont voulu aller dans les marges et recommencer quelque chose. Ces communautés ont échoué même si, à un moment, il y avait plus d’un million d’Américains qui étaient partis, comme ça, dans les communautés hippies, ça a échoué et eux, quand ils découvrent The WELL, ils se disent « ça y est. On va pouvoir le refaire et on va réussir parce que ce qui nous gênait c’était la dimension physique des choses. On va pouvoir recommencer des communautés de l’esprit ». Plus tard John Perry Barlow écrit ce texte qui s’appelle Leaving the Physical World,, « Quitter le monde physique » et il dit : « Ça y est, les Communs, ou quelque chose du genre, avaient été redécouverts. À nouveau les gens des banlieues avaient un endroit où ils pouvaient rencontrer leurs amis au hasard. Ils avaient un endroit où leurs cœurs pouvaient rester, pendant que les entreprises pour lesquelles ils travaillaient brassaient leurs corps à travers l’Amérique. Ils pouvaient développer des racines qui ne pourraient pas être arrachées par les forces de l’histoire économique. Ils avaient un intérêt collectif, ils avaient une communauté. »
Le discours des communs réapparaît très fortement et, à ce moment-là, Barlow fonde une ONG qui s’appelle The EFF, Electronic Frontier Foundation [11] qui est LA grande association. C’est un peu, toutes proportions gardées, la Ligue des droits de l’homme américaine pour la défense des libertés sur Internet. Et nous, on a créé en France La Quadrature du Net à l’image de cette organisation pour défendre les libertés. Et le mot « Electronic Frontier » vient du fait qu’ils imaginaient, en fait, que c’était la nouvelle frontière qui pourrait être indéfiniment repoussée, la frontière à conquérir qui serait indéfiniment repoussée.
À ce moment-là, ce qui se produit c’est que les gens qui travaillaient autour d’Ostrom se croisent et, en fait, ils se citent les uns les autres. Ostrom cite Barlow, Ostrom cite aussi cette personne qui s’appelle Marc A. Smith qui a écrit cet article vraiment très intéressant qui s’appelle Voices from the WELL où il analyse les échanges des gens qui sont dans le site, le forum, et le sous-titre est vraiment intéressant ça s’appelle The Logic of the Virtual Commons ; Virtual Commons c’est une référence à ce livre-là The Virtual Community et The Logic of the Virtual Commons est une parodie de Mancur Olson [12], Logic of Collective Action qui est une des sources majeures d’Ostrom.
Là on est en 1992, Governing the Commons est déjà sorti, il sort en 1990, et Marc A. Smith applique les éléments de la théorie d’Ostrom à la communauté de The WELL. Il explique notamment qu’en fait c’est une communauté qui produit des biens collectifs. Il dit : « Il y a un bien social, un capital de connaissance et le troisième bien collectif c’est une communion », on est encore dans ce truc un peu spirituel qui habite ces gens et il dit : « C’est une production d’un bien collectif et, en fait, il y a des problèmes de passager clandestin » ; il applique Mancur Olson. Mancur Olson est connu pour ça, il a introduit la question du passager clandestin et il explique que tout l’enjeu de ces communautés c’est de se réguler pour réguler les passagers clandestins, en fait c’étaient des trolls qui perturbaient. Il fallait trouver des moyens de régulation des échanges pour éviter ça.
Le croisement entre ces deux traditions se fait à ce moment-là, au début des années 90. Ce sont des gens qui allaient dans les séminaires d’Ostrom, qui les croisent. J’ai beaucoup lu les notes de bas de page de ces articles et on voit qu’ils se citent les uns les autres.
Le point de contact avec tout ça, qui est assez intéressant, ça va être la question de la propriété intellectuelle. John Perry Barlow déteste la propriété intellectuelle. Et pourquoi, en fait, il la déteste ? Il a écrit cet article que Ostrom cite qui s’appelle Selling Wine Without Bottles, « L’économie de l’esprit dans le Net global. » Il dit que le problème de la propriété intellectuelle c’est que ça nous oblige à faire avec les idées comme si elles étaient encore matérielles, c’est-à-dire qu’on avait enfin un moyen de communication qui allait nous permettre de transmettre des idées pures, sans support matériel. Il dit : « Si vous voulez les mettre dans la propriété intellectuelle, vous nous obligez à faire comme si le fichier que je pourrais donner à vous tous, je vais être obligé de le garder et je ne pourrai pas vous le prêter ». Donc la propriété intellectuelle, le droit d’auteur notamment, nous oblige à faire comme si les œuvres de l’esprit étaient encore encapsulées dans des choses matérielles. Il dit : « L’intérêt du numérique c’est justement de nous libérer de cette contrainte des supports matériels », donc on ne peut plus appliquer ces concepts économiques qui, pour lui, sont complètement dépassés, qui sont liés à l’âge industriel. Le droit d’auteur est né avec l’imprimerie, il est lié du contrôle des objets qu’étaient les livres et, plus tard, ça a été les disques, etc. Pour lui, c’est vraiment un vestige qui est lié au monde matériel et qui n’a plus aucun sens dans le numérique. Il écrit cet article en 1994 et, si vous voulez, le décrochement se fait là.
C’est une autre personne qui s’appelle James Boyle qui va être à l’origine de l’idée. Il écrit un livre très important qui s’appelle The Public Domain qu’il appelle Enclosing the Commons of the Mind, « Enclore les communs de l’esprit ». James Boyle est intéressant parce qu’il n’est pas Américain, il est Écossais et il amène avec lui toute l’histoire anglaise anglo-saxonne de l’enclosure des communs. Il écrit un article, aussi en 2003, qui s’appelle The second Encloser Movement, « Le second mouvement d’enclosure ». Il va nous dire que ce qui se passe avec la propriété intellectuelle sur Internet c’est exactement ce qui s’est passé avec la terre au début du 19e siècle, il y a eu une enclosure du commun et ce que ça enclot c’est une chose qu’il appelle The Public Domain, « le domaine public », qui est le domaine des idées libres. Il nous explique que ce que fait la propriété intellectuelle c’est la même chose que ce qu’ont fait les barrières autour des champs. Son but c’est de créer une mobilisation pour faire s’allier les gens qui combattaient l’extension du droit d’auteur, les gens qui combattaient l’extension des brevets sur les médicaments et aussi les gens qui combattaient l’extension des brevets sur les semences. Il dit : « Il faut faire une coalition de tous ces gens-là parce que l’ennemi c’est la propriété intellectuelle qui va enclore le domaine public ».
Le grand combat fondateur ça a été en 1998 ; il y a eu la loi Mickey Mouse. Mickey Mouse allait tomber dans le domaine public, c’est-à-dire allait devenir libre de droits et Dysney a fait une grande campagne pour allonger la durée du copyright américain. Ils ont réussi à la faire voter et ça a été un moment très traumatisant pour tous les gens qui se battaient pour les communs de la connaissance. À ce moment-là Boyle va nous dire « les communs de la connaissance ce sont des communs intangibles de l’esprit ». Ce qui est très intéressant c’est qu’il passe par une métaphore qui est physique, il nous dit : « C’est la même chose que la terre, c’est un domaine public, c’est un territoire ; en fait c’est un espace, c’est un territoire, mais c’est un territoire qui n’est pas de ce monde ». C’est-à-dire qu’on passe par une métaphore physique tout en projetant ce territoire-là dans un autre monde. C’est très courant. Vous lisez Saint Augustin, La Cité de Dieu, c’est exactement la même chose, c’est exactement le mécanisme, le mauvais côté de l’utopie. On imagine une réalité et on la projette dans un ailleurs.
À ce moment-là les communs de la connaissance se sont fait vaporiser, on les a projetés dans le ciel bleu mallarméen, là-bas, c’est-à-dire encore ici, et on a complètement oublié la leçon d’Ostrom qui nous incitait, au contraire, à les voir aussi dans leur matérialité.
Arrivent les gens qui vont commencer à faire du Libre et eux, en fait, le font parce qu’ils ont connu l’époque où il n’y avait pas de propriété intellectuelle applicable, notamment aux logiciels. Pendant très longtemps les logiciels étaient complètement libres au sens où il n’y avait pas de copyright qui pesait sur eux. Les informaticiens se les partageaient, ils étaient vraiment dans le domaine public de James Boyle, dans le domaine complètement libre de partage. Dans les années 1980 le législateur américain fait une loi qui dit : « Dorénavant les logiciels sont des œuvres qui sont soumises à copyright », donc énorme panique parce que ça allait surtout défaire les pratiques communautaires de partage de ces développeurs qui coproduisaient les logiciels. Leur idée, et c’est notamment Richard Stallman que je cite ici qui crée ce qu’on appelle les licences libres, la première c’est la GNU GPL [13] qui est une licence, en fait, qui retourne le droit d’auteur : au lieu de poser des restrictions avec cette licence vous consacrez des libertés. Cette partie très importante de Stallman c’est : « Vous avez dit "propriété intellectuelle" ? Un séduisant mirage ». Il dénonce la logique fictionnelle de la propriété intellectuelle appliquée à des œuvres de l’esprit et, pour eux, c’est une manière de recréer le fameux domaine public que la propriété intellectuelle avait détruit. Ils disent : « On est en train de nous faire perdre ce domaine public qu’on avait. Nous allons le recréer nous-mêmes parce que tout ce que nous allons produire nous allons le mettre sous ces licences ».
Là vous avez une personne qui s’appelle Lawrence Lessig, un avocat. C’est l’avocat qui a essayé de faire tomber la loi Mickey Mouse devant la Cour suprême et qui a échoué. Il dit : « On ne peut empêcher la propriété intellectuelle d’avancer. Ce qu’on va faire c’est qu’on va recréer un domaine public avec les licences et notamment avec les logiciels, on va créer les logiciels libres ; ça rouvrira cet espace. » En 2001 il crée, avec les licences Creative Commons Licence Creative Commons
, un prolongement qui permet d’appliquer ça à toutes les œuvres, les photos, les romans, les vidéos.
Le problème là-dedans – là je vais me montrer critique, j’ai défendu pendant dix ans les licences libres, donc je ne condamne pas du tout ça et ça reste crucial –, mais le problème de cette façon de faire – je vous ai mis des grands exemples de communs, tous les logiciels libres type Linux, Firefox, Wikipédia, OpenStreetMap et toutes les œuvres sous Creative Commons – si vous voulez c’est que la réponse apportée est purement immatérielle. C’est-à-dire que vous avez une attaque qui est faite du champ de la propriété intellectuelle – la propriété intellectuelle s’applique aux œuvres, c’est-à-dire la couche la plus immatérielle –, donc la réponse doit se faire dans l’immatériel, avec les licences. On va très vite considérer qu’est un commun numérique tout ce qui porte une licence libre ; c’est-à-dire qu’il suffit de mettre une licence sur un objet et vous avez un commun numérique. Or, si vous voulez, c’est beaucoup plus compliqué que ça. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que vous mettez une licence libre sur un logiciel, par exemple, que ça en fait réellement un commun. Notamment dans les licences libres il n’y a rien sur la gouvernance : un logiciel libre peut absolument être entièrement géré par une entreprise privée, sans communauté. Donc il y a eu un réductionnisme juridique, si vous voulez.
Or, là aussi c’est très ambigu parce que Stallman, lui qui a inventé les licences libres, la légende raconte, mais c’est une légende qui est certainement vraie, qu’il les a inventées parce qu’il avait constaté que dans son laboratoire au MIT – il était chercheur en intelligence artificielle au MIT – il n’arrivait plus à réparer son imprimante, parce qu’en fait il n’avait plus accès au code source de l’imprimante et elle était tout le temps buguée, elle tombait tout le temps en panne. Comme il n’avait pas accès au code source, il ne pouvait pas la réparer. Donc il a l’idée des licences libres le jour où il tombe sur ce problème et il se dit « je vais créer des logiciels qui vont garantir qu’on aura toujours accès au code source pour pouvoir… » En fait, cette imprimante est tout à fait matérielle, c’est un objet tout ce qu’il y a de plus physique, si vous voulez, sauf qu’on a détaché…
J’en arrive là, en vous disant que si on veut faire atterrir les communs, eh bien il va falloir se souvenir de ce qu’on appelle le cadre ostromien, un cadre moniste, c’est-à-dire qu’elle ne séparait pas les ordres de réalité, et nous on est passé dans un cadre qui est dualiste : les communs numériques sont passés dans une sorte de façon de penser qui sépare les ordres de réalité. Bruno Latour a beaucoup écrit là-dessus, il appelle ça un processus de purification. C’est-à-dire que les humains sont tout le temps en train de faire ce qu’il appelle des assemblages avec des objets physiques, c’est ça qui crée des réseaux, mais on a des processus de purification qui nous rétablissent des ordres, des zones anthologiques, il appelle ça distinctes, et c’est exactement ce qui se passe avec notre pensée du numérique, vous voyez, on sépare les choses.
Quel est le problème dans cette vision des choses ? Vous allez dire tout ça est très évanescent, mais si on veut faire atterrir les communs numériques, l’atterrissage va être brutal. Pourquoi ? Parce que si on inclut à nouveau la couche physique, vous allez vous confronter à une réalité qui est beaucoup moins évanescente.
Vous avez cette personne qui s’appelle Éloi Laurent qui a écrit ce très beau livre qui s’appelle L’impasse collaborative où il dit : « On nous a vendu l’économie de la connaissance comme une économie de l’apesanteur », or, il dit : « L’économie n’a jamais été aussi pesante qu’aujourd’hui ». Il nous dit : « L’économie qu’on nous vend comme immatérielle n’a jamais été aussi matérielle qu’aujourd’hui ». L’idée comme quoi le numérique allait nous permettre de produire les choses avec moins de matière est, en fait, très, très fausse. Il explique, par exemple, que si on prend en compte réellement la consommation électrique des machines, Internet fait autant de gaz à effet de serre que le trafic aérien avec une croissance tellement forte que très certainement, en 2030, ce sera devenu la première activité source de gaz à effet de serre. Quand vous regardez une heure de vidéo en streaming c’est comme si vous laissiez votre frigo allumé pendant un an et si vous envoyez un mail avec une pièce jointe, vous produisez autant de CO2 que si vous faites bouillir une bouilloire. En fait, la consommation électrique d’Internet est très préoccupante. À ça, il faut ajouter les coûts de production des machines. Un ordinateur, là il doit peser peut-être deux kilos, en fait son poids réel est mille fois supérieur parce que pour faire cet ordinateur il faut arracher mille fois plus de matière au sol, notamment les fameux terres rares en Afrique, etc., ce qui a un impact extrêmement violent sur l’environnement – tous les métaux qui sont à l’intérieur – et, en plus de ça, en fin de course vous obtenez des déchets qui sont très difficilement recyclables ; on ne peut recycler à peu près que 5 % des déchets sur un ordinateur et évidemment on les envoie en Afrique, notamment au Ghana vous avez des montagnes de déchets.
Si on prend vraiment en compte la dimension terrestre du numérique au sens de Latour, on va toucher à des choses quand même très fondamentales. Et si on va même plus loin, vous vous rappelez de Perry Barlow, l’inverse du cyberespace c’était le meatspace, l’espace de la viande, mais si on prend vraiment en compte l’économie de la pesanteur on va arriver jusqu’à la chute des corps, mais des corps réels. Si vous vous rappelez, en Chine, il y a eu toute cette vague de suicides dans les usines de Foxconn qui assemblent notamment nos iPhones et les gens se suicident, très symboliquement je trouve, en se jetant du haut des usines. Là vous voyez que l’économie de la pesanteur reprend tout son sens ; c’est la pesanteur qui fracasse les corps au sol.
Autre chose qu’on oublie beaucoup mais que je trouve quand même très importante, vous avez vu récemment un numéro de cette émission sur YouTube qui est très intéressante qui s’appelle DataGueule, qui fait des montages avec des statistiques et, en fait, une requête sur quatre sur Internet vise un contenu pornographique et c’est 30 % des téléchargements. Donc l’espace de la viande, si vous voulez, il est… Je pense que ce n’est pas complètement anodin, c’est-à-dire qu’on nous a vendu ça comme une projection de l’esprit où la chair allait se faire parole, mais non ! En fait les humains projettent aussi leur corps, tout simplement, cette matérialité revient comme ça !
Ce qui me paraît extrêmement important c’est de voir que comme tout ça est indissociable, c’est-à-dire ce qu’on appelle des communs numériques, celui qui est le plus important aujourd’hui c’est Linux [14], le système d’exploitation libre et il est complètement lié à cette technostructure physique. C’est pour ça, d’ailleurs on en a parlé ce matin, que les grands géants du numérique de la Silicon Valley en ont fait un enjeu stratégique pour eux et contribuent à son développement. Par exemple la couche des serveurs, la fameuse couche du cloud qui serait immatérielle, tourne à 90 % avec Linux. C’est-à-dire que même les serveurs d’Amazon tournent avec Linux. Ce sont ces serveurs-là qui consomment le plus. C’est pareil sur nos téléphones. Si vous n’avez pas un iPhone vous avez un téléphone Android, Android a été fait à partir de Linux. Donc si vous voulez, dans tout ce qu’on nous vend, si on détache cet aspect matériel des communs numériques, on peut nous vendre ça comme quelque chose de formidable, etc., alors qu’en fait ils sont intrinsèquement liés à la technostructure physique. Il y a un très gros problème à ne pas l’intégrer.
Si on veut inverser la tendance, et je vais finir là-dessus, il faut repenser le numérique et les communs numériques, mais depuis le sol et depuis le corps et ça c’est extrêmement complexe. J’aime beaucoup ce qu’écrit Alain Damasio là-dessus ; il avait écrit un texte sur Lundimatin ; ce n’est pas anodin, il était allé à la Zad. Après un séjour à la Zad il écrit un texte sur le numérique, d’ailleurs on le voit, il est dans le plus beau des communs de la connaissance du monde, c’est la bibliothèque de Notre-Dame-des-Landes où j’ai eu l’occasion d’aller plusieurs fois. Il écrit ce texte et c’est un texte qui est très différent de ce qu’on lit sur le logiciel libre, parce qu’il écrit un texte qui s’appelle Matériel libre, vie libre ! Zadacenters & Rednet. Dans ce texte il essaye de repenser ce que serait l’émancipation réelle avec le numérique ; il nous dit : « L’émancipation partira de la terre et de la chair, mais elle sortira aussi du numérique. Et elle impliquera de se réapproprier toute cette chaîne logistique digitale aujourd’hui intégralement privatisée et aliénée : aussi bien les câbles et la fibre que les nœuds du réseau, les antennes, les VPN, les routeurs, tout autant que les centres de données, les datacenters. ». Et il dit qu’il faut qu’on fasse des « zadacenters » c’est-à-dire des centres de stockages des données mais autogérés et contrôlés par nous-mêmes.
Vous remarquerez d’ailleurs qu’il fait exactement la même chose qu’avait faite Charlotte Hess pour décrire ce qu’est Internet, c’est-à-dire qu’il repart du sol, il suit les câbles…
Il y a des gens qui font ça depuis très longtemps, qui ne sont pas les plus visibles dans le monde des communs numériques mais qui sont des gens très importants, ce sont les fournisseurs d’accès à Internet associatif, c’est-à-dire les gens qui tirent les câbles et qui proposent un accès à un Internet via des associations, parfois c’est à prix libre, parfois c’est à des prix très réduits, et leur but c’est de couvrir les zones où ne vont pas, justement, les grands fournisseurs d’accès à Internet parce qu’il n’y a pas de marché. Eux disent : « L’accès à Internet est un droit fondamental donc nous, avec des associations, nous allons tirer des câbles et nous gérerons nous-mêmes la couche physique du réseau. »
En France c’est assez important, il y a une fédération qui s’appelle FFDN [15] [Fédération des Fournisseurs d’Accès à Internet associatifs] qui fait ça depuis longtemps et le plus gros fournisseur d’accès à Internet au monde est en Espagne, dans la région de Barcelone, c’est guifi.net [16] ; ils ont implanté des milliers de routeurs wifi qui permettent d’avoir accès à Internet, à tel point qu’en fait c’est devenu un service public là-bas, c’est dans la région de Catalogne et c’est devenu vraiment quelque chose de très important. Il y a eu ça aussi à Detroit : quand la ville a subi le gros crash économique vous avez 40 % des gens qui ont perdu l’accès à Internet et ils ont recréé un accès à Internet via des associations.
Vous avez des gens comme Framasoft [17], l’association Framasoft. À mon avis eux – là on va arriver à la question du « translocal » – sont dans cette logique-là parce qu’ils disent qu’ils combattent justement le cloud, cette idée du stockage dématérialisé des données, en disant que c’est un mensonge qui nous fait oublier cette couche matérielle, il faut qu’on s’en souvienne. Ils imaginent que, pour stocker nos données, on puisse passer par un collectif d’hébergeurs [18] qu’ils imaginent comme étant des AMAP [Association pour le maintien d’une agriculture paysanne] du numérique, c’est-à-dire qu’à tout moment vous sachiez où sont vos données parce que vous allez avoir à faire soit à une association, soit même à une entreprise, ce n’est pas un problème nécessairement, mais vous aurez une personne que vous connaissez, que vous pouvez appeler et vous savez que vos données sont sur ses serveurs. Ils ont fait une charte dans laquelle ces gens-là prennent des engagements, notamment de ne pas utiliser les données personnelles, donc il y a respect de la vie privée, etc. Donc ça crée un Internet qui redevient « translocal » parce qu’il est fédéré, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir toutes nos données dans un nuage inaccessible, on les retrouve à un niveau qui est local et tous ces gens-là sont liés ensemble par cette fameuse charte qui est une promesse de non-usage des données. La différence c’est que là vous allez payer le stockage ; vous n’allez pas le payer cher, mais vous allez le payer parce qu’ils faut quand même qu’ils fassent tourner leurs machines alors que chez Google vous ne le payez pas.
Il y a d’autres gens qui font des choses intéressantes. Avec Philippe Eynaud et Laura Aufrère on est dans un projet sur les plateformes coopératives alternatives, c’est-à-dire des gens qui essayent de faire des alternatives à Airbnb et à Uber, qui luttent contre l’ubérisation. Ils essayent de voir ce que pourrait être un Airbnb alternatif, ça s’appelle Les oiseaux de passage, ou ce que pourrait être un Deliveroo alternatif, c’est CoopCycle ; ce qui est très frappant chez ces gens-là, je trouve, c’est qu’ils se construisent à partir du sol. C’est-à-dire qu’ils font des coopératives de livreurs qui sont dans une ville et ensuite ils font une couche logicielle par-dessus qui va leur permettre de faire leur activité. Les oiseaux de passage c’est ça aussi. Ils font des collectifs dans des villes, la première c’est notamment autour de Marseille. Vous avez des gens qui proposent des séjours et leur but c’est de faire découvrir le territoire aux gens qui viennent, avec des prix qui vont bien sûr être équitables, donc c’est nécessairement enraciné quelque part.
Pour aller plus loin, il y a des gens qui ont essayé de théoriser ça, notamment Michel Bauwens, avec une notion qu’il avance avec Vasilis Kostakis, qu’il appelle le « Cosmolocalisme ». La formule qui résume ça c’est « ce qui est léger est global, ce qui est lourd est local ». Il imagine ça tourné vers les coopératives de production de biens matériels ; il nous dit : « Aujourd’hui on peut utiliser Internet pour mutualiser les connaissances, mais tout ce qui se fabrique devrait être fait au plus proche dans les villes » dans ce qu’il appelle des micros fabriques, des sortes de fab labs. Et si vous avez quelque chose à fabriquer les plans et ce qui est couvert réellement par la propriété intellectuelle devrait être partagé en ligne, en accès libre et collaborativement, et ensuite la fabrication devrait se faire au plus proche dans les villes, dans ce qu’il appelle des fab labs, notamment avec des imprimantes 3D qui permettent de rematérialiser des objets à la demande. Il y a des villes, notamment Barcelone, qui rentrent dans une alliance qui s’appelle Fabcity où ils imaginaient relocaliser peut-être 40 % de la production matérielle ; ils ne l’ont pas fait. Si on poussait la logique jusqu’au bout ça pourrait.
Un exemple de ce « cosmolocalisme » des communs c’est cette initiative qui s’appelle L’atelier paysan. Ce sont des gens qui sont en SCIC [Société coopérative d’intérêt collectif], qui ont commencé, je crois, dans l’Est de la France et qui font du matériel pour les paysans qui font de la permaculture. Leur idée c’est de partager tous les plans sur Internet et de faire des ateliers où les paysans construisent eux-mêmes leurs objets pour se réapproprier le savoir-faire de construction. Les plans sont accessibles à tout le monde et vous allez avoir des gens qui vont faire des ateliers avec un modèle économique, au plus proche des paysans qui vont les refaire directement sur place. Michel Bauwens dit que ça ça préfigure ce qu’il appelle les coopératives ouvertes qui savent partager les actifs immatériels et qui gardent leur activité au plus proche.
Je vais terminer.
Je pense que la leçon de tout ça c’est de sortir de ce que j’appelle le prophétisme rédempteur lié à Internet. C’est quelque chose qui est très fort par exemple chez Jérémy Rifkin qui, il n’y a pas très longtemps, avait sorti un livre qui s’appelle La nouvelle société du coût marginal zéro, qui est un livre que j’avais trouvé intéressant sur plein d’aspects mais un peu problématique parce qu’il nous vend l’idée que le numérique va nous faire rentrer dans une société où tout échange va se faire à coût zéro. L’optimisation que permet Internet a montré que la dépense énergétique arrive à zéro, y compris pour la construction des objets. Il dit que même les objets ne coûteront presque plus rien à produire. Il nous dit : « Quand on arrivera là le règne des communs sera arrivé et le capitalisme s’effondrera de lui-même à cause d’une de ses contradictions internes. À force de vouloir chercher la productivité, il atteindra ce seuil de productivité et le capitalisme s’effondrera tout seul », et voilà tout va bien !
Parfois chez Michel Bauwens il y a un petit peu de ça ; je n’aurais certainement pas appelé mon livre Sauver le monde, par exemple. Je trouve beaucoup plus intéressante la vision que promeut cette femme, qui s’appelle Anna Tsing. Son livre est incroyable, c’est d’ailleurs un livre qui croise complètement les communs avec Bruno Latour, qui est très dans cet esprit-là, Le Champignon de la fin du monde. Elle avance une notion qu’elle appelle celle des communs latents et elle nous avertit en nous disant « les communs latents ne peuvent pas nous racheter », c’est-à-dire que « n’attendons pas des communs une rédemption. Notre monde va certainement s’effondrer – elle est dans cette logique-là – en tout cas notre mode de vie ne pourra pas être prolongé, n’attendons pas des communs de prolonger à l’identique notre mode de vie et de nous sortir des crises dans lesquelles nous sommes ». Et ça commence à atteindre des militants du numérique, y compris des gens qui sont très proches de moi, notamment à La Quadrature du Net, il y a quelqu’un qui s’appelle Félix Tréguer, qui est comme moi cofondateur de La Quadrature du Net, qui a écrit cet article dans Reporterre, qui nous a fait bizarre quand même parce que c’est un gros tournant. Il a écrit un article pour dire « nous avons essayé de penser Internet comme un outil d’émancipation, nous avons oublié le coût écologique que ça représentait. L’avoir oublié est une erreur majeure » et il dit : « Le seul moyen c’est de faire un Internet low-tech, c’est-à-dire de revoir complètement l’infrastructure. Et tant qu’on considérera que les libertés sont compatibles avec l’infrastructure extrêmement pesante, on se trompera en fait ».
Il y a d’autres personnes qui avancent aussi la notion de communs négatifs, qui est extrêmement intéressante je n’ai pas le temps de développer.
Donc je vais terminer là-dessus. On a un très gros travail, je pense, à faire. Tout ça a des implications. En tout cas ça m’a pas mal remué de faire tout ce cheminement et je pense que ça nous oblige beaucoup à revenir sur des choses.
Il faut arrêter de voir Internet comme une utopie numérique dans ce modèle dualiste qui le projette dans un pseudo-territoire qui est hors du monde. Il n’y a pas de hors du monde, c’est ce que dit aussi Latour : le hors du monde c’est le globe de la modernisation ;il n’existe pas. Il faut le faire réatterrir. Ça c’est une notion de Michel Foucault : il opposait à l’utopie à ce qu’il appelait l’hétéropie. L’hétérotopie est dans ce monde, mais elle a des règles qui lui permettent de fonctionner autrement. Michel Foucault dit : « On peut imaginer des utopies, mais on peut faire des hétérotopies » et ça, ça se fait avec des règles, en fait, et là on retombe sur Ostrom, la capacité de faire fonctionner des espaces réels avec des règles différentes ; là c’est le plus fort des communs la dimension instituante qui revient. Et pour ça, à mon avis, il faut faire une fusion entre la théorie d’Ostrom mais en la lisant sérieusement, c’est-à-dire en reprenant vraiment ce qu’elle disait, et la croiser avec les éléments de Bruno Latour, notamment la théorie de l’acteur réseau, qui prend jusqu’au bout en compte la dimension physique, notamment en intégrant ce qu’il appelle les éléments non-humains qui peuvent être aussi bien des animaux que des objets technologiques, les lieux, etc., comme des acteurs au sens propre du terme, dans une vision qui les mette à plat avec les humains.
Je terminerai en disant vous savez on nous a vendu le futur d’Internet, ce serait l’Internet des objets, parce que maintenant Internet va arriver dans les objets, tous les objets vont être connectés et ça va être formidable, mais on a oublié de penser les objets de l’Internet et, si on veut aller au bout, il faudrait, comme Latour, penser l’Internet des quasi-objets, c’est-à-dire des objets qui sont des acteurs comme les autres et penser cette couche d’infrastructure comme un acteur et le prendre réellement au sérieux. Je pense que c’est un programme de recherche qui s’ouvre parce ça nous obligerait.
J’ai juste l’intuition que mon avis est une piste à suivre…
[Applaudissements]