- Titre :
- « Le numérique est politique plus que technologique »
- Intervenants :
- Emmanuelle Roux - Blaise Mao - Vincent Lucchese
- Lieu :
- Usbek & Rica, podcast#20
- Date :
- avril 2018
- Durée :
- 53 min 53
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustrations :
- Logo Usbek & Rica et Idé till märke för medie- och informationskunnighet (MIK), Wikimedia Commons Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International ; Logo de l’Assemblée nationale, Domaine public
- transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.
Description
Pionnière du mouvement des fablabs en France, Emmanuelle Roux est sur tous les fronts pour œuvrer à la démocratisation de ce qu’elle appelle la « culture numérique ». Une mission d’autant plus urgente et complexe qu’elle estime que ce ne sont pas 20% mais bien 90% des Français qui sont « des illettrés numériques ».
Combien de Français savent ce qu’est une API ? Combien d’entre eux ont déjà consulté le code source d’un logiciel ? Et combien ont une idée ne serait-ce qu’approximative de ce qu’est une blockchain ? Depuis plus de vingt ans qu’elle œuvre à la diffusion de la culture numérique, Emmanuelle Roux a pu constater à quel point l’illettrisme en la matière transcende les générations, les milieux sociaux et les secteurs professionnels.
Transcription
Voix off : Usbek & Rica le podcast qui explore le futur.
Blaise Mao : Salut les « turfos ». Salut les « turfoses ». Bienvenue dans cette nouvelle émission du podcast d’Usbek & Rica, le podcast qui explore le futur. Aujourd’hui on va parler d’ordinateurs, on va parler de cartes Arduino, on va parler d’imprimantes 3D, bref, on va parler de machines et d’outils numériques, mais on va aussi et surtout parler de l’enseignement du code à l’école, des promesses et des limites d’Internet et de la culture maker, ainsi que du basculement possible de la société de consommation à la société de contribution.
Autrement dit, plus que d’outils numériques, aujourd’hui on va parler surtout de culture numérique et on va en parler avec une femme qui consacre justement tout son temps et toute son énergie à œuvrer à la diffusion de cette culture numérique. Cette femme est une pionnière du mouvement des fab labs en France. Elle est à l’origine, notamment, de la création du FacLab de l’université de Cergy-Pontoise. Elle a créé aussi, tout récemment, Le Chaudron [1], un accélérateur de compétences numériques pour favoriser l’apprentissage du code et des nouvelles technologies au sein des entreprises et auprès des particuliers. Elle a ouvert aussi, tout récemment, zBis [2], un fab lab de 400 m2 dans la zone industrielle de Saint Georges de Montaigu, en Vendée, pour faire de ce territoire, la Vendée, un laboratoire de la démocratisation numérique. Bref, un CV bien chargé pour une femme qui croit dur comme fer que nous sommes déjà entrés dans la Troisième Révolution industrielle, qui ne croit pas à la notion de digital native, qui n’aime pas trop se définir comme technophile, on va y revenir, et qui pense que ce ne sont pas 15 % mais 90 % des Français qui sont analphabètes numériquement parlant. Cette femme, c’est Emmanuelle Roux. Bonjour Emmanuelle Roux.
Emmanuelle Roux : Bonjour.
Blaise Mao : À mes côtés, pour vous interroger aujourd’hui, Vincent Lucchese, journaliste à la rédaction d’Usbek & Rica. Salut Vincent.
Vincent Lucchese : Salut Blaise.
Blaise Mao : On va tout de suite rentrer, j’ai ouvert plein de portes possibles, on va tout de suite rentrer dans la première, c’est votre grande mission, celle que vous vous êtes assignée, c’est celle de la démocratisation du numérique. Vous avez dit un jour, dans une interview, que le numérique n’est pas un outil mais une culture qui exige des pratiques. Ça veut dire quoi exactement ? En quoi consiste cette grammaire du numérique ?
Emmanuelle Roux : Le numérique, je le dis aujourd’hui, parfois autrement, le numérique n’est pas technologique, il est d’abord politique et culturel. Politique et culturel, car il réinvente à la fois la manière de vivre ensemble, et on pourra en échanger, et, en même temps, culturel, parce que c’est une manière de faire, c’est une manière de produire, c’est une manière d’être, c’est une manière de construire son rapport au monde. Donc vraiment un sens culturel au sens de celui du rapport au monde à construire et à bâtir. C’est un rapport au monde dans lequel je suis passée, enfant, comme vous l’avez précisé effectivement, d’un moment où j’avais un ordinateur et un livre à, dix ans plus tard, j’avais accès à tous les codes sources de tous ceux qui avaient publié sur Internet, en faisant un clic droit, afficher le code source, et être capable de pouvoir étudier, utiliser, copier et redistribuer ce code, mondialement, pour faire ensemble. Donc cette culture du partage, cette culture de l’exploration, je crois qu’on est bien placés ici pour en parler, cette culture, effectivement, du faire d’abord, c’est tout ça qui est derrière ça.
Blaise Mao : Le numérique, vous dites souvent que c’est un terrain hostile au départ, un peu comme un espace naturel hostile. Ça veut dire quoi exactement ? Ce numérique n’est pas facile à appréhender ? Au départ c’est vraiment un territoire sauvage ?
Emmanuelle Roux : Oui. Pour des gens comme vous et moi, à priori, c’est un espace où on s’y est trouvé naturellement rapidement, mais en fait, pour une très grande partie de la population, ce que j’ai pu observer ces différentes années et particulièrement à travers l’ouverture de nombreux lieux, de nombreux fab labs, c’est que, pour la majorité de la population, ce monde est hostile. Il est hostile parce qu’on a peur de s’y perdre. On le trouve compliqué. On a peur d’y mal faire ; on a peur de s’y blesser numériquement ; on a peur de se tromper, évidemment ; on ne sait pas par où commencer et donc, pour beaucoup, beaucoup de nos concitoyens, arrêtons de croire que c’est un monde magique et que la technologie résoudra tout. C’est un monde anxiogène ; c’est un monde qui leur parait hostile et je pense qu’on a un devoir de leur faciliter la route pour se l’approprier.
Blaise Mao : Est-ce que vous avez des exemples de cette hostilité ? Est-ce que vous avez des exemples d’expériences – et ça ne touche d’ailleurs pas forcément des populations âgées ou des classes sociales défavorisées – de gens qui sont analphabètes numériquement ? Ça veut dire quoi ?
Emmanuelle Roux : Le mot analphabète ou illettré. Je distinguerais les deux.
Blaise Mao : Oui, il y en a certains qui parlent d’illectronisme, d’ailleurs. C’est un terme pour dire analphabétisme numérique. C’est un terme qui vous convient ?
Emmanuelle Roux : Oui. L’analphabétisme, on va être sur des gens qui sont vraiment très éloignés, voire en incapacité de décrypter les premiers signes. L’illettrisme, c’est quelqu’un qui n’est pas en capacité d’interpréter ce qu’il sait lire, en fait ; je ne suis pas une spécialiste de la question.
Blaise Mao : La distinction est importante.
Emmanuelle Roux : La distinction est importante. La statistique qu’on nous renvoie régulièrement, de 20-23 % de la population qu’on dit habituellement en illettrisme, mais c’est, en fait, une population en analphabétisme, c’est-à-dire en incapacité d’aller au bout d’un formulaire administratif. La population dont je parle, c’est plutôt la plupart des gens dans l’arrondissement parisien dans lequel nous sommes, qui ont l’impression presque de s’en sortir parce que, parfois, ils ont un compte Facebook – et je crois qu’on est dans l’actualité cette semaine – ou qu’ils savent faire une recherche sur Internet et ils ont un smartphone dans la poche et ils ont, peut-être même, un ordinateur portable. Pour autant, aujourd’hui, si on leur parle API [application programming interface], si on parle blockchain, si on parle intelligence artificielle, si on parle du poids de la data, si on leur demande, quand ils sont dirigeants d’entreprise comme j’en fréquente beaucoup et que je leur demande systématiquement en conférence « est-ce que vous êtes propriétaire du code source des logiciels qui font tourner vos usines ? », ils pilotent des millions, mais ils n’en savent rien ! Donc ils n’ont pas fait le choix d’un code source libre ou d’un code source propriétaire ; ils ne savent juste pas, en fait !
Ce que j’appelle une population en situation d’illettrisme technologique ce sont ces professeurs, que j’adore en parallèle - j’aime beaucoup tout ce qui est la pédagogie - mais qui sont acteurs d’un système dans lequel on a mis en place un cartable électronique. Et donc, on est en train d’enseigner à nos gosses le fait que oui, il est normal qu’une autorité donne leurs notes, sans leur avis, à leurs parents. Et si vous voulez, la plupart des profs le font de manière très volontaire, pour faciliter la vie des parents pour accéder aux notes. Mais ils ne se sont jamais dit que le poids éducatif c’est qu’on est en train d’apprendre aux enfants que leurs données ne leur appartiennent pas. Quand nous, on remettait ou pas le bulletin de notes à nos parents, voire on le planquait, voire on le truquait, eh bien à nos enfants, on ne leur donne plus le choix de se bâtir une relation à l’autorité, une relation au monde. On leur vole ça et on donne leurs données à un tiers, sans même leur demander leur consentement. Et ça, la majorité des profs ne l’ont jamais vu comme étant un sujet, ni politique, ni pédagogique. Et donc, ils sont en situation d’illettrisme puisqu’ils ne sont pas capables de comprendre et décrypter les enjeux qui se cachent derrière les outils que nous utilisons tous au quotidien, tous ou presque.
Vincent Lucchese : Justement. Bonjour Emmanuelle Roux.
Emmanuelle Roux : Bonjour.
Vincent Lucchese : Vous parlez du cas des écoles et des enfants. Il y a le terme qu’on utilise beaucoup et que vous n’acceptez pas, vous, c’est celui de digital native. On a l’impression, souvent, que les nouvelles générations naissent avec des tablettes dans les mains. Les parents donnent facilement une tablette pour se faciliter la vie, pour distraire leurs enfants. Pourtant, ça ne vous semble pas être un élément pertinent pour parler d’une génération qui soit facilement acculturée ou naturellement acculturée au numérique. Pour vous ce n’est pas quelque chose de très concret aujourd’hui.
Emmanuelle Roux : Exact. Exact sur deux plans. Le premier plan c’est quand j’entends des gens, alors que ce soit dans les ministères, dans les entreprises, dans les universités - j’ai la chance de fréquenter les trois mondes - qui ont la cinquantaine et qui me disent : « Écoutez Emmanuelle, pas de problème, de toutes façons les digital natives arrivent, ils vont faire le monde, ils vont prendre les sujets en main, ce n’est pas la peine qu’on s’y mette ! » Donc on va parler d’abord du digital native qui a plutôt 25-30-20, voilà, qui arrive dans la vie active.
Blaise Mao : Millénium, le fameux millénium.
Emmanuelle Roux : Voilà, le fameux ! La réalité c’est quoi ? Il a grandi dans la même école et dans le même rapport autorité que nous, que nous, ici. C’est-à-dire que, littéralement, il a rendu des copies individuelles. Moi, mes gamins de six ans, on continue à leur dire, quand le petit rentre de l’école et dit à son frère : « Éloi, ce n’est pas bien, tu as copié, tu as triché ! » C’est-à-dire qu’à nos gosses, en ce moment, on apprend encore que faire une copie à plusieurs, partager, mettre en commun, participer, contribuer au travail de l’autre, en fait, c’est mal. Vous voyez ! Donc, celui qui a 20 ans, si mon gamin, maintenant il en dix, mais si mon gamin est encore impacté par ça, celui qui a 20-25 ans, quand il sort à 25 ans en ce moment des grandes écoles françaises, quand il sort de l’ordre des experts comptables ou autre, il a appris le monde d’avant. Donc ça, effectivement, croire que les digital natives auraient un autre rapport au monde, à la propriété, à la capacité de faire ensemble, au partage, à la mondialisation, etc., c’est faux !
Vincent Lucchese : Il y a quand même une acculturation en dehors de l’école. Il n’y a pas que l’école qui donne cette culture, potentiellement, de monde open, libre et de collaboratif.
Emmanuelle Roux : Oui. Et du coup on va prendre le petit, mais aussi effectivement l’ado qui a un usage à la maison. Quand j’ai eu mon MO5 Thomson, en l’occurrence dans cette école primaire, il n’y avait rien dedans. Nous avons été obligés de rentrer dedans et de coder, de faire, de fabriquer, de créer. L’ordinateur est devenu un outil créatif. Quand un gamin de deux ou trois ans consomme toute la journée une tablette dans laquelle il y a une myriade d’applications à consommer, il devient un consommateur numérique et rien d’autre. Donc nos gamins, nos ados, les miens en premier par la même occasion, nos ados sont dans une posture de consommation numérique. Donc ils consomment du contenu non linéaire, multimédia, parfois interactif, tout ce que vous voulez ! Mais mettre des tablettes à l’école, par exemple, c’est l’un des pires choix possibles, puisque, finalement, ce sont des outils dans lesquels on peut le moins créer et interagir.
Donc oui ils ont quand même, un rapport parfois au réseau social, mais, encore une fois, sans l’écriture et sans compréhension, la plupart du temps, des enjeux derrière et sans personne pour les y guider.
Blaise Mao : En d’autres termes, ça veut dire qu’il ne faut pas laisser le monopole de l’éducation au numérique à des acteurs comme les GAFA ? Justement, on voit beaucoup, en ce moment, d’initiatives comme Messenger Kids avec Facebook, comme YouTube Kids avec YouTube et Google ; l’idée, ou en tout cas le danger, ce serait de laisser à ces acteurs privés-là une espèce de monopole sur la façon dont les enfants viennent au numérique ?
Emmanuelle Roux : Oui. Je pense. De toutes façons, ce qui sera multiple est toujours meilleur. Donc il faut ouvrir le plus d’initiatives possibles pour créer autant de chemins possibles qu’il y a de choses à faire avec le numérique. Ce qu’il faut comprendre, je pense, de manière très importante, c’est que l’ordinateur a le même pouvoir qu’un stylo. On peut faire ses comptes avec ; on peut dessiner une maison avec ; on peut écrire des notes sur une partition, sauf qu’en plus l’ordinateur va jouer la partition ; on peut aussi écrire un poème. Et donc, à quel moment on se rend compte que savoir utiliser pleinement un ordinateur et donc y compris en comprendre la grammaire, y compris en comprendre les limites, être capable de coder et d’écrire du code, aussi, fait partie du même champ que de savoir lire et écrire ? Donc comment on apprend aux jeunes et au moins jeunes — parce que nous, dans ce que nous faisons et particulièrement avec Le Chaudron, on s’adresse à la population active —, comment on réapprend à s’approprier cet outil comme étant un outil créatif avec lequel chacun fera ce qu’il veut. Ce n’est pas en faisant des développeurs de tout le monde, ça n’a pas d’intérêt ! Par contre, donnons à tous la capacité d’utiliser pleinement l’outil qu’il a dans les mains et d’en comprendre les différentes écritures.
Blaise Mao : Est-ce que ça passe aussi, comme le proposait Mounir Mahjoubi, par passer, pourquoi pas, une épreuve de code au bac ? Aller jusqu’à ce genre d’institutionnalisation de l’épreuve de codage dans toute la filière secondaire ?
Emmanuelle Roux : Pourquoi pas ! Pourquoi pas si c’est bien fait ! Et aujourd’hui, là-dessus, j’aimerais, je profiterai y compris de votre invitation pour sonner quand même un peu un bout d’alerte. La plupart des cours de Scratch qui sont faits à l’école en ce moment, on pourrait se dire c’est plutôt une bonne nouvelle. Sauf qu’ils sont faits par qui ? Ils sont faits par les profs de maths et par les profs de techno, dans le meilleur des cas. Moi je vois les devoirs que ramène mon gamin, celui qui est au collège, ce sont des devoirs d’abord de maths faits avec Scratch. Donc on est en train de dire aux enfants et je dirais même plutôt aux gamines, généralement, si tu n’es pas à l’aise avec les maths ou si tu n’aimes pas la techno eh bien, en fait, l’ordinateur ce n’est pas pour toi. Et ça, c’est le pire scénario qu’on puisse faire. Qu’est-ce que nous, nous proposons ? Et on le fait à partir de la rentrée dans un établissement vendéen qui s’appelle Saint-Gabriel, qui est basé à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
À la rentrée 2018, 2019, excusez-moi. Non, on est en 2018, c’est bien ça, septembre prochain, qu’on se comprenne bien, septembre prochain, nous ouvrons une classe qui s’appelle @rchimède et cette classe @rchimède [3] s’adresse à des gamins de 6ᵉ pour leur donner 5 heures de culture numérique par semaine, à la manière d’un sport en sport-étude, ou à la manière d’un instrument de musique dans une classe à horaire aménagé pour la musique. On est en train de créer la première, à ma connaissance, classe à horaire aménagé pour le numérique, dans un établissement qui est l’établissement Saint-Gabriel, en espérant pouvoir en faire une vraie filière un jour et qu’elle se duplique dans d’autres territoires, parce que je pense que la solution est aussi là. On a tous fait du sport au collège et c’est bien : ça permet à des gamins qui n’ont jamais accédé au sport d’en faire ; ça permet d’avoir un minimum de culture sportive ; c’est très bien ! Pour autant, ça ne suffit pas à faire des gens qui vont faire du sport leur métier ou qui vont devenir des acteurs de l’écosystème sportif ; ou en musique ça ne suffit pas : faire une heure de flûte à l’école ne vous permet de devenir un acteur majeur de l’écosystème musical.
Vincent Lucchese : Ça veut dire qu’on va apprendre quoi à l’école Saint-Gabriel ? On va apprendre de l’histoire du numérique aussi, j’imagine ? On ne va pas apprendre seulement du langage de développeur ?
Emmanuelle Roux : Oui. Exact.
Blaise Mao : Sans nous dévoiler l’emploi du temps précis des futurs collégiens, est-ce que vous pouvez déjà nous dire un petit peu ce qu’on apprendra dans cette école ?
Emmanuelle Roux : Oui, très bien. Effectivement, à travers ces 5 heures par semaine. On l’a construit d’abord, on est en train de le construire avec une équipe pédagogique dédiée, donc des professeurs traditionnels d’histoire-géo, de français, de maths, de techno et autres, de langues, qui acceptent de rentrer comme équipe pédagogique de cette classe particulière et qui sont prêts à se dire, par exemple, qu’une carte du monde et des migrations dans le monde en ce moment peut être rendue sous forme d’une copie A4 double, mais peut aussi se rendre sous la forme d’une carte interactive faite en Scratch ; et que savoir aller sélectionner la bonne information, la mettre en scène, l’animer, savoir ce qu’on rend interactif, être capable de sourcer et de valider ses sources, ça fait pleinement partie d’un travail d’un collégien, premièrement. Donc déjà, c’est comment nous introduisons l’écriture numérique dans les disciplines traditionnelles.
Blaise Mao : Comme une option possible, comme un mode d’écriture possible.
Emmanuelle Roux : Comme une autre manière d’écrire ; c’est exactement ça. Comment on peut faire une adaptation de Pierre et le Loup, y compris avec des primaires, en se disant eh bien on va utiliser tout le potentiel du numérique pour faire une adaptation ensemble de Pierre et le Loup. Donc on va peut-être en faire des enregistrements audio, on va peut-être pouvoir, effectivement, animer ; on va peut-être pouvoir même faire des figurines qu’on va faire en découpe laser en marionnettes par la suite, etc.
Blaise Mao : D’accord.
Emmanuelle Roux : Le deuxième point c’est que, dans ces heures, on introduit de l’histoire du numérique. On introduit une connaissance des grands acteurs du numérique et des enjeux qui sont derrière. On introduit des rapports particuliers à la data et on introduit, évidemment quand même, un petit peu de code, c’est-à-dire quelques heures de temps en temps de coding pur leur permettant peu à peu d’explorer des compétences. Comme quand vous rentrez — je n’aime pas le mot de conservatoire de musique parce que c’est ce qu’il renvoie en termes d’imagerie —, mais en école de musique, vous y rentrez pour faire de la contrebasse ; à un moment donné, il faut faire un peu de solfège ! Eh bien pensons que le code est une forme de solfège.
Blaise Maoe : Je vais me faire un petit peu l’avocat du diable sur cette histoire de codage.
Emmanuelle Roux : Bien sûr.
Blaise Mao : Il y a certains commentateurs des évolutions numériques comme Laurent Alexandre mais pas seulement, il y a aussi Pedro Santa-Clara, qui est président de la Chaire Finance de la Nova School of Business and Economics, qui parlait au Web Summit et qui disait que c’était un peu contre-productif, finalement, d’apprendre le code à l’école parce que, bientôt, les intelligences artificielles pourront elles-mêmes coder de nouvelles machines ; et que tout ce qu’on appelle machine learning ou deep learning fonctionne de telle façon que, finalement, l’être humain n’a plus besoin de coder : la machine apprend par elle-même ; ça peut même donner des sortes de boîtes noires dans lesquelles on ne comprend pas très bien ce qui se passe. Donc finalement, est-ce que l’être humain n’est pas voué à rester un petit peu à la traîne s’il se met en concurrence avec la machine pour coder ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux qu’il apprenne plutôt à se développer en complémentarité de la machine, c’est-à-dire à non pas faire du code, mais développer des facultés typiquement humaines comme la créativité, les liens sociaux ? Voilà. En tout cas, c’est une parole qu’on entend dans cette critique du code à l’école. Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Emmanuelle Roux : Je pense que c’est une question de savoir où est-ce qu’on place l’homme dans son rapport à la machine. Et que si on veut des citoyens qui soient capables de comprendre le monde et de comprendre les enjeux qui sont derrière, ils doivent pouvoir comprendre ce que veut dire une machine, ce qu’est un algo [algorithme], ce qu’est une donnée, ce qu’est une base de données, ce qu’est un stockage, ce qu’est du cloud, etc. Le comprendre, comprendre les concepts-clés c’est les avoir pratiqués au moins une fois, les avoir mis en œuvre au moins une fois. Je ne dis pas « on fait de tous des développeurs », je dis bien « on apporte à tous une culture suffisante du code pour leur permettre d’être capables d’exercer demain leur métier ». C’est un premier élément de réponse ; je pense qu’il est important. Avec Le Chaudron, une des toutes premières missions qu’on a menée, c’était chez Décathlon. Quand vous avez des salariés trentenaires, chez Décathlon, vous êtes dans l’une des plus belles boîtes qui soit de mon point de vue.
Blaise Mao : Une des préférées de Français aussi, je crois. L’entreprise préférée des Français ou la deuxième préférée des Français.
Emmanuelle Roux : C’est au moins la mienne, ça c’est sûr, et je ne dois pas le dire, j’ai d’autres clients, mais pour autant, il est vrai que j’ai un attachement particulier à cette entreprise qui est une très belle entreprise, qui est en train de faire un travail de transformation absolument exceptionnel. Ils recrutent sur le sport, ils recrutent des compétiteurs, vous avez des gens qui ont un mental fort, voilà, vous avez l’archétype du compétiteur quand même, dans une boîte qui a les moyens et dans une boîte qui est leader en innovation et en relation clients. On pourrait se dire tout va bien ! Eh bien dans les couloirs, vous entendez quoi ? Vous entendez ces jeunes hommes et femmes qui ont 30-40, qui vous disent : « Moi j’ai été chef produit – on va dire vélos ou casques –, je suis un des meilleurs et pour autant je pense que je suis obsolète pour mon métier, parce que tout devient technologique et je suis censé intégrer de la technologie dans mon vélo ou dans mon casque et je ne comprends pas de quoi ça parle. Je n’arrive plus à imaginer le vélo de demain ; je ne suis plus capable de le penser. »
Blaise Mao : Des profils de chefs de produit, par exemple.
Emmanuelle Roux : Des profils de chefs de produit, très exactement. Des profils de chefs de produits.
Blaise Mao : Des métiers de chef de produit, par exemple, quoi.
Emmanuelle Roux : On ne va pas les amener, eux, à coder, ils n’en ont pas le temps. Par contre les réarmer, leur redonner la capacité de dialoguer avec, soit une SI, soit des prestataires, leur redonner la capacité d’imaginer le monde, d’imaginer 100 possibilités, de savoir s’ils ont envie d’embarquer ou pas de l’IA dedans par exemple, ça c’est absolument essentiel.
L’autre sujet, dans la complémentarité que vous abordez très bien homme-machine, je pense qu’on touche de là la question de la dépossession du savoir-faire. C’est-à-dire que si on se dit les machines vont aller tellement vite que ce n’est même pas la peine d’acculturer les hommes parce que, de toutes façons, ils seront en situation de dépendance et laissons les machines faire et laissons une techno-élite s’installer, permettant à quelques-uns de créer ou de guider des machines semi-autonomes, et les autres, laissons-les complètement consommateurs du monde dans lequel ils vivent et ils n’auront qu’à subir les services que nous, techno-élite, nous mettrons en place, je pense que nous allons dans un monde dans lequel je n’ai pas envie d’être. Et donc je n’ai pas envie de finir comme dans WALL-E ; je n’ai pas envie que l’humain soit avachi, obèse.
Blaise Mao : Avachi dans une chaise avec un Coca, dans une station en orbite…
Emmanuelle Roux : Dans une chaise, entouré d’écrans, dans lequel il n’a strictement plus rien à faire car tout a été géré et piloté pour lui, il n’a plus son mot à dire dans rien. Et si on ne veut pas WALL-E, on doit s’engager maintenant parce qu’il n’y a pas grand monde, on en discutera peut-être, qui comprenne les sujets ; ce sont des sujets qui ne sont pas assez sur la table. Et c’est la question, vraiment, de la compétence de l’homme et de la compétence de l’homme à inventer son avenir qui est au cœur de notre sujet aujourd’hui.
Blaise Mao : Compétence de la femme aussi.
Emmanuelle Roux : Et de la femme, bien sûr.
Vincent Lucchese : Vous évoquiez des petites filles à l’école. C’est un sujet majeur aussi, le fait qu’aujourd’hui il y a une très large majorité d’hommes dans les métiers informatiques, dans ce genre de domaines-là. Comment est-ce qu’on peut essayer de féminiser, au-delà de la démocratisation, il y a l’enjeu de la féminisation du numérique ?
Blaise Mao : D’autant qu’on publiait ce matin un article sur le site d’Usbek & Rica, écrit par l’excellent Vincent ici présent, qui rappelait que, je crois, il allait falloir attendre 280 ans encore pour atteindre la parité dans les sciences informatiques d’après une étude de l’université de Melbourne.
Vincent Lucchese : C’est ça, voilà ! Si on se fie au taux constant de féminisation des métiers il faudra encore presque 300 ans pour qu’il y ait une parité dans ces métiers-là. Comment est-ce qu’on fait pour accélérer les choses ?
Emmanuelle Roux : C’est un très beau sujet sur lequel, j’espère, à un moment donné, pouvoir pleinement m’engager ; je manque un peu de temps en ce moment. C’est un très beau sujet parce que ma mère était féministe et quand j’étais enfant, j’ai entendu : « Si tu avais été un garçon, tu aurais appris à faire le ménage », ce qui n’a pas été le cas, forcément, et du coup cette question, évidemment, du rapport au pouvoir de la femme, est un sujet qui me touche beaucoup. Et aujourd’hui, alors qu’on croit parfois avoir un début de parité peut-être dans la vie professionnelle – et encore, on pourrait en débattre longtemps, c’est le moins qu’on puisse dire –, on croit être arrivé au fond du sujet et en fait, pas du tout ! Parce que cette techno-élite est masculine. Parce qu’effectivement le pouvoir, le pouvoir de faire, le pouvoir de décider, le pouvoir de dessiner toute l’infrastructure qui est en train de faire le monde, elle est, à 90 % il me semble, masculine actuellement et à 10 % de femmes seulement. On me dit : « Mais non, il y a plein de femmes, elles sont community manageuses, elles font plein d’autres métiers qui sont très bien. » Mais quand on parle vraiment de gens qui ont le pouvoir de fabriquer, de faire l’ingénierie du code aujourd’hui, ce sont des hommes.
Je suis intimement convaincue qu’une des manières d’aborder cette question c’est de ne pas l’aborder sous l’angle du code. Tout le monde s’y est cassé les dents. Tout le monde, tout le monde, tout le monde ! J’ai participé à des auditions, il y a quelques années, de la Grande École du Numérique et il y avait depuis les hautes écoles jusqu’aux gens de l’éducation populaire dans la salle et on fait tous le même constat : le code est asexué jusqu’à dix ans. Donc on a autant de petites filles et de petits garçons dans les ateliers jusqu’à dix ans. À partir de dix ans, nous perdons 10 % de femmes par an, ce qui explique qu’à 19-20 ans il n’en reste que 10 %. Donc il y a un rapport direct entre la puberté, la représentation de la femme, et l’envie de participer à des classes de développeurs et de codeurs. C’est un sujet assez intéressant et partout, dans tous les milieux sociaux et par tous les acteurs, tout le monde s’y est essayé.
Je pense qu’une approche un peu différente, c’est de dire on ne va pas faire du code, on va faire une pièce de théâtre augmentée ; on ne va pas faire du code, on va, je ne sais pas, designer une nouvelle collection de meubles ; on ne va pas faire du code, on va créer des jeux de plateau et, en créant des jeux de plateau, eh bien on va découvrir qu’on a envie de générer, pour le coup, des motifs, de générer des figurines, d’augmenter le jeu de plateau, de rajouter une petite carte dedans qu’on va appeler Arduino pour venir mêler de l’interactivité. Et la jeune fille ou la jeune femme va se retrouver en capacité de produire et de faire, mais sous un autre angle. Et je pense que c’est important de montrer rapidement à l’enfant qu’il peut embarquer le code dans des disciplines dans lesquelles il se reconnaît plus, où il a plus envie de se construire comme future femme et en développant sa féminité. Alors que vouloir rendre féminin le code pour le code, je crois que c’est un angle que tout le monde a essayé et, malheureusement, le constat c’est que ça ne marche pas.
Blaise Mao : Ça ne marche pas. Il y a un autre levier important. On a parlé des machines, des langages et du savoir faire ; il y a la notion de lieu qui est essentielle aussi dans ce travail de démocratisation du numérique. Je pense évidemment aux fab labs : vous avez co-créé le FacLab, en 2012, de l’université de Cergy ; vous connaissez bien cet univers-là qui a eu un moment le vent en poupe : il y a dix ans, il y a eu une espèce d’appel d’air médiatique, citoyen aussi, il y a eu un vrai succès pour ces lieux de fabrication. Là il y a un livre qui vient de sortir qui s’appelle Makers : enquête sur les laboratoires du changement social, coécrit pas trois sociologues du CNRS, qui font la distinction, quand même aujourd’hui, entre, on va dire, une majorité d’acteurs qui revendiquent leur appartenance au monde coopératif, associatif, et qui se sentent faire partie d’une culture maker, si tant est que ça ait un sens, on va y venir, et une minorité d’acteurs qui se griment plus en collaboratifs cool pour créer des makerspaces Google compatibles, un petit peu. Est-ce que vous confirmez qu’il y a un détournement, un peu, de l’esprit originel des fab labs, aujourd’hui, qui nuit à son image et qui explique qu’il y ait cette critique de ces lieux-là comme étant des lieux un peu de hype, à la mode ? Ça vous parle ?
Emmanuelle Roux : Oui. Ça me parle. Ça me parle, mais je vais réussir à ne pas me faire des amis des deux côtés ; vous voyez, c’est magnifique !
Blaise Mao : Allons-y.
Emmanuelle Roux : C’est absolument magnifique ! Malheureusement, en France principalement, il y a deux mondes, presque, qui s’opposent, j’aurais tendance à dire, et où je ne suis d’accord ni avec l’un ni avec l’autre. Il y a une grande partie du réseau fab lab français que j’apprécie, la plupart sont des amis et on est montés dans l’aventure fin 2010, qui se revendique, effectivement, coopératif et, vous avez dit quelque chose de très important, associatif, et qui s’oppose à une autonomie économique et à une vision entrepreneuriale. C’est très français. C’est vraiment très français comme caractéristique ! Alors nous, pour donner notre position à nous à travers Sc21 [4] et zBis particulièrement en Vendée, ça a toujours été de dire que pour pouvoir mener les fab labs jusqu’au bout, pour pouvoir en faire ce qu’on pense être des terrains d’exploration, du post-emploi ou du contrat social du 21e siècle, on a besoin d’une autonomie politique complète et que l’autonomie politique se gagne par l’autonomie économique.
Blaise Mao : OK.
Emmanuelle Roux : Donc nous avons décidé d’être un acteur économiquement viable pour pouvoir mener les projets comme on le voulait, avec les sujets qu’on voulait dedans, sans devoir être d’accord avec le maire, le conseil général ou tout autre acteur de financement public. Donc vous voyez, il y a une espèce de troisième voie possible, je pense.
Blaise Mao : Donc un projet cherchant une rentabilité n’est pas un projet pervers ou malsain par définition.
Emmanuelle Roux : Eh bien non, en fait.
Blaise Mao : Mais ça pose une vraie question sur la pérennité économique de ces lieux.
Emmanuelle Roux : Je pense que la majorité des gens qui ont ouvert des fab labs comprennent assez peu, assez étrangement, la valeur qu’ils ont pour leur territoire. Que ce sont des acteurs majeurs de la transformation, de la citoyenneté et que pour ça c’est bien ; c’est beau d’être bénévole, c’est beau d’être associatif, c’est beau de faire ça en plus de son vrai job, mais s’ils en faisaient leur job pour de vrai ? Donc comment on professionnalise le monde du fab lab français ? Comment on lui apporte des moyens ? Comment il se donne à lui-même les moyens de devenir ? Parce que résultat, vous avez des lieux très libristes, que j’aime beaucoup sur le fond ou idéologiquement, politiquement ; oui, je partage ce qu’ils font.
Blaise Mao : Inscrits dans la culture du Libre.
Emmanuelle Roux : Vraiment inscrits dans la culture du Libre. Ils sont tellement libres qu’ils refusent l’accès à ceux qui ne le sont pas. C’est-à-dire que quand des gens vont dans certains lieux que je connais bien et que je ne citerai pas et me disent : « Ah ben ouais, moi je suis passé au fab lab. Il n’y avait pas grand monde et puis, en plus de ça, tu vois, j’ai été accueilli, mais j’avais un ordinateur Windows sur moi donc on m’a dit que c’était mal et puis, finalement, on discutait entre soi », etc. Donc on a toujours essayé, que ce soit au FacLab, dans un lieu dans un milieu universitaire, ou que ce soit à zBis comme entreprise privée, on a toujours essayé de faire un lieu réellement démocratique, capable d’accueillir tout le monde. On a accueilli aussi bien des mouflets de dix ans, des opérateurs de Sodebo [entreprise agroalimentaire française,NdT] ou GRDF [Gaz Réseau Distribution France, NdT], que Pierre Gattaz typiquement. J’ai simplement convenu avec mon équipe qu’on n’accueillerait que ceux qui respectaient la démocratie et qui en étaient des acteurs. Donc en pleine campagne présidentielle récemment, il y a un choix : j’aurais fait le choix de refuser si on avait eu une demande de visite. Mais ça, c’est un choix personnel.
Blaise Mao : D’accord.
Emmanuelle Roux : Mais en dehors du candidat Front National, tous les autres, nous avons toujours dit oui dès que nous avons eu la moindre demande. Et ça, pour toute la population. Donc il est absolument important et essentiel pour nous d’en faire des lieux réellement ouverts et capables d’accueillir. Et des lieux réellement capables d’accueillir, j’en sais quelque chose parce que je peux vous dire que piloter et essayer de rendre viable un lieu de 400 m2, dans une zone industrielle vendéenne avec aucun accès ni bus, car, ni aucun public autour à part notre voisin Sodebo, en l’occurrence, et plus de 2000 collaborateurs, c’est une gageure tous les jours ; il faut le dire ! C’est une vraie gageure tous les jours parce que, être accessible à tous, c’est pouvoir avoir des horaires d’ouverture ; c’est pouvoir payer un poste d’accueil de quelqu’un qui va être là pour vraiment avoir le temps d’accueillir. Donc ça pose la question : on a été chercher des profils de médiateurs culturels parce qu’on pense que les fab labs sont des lieux de diffusion de culture numérique, en fait.
Blaise Mao : D’accord.
Emmanuelle Roux : Donc on a été chercher des profils plutôt de médiateurs. C’est un pari qu’on n’est pas forcément en train toujours de réussir ; ça dépend des jours. Globalement on avance bien, mais il y a quand même des jours très compliqués. Et, de l’autre côté, donc face au fait que la plupart des lieux en France sont sous-dimensionnés, sous-financés, dans des conditions d’accueil complètement absurdes, et donc non accessibles parce qu’ils ne sont pas rassurants pour celui qui n’y connaît rien et qui a juste envie de trouver un lieu proche de lui quelque part – en pédagogie il faut savoir partir de là où est l’autre si on veut l’emmener vers nous. Donc un lieu qui correspond à ses codes, quelque part un petit peu habituels, eh bien ça a ouvert la porte à tout un tas d’acteurs qui se sont positionnés sans rien comprendre aux enjeux de fond, ou en les comprenant, mais pire, en ne voulant pas les porter, c’est-à-dire en assumant le fait qu’ils ne veulent absolument pas les porter, qui ont pris l’étiquette fab lab.
Blaise Mao : C’est l’abus du lab.
Emmanuelle Roux : Qui ont créé des lieux vachement propres, très hype, sur lesquels, comme on vous a dit que c’était une start-up donc il y a forcément un baby-foot et il y a forcément un canapé et puis, par la même occasion, il y a des peluches et des peluches sur les bureaux, et la plupart des gens qui ne sont pas acculturés à notre culture arrivent dans ces lieux-là en pensant un, que c’est la norme et deux, que c’est ça le sujet. Et donc oui, ça décrédibilise !
Faire de l’argent ce n’est pas mal, c’est ce que tu en feras qui fera qui tu es. Donc on a besoin de gagner notre vie pour pouvoir développer les projets. Point. Développons, osons développer une activité économiquement viable au service de projets de transformation, qui demandent à être libres de les faire. Et ça, cette question-là, il y a vraiment une voie aujourd’hui pour professionnaliser, donner de l’air au mouvement, globalement.
Blaise Mao : Il y a encore pire que l’opposition entre libristes et entrepreneurs, il y a le cas, assez malheureux, de ce qu’on pourrait appeler des néo-luddistes, en tout cas des gens qui vont casser les fab labs. Il y a eu un événement assez malheureux à la Casemate de Grenoble [5] en novembre dernier. D’abord, peut-être, avoir votre sentiment général : comment percevez-vous cet événement ? C’est quelque chose d’isolé ou qui symbolise un peu ce qu’on appelle parfois le néo-luddisme, c’est-à-dire le retour d’une haine de la technologie et de ce qu’elle apporte ?
Emmanuelle Roux : Je le vois comme un symbole. Je le vois comme un symbole d’un moment de l’histoire où effectivement, malheureusement, ces combattants se sont complètement trompés de cible et d’acteurs. La Casemate est, en plus, un lieu absolument emblématique en France et qui fait extrêmement bien son travail. Donc il y a une erreur de cible, très clairement ; ce sont les canuts qui combattent le métier à tisser !
Blaise Mao : Donc c’est un totalitarisme technologique en mélangeant un petit peu tout parfois ?
Emmanuelle Roux : Oui, c’est cette question. C’est pour ça que je disais tout à l’heure « arrêtons de sortir d’une vision Bisounours, on est des start-ups, c’est cool, et on est des gens cool et en plus on est des digital natives, donc on ira sauver le monde ! » Parce que le monde en question c’est un monde qui perçoit ça de plus en plus comme une menace, une hostilité, qui s’en sent exclu ; un sentiment d’obsolescence et il va finir par se défendre. Et je pense que ce moment-là a été un moment symbole, effectivement, je l’ai interprété comme ça à titre perso, où il y a trop de gens pour qui ça devient trop ! Trop dangereux ! Et à tort à mon avis ; à tort ! Sauf que vu qu’on ne les emmène pas, vu qu’on ne leur explique pas, et vu qu’on ne leur ouvre pas toujours la porte ou pas d’une manière accessible pour eux – parce qu’on leur ouvre la porte, la porte n’est pas forcément fermée dans les fab labs –, pour autant passer la porte d’un lab, être légitime pour le faire, être capable d’y être, y être bien accueilli, accepter que la personne qui passe la porte ne connaisse pas encore nos codes, nos vocabulaires, etc., c’est un job, en fait. Et c’est une nécessité au-delà d’un job. C’est-à-dire que oui, il y a une peur de la techno, il ne faut pas se mentir. Je suis intimement convaincue que nous allons vers une destruction massive de l’emploi. Mais comme il y a eu la question : à un moment donné, les moissonneuses-batteuses sont arrivées, il y avait avant 100 personnes avec des faux dans les champs. Pour autant, si nous arrivons à construire un contrat social du 21e ce n’est pas un mal ! C’est bien ça le sujet. Mais pour ça il faut un, l’adresser. Il faut arrêter de faire croire que tout va bien : « ne regardez nulle part et passer votre chemin », parce que les gens ne sont pas idiots. Ils sentent bien que, globalement, il y plein de choses qu’ils pourraient ne plus avoir à faire eux-mêmes. Deux, il faut redonner le pouvoir aux gens de faire et de décider. Si on ne fait pas ça, on va vers des heures, je crains, sombres ; c’est un point de départ, effectivement.
Blaise Mao : On avait interrogé à l’époque de cet incident de la Casemate l’historien François Jarrige qui travaille sur les mouvements techno-critiques et qui disait qu’il y avait toute une part importante de la population qui ne se reconnaissait pas dans ces évolutions numériques et qui n’en voulait pas. Est-ce que, finalement, l’idée c’est d’essayer de convaincre tout le monde que c’est utile ? Ou est-ce qu’on peut trouver une place pour les gens qui ne veulent pas d’un monde numérique ? Est-ce que c’est une évolution inévitable vers laquelle il faut aller ? Ou est-ce que, comme disait François Jarrige, ces gens doivent trouver une place, est-ce qu’on peut encore leur accorder une place en dehors du monde numérique ?
Emmanuelle Roux : C’est une belle question. Il y encore des familles aujourd’hui autour de moi dans lesquelles, quand un gamin prend un livre, on lui dit : « Mais tu ne vas quand même pas devenir un intello ! » Vous voyez ! Et je pense qu’au moment où on a dit qu’il fallait apprendre à tout le monde à lire et écrire, il y a pas de mal de familles et d’anciens qui se sont dit « non mais attends, on n’a pas besoin de ça, on vit très bien sans et on n’en a pas besoin ! » Et pour autant, aujourd’hui, la majorité des gens lisent, écrivent et ont su en faire quelque chose. On ne peut pas imposer un monde à tout le monde et je ne le souhaite absolument pas. Moi, ce que je recommande toujours et ce que je dis aux gens avec qui j’en discute c’est : pour choisir de s’en éloigner, il faut le comprendre. Tant que vous ne comprenez pas, tant que vous ne savez pas faire, vous n’avez pas le pouvoir de décider. Vous subissez le fait d’être incompétent. Ça n’a strictement rien à voir ! J’en ai croisé encore un récemment, un agriculteur de Loudéac - Loudéac est un petit territoire de Bretagne - un agriculteur de Loudéac que je recevais vendredi dernier dans le cadre d’un groupe, me dit en fait que, pendant 20 ans, il a été consultant IT. C’est un monsieur qui a un certain âge aujourd’hui et qui est agriculteur. Donc des gens qui, à un moment donné, comprennent, sont capables de faire et décident de ne pas utiliser parce qu’ils sont idéologiquement contre, parce qu’ils veulent construire un autre monde, parce qu’ils veulent faire autrement oui, mille fois oui : c’est nécessaire, c’est utile. Et je suis sûre que si on se met dans 300 ans avec des questions de résilience, avec des questions de gens qui sont encore capables de lire un dictionnaire ou de faire des calculs de tête… Il y a quand même des enjeux en ce moment un peu énergétiques, il y a des enjeux climatologiques. Vous voyez, se dire que l’humanité a encore une mémoire en propre et non pas une extension de sa mémoire dans une machine, oui !
Blaise Mao : Mais d’être en maîtrise, de pouvoir refuser en toute conscience.
Emmanuelle Roux : D’être en maîtrise. C’est-à-dire que pour refuser, d’abord, je comprends, je fais l’effort d’apprendre et quand j’aurai fait l’effort d’apprendre et de maîtriser, alors je ferai mon choix, parce qu’on est en démocratie, parce qu’on est dans un pays libre, je choisirai mon mode de vie. Mais aujourd’hui, ils ne choisissent pas. Laisser les gens sur le bord de la route en disant « ce n’est pas grave parce qu’il faut bien, de toutes façons, de tous temps il a bien fallu, finalement, que les gens fassent sans ; à un moment donné il y a toujours eu un clivage », non ! Donnons la possibilité à tous de faire le choix de vivre comme ils le souhaitent et dans la société qu’ils souhaitent.
Blaise Mao : Pour arriver à ce choix, on a parlé de l’école, on a parlé du fab lab, il y a d’autres lieux où vous essayez de diffuser cette culture numérique, notamment dans les TGV, dans les galeries commerciales, les galeries commerçantes. Pourquoi vous parlez de lieux apprenants ? Ça veut dire quoi exactement ? Et pourquoi vous allez dans ces espaces-là ? Parce que, justement, c’est la vie normale de tout le monde et ce sont des lieux où on se sent peut-être moins illégitime qu’à l’école ou que dans un fab lab ?
Emmanuelle Roux : Oui. Très exact. Effectivement, dans le cheminement que j’ai mené, on a commencé à poser des fab labs là où on a constaté que les gens avaient du mal à y rentrer et que, même quand ils y rentraient, ils ne se sentaient pas légitimes d’y être et de faire dedans. Donc on a commencé depuis quelques années déjà à emmener le lab là où les gens sont. Donc on a commencé par une opération de six semaines aux Sables-d’Olonne, en l’occurrence, avec un fab lab au bord de la plage de 17 heures à 23 heures, tous les soirs. On a poursuivi au Potager Extraordinaire de La Mothe-Achard, c’était très rigolo, au milieu des espèces les plus anciennes de tomates et de courges, en l’occurrence. On a fait une opération,une très belle opération de fab lab au Louvre pour 400 jeunes qu’on a accueillis en scolaire sur quatre jours, etc.
Et deux sujets là-dessus. Un premier, c’est que dans le fab lab, la partie machine peut faire peur, peut amener immédiatement un rapport très geek, très techno, etc. Donc j’ai petit à petit allégé largement le dispositif et je suis revenue au cœur à travers Le Chaudron. C’est-à-dire déjà de dire on va essayer de faire des lieux dans lesquels on va partir de là où les gens sont. Ils en sont à venir nous demander vraiment des questions sur les réseaux sociaux, des questions sur comment monter leur blog de famille, des questions sur – on pourrait croire que c’est derrière nous tout ça, mais absolument pas du tout – sur comment faire leur première ligne de code, c’est quoi la data, etc. Et donc on a monté Le Chaudron sur le modèle des écoles de ski de France.
Blaise Mao : C’est-à-dire ?
Emmanuelle Roux : Eh bien moi, quand je vais à la montagne, j’ai peur, je suis terrifiée, il fait froid, je vais me blesser, je déteste ça ! C’est une horreur ! Je me retrouve dans un environnement où je ne veux pas être et où je n’ai aucun plaisir à être. Et pour autant, quand j’ai été à l’École de ski de France quelques années d’affilée parce que j’étais obligée, quand même, d’aller à la montagne, eh bien, finalement, ils m’ont appris le plaisir d’être autonome et indépendante dans un monde hostile, dans un fameux monde hostile qui, pour moi, était la montagne. Donc sur ce modèle, j’ai décidé d’ouvrir Le Chaudron en disant eh bien nous, on va leur faire passer les Flocon, les Premières étoile, les Deuxièmes étoile, les Troisièmes étoile. On va leur faire découvrir les pistes vertes, rouges et noires du numérique. Et depuis, je me sens à l’aise et je décide de mon environnement jusqu’à ce que « je suis capable de produire et de coder » ; on va les emmener pas après pas, ceux qui le veulent et jusqu’où ils veulent. Et pour ça on a aussi fait le jardin des pioupious. Donc on fait des ateliers pour les enfants sur le même modèle. Ça, c’est le projet du Chaudron.
Une fois que vous dites ça, eh bien il vous faut deux choses : il vous faut des moniteurs et on en cherche en ce moment tout plein, mais il nous faut aussi plusieurs lieux. Donc on a décidé d’aller là où les gens sont. On n’est pas encore dans les TGV, mais on rêve de faire : tu as deux heures à tuer, apprends à coder dans les TGV ; on cherche la bonne porte d’entrée pour ça. On a commencé à aller chez Décathlon, au tout début, c’était pour être dans la partie galerie commerciale, ça ne s’est pas fait comme ça, mais c’est comme ça qu’on s’est retrouvés chez Décathlon. On est, en ce moment, dans les URSSAF de France au sein de l’Acoss [Agence centrale des organismes de sécurité sociale] et on sera bientôt en digital week à travers toute la France à la rencontre des URSSAF de France ; sur les enjeux de modernisation de l’État c’est très intéressant. On veut s’installer, effectivement, dans des galeries commerciales et on s’est installés dans des cafés. On va recommencer cet été. On prend des cafés et on les transforme en lieux apprenants. On prend un café, on amène des ordinateurs, on s’installe et on en fait un lieu de passage dans lequel les gens peuvent venir s’inscrire sur des ateliers et commencer à apprendre.
Et ce qui nous intéresse là-dedans c’est de déconstruire le modèle formation initiale ou formation continue. On pense que c’est absurde ; c’est très compliqué d’apprendre en France aujourd’hui. Il faut vous inscrire, il faut remplir des paperasses, il faut avoir l’autorisation. Il faut bien remplir le bon dossier.
Blaise Mao : Un âge limite parfois.
Emmanuelle Roux : Un âge limite. Vous voyez ! Ou un âge limite dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs et puis il faut avoir la bonne pré-qualif. Mais non ! Si on faisait du fait d’apprendre un acte naturel, un acte normal : je vais faire mes courses, je passe devant Le Chaudron, je m’arrête. En 15 minutes, je vais peut-être apprendre à mettre une appli de cryptage sur mon téléphone et être capable d’encoder, typiquement mes mails. Ça ne prend pas de temps, en fait, et on pourrait discuter de pourquoi il faut le faire. Et ça, c’est comment on donne l’opportunité à chacun de pouvoir picorer de la connaissance, acquérir de la compétence et, petite compétence par petite compétence, petit pas après petit pas, on est capable d’aller loin et donc, c’est redonner le goût de faire les premiers pas.
Blaise Mao : Il y a un autre sujet qu’on voulait aborder, qui est plus d’actualité, c’est celui de la gouvernance du numérique. Je voudrais bien que pour finir on passe quelques minutes là-dessus. Il y a une institution dont vous avez fait partie, qui s’appelle le Conseil national du numérique, qui est devenue une espèce de spectre fantomatique dont on attend la renaissance prochaine, baignée dans les polémiques, les nominations, les démissions ; c’est très compliqué. On a fait une enquête, il n’y a pas longtemps, sur cette institution et elle est toujours en stand-by ; on attend un peu la nouvelle mouture.
Vincent Lucchese : On la cherche aussi.
Blaise Mao : On la cherche aussi, voilà. On ne l’a pas trouvée. Est-ce que ce Conseil peut être utile et pas juste consultatif ? Est-ce qu’on peut lui donner, par exemple, plus de pouvoirs ? Est-ce qu’aujourd’hui la question du numérique est suffisamment prise en main par les politiques et notamment par le gouvernement, d’après vous ?
Emmanuelle Roux : Beau sujet ! D’abord le Conseil national du numérique a été utile, est utile et sera utile à condition, effectivement, de lui donner les moyens de l’être et donc d’accepter de lui redonner ce qui a fait sa richesse et sa force, c’est-à-dire 30 personnes d’univers très variés, qui portent tous un regard politique sur le numérique, qui sont indépendants et en capacité de s’auto-saisir face au gouvernement. Ce n’est pas le choix qui a été fait ces derniers temps, je le regrette sincèrement, mais je pense que cette entité doit absolument être indépendante ; et que c’est parce qu’elle sera indépendante qu’elle aura toute sa force. Les enjeux sont trop complexes, ils sont trop à moyen et long terme pour se permettre d’être pris dans les obligations d’un gouvernement, même s’il a cinq ans devant lui. Ça, c’est le premier sujet.
On peut lui donner plus de pouvoirs, oui, bien sûr. On peut lui donner une capacité, peut-être, un peu plus d’agir. On devrait le renforcer, oui. Le secrétariat général du Conseil national du numérique fait un boulot absolument extraordinaire. C’est peut-être une entité qui peut encore renaître ; je ne suis pas sûre, honnêtement. Peut-être que l’histoire me donnera tort là-dessus. Je ne suis pas sûre qu’il y en ait la volonté politique, principalement, malheureusement !
Blaise Mao : D’accord.
Emmanuelle Roux : Et c’est compliqué d’être indépendant. Parce qu’on en parlait tout à l’heure : l’indépendance dit qu’on est, donc, autonome économiquement. Donc si on est autonome économiquement, on n’est pas payé par Bercy. Aujourd’hui, la plupart des acteurs du CNNum, en dehors des membres bénévoles que nous étions…
Blaise Mao : Sont liés au ministère.
Emmanuelle Roux : Le secrétariat est lié au ministère, en fait. Et si vous allez chercher du sponsor privé, vous devenez un think tank comme un autre ; donc vous voyez, le sujet n’est quand même pas simple.
Blaise Mao : Complexe !
Emmanuelle Roux : Il reste complexe. Mais c’est une nécessité d’avoir des gens qui viennent oser penser et poser le numérique comme politique au milieu de la table. Et aujourd’hui, il est absent de tous les échanges qu’on entend ou presque. Il a été absent : ce numérique a été absent de la campagne présidentielle. Il continue à être absent dans les débats actuels ; je n’ai plus les chiffres exacts donc je ne les donnerai pas, mais Gilles Babinet a été voir le nombre de parlementaires, toutes chambres confondues, aptes juste à comprendre les sujets que nous évoquons — je ne sais pas si vous, vous avez le chiffre par hasard —, mais ce sont quelques dizaines et des petites dizaines, en plus, vous voyez, des toutes petites dizaines. On a un sujet majeur, c’est que 80 % de la population étant illettrée technologiquement, nos politiques le sont aussi !
Vincent Lucchese : Le sont aussi ! On avait fait une grosse enquête dans Usbek & Rica sur ce phénomène-là. On avait rencontré des députés qui ne savaient pas réserver un billet de train sur Internet, entre autres, et on s’était rendu compte que ça transcendait non seulement — ça rejoint ce qu’on disait tout à l’heure — les âges, la notion de génération, mais aussi les clivages politiques ; il n’y a pas une famille supposée plus progressiste, plus en veille et plus technophile. En fait, on trouvait un peu les mêmes incompétences sur tous les bords politiques.
Emmanuelle Roux : Tout à fait. Et ça se voit particulièrement aussi en ce moment, dans des moments un peu politiquement compliqués en France actuellement. Je suis intimement convaincue, et je veux bien en débattre avec eux s’ils le souhaitent, je suis intimement convaincue que les syndicats ne sont pas sur les bons combats et que, s’ils n’intègrent pas les enjeux de transformation sociétale liés au numérique, au combat syndicaliste, eh bien ils ne sont pas sur les bons sujets ; et donc, non seulement ils n’attireront pas d’abord les gens, enfin ils ne trouveront plus leur rôle et en plus, simplement, ils sont en train, là aussi, d’envoyer la France dans un désastre collectif ; on peut dire ça comme ça. Pour positiver un peu, il y a une urgence, là aussi, à acculturer, à poser les sujets du numérique comme étant politiques, comme étant une redéfinition d’un rapport de pouvoir, des modèles d’écriture, mais aussi des forces de production ; de revenir à ces idées-là, de les repartager et d’en refaire un vrai combat politique avec des gens qui l’intègrent à la pratique démocratique.
Vincent Lucchese : Est-ce que le bon échelon politique ce ne serait pas l’Europe sur ces questions numériques ? On voit que l’Europe a parfois de bonnes idées, assez pertinentes : il y a le RGPD, la réglementation générale pour la protection des données, qui est une initiative européenne. Cédric Villani, quand il parlait d’intelligence artificielle, le député En Marche, insistait beaucoup sur l’Europe, sur l’importance d’avoir une entité européenne qui puisse peser face aux États-Unis et aux Chinois, de l’autre côté, sur le numérique. Est-ce que c’est le bon échelon pour la gouvernance et pour avoir une politique cohérente sur le numérique et même sur le côté acculturation des citoyens, finalement ?
Emmanuelle Roux : C’est un échelon nécessaire. C’est un des échelons nécessaires. Et oui l’Europe numérique doit se construire et doit devenir un territoire à part entière. Pour autant, on n’a déjà pas réussi à faire l’Europe politique, je ne sais pas si on arrivera à faire l’Europe numérique, puisqu’il n’y a pas d’Europe numérique s’il n’y a pas d’Europe politique ! Donc on va retomber, là-dessus, sur des petites questions. De plus, pour le coup, les rapporteurs du CNNum, du Conseil national du numérique, qui ont été quelquefois sur quelques négociations en Europe, ont rapporté une chose édifiante, c’est que d’un côté vous avez des Américains qui arrivent avec des spécialistes et des gens qui savent très bien ce qu’ils viennent chercher, négocier, y compris autour du data free flow [libre circulation des données non personnelles], par exemple. Et de l’autre, vous avez des commissions européennes qui sont en train de négocier l’agriculture et on ne sait quoi, mais qui ne sont juste même pas sur les bons sujets ; et autour de la table, le seul qui comprenait à peu près le sujet c’était le rapporteur du Conseil national du numérique qui n’était pas là pour négocier, puisqu’il était là à titre d’observateur.
Donc on a, là aussi, une absence des élites qui dirigent et des politiques et des dirigeants d’entreprises, sur la compréhension des enjeux stratégiques numériques, puisqu’ils ont considéré que c’étaient des sujets « tech », que ça ne les concernait pas et que, dans le meilleur des cas, ça concernait quelques ingénieurs ou leur DSI. Et tant qu’on n’aura pas remis une force de négociation avec une compréhension stratégique et politique des enjeux numériques, on ne peut pas avoir une force équilibrée.
Deuxième chose, comment voulez-vous faire de la démocratie participative, par exemple ? Comment vous voulez redonner du sens à l’acte citoyen et politique, à l’engagement, si votre politique local, le maire, son conseil d’administration ou son conseil municipal, mais aussi votre député, juste ne comprennent pas du tout le sujet. J’ai vu récemment un syndicaliste, en l’occurrence c’était la CGT, qui a dit : « Non, mais de toutes façons je n’ai pas de réseaux sociaux, je n’ai pas de smartphone, parce que je n’en veux pas du tout ». Je crois que le président de la Commission européenne a dit la même chose. Mais attendez, comment est-ce qu’on peut décider tous les jours ? Comment est-ce qu’on peut comprendre les enjeux du moment si on ne vit pas avec les outils du moment ?
Je pense que ce sont des débats qui sont vieux, mais en tout cas, à tous les échelons, dont l’échelon européen, on a besoin d’hommes et de femmes politiques qui vont comprendre qu’on passe d’une société qui a été celle du début de la Seconde Révolution industrielle, donc le moment où on a mis des rails et où il fallait emmener un message avec des bateaux et des chevaux à l’autre bout du monde, un message écrit, à un moment où n’importe qui peut parler pratiquement à n’importe qui, en temps réel, instantanément et autour de la planète. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Michel Serres : on vit un moment de l’histoire qui est un moment très particulier qui équivaut à la naissance de la presse de Gutenberg, c’est la naissance d’Internet. Alors c’était il y a quelque temps maintenant, pour nous qui connaissons un peu, l’histoire est un peu longue, mais on a l’impression d’être encore dedans. Donc la presse de Gutenberg, ça peut être vu comme un objet en bois qui, quand on appuie, ça met de l’encre sur du papier ; tout comme on peut dire « c’est le début de la Renaissance et des guerres de Réforme ». Eh bien Internet est probablement le début d’une nouvelle forme de Renaissance et de guerres à venir, on en parlait tout à l’heure. Si nous ne faisons rien et si nous ne nous y préparons pas, oui, effectivement, on risque d’avoir des moments compliqués.
Blaise Mao : Un immense chantier donc ! Merci beaucoup Emmanuelle Roux pour cet échange sur la démocratisation du numérique, plus urgente que jamais et plus vertigineuse que jamais. Ça nous fait une excellente conclusion cette citation sur Michel Serres et cette absence de « Petite Poucette » [6] à l’Assemblée ; il nous faudrait plus de « Petites Poucettes » à l’Assemblée. !
Emmanuelle Roux : Tout à fait.
Blaise Mao : Merci Emmanuelle d’être venue chez Usbek & Rica explorer le futur avec nous. Merci à Vincent.
Vincent Lucchese : Merci.
Emmanuelle Roux : Merci à vous.
Blaise Mao : Merci à Romane aussi, à la régie, qui nous a accompagnés dans cet échange passionnant. Continuez à nous écouter, continuez à nous lire, continuez à nous dire ce que vous pensez de nos podcasts, car on suit vos réactions avec attention. Et la semaine prochaine vous retrouverez derrière ce micro l’excellent Guillaume Ledit, puisque vous m’avez reconnu, je suis son collègue Blaise, Blaise Mao, d’Usbek & Rica. À la semaine prochaine, donc, avec Guillaume Ledit et toute la rédaction d’Usbek & Rica pour un nouveau podcast. Bonne journée à tous.
Emmanuelle Roux : Merci. Au revoir.