Delphine Sabattier : Vous écoutez Politiques numériques, alias POL/N, une série inédite de débats et d’interviews politiques sur les enjeux de l’ère technologique.
Je suis Delphine Sabattier, je reçois ici des décideurs publics et des experts de ce nouveau terrain de jeu réglementaire, législatif et politique, bien évidemment, que constitue ce monde des plateformes.
Pour ce premier épisode, mon invité est le député Éric Bothorel.
Bonjour à tous. Bonjour Monsieur le député.
Éric Bothorel : Bonjour.
Delphine Sabattier : Un député breton, responsable de la circonscription Paimpol-Lannion, dans les Côtes d’Armor, et on pourrait dire aussi de l’aile gauche, finalement, de Renaissance, d’abord engagé au Parti socialiste avant d’embrasser le mouvement En Marche ! pour l’élection de 2017. Est-ce que je peux dire également un député geek ?
Éric Bothorel : Oui. C’est le qualificatif qui m’est parfois accolé. Pourquoi pas !
Delphine Sabattier : À quel point ?
Éric Bothorel : Curieux, c’est plutôt ça qui me qualifie. À quel point ?, je ne sais pas, ça me poursuit depuis tout petit.
Delphine Sabattier : Vous codez, par exemple ?
Éric Bothorel : Il m’est arrivé de coder. Ma dernière acquisition c’est un Flipper Zero, pour vous donner une petite idée.
Delphine Sabattier : J’ai vu ça sur X. Alors, c’est un beau jouet ?
Éric Bothorel : Oui, ça a l’air assez rigolo.
Delphine Sabattier : Nous sommes ensemble pour commenter toutes ces décisions nouvelles qui arrivent autour du numérique, toutes ces politiques qui se jouent à l’Assemblée nationale, mais pas seulement, aussi au niveau européen. Je voulais qu’on commence quand même par ici, en France, et cette loi Sren pour réguler et sécuriser l’espace numérique et qui semble complètement bloquée. Qu’est-ce qui se passe ?
Éric Bothorel : Elle n’est pas bloquée. Nous l’avons examinée cet automne [1] et il se trouve qu’il y a ensuite des délais d’observation ou de commentaires que peut formuler l’Europe sur ce texte. En sagesse, on attend que ce délai soit expurgé. Par ailleurs, on avait un petit encombrement à l’Assemblée nationale sur des textes qui méritaient aussi d’être examinés avant les fêtes, donc c’était compliqué d’avoir le retour de la CMP. Maintenant, tout cela suit son cours. J’espère qu’on aura cette CMP, cette Commission mixte paritaire – il me semble que tout le monde la connaît, désormais – au mois de février, ce qui permettra de faire atterrir ce texte au premier trimestre.
Delphine Sabattier : On dit justement qu’à la Commission européenne on est très contrarié par le texte qui voudrait peut-être aller un petit peu trop loin.
Éric Bothorel : Je n’ai pas tout à fait la même lecture des échanges [2]. Chacun s’est saisi des courriers qui ont pu être échangés entre le ministre Barrot et le commissaire Breton. Mais, en vérité, la Commission européenne, le commissaire en l’espèce, rappelle à quel point l’Europe est le lieu pertinent et prédominant pour prendre des dispositions de régulation. Il est très soucieux, finalement, de la construction d’un cadre harmonieux au niveau européen, ce qui doit freiner un peu les initiatives qui, de temps en temps, sont prises au niveau de certains États, qui pourraient conduire à prendre des dispositions qui finiraient par fragmenter le droit au niveau européen sur la régulation numérique. Pour autant, il y a encore des espaces dans lesquels un secrétaire d’État au Numérique ou un ministre délégué au Numérique est, bien évidemment, porteur de réformes à la fois législatives et réglementaires, et la France a des choses à dire sur le sujet. Je ne vois pas d’obstacles à l’adoption du texte.
Autour de Sren, on se souvient tous, bien évidemment, du contrôle de l’âge, du bannissement, etc., mais, au départ, le texte n’a qu’une seule vocation, celle d’adapter notre droit justement aux dispositions européennes, que ce soit sur la partie cloud ou sur la partie DSA [3], DMA [4], par exemple.
Delphine Sabattier : Il y a quand même eu ces débats et ces polémiques avec une partie de l’Assemblée nationale qui voulait, sans doute, en profiter pour resserrer la vis sur nos libertés dans l’espace numérique. On a vu un amendement au sujet de l’anonymat qui a finalement été retiré.
Est-ce que vous diriez, Éric Bothorel, que, j’allais dire, tous vos compagnons sur les bancs de l’Assemblée n’ont pas forcément les connaissances techniques nécessaires pour prendre les bonnes décisions aujourd’hui ? Il faut davantage les éclairer ? Ou alors que, désormais, c’est vraiment un terrain de jeu politique où on sent ces clivages gauche-droite qui s’imposent ?
Éric Bothorel : Je ne suis pas sûr que ce soit un clivage gauche-droite qui nourrit ce débat-là. D’abord, je pense que c’est un climat général, dans notre société, qui fait qu’une forme de dictature de l’émotion convoque chacun dans son rôle de victime potentielle de tel ou tel effet néfaste que ce soit de la technologie, ou pas, d’ailleurs. Mais là, en l’espèce, avec la promesse initiale des réseaux sociaux, des hippies de Berkeley qui ont pu penser que ce seraient des outils qui relieraient le monde, qui nous permettraient de mieux nous connaître, de mieux nous apprécier, etc.
Delphine Sabattier : C’est vrai aussi !
Éric Bothorel : Bien sûr, mais j’observe que le numérique devient le coupable de toutes les dérives, et il y en a, c’est une évidence.
Certains de mes collègues sont dans une quête dont je prédis, d’ailleurs, qu’elle ne se finira jamais parce que, pour le coup, je pense que la nature humaine est ainsi faite qu’on ne corrigera pas tous les excès dont certains peuvent être les coupables, dans une quête qui consiste à aseptiser tout ça et à protéger tout le monde.
Delphine Sabattier : Peut-être à surprotéger, à vouloir tout contrôler. C’est ça, aujourd’hui, vos points de vigilance ?
Éric Bothorel : Je n’ai jamais caché mon désaccord sur l’histoire de l’anonymat, on pourra probablement y revenir, mais plus encore, à la limite, sur le contrôle de l’âge.
Delphine Sabattier : Sur le contrôle de l’âge. Là, on parle de sites pour adultes auxquels ont accès tous les enfants, s’ils en ont envie, aujourd’hui. Il s’agit de trouver les bonnes dispositions technologiques pour permettre de vérifier l’âge des utilisateurs sans pour autant être trop intrusif. C’est donc un jeu acrobatique pas simple techniquement. Pour autant, quelle est votre position sur ce sujet ? On sait qu’on a quand même les moyens : on a des outils numériques, aujourd’hui, qui permettent cette vérification de l’âge. Pourquoi est-ce que ça traîne autant ? Pourquoi est-ce que c’est un sujet si compliqué ?
Éric Bothorel : Ma position est assez simple. Il y a des outils, vous le mentionnez, il y a notamment le contrôle parental qui est présent sur les box, présent sur l’ensemble des devices, des périphériques, que ce soit les téléphones portables, les ordinateurs,etc.
Delphine Sabattier : Installé par défaut désormais.
Éric Bothorel : Installé par défaut. Je fais partie de ceux qui pensent qu’on peut régler une bonne partie du problème en sensibilisant celles et ceux qui sont aujourd’hui en méconnaissance de la présence de cet outil ou qui ne sont pas allés sur son déploiement. Il y a peut-être des outils de pédagogie à développer pour faire en sorte que…
Delphine Sabattier : Et ça suffirait ?
Éric Bothorel : En tout cas, ça améliorerait les choses. Je crois savoir que seuls 40 % des abonnements qui sont souscrits pour des mineurs auprès d’opérateurs téléphoniques, souvent accompagnés des parents, font l’objet de l’activation du code parental. Je veux bien qu’on prenne une disposition plus générique qui, j’allais dire, emmerde tout le monde, parce que, en gros, finalement, le contrôle de l’âge va s’appliquer à quiconque ira sur une plateforme, qu’on soit un mineur ou qu’on ne le soit pas. J’avais fait une démonstration dans le cadre de l’examen de ce texte, puisqu’on a du mal à qualifier les choses. On visait essentiellement les pure players du porno, on va dire les choses, les « Tubes », mais comme on ne l’a pas qualifié ainsi dans le droit, finalement, ça touche toutes les plateformes ; d’ailleurs, le porno n’est pas défini dans notre droit. Pour le coup, ça ouvre des portes qui sont de véritables risques. J’avais fait la démonstration qu’il y a, par exemple, des vendeurs tiers sur un certain nombre de plateformes, qu’elles soient américaines, qu’elles soient françaises, européennes, et quand vous vendez un DVD érotique ou porno, etc., on peut considérer, en tout cas il y aura bien des gens pour penser que c’est du contenu porno et ça voudrait donc dire qu’on serait obligé de faire la démonstration qu’on a plus de 18 ans si on veut se mettre sur Leboncoin, la FNAC ou Amazon. Dit autrement, si on veut acheter une tondeuse ou un tracteur, parce qu’il y aura, quelque part, un vendeur tiers qui vendrait des contenus dont on pourrait réputer qu’ils sont pornos, on se verra alors appliquer, dans son parcours client, l’obligation, à chaque fois qu’on se connecte, de faire la démonstration qu’on y a plus de 18 ans, c’est ce qu’on appliquera aux « Tubes ».
Delphine Sabattier : Votre démonstration a fait mouche, Éric ?
Éric Bothorel : Non, manifestement non, puisqu’il y en a qui ont considéré que c’était…
Delphine Sabattier : Un dommage collatéral, c’est ça ?
Éric Bothorel : Je vais vous dire, Delphine, en vrai c’est arrivé après le reportage sur les dérives du porno en ligne Investigation du 28 septembre 2023 dur France 2 : « Porno, un business impitoyable », cette émission qui avait été faite sur une chaîne publique française et, là aussi, je comprends qu’on avait convoqué une forme d’émotion qui faisait que, de toute façon, on ne pouvait pas simplement faire de l’activation de code parental.
Mais, en gros, on va emmerder tous ceux qui aujourd’hui mettent déjà en place ce type de disposition pour protéger leurs enfants au motif qu’une partie de la population, par négligence ou par je ne sais quels moteurs qui font, qu’à un moment donné, on ne s’intéresse pas à ça, ne le mettent pas en œuvre. Je pense qu’on aurait pu commencer par le contrôle parental.
Delphine Sabattier : Là, on est toujours dans cette idée de principe de précaution, finalement, on veut protéger, peut-être parfois surprotéger, les citoyens dans ce monde numérique impitoyable, pour autant on n’a pas le même sentiment quant à la position de la France sur l’AI Act [5]. On a l’impression que là l’intérêt général est passé après l’intérêt de l’écosystème. On va peut-être resituer. Finalement, à Bruxelles, on a réussi à trouver un accord politique autour de ce règlement qui s’intéresse au déploiement de l’intelligence artificielle et on a vu la France essayer de pousser une position beaucoup moins rigide, beaucoup moins protectrice. Et, même après cet accord, on a entendu le président Emmanuel Macron nous dire que ce n’était pas une bonne idée de vouloir s’attaquer à la réglementation de ces grands modèles de langage qui, aujourd’hui, sont en pleine expansion du côté des États-Unis et qui essayent d’émerger justement en France et en Europe aussi.
Comment avez-vous entendu cette réaction présidentielle ?
Éric Bothorel : Plutôt bien. Tout à l’heure, vous m’avez posé la question : est-ce que je code ? Ça me rappelle les années 80/90, quand j’étais chez Xerox et qu’on faisait du Lisp [6], j’allais dire que ce sont les dinosaures de l’intelligence artificielle, à l’époque on appelait ça les systèmes experts, ça rappellera des souvenirs à ceux qui nous écoutent. Dans l’histoire du numérique et des différentes briques technologiques qui émergent, je pense qu’on attendait la puissance de calcul, on attendait les grandes capacités de stockage, on attendait un certain nombre d’éléments de disponibilité technique qui permettraient de faire émerger une forme de maturité de l’intelligence artificielle, à tel point qu’aujourd’hui elle est devenue, effectivement, grand public et que beaucoup tapent des prompts sans le savoir. D’ailleurs, on a beaucoup d’IA qu’on utilise au quotidien sans trop se poser de questions, je pense notamment aux outils de traduction qu’on a sur nos téléphones et qui sont parfois pratiques quand on est à l’étranger.
Pour une fois, nous avons à légiférer sur quelque chose qui est en train d’émerger, pas dans une situation où il faut corriger les excès de position dominante d’un certain nombre d’acteurs, même si on voit se dessiner, bien évidemment, un certain nombre de leaders ; en numérique, comme en tout, il est toujours trop tôt de parler des leaders. Là aussi, c’est peut-être l’avantage ou le bénéfice d’être un geek un peu boomer : on a tous en tête des noms de gens qui étaient promis à un super destin et qui ont disparu, je pense à Altavista, je pense à Netscape, etc. Ce podcast n’est pas fait que pour les gens de plus de 50 ans, mais pour eux aussi ! Il y a eu une vie avant Snapchat, avant Midjourney [7] et ChatGPT [8] !
Delphine Sabattier : Ça permet de faire un peu de culture générale aussi.
Éric Bothorel : Nous sommes dans un moment où les choses sont en train d’émerger. On a des champions français, on a un savoir-faire français. Si on régule trop, on est sûr qu’on est en capacité de répliquer ce qu’on a déjà connu par le passé dans d’autres pays, d’autres blocs continentaux. Le bloc américain n’agit pas du tout de cette manière, il a plutôt tendance à stimuler son innovation, à laisser faire, le côté un petit peu Far West.
Delphine Sabattier : Est-ce que c’est vraiment la réglementation, les lois, qui ont empêché la France, l’Europe, d’avoir leurs géants du numérique ?
Éric Bothorel : Je ne pense pas, mais, en partie. On a certainement passé du temps, à un moment de notre histoire, à réguler pendant que d’autres étaient en train de croître. C’est la première chose.
La deuxième chose c’est que l’IA, dans le texte, ce n’est quand même pas grand-chose, ce sont les cas d’usage qui vont naître de tout ça. Moi je suis incapable de vous dire quelles seront les applications qui vont être massivement adoptées dans l’entreprise, par les particuliers, et qui vont faire des success stories. J’ai égrainé quelques noms d’outils qui sont, aujourd’hui, rentrés dans le quotidien, ou presque, mais ça n’est que le début, il y en aura d’autres qui mobiliseront d’autres choses.
Delphine Sabattier : La position française c’est vraiment de dire : il faut réguler les usages qui vont émerger de ces grands modèles de langage.
Éric Bothorel : L’approche par les risques est la bonne. J’ai toujours pensé qu’on pouvait avoir des régulations de très haut niveau, macros, qui rappellent l’attachement à un certain nombre de fondamentaux, de valeurs, etc., on peut parler d’éthique de l’IA, on peut parler de choses qu’on veut ou qu’on ne veut pas, ensuite rentrer dans les détails et puis commencer à discriminer tel ou tel type d’usage, c’est d’abord méconnaître que certains vont naître au milieu du moment où on commencera à produire du texte.
Delphine Sabattier : Donc c’est trop tôt aujourd’hui, ça vous semble surtout trop tôt ?
Éric Bothorel : Bien sûr, et je trouve que là, pour le coup, la position qui est celle qui débouche sur l’accord qui a été trouvé avant cette fin d’année, qui permettra encore au dialogue de se poursuivre, correspond bien à l’esprit dont a envie l’Europe, à l’esprit dans lequel se situe l’Europe aujourd’hui qui est plutôt de stimuler l’innovation que de tenter de la réfréner.
Delphine Sabattier : Pour autant ça va très vite. ChatGPT est devenu une grande plateforme, finalement, et vous-même vous avez porté plainte auprès de la CNIL parce que vous étiez contrarié de voir à quel point vos données avaient pu être utilisées, d’ailleurs mal utilisées, puisque, quand on tapait « Éric Bothorel », on n’avait pas du tout un résultat correct sur votre biographie ou vos activités actuelles.
Éric Bothorel : Ce n’est pas que j’ai cherché absolument à ce qu’elles soient correctes, je n’ai pas de sujet là-dessus.
Delphine Sabattier : Vous avez donc été frappé, vous-même, par cette problématique qu’apportait ChatGPT quant à nos données personnelles ?
Éric Bothorel : Oui. J’ai porté plainte plus pour faire un crash-test.
Delphine Sabattier : D’ailleurs, avez-vous des nouvelles de cette plainte ?
Éric Bothorel : Non, je n’ai pas eu de nouvelles.
Delphine Sabattier : J’ai posé la question pour vous à la CNIL.
Éric Bothorel : Que vous a-t-on répondu ?
Delphine Sabattier : Ils ont répondu qu’ils allaient envoyer le dossier en Irlande !
Éric Bothorel : Le temps que ça arrive en Irlande et surtout le temps que ça revienne de l’Irlande ! C’était plutôt un crash-test parce qu’il y avait une forme d’engouement, qui n’a pas cessé tout au long de l’année. C’était assez rigolo de voir à quel point les retours qui étaient faits autour d’une simple demande qui peut paraître complexe et effectivement, pour ChatGPT ça l’était, étaient bourrés d’erreurs ! Je crois que j’avais travaillé chez Havas, Publicis, je ne suis jamais né à la même date !
Delphine Sabattier : Parce que ce n’est pas un moteur de recherche, ça a permis aussi d’expliquer comment fonctionnent, finalement, ces IA génératives.
Éric Bothorel : D’ailleurs, c’est ce que dit le patron de Bard chez Google. Il dit que ce n’est pas un moteur de recherche. D’ailleurs je lui ai posé la question : savoir s’il ne voulait pas être un moteur de recherche, de peur d’être englobé dans une forme de régulation qu’on a déjà écrite pour les moteurs de recherche. Je ne vous fais pas la réponse, vous l’avez déjà, « non, bien sûr ». Ce n’est pas un moteur de recherche mais ça y ressemble un peu, quand même.
Delphine Sabattier : Il y a aussi la question du droit d’auteur. J’ai entendu, lors de l’AI Act Day, le député européen Axel Voss qui faisait mine de s’étonner, bien entendu, de la position française en disant « comment vous voulez faire appliquer ce droit d’auteur si on n’intègre pas les modèles de fondation, les grands modèles de langage dans le texte ? Qu’arrive-t-il à la France pourtant réputée comme défenseur des droits d’auteur ? »
Éric Bothorel : Parfois, elle l’est trop !, vis-à-vis du secteur artistique, sur les droits d’auteur. On ne va pas entamer le débat sur la copie privée, sur la taxe sur le streaming.
Plus globalement, si on veut que l’IA soit colonialiste des années 40, on va rendre très complexe l’accès aux données récentes pour entraîner les modèles, on va les protéger, les surprotéger pour des motifs de droit d’auteur. Je pense qu’il faut trouver le bon équilibre là-dessus et je pense que la position de la France, pour une fois, va plutôt dans le bon sens.
Delphine Sabattier : Pour une fois, pourquoi ? Bon ! Qu’on nous suspecte de soutenir un petit peu trop, en l’occurrence, la start-up Mistral [9], quand je dis start-up, elle est déjà valorisée à deux milliards de dollars !
Éric Bothorel : Je me réjouis tout le temps d’avoir des entreprises qui sont des succès. Je trouve qu’en France c’est formidable : à chaque fois qu’on a une boîte qui fonctionne…
Delphine Sabattier : Ça fait figure d’exception, d’un seul coup.
Éric Bothorel : Pourquoi ?
Delphine Sabattier : On a rarement des cas comme ça où, même jusqu’à la présidence de la République, on s’implique sur un dossier réglementaire, législatif, en soutien d’une start-up en particulier.
Éric Bothorel : On a eu des entreprises qui ont performé dans le champ de la data. Je me souviens de politiques qui se réjouissaient du succès de Criteo, par exemple. Dans d’autres domaines qui ne s’est pas réjoui du succès de Ledger sur la partie sur la partie crypto ? Donc c’est bien. Je trouve qu’en France on est formidable : chaque fois qu’on a une boîte qui ne marche pas trop mal, ce sont toujours des polémiques. Je voyais récemment, suite à la circulaire de la Première ministre [10] et la mobilisation de l’outil Olvid [11] que, d’un seul coup, plein de gens s’interrogeaient : pourquoi sont-ils sur Amazon ? Est-ce que c’est vraiment du chiffrement ? De quel niveau ? Les questions sont légitimes, je suis passionné par les débats, j’adore.
Delphine Sabattier : Ça les a mis sous les feux des projecteurs, maintenant à eux de raconter ce qu’ils font, d’expliquer.
Éric Bothorel : Bien sûr ! Mais il ne s’agirait pas qu’on se plaigne en permanence d’être sous la domination d’acteurs américains, de voir des gens qui ont un peu de talent, un peu d’argent, qui mobilisent des fonds pour essayer de faire naître quelque chose qui soit une alternative et, quand ça émerge et que ça devient mature, qu’on se dise « mais, en vrai, est-ce que c’est aussi bien que ça ? » Je suis toujours surpris, je me demande à qui ça profite et, franchement, il faut se réjouir de Mistral. Après, je ne connais pas plus que ça les détails.
Delphine Sabattier : Et d’Olvid aussi. Je les ai reçus dans une autre émission et c’est une chouette initiative.
Éric Bothorel : J’ai échangé avec Cédric O juste avant de venir sur le plateau.
Delphine Sabattier : D’un seul coup, c’est vrai que ça va les faire grandir très vite.
Éric Bothorel : Tant mieux, mais que cherche-t-on ? On cherche à avoir des champions.
Delphine Sabattier : Je vois que l’heure tourne, je voulais aussi vous interroger sur le très haut débit en France, parce que c’est un sujet que vous maîtrisez, sur lequel vous étiez même très impliqué en 2017, vous avez publié un rapport sur la couverture très haut débit du territoire [12] avec Laure de la Raudière qui n’était pas, à l’époque, à la tête de l’Arcep de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, mais qui l’est maintenant. Aujourd’hui, on a l’impression qu’on arrive au bout du bout de ce qu’on peut faire en matière de connexion en fibre optique des Français, en tout cas c’est ce que dit Orange, que les derniers raccordements sont les plus complexes, et on a, finalement, cette décision, qui est prise au niveau politique, d’aider les Français qui ne pourront pas accéder à cette fibre optique à accéder à une connexion via le satellite. N’est-ce pas un renoncement un peu rapide ?
Éric Bothorel : Ce n’est pas un renoncement. Je sais qu’à l’époque on a poussé, vous l’avez rappelé, avec Laure de la Raudière ; nous étions le binôme de choc sur ce sujet-là. C’est d’ailleurs un souvenir important pour moi parce que je venais d’arriver à l’Assemblée nationale, elle était très proche de Corinne Erhel, et nous nous sommes mis à travailler ensemble dès l’été 2017. Ça préfigurait un peu ce que devenait le new deal en étant un peu plus stressant que ce qu’aura pris l’exécutif comme mesure pour changer le modèle. À l’époque, le modèle c’était la concurrence par les infrastructures et nous avons intégré un peu d’économie administrée, en tout cas de régulation avec des dispositifs ciblant l’accélération de la couverture des territoires qui étaient notamment en zone blanche.
Vous avez raison de rappeler que c’est un vrai succès et que c’est, finalement, la conversion de l’engagement présidentiel de 2017 : le bon débit pour tous en 2020 et le très haut débit pour tous en 2022.
Nous avions porté et tordu un peu le cou du Gouvernement, avec Laure de la Raudière, pour qu’on puisse obtenir qu’il y ait un engagement à la généralisation de la fibre en 2025. Généralisation, ça ne veut pas forcément dire 100 %, même si, dans notre esprit, nous ne voulions pas renoncer à l’effort parce que nous entendions déjà, en 2017/2018, des gens qui disaient « ce sera complexe, c’est du génie civil pour les dernières zones, blablabla ». Et, à l’époque, les offres satellites n’étaient quand même pas au top, avec des délais de latence qui ne permettaient pas de faire une transaction bancaire. Sur la table, il n’était pas permis d’imaginer qu’une partie de la population soit…
Delphine Sabattier : Et puis c’était cher, mais est arrivé Starlink, d’Elon Musk, qui a cassé les prix !
Éric Bothorel : Qui a effectivement pété les prix ! Et là, il y a de nouvelles offres d’opérateurs historiques, français, avec des niveaux de performance qui sont, de toute façon, au-dessus l’ADSL et qui peuvent être comparés à ceux qu’on peut avoir en fibre par ailleurs.
Nous sommes, finalement, au moment d’un succès avec du raccordement, que ce soit pour le monde de l’entreprise ou pour le monde du particulier, qui est sans pareil. Tout le monde a oublié, mais, en 2017, personne n’envisageait qu’on puisse devenir le pays qui couvrirait aussi vite son territoire en fibre et qui démultipliait le nombre de réseaux 4G et déploiement de la 5G en parallèle.
Pour autant, on sait bien qu’on aura des raccordements qu’on va qualifier de complexes. Je suis de ceux qui pensent que, malgré tout, il ne faut pas renoncer. Le Gouvernement s’est rapproché de la Caisse des dépôts et consignations pour regarder un fonds de soutien qui permettrait d’accompagner nos concitoyens qui souhaitent véritablement la fibre, dans un équilibre de soutien financier qui soit public et d’efforts de la part des entreprises privées ; la Fédération française des télécoms faisait ses vœux, il y a quelques jours à peine, et a rappelé les milliards qui sont consacrés chaque année. Donc, dans cet effort conjoint, ne pas lâcher l’affaire et continuer, effectivement, à pousser le plus loin que l’on peut l’accès à la fibre pour toutes celles et ceux qui le souhaitent.
Delphine Sabattier : Il y a eu, effectivement, plusieurs actualités dans ce monde des télécoms et la Fédération française des télécoms a publié son étude économique annuelle. Si on les écoute, la situation est quand même assez terrifiante, on a presque envie de pleurer sur le sort de nos opérateurs nationaux tellement leurs marges sont grignotées par tous ces investissements qui ont été nécessaires pour connecter les Français à la fibre optique, en tout cas un maximum de Français. Et surtout, un point important pour eux c’était de réussir à mettre les GAFAM, les Big Tech, autour de la table pour parler de ce fair share : comment faire en sorte que les acteurs, les grandes plateformes du numérique, qui sont les plus gros consommateurs de bande passante, se mettent autour de la table pour envisager une participation financière ? Visiblement, pour l’instant, les GAFAM font la sourde oreille.
Éric Bothorel : C’est un sujet qui a été porté au niveau européen, c’est un sujet qui est passionnant. Je le dis parce que je suis parlementaire, pendant la campagne présidentielle j’ai travaillé avec l’équipe autour du président de la République et on avait imaginé sortir un objet politique qui puisse être repris par le candidat président de la République autour de ce sujet. Là où on a bloqué c’est : comment faire en sorte qu’on puisse demander une contribution à ces acteurs sans que ça se répercute sur le consommateur ? Un petit peu ce qui est en train de se passer avec Spotify qui décide de ne plus financer un festival parce que, par ailleurs, on est allé lui prendre 1,5 %.
Delphine Sabattier : Nouvellement. De lui rajouter une taxe.
Éric Bothorel : Comment arriver à demander une contribution à des acteurs ? Ce n’est pas illégitime qu’ils participent à l’investissement des infrastructures des autoroutes de l’information dès lors qu’ils en occupent un espace qui devient croissant. Je rappelle quand même qu’au moment du Covid, nous n’étions pas tout à fait sûrs de la tenue de nos infrastructures numériques parce qu’on savait qu’on aurait un glissement des usages de la vraie vie vers les usages du numérique et on avait l’expérience de l’Italie qui avait confiné plus tôt, on avait vu la consommation du porno qui avait explosé. On avait le lancement de Disney qui devait arriver, on avait retardé l’arrivée de Disney en France. Tout cela pèse sur les infrastructures.
Delphine Sabattier : D’ailleurs, les opérateurs disent : « Cette période du Covid prouve que les GAFA, les grandes plateformes du numérique, savent faire plus économique, moins gourmand en bande passante, elles l’ont prouvé pendant cette période du Covid, pourquoi ne continuent-elles pas à le faire ? » Leur nouvel argument, qui fera mouche ou pas, c’est de dire et de dénoncer l’impact environnemental de ces grandes plateformes.
Éric Bothorel : C’est certain. Tout le monde a vu un peu de mosaïque de temps en temps, c’était perceptible, ou pas, à l’œil nu qu’il puisse y avoir, finalement, une contingence des volumes de données qui étaient transmis et puis un peu de retenue sur la pédale par un certain nombre de ces plateformes.
Le sujet n’est pas simple. Je vous l’ai dit, la question c’est comment on les fait contribuer sans que ça se répercute sur le prix du consommateur ? Chacun dira qu’est-ce que c’est qu’un euro de plus ici ou deux euros de plus par là, enfin ce sont toujours des euros de plus de la poche des concitoyens et ce n’est pas forcément le moment.
De l’autre côté, les opérateurs téléphoniques, les fournisseurs d’accès à Internet, ne sont pas illégitimes à se plaindre des efforts qu’ils portent en matière d’investissement, compte tenu du fait que, et ça on l’oublie souvent en France, c’est bien que vos auditeurs l’entendent, on est un des pays du monde le plus accessible en termes de prix des forfaits quand on se compare aux autres pays. Regardez par exemple aux États-Unis, un forfait mobile va être deux à trois fois ce que l’on paye en France.
On a donc des niveaux de revenus qui stagnent et on a, par ailleurs, des investissements qui se poursuivent et qui se sont accélérés considérablement. Et, au milieu de ça, des acteurs qui sollicitent effectivement de la bande passante de ces infrastructures. Donc que ce débat ait lieu, j’y suis favorable.
Delphine Sabattier : En off, un des opérateurs me dit : « On nous demande finalement de laisser tout allumé, c’est comme si on nous demandait de mettre le chauffage à fond toute l’année, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, pour que les GAFAM puissent servir leurs utilisateurs ! »
Éric Bothorel : C’est juste.
Delphine Sabattier : Ça voudrait dire revoir le modèle économique des Big Tech, ce n’est pas gagné ! Revenir, par exemple, sur le scroll infini qui est énormément consommateur ; toutes ces vidéos qui s’affichent très rapidement sur TikTok et compagnie, c’est aujourd’hui leur business modèle. Est-ce qu’on a les moyens de s’attaquer à ça ? Est-ce qu’on a des leviers, en Europe, pour les faire plier ?
Éric Bothorel : Je pense qu’il ne faut pas qu’on se précipite à faire à une proposition de loi ou un projet de loi qui consisterait à dire que, par défaut, les vidéos seraient en 720 machins ou qu’on ne télécharge pas en 4 K, un truc encore une fois déresponsabilisant. Après, chacun peut être acteur de la sobriété du numérique en paramétrant son téléphone portable et, plus encore, ses applications sur son téléphone portable pour ne pas faire du launch automatique. Je pense que le sujet de la planète n’est pas forcément un truc top-down tout le temps, ce n’est pas un truc où on prend des décisions qui sont des décisions de restrictions. Ça peut être des décisions de responsabilisation des uns et des autres sur la façon dont on consomme du contenu sur le numérique avec quand même à l’esprit qu’il y a des parts qui sont parfois marginales et des parts qui sont importantes dans l’équation. Le sujet de l’empreinte environnementale du numérique a été documenté : si on renouvelait moins son portable ! Franchement, à quatre jours de Noël, je ne suis pas sûr que ce soit un signal que tout le monde entende : quand on change son portable aujourd’hui, on change surtout son appareil photo, eh bien on peut effectivement contribuer à réduire l’empreinte.
Delphine Sabattier : Ça ne va pas aider les opérateurs dans leurs négociations pour fair share, Éric Bothorel, mais vous avez raison, nous avons aussi notre responsabilité.
Il y a un autre sujet sur lequel ils n’en peuvent plus, c’est la fiscalité qui est beaucoup trop lourde, nous disent-ils.
Éric Bothorel : Ils ont raison. J’avais demandé un rapport au Gouvernement sur l’IFER forfaitaire sur les entreprises de réseaux qui est la fiscalité à laquelle ils sont soumis pour la partie fibre ou la partie mobile. On a longtemps construit des choses qui étaient des exonérations, des exceptions, qu’on a d’ailleurs reconduites pour partie dans le dernier projet de loi de finances.
Je fais partie d’une majorité qui a su porter des réformes courageuses sur la partie imposition, notamment imposition des entreprises, pour l’illustrer, tout dernièrement les impôts de production pour les entreprises. Je fais partie de ceux qui pensent que quand les entreprises vont bien le reste, non pas suit, mais, en tout cas, va beaucoup mieux. Je suis dans une circonscription à la fois rurale, littorale, les écoles ne se remplissent pas avec des jeunes couples qui n’ont pas de boulot, elles ne se remplissent pas avec des jeunes couples qui ne peuvent pas rester parce qu’il y a pas de boulot. Quand l’entreprise va bien, vous avez la garantie que des gens cherchent à se loger, des gens cherchent à vivre sur les territoires. Quand la technopole de Lannion se porte bien, alors les écoles des alentours se portent bien.
L’entreprise a longtemps souffert d’être contribution de la résolution de pas mal de problèmes, donc nous avons fait le choix d’alléger cette fiscalité. Sur l’IFER c’est quelque chose qui est croissant, puisque c’est rattaché aux équipements et, aujourd’hui, on est à près de 300 millions d’euros, et je ne parle que de la fiscalité IFER, je ne parlerai pas de la TOCE sur les Opérateurs de Communications électroniques.
Delphine Sabattier : En fait, ils ne demandent pas forcément de revenir sur une fiscalité ou de l’amoindrir, c’est de la réattribuer, de réallouer, finalement, cette fiscalité pour les aider sur les financements.
Éric Bothorel : C’est plutôt le débat sur la TOCE, mais sur l’IFER, ce sera aussi de la caper. Quand on est dans une période où, en plus, on exige, c’est-à-dire qu’on leur fixe des obligations avec, à la clé, des menaces de sanctions et Laure de la Raudière le manie, en tout cas le brandit, typiquement l’amende vis-à-vis d’Orange. Quand vous étiez dans la concurrence par les infrastructures, chacun faisait un peu ce qu’il voulait, donnait le meilleur de soi et c’est comme ça qu’on captait du client. Aujourd’hui, dans notre modèle, on a des modèles d’obligation de couverture du territoire, que ce soit pour la partie mobile ou la partie fixe. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’ils déploient, c’est de la fiscalité en plus. Je comprends que le dynamisme qui est directement rattaché à un effort qu’ils ne font plus de manière spontanée mais stimulée, ça peut les inquiéter.
Delphine Sabattier : Donc, il faut davantage soutenir notre écosystème.
Éric Bothorel : D’abord, on a de bons opérateurs, il faut soutenir les opérateurs parce que, sans les autoroutes de l’information, il n’y a rien, il n’y a pas de câbles sous-marins ; il n’y a pas qu’eux qui tirent des câbles sous-marins, il n’y a pas qu’eux qui mettront des satellites – on voit effectivement émerger cette capacité de connectivité aujourd’hui au travers des satellites –, mais il faut soutenir nos opérateurs téléphoniques, oui bien sûr.
Delphine Sabattier : On va s’intéresser aux routes de la tech, on va partir un peu à l’étranger en particulier en Chine. « La Chine vue d’Europe » est une chronique qui nous est offerte par Jean Dominique Séval qui vient d’entrer dans ce studio. Bonjour Jean Dominique.
Jean Dominique Séval : Bonjour.
Delphine Sabattier : Vous êtes spécialiste de l’économie numérique, ancien directeur général adjoint de l’IDATE DigiWorld, fondateur du cabinet Soon Consulting et vous avez été président de la French Tech Pékin, aujourd’hui responsable du cours Digital China à l’Université Paris-Dauphine. Pour ce premier épisode, on avait envie de regarder ce qui se passe du côté de l’intelligence artificielle. Pendant que nous travaillons sur la réglementation, que se passe-t-il en Chine ?
Jean Dominique Séval : Oui Delphine. La deuxième puissance mondiale est-elle en avance ou en retard et peut-on faire la part entre le vrai et le faux alors que le pays reste isolé ? Un isolement que j’ai vécu directement en passant les quatre dernières années en Chine, bien à l’abri derrière une muraille numérique très efficace. La plupart des grandes applications étrangères y sont interdites. À Pékin, Shanghai et Shenzhen, pas de Google, de Facebook, de Linkedin et encore moins de ChatGPT.
Je vous propose de commencer par le début : concernant l’IA, la Chine a un plan et un visage.
Économie tout à la fois dirigée et capitaliste, la Chine a un plan pour tout. Son plan dédié à l’IA a été lancé en 2017 avec d’énormes moyens, des investissements de ses géants numériques et un financement public de 150 milliards de dollars pour financer des projets de très nombreuses start-ups grâce à son programme « Les petits géants ».
L’IA chinoise a aussi un visage, un monsieur intelligence artificielle, le charismatique Lǐ Kāifù, ancien patron en Chine de Google, investisseur et auteur visionnaire à succès, qui annonce que la Chine sera la première puissance en IA dès 2030.
Delphine Sabattier : Est-ce crédible ?
Jean Dominique Séval : La question se pose, en effet, car la prédiction de Lǐ Kāifù a été percutée par l’éruption de ChatGPT en novembre 2022, un véritable séisme que j’ai eu l’occasion de commenter à l’époque, car il a pris les géants de la tech chinoise par surprise, tout comme, d’ailleurs, l’ont été Google, Facebook et Amazon.
Une première riposte s’est mise en place dans la précipitation, la Chine ne pouvait pas perdre la face. Baidu, le moteur chinois de référence, a tout de suite annoncé le lancement de sa propre IA conversationnelle, Ernie Bot, qui prétend, ce mois-ci, avoir rattrapé ChatGPT. Les géants du e-commerce, Alibaba et JDcom, ont eux aussi dévoilé leurs projets d’IA dédiés à leurs puissantes plateformes de vente en ligne.
Delphine Sabattier : Mais, Jean Dominique, est-ce que vous percevez quand même une certaine fragilité, peut-être un retard un peu compliqué à rattraper pour la Chine ?
Jean Dominique Séval : En tout cas, c’est en effet le signe d’un ralentissement. La Chine a bien l’un des plus grands réservoirs de data au monde, mais elles sont relativement peu diversifiées, en raison de son isolement, et très réglementées, pour le coup. Par ailleurs, la Chine fait face à un embargo des États-Unis sur certaines technologies clés comme les puces Nvidia dédiées, justement, à l’IA.
Mais il ne faut pas perdre de vue que la Chine est, pour le moment, le seul véritable challenger des États-Unis devant l’Europe qui a commencé par se protéger, vous en parliez, avant de tenter de s’organiser pour lancer une offensive. L’empire du Milieu est en avance dans certains domaines d’application dopés à l’IA, comme la reconnaissance faciale qui permet d’identifier les délinquants, mais aussi d’ouvrir une porte, de payer dans les magasins ou de prendre le train sans avoir à montrer de billet ; ça c’est déjà là, mais c’est aussi le cas dans de nombreux secteurs comme la santé, la finance, l’éducation, les smart cities.
Delphine Sabattier : Pour l’instant, tout cela reste de l’IA par les Chinois pour les Chinois, n’est-ce pas ? Est-ce qu’on doit s’attendre, quand même, à une exportation de cette intelligence artificielle à la chinoise ?
Jean Dominique Séval : La réponse est clairement oui, car l’IA chinoise est déjà parmi nous, de toute façon. Tout le monde connaît le succès insolent de TikTok qui est d’abord celui d’une IA capable de cerner vos goûts avec dix fois moins d’interactions que Facebook ou Instagram. J’ajouterai les progrès ultra-rapides des maîtres du e-commerce et de l’IA comme Alibaba, Shein, très connus, et plus récemment Temu. Ce n’est qu’un début : les voitures électriques chinoises de Nio, de BYD ou de Geely, qui se préparent à envahir nos marchés, sont d’abord des concentrés d’intelligence artificielle.
On doit aussi s’attendre à voir débarquer des robots bon marché. Je peux en témoigner : je les ai vus en action, déjà déployés massivement en Chine pour faire des livraisons, nettoyer les vitres, vous accueillir à l’hôtel, vous apporter votre plat dans des restaurants modestes de quartier, c’est tout à fait courant.
Et au-delà, la Chine se peuple de plus en plus d’avatars. Les influenceurs si populaires en Chine, tellement efficaces pour vendre n’importe quel produit, du moins cher au plus cher : on peut vendre des voitures, des dizaines de voitures par simple live streaming, c’est tout à fait courant, et ils ont déjà leurs répliques numériques, notamment la nuit quand les influenceurs bien humains se reposent.
Dernière application en date pour un budget de moins de 2000 euros plus quelques photos et vidéos pour nourrir l’IA, des start-ups comme Super Brain font revivre vos proches décédés et vous pouvez alors discuter avec maman, avec papa, lors de visios très réalistes.
Alors oui, à l’évidence, je vous confirme que la Chine est bien dans la course à l’IA et que nous utiliserons de plus en plus l’IA à la chinoise, embarquée dans des équipements et des services intelligents, produits dans des smart factories.
Delphine Sabattier : Donc, quand on dit que les États-Unis sont en pleine accélération, il faut aussi regarder du côté de la Chine, Éric Bothorel.
Éric Bothorel : On regarde aussi du côté de la Chine qui est un partenaire à part dans les échanges que nous pouvons avoir. Bien évidemment qu’il se passe des choses en Chine et ce serait suicidaire, ce serait irresponsable de ne pas regarder ce qui s’y passe.
Delphine Sabattier : Il y a quand même des exemples pas très fun d’utilisation de l’IA : des algorithmes, des caméras de vidéosurveillance, cette société de surveillance.
Éric Bothorel : Ça ne sera jamais notre modèle. La note sociale, par exemple, qui a peu été évoquée mais qui fait aussi partie de l’ADN numérique de la Chine continentale, c’est quelque chose qui fait partie de la liste des exceptions, que l’Europe ne souhaite pas.
Delphine Sabattier : La société de surveillance est quand même une tentation européenne. Je vais faire référence, par exemple, à ce texte sur la vidéosurveillance qui acceptera le traitement algorithmique pour les Jeux olympiques de Paris.
Éric Bothorel : Dans le jargon, le vocabulaire de surveillance, on peut tout mettre. Il y a donc, effectivement, des choses que nous faisons déjà, des éléments sur lesquels il est possible de progresser. C’est quand même différent de surveiller des situations que de surveiller des individus. En l’espèce, ce que feront les technologies qui seront mobilisées pour les Jeux olympiques discrimine principalement, pour ne pas dire exclusivement, des situations, pas des individus. Il n’y a pas de reconnaissance faciale, on n’utilise pas la biométrie. On est à 100 lieues de ce qui se pratique aujourd’hui en Chine et, en même temps, il y a des expérimentations en cours sur le territoire européen de la possibilité de prendre son train, son avion, sans tendre son billet — l’exemple qui était donné —, parce qu’on est reconnu, et chacun y trouvera du confort.
Delphine Sabattier : Jean Dominique, quand on est en Chine comme vous qui y avez passé de nombreuses années, vous avez ce sentiment qu’on est très éloigné de ce modèle de vie numérique ici, en Europe, maintenant que vous êtes rentré à Paris ? D’ailleurs, quand je dis à Paris, non ! En France !
Jean Dominique Séval : En France ! Sur certaines applications, dans le e-commerce, oui, effectivement, ils ont une avance considérable : 60 % du commerce total chinois – c’est donc colossal, évidemment, pour 1,4 milliard d’individus – est déjà numérique, complètement numérique, avec une gestion, des cartons, des paquets, complètement chaotique. Imaginons-nous, on arrive péniblement à 20 % et on est déjà submergés. Vous voyez ce qui nous attend. La Chine est effectivement un bon exemple de la société qui vient.
La société de surveillance est effectivement globale, elle se développe partout, de toute façon, comme vous l’avez dit. Après, il y a des débats : chaque culture, chaque système, doit l’adapter. La Chine est un bon laboratoire.
Éric Bothorel : Il y a des débats chez nous. Il n’y en a pas beaucoup en Chine, à moins que ça ait changé.
Jean Dominique Séval : Il y a des débats, c’est un grand sujet, mais les débats à la chinoise c’est quelque chose de très différent, bien sûr.
Delphine Sabattier : Je vous lance sur cette société de surveillance, Éric Bothorel, parce que j’ai retrouvé votre engagement contre la proposition de loi relative à la sécurité globale. Est-ce que, aujourd’hui, il faut avoir cette vigilance ?
Éric Bothorel : Mon engagement sur la proposition de loi sur la sécurité globale tenait plus, d’ailleurs, d’un glissement de pouvoir qui était conféré à l’administratif plutôt qu’au judiciaire, c’est ce qui avait créé la rupture. Je pense bien évidemment qu’il faut avoir des limites sur le sujet. Typiquement, tout à l’heure je parlais du social ranking, je ne suis pas favorable aux glissements qu’on peut avoir des usages pour fliquer les gens. Tout ce qui peut nous aider à gagner en sécurité...
Delphine Sabattier : On a commencé notre conversation avec la loi Sren, on n’a pas eu le temps de l’aborder dans le détail, vous ne voyez pas de glissement, aujourd’hui, de cet ordre-là ?
Éric Bothorel : C’est-à-dire ? Sur le sur le volet JO par exemple.
Delphine Sabattier : Non, pas sur le volet JO, mais sur l’anonymat avec l’amendement qui, finalement, a été retiré.
Éric Bothorel : Je ne peux pas parler des trucs qui n’ont pas été adoptés. Je veux bien vous faire plaisir et dire pourquoi je n’étais pas d’accord.
Delphine Sabattier : Dans le texte tel qu’il est aujourd’hui, vous ne voyez pas de problématique de glissement ultra-sécuritaire ?
Éric Bothorel : Non. Le filtre anti-arnaque, par exemple, qui est un sujet qui m’est très cher, n’est pas un dispositif qui rogne sur les libertés : celui qui voudra absolument aller sur une adresse compromettante parce qu’il trouve malin d’être dépouillé de ses données, il pourra continuer de le faire, je le rassure ! Pour le reste, on a des éléments, on les a évoqués tout à l’heure, sur la protection des populations mineures à tel ou tel contenu, ce n’est pas le bon dispositif, mais il n’est pas si empiétant que ça sur les libertés. Bien sûr, on a échappé au pire, avec la carte d’identité pour être inscrit sur un réseau social. Tant mieux !
Jean Dominique Séval : C’est courant en Chine, pour le coup. On commence toujours par s’identifier et les parents sont responsables. Il y a eu une protection extrême pour les enfants.
Éric Bothorel : Il y avait aussi eu des tentatives d’interdiction des VPN Private Network, je pense que Delphine a ça en tête, je vois bien d’où vient sa question ! Mais ce sont typiquement des sujets que je n’ai pas poussés.
Delphine Sabattier : Je sais bien, Monsieur le député. Merci beaucoup d’avoir été le premier invité de ce Politiques numériques, alias POL/N, une série inédite de débats et d’interviews politiques sur ces enjeux de l’ère technologique.
À très bientôt, on se retrouve dans une semaine.