Mélanie Benard-Crozat : Mesdames et Messieurs merci beaucoup à chacun de vous de nous avoir rejoints pour cette session dédiée aux ambitions numériques et cyber de la présidence française du Conseil de l’Union européenne qui débutera donc en janvier pour six mois, plutôt trois mois dans les faits avec les élections présidentielles et législatives qui vont tronquer un petit peu cette présidence. Néanmoins beaucoup de sujets, évidemment, à aborder. La question de la régulation du numérique évidemment ; l’émergence d’une souveraineté qu’elle soit numérique, évidemment, mais surtout nationale, européenne, souveraineté technologique, industrielle. La condition de l‘accès au marché européen est un vrai débat, on y reviendra, en particulier pour nos PME et nos startups en matière de cyber et elles sont toutes réunies ici, donc c’est évidemment un sujet important. Également des enjeux en matière de lutte contre la manipulation de l’information, la désinformation, la mésinformation avec évidemment des élections, présidentielle et législatives, horizon 2022. On se doute que l’actualité sera chargée. Elle l’est déjà, on va y revenir avec nos deux invités. Philippe Latombe député, merci cher Philippe d’être avec nous sur cette session, donc député de la Vendée, membre de la commission des lois et rapporteur du dernier rapport parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » [1]. On va notamment revenir sur les propositions de ce rapport et échanger avec la salle sur ce que vous proposez et quelle est votre vision, les grands enjeux, horizon 2022, de cette présidence française de l’Union européenne.
Tariq Krim. Merci Tariq d’être également à nos côtés. Entrepreneur du Web, créateur de plusieurs startups, Netvibes, Jolicloud, aujourd’hui Polite.one [2] qui est une plateforme souveraine d’un numérique personnel, et initiateur du mouvement Slow Web [3]. On va revenir sur cette approche. Finalement, un nouvel Internet est-il possible dans ce monde numérique dépendant qui nous bouleverse un petit peu ?
Je vous propose peut-être qu’on revienne sur un des sujets, Philippe, sur la souveraineté technologique et industrielle. C’est un sujet qui occupe depuis quelques années. Je dois dire que ces derniers mois l’actualité est riche, l’affaire Palantir, le Health Data Hub, les données de BPI France sur les prêts garantis par l’État. Nous avons Orange et Microsoft, dernièrement Thales et Google et évidemment les levers de bouclier de l’industrie française réunie ici, il ne nous a pas échappé.
Quel est le regard que vous portez sur ce qui se passe alors même que l’on parle de souveraineté quasiment quotidiennement ? Est-ce qu’on n’est pas en train de devenir un peu schizophrènes ?
Philippe Latombe : Je ne suis pas sûr que le mot schizophrène soit le bon mot, il est peut-être un peu trop violent. En tout cas il y a certainement, et je le déplore, une sorte de décalage entre la parole et les actes et c’est plutôt plus comme ça qu’il faut le voir. Est-ce que c’est de la schizophrénie, je ne suis pas sûr, mais c’est au moins ce décalage-là. Vous avez abordé plusieurs sujets, mais décalage qu’on peut mesurer sur plusieurs champs qui touchent au numérique. On pourra en parler, par exemple avec les données de santé. On est effectivement dans quelque chose qui pose des questions aujourd’hui, notamment sur la partie du cloud où on est passé d’une volonté affichée d’avoir des clouds souverains, ensuite on a dégradé un peu le modèle en disant qu’on aura des clouds de confiance, ce n’est quand même pas tout à fait le même concept, ce ne sont pas les mêmes garanties juridiques, ce n’est quand même pas le même produit à l’arrivée et ce ne sont pas les mêmes enjeux. Et puis on arrive à quelque chose que je regrette, je le dis publiquement, il n’y a pas de souci, j’appartiens à la majorité et je soutiens le président de la République sur beaucoup de sujets, mais j’ai trouvé mardi qu’il y avait une sorte de défaitisme dans son discours sur la partie du cloud qui me gêne un peu. On était dans un discours sur des ambitions à horizon 2030, donc on est en train de donner un élan et quand on donne un élan on ne dit pas forcément qu’on a perdu la bataille et que ça ne sert à rien d’y aller. En plus, on ne l’a pas forcément perdue. On a du retard, c’est clair, on a des zones où on est plus faibles que nos charmants GAFAM et BATIX, mais on a des zones d’excellence. On a des ingénieurs, on a des cerveaux qui sont en capacité de produire des solutions. On voit bien aujourd’hui qu’il y a, et c’est tout l’avantage des Assises, des entreprises qui sont en capacité de produire, d’avoir de très beaux produits et d’avoir des vrais succès.
C’est ce décalage entre la parole et les actes, puisque, en parallèle de ces ambitions affichées un moment on a effectivement des réalisations, des annonces comme Bleu où on nous dit que Bleu c’est un cloud souverain, on a pris uniquement la couche logicielle de chez Microsoft mais toutes les données vont être hébergées par Orange. Et puis on apprend, par un entrefilet dans la presse, que finalement ce seront des serveurs loués chez Microsoft, au moins dans un premier temps. Ça veut dire qu’on n’est plus sur un cloud souverain, on n’est même plus vraiment sur un cloud de confiance.
Se pose la question de Thales/Google, on ne va pas forcément revenir dessus et, très clairement, il y a d’autres domaines qui interrogent, qui interrogent le monde de la tech et de la cybersécurité. Ce sont les JO, on va héberger les données, c’est Atos qui est le maître d’œuvre et qui vont-ils utiliser comme cloud ? Ils vont utiliser Alibaba.
Il y a quand même des questions sur la volonté politique et comment est-ce que la volonté politique n’est pas simplement que de l’affichage mais se décline dans l’efficacité et dans le quotidien.
Mélanie Benard-Crozat : Les JO ce n’est pas le débat d’aujourd’hui mais effectivement ça a été affiché, tout le moins c’est le CIO qui porte ces partenariats : Alibaba est partenaire premium des JO et le CIO est américain. Il y a quelques sujets mais, potentiellement, la géopolitique, dont on parlait notamment d’ailleurs avec Tariq hier, pourrait être amenée à bouleverser certaines choses quand on voit ce qui se passe actuellement sur les différentes plaques internationales. Il y a peut-être des actualités qui pourraient survenir dans les prochains mois, on ne va pas spoiler aujourd’hui, en tous les cas c’est une actu à suivre.
Sur ce sujet de l’extraterritorialité, puisque c’est évidemment le sujet dont vous parlez beaucoup, Philippe Latombe, dans votre rapport, c’est un sujet très important, sur lequel, Tariq, vous intervenez aussi aujourd’hui. Quand vous évoquez les trois piliers dont on parlait d’ailleurs hier, parmi eux figure, évidemment, contrebalancer cette extraterritorialité. Concrètement comment peut-on faire aujourd’hui et demain ?
Tariq Krim : Je pense qu’avant d’aller dans cette idée de l’extraterritorialité, c’est-à-dire, d’une certaine manière, permettre à des États que leurs lois s’appliquent en dehors de leurs États tout simplement parce qu’ils ont des plateformes numériques et que, désormais, lorsque l’on vit dans ces plateformes numériques, on vit sous le régime d’une loi qui n’est pas la nôtre, en tout cas on vit dans un régime presque schizophrène, encore une fois si on peut utiliser ce terme. On a deux lois qui s’appliquent, lesquelles ?, c’est difficile.
Tout d’abord je voulais féliciter Philippe, puisque je n‘ai pas eu l’occasion de le faire de vive voix, sur son rapport qui est vraiment d’une très grande qualité et qui, à la différence des rapports précédents qu’on a connus, touche et aborde les grandes questions. En fait, parmi ces grandes questions, la question qu’on doit se poser, au-delà de la question de la loi et de la technologie, c’est : dans quel monde veut-on vivre en Europe ?
Je rappelle, j’essaie toujours de rappeler qu’en 1993, au tout début de l’Internet, quand l’Internet n‘est encore qu’un réseau, on va dire un petit réseau universitaire et militaire, les États-Unis se lancent dans ce qu’on a appelé les autoroutes de l’information, « on va mettre le paquet », c’était Al Gore, Clinton. Et nous, en Europe, notre priorité c’était le diesel propre. Aujourd’hui les États-Unis sont les maîtres du monde numérique et les patrons de certaines entreprises qui faisaient du diesel propre, ou soi-disant propre, sont en prison. Donc la question c’est quelle est la priorité ? Derrière ça il y a une autre question c’est qui veut-on défendre ?
J’ai toujours eu cette posture, un peu comme dans le film Tron, je veux défendre les utilisateurs. Quand on regarde les demandes des utilisateurs, elles ont évolué avec le temps.
Au départ, la première demande a été la question de l’accès : comment fait-on pour que nous ayons tous accès à Internet ? Aujourd’hui cette question, et vous le rappeliez hier, va se poser avec l’arrivée des satellites basse orbite : qui sera le détenteur de l’accès ? Est-ce que c’est encore France Télécom ou Orange – pardon, je dis France Télécom, je devrais dire Orange – Free, SFR ou est-ce qu’on va avoir des Elon Musk, des Amazon qui vont détenir cet accès ?
La deuxième demande, qui est arrivée après, c’est la vie privée. C’est super Internet, mais j’ai quand même envie d’avoir une vie privée et, d’un certain côté, le RGPD [4] [Règlement général sur la protection des données] est un très bon début puisque l’Europe a identifié qu’il fallait sanctuariser la vie privée. Personnellement je pense que la vie privée est un droit de l’homme et qu’il faut totalement interdire le big data et l’analyse des données privées. Mais, d’une certaine manière, il faut aller encore plus loin et se poser la question de savoir dans quel Internet veut-on vivre et est-ce que la vie privée n’est pas aussi le droit à ne pas se faire manipuler, à être dans une logique que l’on voit aujourd’hui sur les réseaux sociaux, assez délétère, et de remettre l’éthique au centre du jeu ?
Et enfin, il va y avoir une troisième demande qui est en émergence à l’heure actuelle, c’est la question de ce qu’on appellerait aux États-Unis l’ownnership, la possession numérique, ce que j‘appelle, en fait, la souveraineté numérique personnelle. Il y a un mot qui n’existe pas ailleurs ou assez peu en Europe, c’est le mot patrimoine. Comment traduit-on cela dans le monde numérique ?
Dans un texte que j’avais écrit après la tragédie que j’ai eu aussi, à titre personnel, des attentats de 2015, je rappelais que quelqu’un qui ne possède rien est quelqu’un qui n’a rien perdre. Or, on vit désormais dans un monde où on ne possède plus rien ; on a des abonnements à Netflix, à Spotify, mais fondamentalement pour ceux, et la plupart des gens qui sont ici ont connu le monde d’avant, chacun d’entre nous a sa culture propre, sa culture personnelle composée de choses, de ce qu’on a fait, d’expériences mais aussi d’objets, de culture, de connaissance.
Un des enjeux essentiels dans ce monde un peu fast-food, et c’est pour ça que je parle de Slow Web, en opposition au fast-Web, au fast-food web, c’est-à-dire des plateformes génériques qui proposent le même produit à un milliard de personnes, voire parfois 2,7 milliards de personnes, si vous voyez de qui je parle, est qu’il faut construire des choses différentes. On a une culture différente, le logiciel c’est de la culture. Quand on développe un produit on ne le développe de la même manière. En Europe on a inventé le Web, on l’a offert à tous ; on a inventé Linux, on l’a offert à tous. Donc on a construit, en fait, la structuration de l’Internet et aujourd’hui, d’ailleurs, ce sont ces mêmes outils qui sont utilisés pour nous dominer. C’est un curieux hasard de l’histoire.
Je pense que le prochain enjeu, c’est d’ailleurs ce que j’essaye de faire avec ma plateforme Polite et avec un projet de cloud souverain citoyen sur lequel je travaille, c’est de voir comment on va permettre aux gens d’avoir ces trois choses : l’accès aux choses importantes, deuxièmement la vie privée, le respect de sa vie privée et enfin la possibilité de posséder, d’avoir le contrôle de sa vie numérique.
Mélanie Benard-Crozat : Philippe Latombe, vous parliez tout à l’heure de cet écosystème qui est d’ailleurs ici aux Assises et, vous le disiez, on a des startups, des PME brillantes, on a énormément de talents aujourd’hui en France. Dans le rapport il y a beaucoup de recommandations, on va peut-être parler d’une ou deux. Il y en a notamment une dont on parle depuis longtemps, que vous soutenez fortement, c’est le Small Business Act [5] qui doit être portée au niveau européen pour encourager, soutenir, faire grandir nos PME.
Philippe Latombe : C’est une proposition qui n’est pas novatrice, elle a déjà été évoquée à de nombreuses reprises, mais peut-être qu’elle peut trouver maintenant un écho un peu plus favorable pour plusieurs raisons. Il faut quand même se souvenir que les géants du numérique américain sont nés de politiques américaines qui sont le Small Business Act et le Buy American Act [6]. L’État fédéral doit principalement, prioritairement, dépenser son argent vers des petites entreprises et vers des entreprises américaines. Il ne respecte pas forcément cela, d’ailleurs toutes les règles du commerce international, mais c’est un autre souci. Je ne parle même pas des Chinois où c’est, de toute façon, inscrit dès le départ, ils favorisent leur écosystème.
Nous, en Europe, on a décidé de jouer la règle du jeu complète. Sauf que là il y a peut-être un changement de paradigme qui est en train d’arriver, on le voit avec les plans de relance, on le voit avec ce qui s’est passé avec la crise sanitaire. On commence à se dire qu’il faut que l’argent public irrigue plutôt les entreprises qui sont des entreprises locales et quand je dis locales c’est françaises pour la France mais surtout européennes.
On va s’opposer au droit européen. On a clairement, en droit européen aujourd’hui dans certains pays européens, une vision totalement différente en fonction du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Il faut que la présidence de l’Union par la France soit le moyen, soit le lieu pour poser ces deux conditions : il faut que l’argent public européen et français aille vers les entreprises et on pourra parler de politique d’achats, parce qu’il faut aussi faire du ménage dans notre politique d’achats et surtout qu’on aille s’adresser plutôt à des petites entreprises pour leur permettre de grandir.
On sait, on le dit dans le rapport mais ce n’est pas nouveau, entre un euro de subvention et un euro de chiffre d’affaires, l’effet est de sept à huit, à peu près. Pour une entreprise il vaut mieux avoir un client, passer du temps à négocier un contrat avec un client et travailler avec son client parce que ça la fait grandir, parce que ça lui donne de la valeur ajoutée, parce qu’elle apprend avec son client, plutôt que d’avoir à remplir de la paperasse, des CERFA qui vont lui rapporter de l’argent one-shot, qui ne servira à rien ensuite, alors que le client peut commander à nouveau, le client peut avoir d’autres besoins futurs qui font qu’il y a plus d’argent, de chiffre d’affaires qui rentre.
Donc il faut absolument que la présidence de l’Union soit sur ces deux axes.
Je pense, et là je vais voir le verre à moitié vide, que de toutes façons nous ne pourrons y arriver que si nous changeons les règles de gouvernance européenne. Nous ne pourrons avoir ces deux outils au sujet desquels la population, notamment la population française mais les écosystèmes, pas forcément que de la tech, toutes les entreprises sont plutôt favorables, que si on abandonne la règle de l’unanimité pour une règle au moins de la majorité. Et c’est une révolution copernicienne, puisque ça veut dire qu’il faut qu’on réinterroge notre modèle européen.
La deuxième des choses c’est qu’il faudra qu’on arrive à passer cette espèce de blocage que l’on a de se dire que les marchés publics c’est de l’argent public donc c’est forcément un endroit où il n’y a que de la corruption, que des choses qui ne sont pas belles, donc qu’il faut absolument de la transparence et que la meilleure règle c’est le moins-disant. Eh bien non ! Il y a d’autres critères qu’on doit pouvoir mettre dans les marchés publics : on doit pouvoir parler d’extraterritorialité ; on doit pouvoir parler d’emploi local ; on doit pouvoir parler de fiscalité ; on doit pouvoir parler de ces sujets que, systématiquement pour l’instant, on met de côté et on voit bien que ça a des effets délétères parce que quand on confie les marchés publics à des GAFAM, on n’est pas sûr que l’argent revienne vers le territoire et produise de la valeur.
Et puis dernière chose, ça veut dire changer les politiques d’achats et se tourner plutôt vers les petites entreprises. Ça veut dire que l’État, les collectivités, toute la sphère publique doit, à un moment, faire confiance à son écosystème et ne pas se dire que plus c’est gros plus c’est solide et plus c’est gros, plus ça va permettre de répondre à la demande et que, du coup, c’est ça le mieux. Non ! Il faut qu’on arrive à avoir des solutions d’intégration de petites briques qui, mises les unes à côté des autres, font le projet et c’est une révolution de management, notamment des acheteurs publics.
Mélanie Benard-Crozat : On a également le sujet de la manipulation de l’information et c’est évidemment quelque chose qui nous préoccupe dans le quotidien mais qui va s’intensifier, de facto, avec cette année 2022 et les élections, processus qui a déjà commencé mais qui va évidemment s’intensifier sur les prochains mois. Peut-être, Tariq, revenir sur ces sujets. On appelle souvent les plateformes, dont on parle beaucoup, à faire plus, plus de régulation, plus de sévérité aussi pour contrecarrer, mais on sait également ce qui mis en place aujourd’hui. Elles font quand même des choses, il faut aussi le souligner. Mais dès lors que des contenus sont supprimés, des comptes sont supprimés, on sait aussi très bien qu’ils vont se recréer immédiatement sous d’autres noms. On a l’impression que c’est un peu un serpent de mer sans fin. Que peut-on faire pour améliorer ça et que redoutez-vous à horizon 2022 ?
Tariq Krim : De vastes questions.
Juste avant, et je vais rebondir sur la question. Je voulais tout d’abord rappeler que je suis entièrement d’accord avec ce qui a été dit. L’Europe est née au départ pour créer un marché de l’énergie et aujourd’hui c’est l’énergie qui est un facteur de déstabilisation, c’est intéressant !
En fait dans cette question, ce qui me gêne en général c’est de se dire que finalement il y a un existant, ce sont les grandes plateformes et qu’on ne peut rien faire d’autre que les réguler. Alors que le véritable enjeu, à mon avis, c’est de construire autre chose.
On a un problème de compréhension de la technologie et, plus généralement, de l’innovation. J’ai eu la chance d’être dans la Silicon Valley dans les années 90, qui était une sorte d’âge d’or, et j’ai vu avec le Web 2.0 et Netvibes le démarrage de la deuxième phase de l’Internet que l’on a appelée le Web 2.0 et ensuite le monde des licornes, l’iPhone.
Je pense que le problème que l’on a aujourd’hui en France, mais aussi en Europe, c’est qu’on souhaite répliquer la Silicon Valley de 2010. Or, nous sommes en 2022, les problématiques ont changé. Ces plateformes sont épuisées, les gens qui les ont construites, je parle des premiers ingénieurs, sont tous plus ou moins partis, d’ailleurs la plupart d’entre eux disent maintenant « je regrette d’avoir fait le bouton « retweet », je regrette d’avoir fait le bouton « like », je regrette d’avoir créé une machine d’addiction qui fait qu’un très grand nombre de jeunes filles en Angleterre, qui envisagent de suicider, citent à Instagram comme l’une des principales raisons, je regrette tout ça. » On a ce problème en France, on a aussi ce problème en Europe, mais on l’a surtout en France, c’est qu’on a un héritage technologique : je rappelle encore une fois le Web, Linux, IRC, la voix sur IP, le MPEG, le Mp3, donc on a aussi une vision qui est une vision moins utilitariste, moins extractionniste de valeur. On est plus dans une forme de produit brut où on donne les outils aux gens et ensuite ils s’émancipent. Il y a deux visions du numérique, il y a une vision où on émancipe les gens qui est, à mon avis, la vision européenne et une vision où l’informatique va organiser la vie des gens, qui est la vision des grandes plateformes américaines et notamment chinoises.
Je pense que l’une des questions importantes par rapport à tout ça c’est de se dire qu’on peut construire d’autres services.
Un ingénieur danois qui est d’ailleurs en compétition avec Google pour faire un autre mail, qui est basé aux États-Unis, qui s’appelle Hey, explique qu’il faut revenir aux protocoles et non plus aux produits. Il ne faut pas oublier que l’e-mail, le chat, toutes ces fonctionnalités sont des protocoles ouverts sur lesquels n’importe qui peut se connecter. Et on a laissé des entreprises agréger, privatiser ces protocoles, que ce soit les grandes plateformes de mail, analyser l’ensemble de nos conversations pour ensuite utiliser de la publicité, ce qu’on appelle le micro targetting, la publicité ultra-ciblée, émotionnelle – Philippe le rappelait hier très justement – de la publicité qui est aussi là pour faire réagir les gens, pour les mettre en colère, pour les déprimer, parce qu’on a des moyens techniques. Il faut sortir de cela et pour cela, il faut deux choses. La première, à mon avis, c’est véritablement mettre l’éthique au cœur de la problématique. La manipulation c’est avant tout la manipulation des interfaces, il va falloir véritablement s’intéresser à ça. Quand un produit alimentaire arrive en France on peut voir la liste des choses, il y a plein de choses qu’on ne peut pas manger en Europe. Par contre, la technologie qui est un peu comme la nourriture, c’est-à-dire quelque chose qu’on consomme tous les jours, on peut faire n’importe quoi. Et je pense qu’il faut mettre un terme à ça.
Et puis la deuxième chose, on en avait un peu parlé, c’est la question de l’amplification algorithmique qui est, à mon avis, déstabilisatrice, puisque désormais les États l’utilisent, on a vu ça évidemment en 2015, en 2016, en 2017, quasiment toutes les années et on va le voir en 2022. Et là il y a un vrai sujet c’est comment, vis-à-vis de ces plateformes, s’assurer que cette amplification ne se fait pas et surtout mettre en avant d’autres plateformes. Je pense qu’il y a la possibilité d’avoir d’autres plateformes que les plateformes américaines et chinoises. Il faut donc soutenir des réseaux sociaux éthiques. Un petit nombre d’entreprises commencent à grandir, pensées plutôt pour ce qu’on appelle la génération Z, les gens plus jeunes. D’une certaine manière, il faut mettre aussi en avant une vision européenne des réseaux sociaux et arrêter en permanence de se dire qu’on a ces plateformes, qu’on ne peut rien faire, que ces sociétés Big Tech vont rester là pour toujours. Je ne le crois pas. Je pense que dans dix ans Facebook n’existera peut-être plus, en tout cas ça fait presque deux ans que je ne l’utilise plus. Il y a de l’espoir pour construire autre chose et je dirais que c’est vraiment le signal qu’on doit donner.
Mélanie Benard-Crozat : Philippe, peut-être revenir avec vous sur comment est-ce qu’on aborde cette année 2022, cette période électorale. On sait que la France va forcément être la cible d’un certain nombre d’actions, notamment cette approche de la manipulation de l’information vue par la représentation nationale.
Philippe Latombe : C’est un sujet qui a été abordé par la représentation nationale, par l’Assemblée et le Sénat, dès 2017 puisqu’il y a eu un texte de loi [7] qui a été adopté par l’Assemblée, par le Sénat, visant à pouvoir essayer de juguler au maximum les fausses informations, uniquement pour les élections nationales d’ailleurs. Il y a eu le traumatisme de l’élection de Trump, il y a eu le traumatisme d’un certain nombre d’effets pendant la campagne électorale de 2017 avec des ciblages d’informations malveillantes sur un certain nombre de candidats, dont le président de la République ce qui a généré ce texte. Je suis définitivement convaincu qu’on n’arrivera pas à juguler les fausses informations et ce genre de choses par un texte de loi. Ce n’est pas en imposant, en disant la loi c’est comme ça, que ça va fonctionner. On le voit bien sur un certain nombre de sujets, par exemple, désolé, mais la pédopornographie a déserté les réseaux sociaux pour aller se mettre sur des boucles Telegram, sur des boucles WhatsApp privées. Il ne faut pas oublier, ce que disait Tariq, toute la question de la technique, il faut revenir quand même à la base de ce que c’est. Avant de penser à faire une loi spécifique, ponctuelle, il faut se poser la question de savoir si elle va s’appliquer quand on aura changé de technologie. Or, on change de technologie quasiment tous les jours. Il y a un texte qui est fabuleux, qui est le texte sur la liberté de la presse ; il a plus de 100 ans et il est toujours d’actualité, il est toujours applicable. Il s’est adapté au fur et à mesure du temps. Pourquoi ? Parce que nos prédécesseurs faisaient bien le job. Ils avaient vu ce qu’il avait comme problèmes à ce moment-là, mais ils se sont dit si on fait trop, alors qu’on est dans une zone de progrès, on va peut-être faire quelque chose qui, plus tard, ne servira plus. Donc on va faire relativement large – on va quand même mettre des bornes – et ensuite on va laisser faire la jurisprudence qui va s’adapter. Donc le moule législatif a collé à l’évolution du progrès.
Depuis quatre ans et demi, et c’est un regret, nous avons fait beaucoup de réglementations extraordinairement précises et tellement précises qu’elles vont devenir obsolètes très vite. Dans le cadre des fausses informations, de ce genre de choses, il ne faut surtout pas faire quelque chose de très précis puisque c’est protéiforme parce que la technologie évolue tout le temps. Ça veut dire que si on tape à côté on ne peut plus punir, on ne peut plus réguler.
Je partage à 100 % l’idée qu’il faut aller sur les valeurs. Problème, c’est là où on revient sur la présidence française de l’Union, c’est qu’un certain nombre de choses ne sont pas du tout vues de la même façon en fonction des pays européens. Je reprends l’exemple des caricatures de Mahomet. Souvenez-vous du benchmark qui avait été fait par la plupart des journalistes en disant en France c’est possible mais dans d’autres pays ça ne l’est pas. Pourquoi ? Parce nous n’avons pas les mêmes valeurs, nous n’avons pas forcément, sur ce type de sujet, la même façon de voir les choses. Donc obtenir quelque chose rapidement de la part de l’Union, qui soit commun à l’ensemble des pays, ça va être compliqué.
Là aussi la présidence française doit donner la direction, mais elle ne doit pas imposer quelque chose, surtout, et Lætitia n’est pas là aujourd’hui, que ça a été le fer de lance de la France depuis 2017 et le fait d’essayer de l’imposer à marche forcée à nos voisins européens a un peu crispé les choses, a un peu crispé les pays voisins, a un peu crispé le Conseil de l’Europe. Donc il faut qu’on arrive maintenant à essayer d’impulser quelque chose qui soit suffisamment large pour agréger tout le monde, qui soit suffisamment précis pour avoir un peu d’efficacité et qui reste encore malléable. Et aujourd’hui c’est quelque chose que, en France, on n’a pas l’habitude de faire ou qu’on a perdu l’habitude de faire.
Oui, je rejoins l’idée qu’il faut qu’on ait, ensuite, la possibilité de faire des réseaux éthiques, qu’on puisse avoir de l’interopérabilité, que les gens puissent changer, aller d’une plateforme à l’autre sans perdre les données qu’ils ont mises dessus. Là, par contre, la loi peut le faire, c’est ce que Tariq disait : quand on est dans l’aliment on sait exactement ce qu’il y a. Je peux demander à Facebook de me donner toutes mes données et je quitte Facebook, mais je ne peux pas réinjecter mes données sur un autre réseau que j’aurais trouvé bien. Et quand je quitte Facebook, je quitte tous mes copains, donc je ne peux pas m’adresser à eux via un autre réseau. Il faudrait qu’on arrive à cette possibilité de trouver des porosités entre les réseaux, d’interopérabilité et de portabilité complète de la donnée. Par contre, la loi peut imposer ça, mais elle doit l’imposer de façon relativement large parce qu’on ne sait pas ce que seront les réseaux de demain.
Mélanie Benard-Crozat : Ce que vous évoquez, ce qui revient dans le rapport sur la souveraineté, c’est d’avoir le choix, la liberté de choisir, c’est absolument essentiel.
Philippe Latombe : Le choix de sa dépendance.
Mélanie Benard-Crozat : Avant de pouvoir échanger un petit peu avec la salle et répondre à quelques questions, si je vous demande en un mot la PFE 2022, c’est quoi ? Quel est l’objectif, l’ambition, l’attente, l’appel à vœux ?
Philippe Latombe : En ce qui me concerne, je voudrais que la France puisse donner une impulsion, donner une vision, mais ne soit pas donneuse de leçons. Si on peut avoir les deux, on aura gagné.
Maintenant effectivement, vous l’avez rappelé, on a quand même une échéance entre les deux qui va polariser beaucoup de choses, on le voit d’ailleurs depuis quelque temps, et là je le regrette, sur la question de la primauté du droit européen sur le droit national, débat que je ne pensais pas qu’on aurait en France et que, malheureusement, nous allons être obligés d’ouvrir et cette boîte de Pandore commence à m’effrayer un petit peu.
Mélanie Benard-Crozat : Tariq, 2022.
Tariq Krim : C’est vrai que cette problématique se traite à trois niveaux.
Il y a un niveau économique. En général, tout le monde s’accorde à dire que le numérique va être une forme de croissance économique et là je pense que la France a plutôt bien réussi cela.
Il y a un aspect juridique. C’est là, effectivement, qu’il y a une problématique, comme tu l’as très bien expliqué : comment changer les plateformes, comment construire des choses durables et des choses de qualité ?
Et puis il y a aussi une composante technologique. Je pense que si l’on ne remet pas la technologie au cœur de l’Europe, et quand je parle de technologie je ne parle pas d’acheter les produits fabriqués, je parle de reprendre cette complexité parce que la valeur vient de la complexité. Quand on fabrique un iPhone qui est un produit d’une complexité incroyable ou une Tesla, ils réussissent parce qu’ils ont maîtrisé cette complexité. La France et l’Europe ont su gérer cette complexité. Aujourd’hui, pour une raison qui m’échappe, on s’est dit on va laisser les autres le faire. Il faut remettre la technologie au centre, remettre les ingénieurs au centre et aussi avoir à la fois des valeurs, à la fois des perspectives économiques, du droit, mais remettre la technologie au centre.
Mélanie Benard-Crozat : Merci beaucoup à tous les deux.
On va répondre à quelques questions de la salle puisque nous avons du temps pour échanger. Monsieur. Je ne sais pas si on a un micro. Vous pouvez peut-être juste retirer votre masque pour qu’on vous entende bien s’il vous plaît.
Public : Inaudible.
Philippe Latombe : C’est une énorme question. L’éducation et l’éducation au numérique est certainement la clef de voûte de cette reconquête que l’on doit avoir à la fois technologique, tu le disais Tariq, ne serait-ce que même si on ne va pas jusqu’au bout et qu’on ne produit pas que des ingénieurs, on ait au moins, chez nos citoyens, la connaissance minimale de ce que c’est pour qu’ils puissent consommer ou, en tout cas, prendre des décisions de façon éclairée.
L’avantage du numérique c’est que c’est un facteur d’intégration très fort. Qu’on soit un homme ou une femme, qu’on soit d’origine de n’importe quel pays, quand on est derrière un ordinateur et quand on est sur la création d’un produit, ça n’a pas d’impact. Aujourd’hui, il faut qu’on arrive à avoir cette éducation et cette éducation se fait dès le début.
L’Éducation nationale, on l’a bien vu lors de la crise sanitaire, a été obligée de se numériser à toute vitesse, un peu à la va-vite et certainement uniquement sur les canaux de distribution de la connaissance. Il faut qu’on aille plus loin que ça. On a eu une discussion avec le ministre monégasque du numérique ; ils ont pris une décision claire qu’ils assument, c’est que tout élève, tout enfant monégasque, de l’âge de trois ans jusqu’à l’âge de 18 ans, a au minimum une heure de cours par semaine de code. L’idée n’est pas d’en faire tous des codeurs à l’arrivée, mais c’est qu’ils aient au moins l’appétence. Pour ceux qui veulent vraiment y aller ça leur donne envie et ils y vont ; ceux qui veulent être dans le monde de la tech sans être sur des fonctions de code, qui sont des fonctions supports, ils comprennent quand même ce qui se passe dans l’entreprise ; et ceux qui sont simplement des consommateurs, on leur aura quand même expliqué ce qu’est un algorithme et comment ça fonctionne. Je pense qu’il faudra qu’on en passe par là.
Les collectivités territoriales, je le dis et je pense notamment aux pays de la Loire, ont décidé de donner systématiquement, dès l’entrée au lycée, un ordinateur à l’ensemble des élèves et d’essayer de dématérialiser. Dématérialiser c’est bien, mais il faudra aussi qu’on rentre dans la technique de ce que c’est.
En ce moment vous avez une auteure qui fait beaucoup parler d’elle, que j’aime beaucoup, c’est Aurélie Jean, qui a sorti deux bouquins. Elle réexplique ce que c’est qu’un algorithme [De l’autre côté de la machine : voyage d’une scientifique au pays des algorithmes,] et le succès de son livre montre bien qu’il y avait un déficit de connaissance de ce qu’est un algorithme, y compris chez un certain nombre de journalistes ou de personnes qui, du coup, la reçoivent en interview et lui disent « expliquez-nous ce que c’est qu’un algorithme. Expliquez-nous comment fonctionne un réseau social, qu’est-ce que c’est que la boîte de résonance d’algorithme de réseau social. » Cela devrait être le minium du minimum du citoyen de demain, donc c’est forcément par l’Éducation nationale que ça va se passer.
Ensuite on a des filières d’excellence en France. On a les meilleures écoles qui produisent les meilleurs ingénieurs. La question sera plutôt comment est-ce qu’on va les garder et comment on va pouvoir les faire grandir professionnellement, ce que, d’ailleurs, les États-Unis font très bien. C’est-à-dire qu’ils donnent des responsabilités, ils acceptent les échecs parce que ça fait grandir et nous, nous n’avons pas cette culture-là. Ça, par contre, il faut qu’on arrive à la récupérer, à la prendre. Ce ne sont pas simplement des questions de salaire bien que ça soit un des critères, mais c’est aussi la possibilité d’accepter qu’un salarié parte dans une autre entreprise et revienne, je ne parle pas de mercenaires, mais de gens qui vont apprendre dans d’autres entreprises, qui vont apprendre dans un environnement particulier, qui vont ensuite ramener les bonnes idées, les bonnes pratiques dans l’entreprise. Et ça veut dire un changement de fonctionnement, notamment des DRH [Directeur des ressources humaines], très important avec, en plus, un changement sociétal chez les jeunes, dans la nouvelle génération. Je n’aimerais pas être DRH dans les 15 ans qui viennent, ça va être compliqué. Mais on a besoin de ça et je pense que c’est vraiment un changement managérial qu’il faut qu’on ait.
Tariq.
Tariq Krim : Je suis tout à fait d’accord. J’avais écrit dans un article, il y a quelques années, sur Le Point que le code est le latin du 21e siècle. On se dit que finalement le latin ne nous sert à rien, sauf que ça nous a appris à comprendre la langue, à comprendre les origines des mots. D’une certaine manière, apprendre le code à l’école très tôt, on en parlait hier, on l’a tous appris avec des ordinateurs. Beaucoup de gens, dans cette salle, ont dû taper des programmes à la main en achetant des magazines, vous voyez ce que je veux dire. Ça déclenche deux choses. Un, ça déclenche une vraie passion, c’est-à-dire qu’on va détecter chez des gens, ou ces gens vont détecter eux-mêmes qu’ils ont cette passion pour l’informatique. Et on ne peut pas dire quand on voit quelqu’un, que ce soit un homme ou une femme, quelle que soit son origine, son niveau social, qu’il aura cette passion. Pour ça il faut découvrir, il faut se mettre en relation avec ça. Il y a des gens qui ont cette vision innée puisqu’on apprend ça avec Scratch, avec tous ces outils, on voit tout de suite comment construire.
La deuxième chose qui est très importante, au-delà de ce qu’on appelle la littératie numérique, donc utiliser les produits et comprendre, unes des choses les plus importantes quand on apprend ce qu’est le code, c’est de comprendre que le monde qu’il y a autour de nous, tous ces logiciels qu’on utilise, tout ce qui existe, tout ce qu’on appelle la stack logicielle, a été fait par des gens comme vous et moi. Donc si ça a été fait par des gens, ça veut dire qu’on peut les changer, qu’on peut les améliorer. Ça veut dire qu’au lieu de se sentir dans un monde où est contraint, où on se dit que finalement dans ce monde je ne peux rien faire, on me l’a imposé, on m’a imposé l’iPhone, c’est une boîte, on l’ouvre et il y a plein de choses dedans et c’est comme ça, le monde est comme ça. Apprendre aux gens qu’on peut changer le monde. Ça veut dire qu’ils comprendront que derrière ça il y a tout un ensemble de règles, de choix qui ont été faits et qu’on peut dire « je ne suis pas d’accord avec ces choix ». D’une certaine manière les entrepreneurs, en tout cas les créateurs de startups, sont souvent des gens qui démarrent avec cette idée en se disant « je ne suis pas d’accord avec ce choix, je vais faire différemment » et hop !, on lance.
Je crois qu’il est très important que les gens comprennent que le monde numérique est quelque chose de passager, que l’on peut le modifier. L’apprentissage du code, en tout cas des bases du code, permettront de faire ça.
Après, sur tout le reste, je suis entièrement d’accord avec ce qui a été dit, sur la gestion des talents, c’est très important. Le numérique est quelque chose de très méritocratique. On sait très rapidement son niveau en programmation, il suffit de voir. Le lendemain de mon arrivée à la Silicon Valley je suis rentré en pleurs à la maison en me disant « je croyais être un des meilleurs en France et si j’arrive à tenir ici une semaine ! » En fait, j’ai découvert que chacun avait son domaine d’expertise et il fallait être guidé – moi c’était plutôt le design produit qui m’intéressait. Aujourd’hui la plupart des gens servent de viande dans les grandes sociétés de service et, parmi ces gens-là, il y a des gens qui ont des talents exceptionnels. Le vrai rôle, effectivement, va être de détecter, de mettre les bonnes personnes, de les faire travailler ensemble et ça demande des compétences nouvelles. Encore une fois, comme disait Philippe, ça va être un enjeu essentiel.
Mélanie Benard-Crozat : Y a-t-il une autre question ? Philippe et ensuite monsieur. Enlevez votre masque pour qu’on entende bien.
Public : Merci. Merci pour la qualité des interventions.
J’ai deux questions, l’une sur la question du cloud souverain et l’autre sur cette question de déstabilisation des esprits avec la désinformation.
Sur le cloud souverain, la question que je me pose. On est en train de passer aujourd’hui dans un monde multi-clouds. Il n’y a pas UN cloud, il y a plusieurs clouds. La question qui est posée est à la fois technologique, industrielle et même de sécurité : est-ce qu’on a, si on est en France, les capacités, les économies d’échelle pour avoir plusieurs clouds souverains puisqu’on passe au multi-clouds ? J’aurais même une question plus générale par rapport à ça. Mélanie tu m’avais invité, il y a trois ans de ça, j’avais discuté à l’École de guerre avec Pierre Bellanger, le patron de Skyrock, qui évoquait la question de l’OS souverain – c’est vrai que dans l’OS il y a beaucoup de choses qui passent. C’est une question très ouverte, je n’ai pas de réponse. Pourquoi aujourd’hui nous parle-t-on du cloud ? Hier on parlait de l’OS. Est-ce qu’il y a une roadmap technologique, en fait deux technologies qui sont vraiment critiques ? On va passer à une robotisation avancée dans les cinq ans qui viennent, est-ce qu’il n’y a pas des choses aussi là-dessus qu’il va falloir contrôler ?
La question : comment cadre-t-on cette question du cloud souverain ? Première question, pardon, je les mets sur la table.
Deuxième question. On a évoqué, je remercie bien sûr Tariq, la question de la déstabilisation émotionnelle qui est, probablement, l’un des éléments au cœur de ce que nous envoie l’IA et les réseaux sociaux. Il y a des difficultés à réglementer. Quid d’une réflexion pour faire créer un marché, pourquoi pas un marché européen de ces outils, de ces réseaux, ce que tu disais, de ces réseaux éthiques.
Et enfin prendre peut-être le problème par de la réglementation si on a des difficultés en Europe. Mais faire monter, faire créer ces outils, je le dis parce que ces questions de déstabilisation, de problèmes cognitifs, sont potentiellement duales entre faire un bon citoyen et faire aussi un bon collaborateur. Donc, si ça bloque sur la réglementation, pourquoi ne pas faire naître un marché d’autant plus qu’au plus qu’aux États-Unis on n’a pas attendu ce qui se passe à travers [inaudible], etc., mais c’est peut-être une autre manière de prendre le problème si, pour l’instant, on ne mise pas sur l’avenir.
Mélanie Benard-Crozat : Juste avant de répondre, on prend la question de monsieur et comme ça on fait une réponse groupée pour qu’on maintienne le timing, parce que sinon je me fais fâcher par l’organisation.
Public : Une question simple. Sous la présidence française de l’Union européenne dont on devrait sortir normalement en août. [Inaudible].
Philippe Latombe : Je propose qu’on les reprenne dans l’ordre, en tout cas pour moi ce sera plus simple.
Sur la question des clouds, je vais répondre en faisant un parallèle. 2015, les attentats. La DGSI [Direction générale de la sécurité intérieure] est aveugle et sourde. Elle n’a rien vu venir. Il faut absolument qu’elle monte en compétences, qu’est-ce qu’elle doit faire en urgence ? Prendre quelque chose qui existe et qui s’appelle Palantir. Pourquoi ? Parce qu’elle part de rien et qu’il faut absolument avoir du résultat immédiatement et recommencer à pouvoir voir et entendre. La DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure] qui est du coup interrogée, parce service voisin, cousin, dit : « Moi je n’en veux pas. Pourquoi je n’en veux pas ? Parce que je veux maîtriser la totalité de mes données et je veux pouvoir savoir ce que j’ai à échanger éventuellement avec d’autres services. »
Pourquoi je fais ce parallèle ? C’est que la souveraineté, à un moment, ce qu’on disait tout à l’heure, c’est faire un choix, faire un choix que je peux faire à n’importe quel moment. Je ne suis pas anti-GAFAM sur la partie des clouds, mais il y a peut-être des informations que je n’ai pas forcément envie de mettre sur des choses, sur des clouds que je ne maîtrise pas. Il ne viendrait à l’esprit de personne de mettre l’intégralité des codes de lancement nucléaire de l’armée française sur un cloud de type GAFAM ; ça ne viendrait à l’esprit de personne ! Quand on a besoin de tenir une réunion secrète, un conseil de défense, ce genre de choses, les téléphones restent à l’entrée à la salle et il n’y en a pas un seul dans la salle. Ce que je veux dire par là c’est que, effectivement, la question du cloud est une question qui est épidermique en ce moment, mais qui ne se gère pas simplement en disant il y a les méchants GAFAM, il y a les méchants BATIX et puis il y a les super bons mais qui ne sont pas pratiques. La vraie question c’est quelles données je mets, où, et avec quelle couche logicielle parce que j’en ai besoin pour quoi. Je suis la SNCF, j’ai des kilomètres et des kilomètres de voies qui sont protégées par des barrières, que je mette sur le cloud d’Alibaba ou de Google les entrées et sorties, ouvertures et fermetures des barrières. Pfff ! Ce n’est pas grave ! En revanche, quand je suis Airbus, que je décide d’essayer d’améliorer ma productivité, que je prends Palantir comme solution alors même que la guerre entre Airbus et Boeing a généré des tensions commerciales entre l’Europe et les États-Unis pendant très longtemps, ça pose des questions. Donc il y a un choix à faire et ce choix-là passera par des clouds totalement souverains ; par exemple le choix que Monaco a fait sur une partie de son cloud, avec, en plus, la gouvernance qui leur appartient, ils ont 55 % du capital et ils ont quatre administrateurs sur les sept, donc ils ont la majorité. Par contre, ils disent aussi qu’il y a une autre solution : si vous avez besoin d’aller un peu plus dans la partie logicielle avec plus de données, vous faites le choix, entreprise monégasque, de pouvoir aller sur un cloud qu’on a négocié avec un opérateur qui est Amazon et puis vous faites votre choix. À chaque fois c’est un choix qui doit être fait entreprise par entreprise, administration par administration.
En revanche, sur toute la partie souveraine, on devrait avoir une politique globale de l’État sur ce sujet-là, qui soit homogène et homogène ministère par ministère. C’est-à-dire que la Défense a sa vision, mais elle doit être la même que celle du ministère de la Santé avec les données de santé ou celle du ministère de l’Éducation nationale avec les données issues de l’Éducation nationale, parce qu’on a besoin de nouer ce contrat-là de confiance avec les citoyens. Je suis convaincu que c’est pas là que ça va passer.
Sur la question des réseaux sociaux, je reviens sur la question des valeurs. Les pays européens, je laisserai ensuite Tariq rebondir, n’ont pas la même vision des réseaux sociaux, n’ont pas les mêmes valeurs sur ce qu’est la liberté d’expression, sur l’utilisation des réseaux, est-ce que c’est bien, pas bien. Donc on aura du mal à avoir une réglementation européenne commune aux 27. Donc, à un moment ou à un autre, il faudra se demander avec qui je partage le plus de valeurs, avec qui je partage le plus d’affinités et comment est-ce que je peux le faire. Et je ne vois pas, dans un futur proche, la capacité de créer un marché unique des réseaux sociaux en Europe, je ne le sens pas.
Mélanie Benard-Crozat : Un dernier élément de réponse pour monsieur et ensuite on sera obligés de clôturer la session. Comme vous restez évidemment avec nous, on pourra répondre peut-être plus dans le détail aux personnes présentes.
Tariq Krim : Juste pour répondre à Monsieur parce que vous posez une question essentielle qui est la question de la responsabilité.
Le problème du cloud souverain, et je partage ce qui a été dit c’est évidemment une question de choix, c’est d’abord une question d’avoir le choix, c’est une première chose importante, ça veut dire faire un scope de tout ce que l’on a, englober l’ensemble de l’écosystème logiciel que l’on aa et non pas faire du tri-picking parce que certaines personnes ont fait les bonnes écoles et pas d’autres. La question de la responsabilité est importante. Aujourd’hui beaucoup de gens vont sur le cloud parce que c’est rapide, parce que c’est simple, parce que, finalement, en termes de carrière ce n’est pas mal, ça va vite. Et derrière, il y a la question de la responsabilité. Si on ne responsabilise pas, comme le RGPD le fait d’ailleurs, les gens qui prennent ces décisions sur les conséquences en termes de souveraineté de leurs décisions, là effectivement on va avoir un peu n’importe quoi. Donc je pense qu’il va falloir remettre de la responsabilité.
Très rapidement sur la question du cloud souverain, il y a une autre chose qui est très importante. Aujourd’hui le cloud, notamment des grandes plateformes américaines, c’est quoi ? Ce sont des services pré-organisés, ce qu’on appelle le cloud managé. Ça veut dire qu’on installe des choses et la complexité a été gérée par des gens ; c’est très simple à installer, on met une base de données, on fait tout ce qu’on veut. Le problème c’est que si on veut faire des produits de qualité on a besoin de complexité, c’est complexe de faire des choses simples, c’est extrêmement complexe de faire quelque chose d’aussi simple que l’iPhone, donc il faut tous les outils à sa disposition. Malheureusement, si on se base uniquement sur des plateformes qui sont des plateformes de simplification, de consommation basique, cette complexité ne sera pas possible. Donc il est important, pour les grandes entreprises, que ce soit les grandes entreprises automobiles, défense, aérien, de se rappeler que la simplicité et la capacité de faire des choses importantes nécessite un environnement informatique très complexe et de qualité ; on ne peut pas se dire qu’on va simplifier les choses et ça ira vite. Si on transforme son équipe avec des outils génériques, à la fin on aura des produits génériques. Si on veut vraiment le top du top alors on est obligé de faire les choses avec des produits de meilleure qualité.
Et ce que doit faire la France en termes de souveraineté c’est aussi se donner la possibilité dans l’hypercompute, dans l’IA, dans toutes ces choses qui vont être nécessaires pour faire des produits de qualité, d’avoir les ressources et pas forcément les ressources packagées, j’allais dire un peu fast-food où vous avez le produit qui est dans une boîte. Vous ne pouvez pas choisir la cuisson du steak dans un fast-food. C’est un peu la même chose. Il va falloir faire des choses sur mesure, de qualité, et c’est important qu’on ne l’oublie pas.
Mélanie Benard-Crozat : Ce sera donc sur cette notion qualitative que l’on termine cette session. Merci à tous les deux d’avoir été avec nous. Merci à vous de nous avoir suivis.
Philippe Latombe : Merci.
Tariq Krim : Merci.
[Applaudissements]