- Titre :
- La sphère s’intéresse au logiciel libre
- Intervenants :
- Matthieu Dugal - Nadia Seraiocco - Fabien Loszach - Chloé Freslon - Jean-François Fortin Tam - Anne-Sophie Letellier
- Lieu :
- La sphère - Émission Radio-Canada
- Date :
- Septembre 2017
- Durée :
- 53 min
- Écouter ou télécharger le podcast de l’émission
- à partir de 6 min 43
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Richard Stallman et son ordinateur Lemote - Blog de m4rckiTo Comment Richard Stallman se sert-il de son ordinateur ? - Licence CC BY-NC-SA
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Sommaire et tour de table avec Matthieu Dugal
Matthieu Dugal : Ici Matthieu Dugal. Vous écoutez La sphère.
Aujourd’hui l’émission, ce n’est pas compliqué, une grande émission spéciale où on ne vous parlera pas des nouveaux produits Apple.
Chères auditrices, chers auditeurs, qui nous écoutez de plus en plus nombreux, bienvenue à cette nouvelle Sphère en direct du studio 25 à Radio Canada, à Montréal. On est très contents d’être ici dans notre deuxième sous-sol climatisé, dans ce beau samedi. On espère que partout au pays c’est le cas pour vous. Aujourd’hui, dans l’émission, dans la foulée de cette annonce de produit Apple, on a décidé de s’intéresser au logiciel libre. Alors ne changez pas de poste tout de suite, ne fermez pas votre radio ! Continuez à faire ce que vous faites et vous allez voir, c’est beaucoup plus simple que ce qu’on pourrait en penser, à priori, cette question du logiciel libre.
En studio pour me seconder dans cette tâche au cours des prochaines minutes Nadia Seraiocco. Bonjour.
Nadia Seraiocco : Bonjour Matthieu.
Matthieu Dugal : Fabien Loszach.
Fabien Loszach : Bonjour Matthieu.
Matthieu Dugal : Bonjour. On a une nouvelle amie en studio. C’est une nouvelle collaboratrice. On vous avait promis des nouveautés cette année à La sphère, on est très contents d’avoir maintenant avec nous, elle était déjà venue comme invitée à La sphère, mais là, maintenant, on l’a vraiment repêchée, c’est une joueuse de Premier Trio, on va le dire tout de suite, on est très chanceux de l’avoir ici à l’émission, il s’agit de Chloé Freslon du journal Métro. Bonjour Chloé.
Chloé Freslon : Bonjour Matthieu.
Matthieu Dugal : Officiellement bienvenue à l’émission.
Chloé Freslon : Merci beaucoup.
Matthieu Dugal : Vous allez nous parlez de femmes en techno lors de cette saison 2017/208.
Chloé Freslon : Oui, absolument des portraits de femmes qui s’illustrent dans leur catégorie, dans l’industrie pour les choses extraordinaires qu’elles font.
Matthieu Dugal : Et il y en a beaucoup plus qu’on le pense.
Chloé Freslon : Il y en a plein !
Matthieu Dugal : Il faut quand même le souligner et on va les découvrir, notamment aujourd’hui vous allez nous parler d’Emmanuelle Raynauld et son makerspace, c’est un espace de travail collaboratif. En fait c’est dans le thème de l’émission d’aujourd’hui. On va parler de logiciel libre.
Cette semaine je ne sais pas si vous avez vu cette nouvelle de Tesla. On est au cœur de l’ouragan Irma. Écoutez bien ça. C’est Irma, évidemment tout est sens dessus dessous en Floride ; il y a des gens qui fuient cette catastrophe naturelle et les propriétaires de Tesla ont des autos qui ont toutes les mêmes batteries. Mais eux n’avaient payé que pour la charge de 60 kW. Ils se réveillent un matin, ils se rendent compte que leur batterie affiche 75 kW. Bonne nouvelle ! Parce que Tesla, dans sa grande mansuétude, dit : « Vous n’avez pas payé pour une mise à jour qui vous offre 75 kW, mais on va vous la donner pareil parce que c’est l’ouragan qui le décide. On va vous permettre de quitter cet ouragan-là. »
Dans le monde du Libre et dans bien des domaines, ça a fait grincer un peu des dents parce que des gens ont dit : « Mais c’est un peu ridicule ! On a une batterie, la même batterie sous le capot, mais si tu ne donnes pas 8 000, 10 000 dollars de plus, eh bien tu n’as pas accès à cette puissance-là. »
Nadia Seraiocco : C’est un logiciel qui contrôle ça, Matthieu, c’est donc en quelques secondes qu’on peut activer ça, et c’est que les modèles qu’on vend moins cher de Tesla, en ce moment, n’ont pas la pleine capacité de la batterie. Les modèles haut de gamme ont donc cette capacité-là et quand Tesla a vu cette situation-là, eux, tout ce qu’ils ont fait, ils sont allés en ligne avec les coordonnées des voitures en question et en un clic, littéralement, ils ont pu augmenter la capacité de la batterie. Et là, pour les économistes, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’est un prix discriminatoire ; ça veut dire que si Fabien a acheté le modèle haut de gamme, il y a la même batterie que moi, mais moi parce que j’ai payé un prix différent, je n’ai pas la même capacité.
Fabien Loszach : Les marques de voiture font déjà ça depuis longtemps.
Nadia Seraiocco : Oui.
Fabien Loszach : Il y a même une économie de ça qu’on appelle chiper son auto pour aller changer la puce et pour aller gagner quelques chevaux.
Nadia Seraiocco : Tout à fait.
Nadia Seraiocco : Les autos sont déjà bridées et les manufacturiers qui ont souvent plusieurs marques — Volkswagen, Audi, Lamborghini — travaillent souvent sur les mêmes plates-formes et ils brident les moteurs.
Matthieu Dugal : En informatique aussi c’est un modèle qui existe.
Nadia Seraiocco : Il y a le freemium et le premium entre autres.
Matthieu Dugal : Cela dit, c’est également l’aspect discrétionnaire de la compagnie qui décide, elle-même, qu’on va laisser la chance à certains propriétaires qui n’ont pas payé la surprime d’avoir accès à un surplus de puissance. Moi j’aimerais savoir de quelqu’un qui travaille dans le Libre, Jean-François Fortin Tam on va parler des ordinateurs qui s’appellent Purism, des ordinateurs qui sont vraiment construits selon l’éthique du Libre. Qu’est-ce que vous pensez de ce qui s’est passé cette semaine avec Tesla ?
Jean-François Fortin Tam : Moi sans même le chapeau de Purism, je trouve que c’est une aberration. On paye pour du matériel. Qu’il y ait une différence physique de capacité, passe encore, ça c’est correct, mais que l’on soit artificiellement bridé pour une question logicielle, ça montre juste à quel point les gens sont dépossédés du produit qu’ils ont acheté.
Matthieu Dugal : Tout à fait !
Jean-François Fortin Tam : Si on ne contrôle pas le logiciel, on ne contrôle pas son produit. Il n’y a aucun garantie que Tesla va rester gentille et sympathique dans le futur et même que le produit va continuer à fonctionner dans le futur ou va pouvoir être adapté à nos besoins.
Matthieu Dugal : Et la compagnie aurait pu décider aussi de ne pas augmenter la puissance des batteries ; elle aurait été dans son droit le plus strict là également.
Jean-François Fortin Tam : Mais comme c’est aux États-Unis, ils se seraient probablement fait poursuivre par la NSA.
[Rires]
Matthieu Dugal : Effectivement. Oui c’est bien qu’on le dise. Est-ce que vous avez suivi, Jean-François, l’annonce des produits Apple de cette semaine.
Jean-François Fortin Tam : Je la suis un peu sur le côté de la bande, simplement un peu en dérision à chaque fois, parce que je me dis qu’ils ne savent plus trop quoi inventer. Maintenant c’est la reconnaissance faciale. Moi je regarde ça d’un point de vue sécurité et la reconnaissance faciale, pour moi, ce que ça veut dire, si c’est ça le mécanisme principal pour débloquer un iPhone, ça veut dire que si la NSA ou les gens aux frontières veulent lire tout le contenu de mon téléphone, ils ont juste à me mettre en face. Donc maintenant, il n’y a plus de vie privée.
Matthieu Dugal : Et ça pose aussi beaucoup de questions sur le contrôle, vous l’avez dit Nadia, en fait le contrôle qu’on a sur ces technologies-là qui nous entourent de plus en plus.
Nadia Seraiocco : Que l’on paye et qui ne nous appartiennent pratiquement pas, Matthieu. Comme Jean-François le disait, dans le cas par exemple de Tesla, supposons qu’il y ait une collaboration entre les autorités et Tesla, on peut décider qu’on arrête votre voiture et ça commence à distance, ça commence à se faire même pour des questions de paiement sur d’autres modèles de voitures. Et là vous avez la même chose : vous avez un téléphone qui est censément à vous, mais s’il peut se retourner contre vous, finalement, il ne vous obéît pas !
Fabien Loszach : Vous avez acheté votre voiture sur un plan de financement que vous n’avez pas payé, elle ne démarre plus !
Nadia Seraiocco : Et c’est arrivé, Fabien. Vous savez j’en parlais dans une chronique ailleurs et quelqu’un m’a dit : « Oui, dans notre région quelqu’un s’est fait barrer son démarreur à distance par le concessionnaire parce qu’il avait manqué un paiement. » Et là on se dit oh !
Matthieu Dugal : Là, quand c’est pour une auto, à la limite on peut dire bon, les implications sont grandes mais pas tant. Mais quand on parle de nos données, quand on parle de ce qui nous appartient de plus intime, maintenant, en plus, on le voit avec les nouvelles montres connectées d’Apple, les données biométriques sont colligées, sont enregistrées de facto, là les questions sont beaucoup plus grandes, en fait les implications de ça sont beaucoup plus grandes.
Fabien Loszach : Si je peux permettre d’interrompre là-dessus, il y a aussi tout le domaine médical et là c’est un spaghetti incroyable. Je connais une personne qui est fan du logiciel libre et qui a un pacemaker ; mais le problème c’est qu’elle n’a pas le code source de son pacemaker et ces trucs-là ont des vulnérabilités qui peuvent être exploitées à distance ; ça a été prouvé. Vous pouvez imaginer que cette personne-là ne dort pas très bien la nuit !
Nadia Seraiocco : Vous savez que c’est arrivé il y a deux semaines, on s’est aperçu qu’une compagnie de pacemakers qui avait justement laissé aller sa marque, qui a été rachetée par une autre, et puis ils ont été obligés de rappeler les gens, littéralement, pour mettre à jour ce logiciel-là. On avait justement détecté des vulnérabilités qui pouvaient être exploités à distance. Et la personne ne peut pas changer le mot de passe, comme on ne peut pas changer le mot de passe de la plupart des objets connectés qu’on a en ce moment. Eh bien voilà où on en est !
Matthieu Dugal : Tout ça pour dire que la philosophie du logiciel libre à la maison, dans votre auto, si vous nous écoutez un peu partout, ça peut vous paraître très loin de votre vie de tous les jours, mais c’est ce dont on va vous parler aujourd’hui, c’est-à-dire le contrôle qu’on a, ou pas, sur la technologie qui nous entoure ; des gens y pensent depuis très longtemps et c’est ce dont va nous parler Nadia Seraiocco.
Le logiciel libre selon Richard Stallman - Chronique de Nadia Seraiocco
[Richard Stallman chante The Free Software Song [1]]
Matthieu Dugal : Là, là ! Hou ! Ce n’est pas sur iTunes ça ! Ce n’est pas Michael Johnson !
Nadia Seraiocco : Non, non, mais ça se trouve quand même en plusieurs versions. Je sais que Jean-François avait aussi entendu parler des versions métal de cette chanson-là, des versions techno.
Chloé Freslon : C’était très Noël quand même.
Nadia Seraiocco : Oui. Écoute je pense que c’est Richard Stallman qui célèbre littéralement le free software parce que le logiciel libre, pour lui on ne parle pas de gratuit, il faut vraiment dire « libre », c’est sa priorité.
Matthieu Dugal : Dans l’histoire de la technologie, à partir du moment où les ordinateurs ont été inventés, on a vu tout de suite des groupes défendre justement une appropriation libre de la chose. Même au MIT, au milieu des années 40, le Tech Model Railroad Club qui est un peu le prototype des hackers s’était développé et Richard Stallman est très important dans l’histoire de la revendication du contrôle qu’on a sur les technologies.
Nadia Seraiocco : Oui, tout à fait.
Matthieu Dugal : C’est qui ce bonhomme-là ?
Nadia Seraiocco : C’est un produit MIT, c’est quelqu’un qui a fait, on peut utiliser ce mot-là, il a fait son PhD [Philosophiæ doctor] au MIT. C’est quelqu’un qui s’est toujours défini justement comme hacker si on veut, littéralement patenté, et voilà qu’en 1983 il fonde le mouvement du logiciel libre, le free software movement [2] qui, quelques années plus tard, a été soutenu par une fondation [3]. Je suis allée écouter des vidéos, lire des textes, et lui-même produit un très long manifeste [4], encore récemment là-dessus, qui a été publié en partie dans Wired et dont il a publié une version complète qui explique un peu les racines, je vous dirais Matthieu philosophiques, qui sous-tendent vraiment son projet du logiciel libre. Et je vous dirais que ce sont des valeurs très similaires à celles qui animaient des gens comme Tim Berners-Lee quand il a publié le code qui menait justement au 3W, finalement. Des valeurs de liberté ou de free ou de gratuité, comme certains diront, de démocratie, de partage. Quand on parle de logiciel libre, donc gratuit, mais c’est free qu’il faut utiliser — il faut vraiment, parce qu’on ne se réfère pas uniquement au prix ; c’est pour ça qu’on insiste toujours pour traduire par « libre » quand on parle de la philosophie.
Matthieu Dugal : Ce n’est pas parce que c’est gratuit que c’est libre. On a un exemple avec Facebook, notamment.
Nadia Seraiocco : Tout à fait. Oui, c’est ça. Stallman dit aussi que vous pourriez décider, entre deux personnes, de payer quelqu’un pour vous transmettre un logiciel qu’il a codé et là, pour lui, c’est une autre affaire.
Certains programmes non-libres, dit-il, ou privateurs, comme Photoshop, sont vraiment coûteux ; d’autres, comme Flash, sont disponibles gratuitement. Mais tous ces programmes-là ont des caractéristiques qu’il appelle « privatives », qui sont typiques des logiciels non-libres. Et puis il y a souvent, quand on parle de privateur, en ce moment on va parler de malveillance, parce que Stallman considère que les développeurs sont corrompus par le pouvoir qu’ils possèdent.
Matthieu Dugal : Mon dieu ! Qui disait : « Le pouvoir absolu corrompt absolument » ? C’est vrai en politique, c’est vrai également dans le monde du logiciel.
Nadia Seraiocco : Oui. Avec votre exemple tout à l’heure de Tesla, on a vu comment c’est dieu qui contrôle votre voiture. Avec le logiciel libre, les utilisateurs contrôlent le programme que ce soit de manière individuelle ou collective. Tandis que notre fameux logiciel privateur contrôle les utilisateurs et une autre entité, possiblement développeur ou propriétaire, contrôle le programme. Aimeriez-vous connaître les caractéristiques Matthieu ?
Matthieu Dugal : J’aimerais connaître les caractéristiques, Nadia !
Nadia Seraiocco : Oui. Je voyais que vous trépigniez.
Matthieu Dugal : Oui, je trépignais sur ma chaise. Allez-y.
Nadia Seraiocco : Si j’avais pu photographier ça !
Vous devez bénéficier de quatre libertés essentielles, Matthieu, pour vraiment dire que vous avez entre les mains un logiciel libre.
La liberté de faire fonctionner le programme comme vous le souhaitez pour n’importe quel usage, donc de pouvoir l’utiliser comme vous voulez.
La liberté d’étudier le code source du programme et de le modifier de sorte qu’il s’exécute comme vous le souhaitez. Là toute personne qui connaît la programmation et qui a le logiciel peut le lire, comprendre son fonctionnement et le modifier.
Matthieu Dugal : Ça ça veut dire, si on reprend la métaphore de Tesla tout à l’heure, que quelqu’un qui aurait eu des notions aurait pu aller dans son logiciel de Tesla et dire « écoute donc, là j’ai la même batterie que quelqu’un qui a 75 kW. »
Nadia Seraiocco : Je rentre une ligne de code et je débloque le 15 % qui me manque.
Matthieu Dugal : Pas 15 % ! Le 15 kW de plus.
Nadia Seraiocco : Oui c’est ça, exactement.
Et la liberté de distribuer des copies exactes quand vous le souhaitez. Si le programme est libre, ça ne veut pas dire que quelqu’un a l’obligation de vous en proposer une copie ou que vous avez l’obligation, vous-même, de le proposer.
Et puis vous avez la liberté de faire et de distribuer des copies de vos versions modifiées quand vous le souhaitez.
Là on parle de logiciel libre, mais on va parler maintenant de code source ouvert, etc., parce que là ça entre un peu dans ce côté commercial et il ne semble pas que ça va ensemble. Juste le petit exemple dont je vous parlais tout à l’heure. Il dit : « Le programme libre vous permet de bricoler, de faire ce que vous voulez ». L’idée de bricoler le logiciel doit vous paraître ridicule si vous avez l’habitude des boîtes noires, si vous êtes un fan par exemple, d’Apple où vous ne pouvez toucher à rien, d’où logiciel privateur. Mais dans le monde du Libre c’est courant et puis c’est une bonne façon d’apprendre à programmer que de pouvoir modifier un petit peu son truc.
Et même le passe-temps, et ça c’est Richard Stallman qui dit, je me suis mis une station, le passe-temps traditionnel des Américains qui était, comme on dit, de bricoler des voitures, est entravé parce que les voitures contiennent maintenant des logiciels non-libres.
Matthieu Dugal : Donc le fameux patenteux ; on a tous des histoires soit d’un père, d’un oncle.
Nadia Seraiocco : Oui. J’ai vu mon père toute ma jeunesse, jouer dans les voitures, chaque semaine.
Matthieu Dugal : L’idée c’est d’ouvrir le moteur, de défaire les trucs et de voir comment ça fonctionne même dans le monde de l’informatique. On regarde, par exemple, ce qui s’est passé avec la réalité virtuelle, avec Palmer Luckey, il avait fait ça avec les casques de réalité virtuelle qui n’étaient pas à son goût, il démontait, il regardait comment ça fonctionnait et il a pu comme ça créer notamment l’Oculus.
Nadia Seraiocco : Et si vous voulez savoir les gestes malveillants qui peuvent arriver avec des programmes privateurs, l’espionnage et la collecte de données, ça je pense que ça vous préoccupe pas mal tous, il dit que le système d’exploitation des « itrucs », il les appelle comme ça, les « imachins » pour Apple, par exemple, fait tout cela, Windows également et les appareils mobiles sont de plus en plus équipés de puces ARM qui permettent aussi un espionnage constant. Et puis l’utilisation de logiciels privateurs dans le cadre de l’Internet des objets, là on y arrive Mathieu, transformerait ce dernier, c’est-à-dire notre Internet des objets, en Internet du télémarketing ainsi qu’en Internet des fouineurs qui veulent en savoir plus sur nous.
Je terminerai, justement, avec une citation de monsieur Stallman qui dit : « La vie sans liberté est une oppression et cela s’applique à l’informatique comme à toute activité de nos vies quotidiennes. L’une des libertés est celle de coopérer avec les autres. En empêchant les gens de coopérer, on les maintient dans la division, point de départ d’une machination ayant pour but de les opprimer. »
Matthieu Dugal : C’est signé de qui ?
Nadia Seraiocco : Richard Stallman.
Matthieu Dugal : Richard Stallman, quelqu’un qu’il ne faut pas oublier dans l’histoire du logiciel, c’est vraiment quelqu’un qui est très important dans l’histoire de la technologie également. Merci beaucoup pour ce petit rappel de notions fondamentales du Libre au moment où on pense que, dans le fond, par défaut, nous sommes dans un environnement propriétaire.
Nadia Seraiocco : Ça me fait plaisir. J’aurais pu construire encore trois/quatre minutes, mais je vous enverrai une vidéo de Richard Stallman.
Matthieu Dugal : On est très contents d’ailleurs de l’avoir entendu chanter avec sa machine à écrire. C’est aussi quelqu’un qui a des talents artistiques certains. Merci beaucoup Nadia Seraiocco.
Nadia Seraiocco : Ça me fait plaisir, Mathieu.
[Musique]
Emmanuelle Raynault et son Espace Fabrique - Chronique de Chloé Freslon
Matthieu Dugal : On l’a vu en techno. Il y a des gens qui ont tendance à nous dire « ne pose pas de questions ! » Il y en a d’autres qui, au contraire, disent « écoute, prends ta techno et marche ! » Et parmi les gens qui nous disent ça, il y a Emmanuelle Raynault. Emmanuelle Raynault, c’est le premier portrait que nous propose notre nouvelle collaboratrice à La sphère. Je la représente, Chloé Freslon du journal Métro qui a ce blog, les URelles. Tout au long de cette saison, Chloé Freslon, vous allez nous présenter des portraits de femmes qui sont impliquées en techno. Là vous nous parlez d’Emmanuelle Raynault qui préside à un makerspace qui s’appelle l’Espace Fabrique. On peut vraiment dire que cette femme-là milite pour la réappropriation de notre rapport à la techno.
Chloé Freslon : Oui absolument. Et puis pas seulement notre rapport à la techno. Vous allez voir Emmanuelle est plein de personnes en une.
Matthieu Dugal : Ah Oui !
Chloé Freslon : Effectivement. C’est la fondatrice de ce premier makerspace, l’Espace Fabrique. Et puis c’est vraiment le genre, vous lui fermez la porte, elle passe par la fenêtre. Vous allez voir, ça n’a pas été facile pour elle de monter son projet.
Matthieu Dugal : Elle est hacker dans l’âme.
Chloé Freslon : Oui, je pense que ça lui plairait comme définition, effectivement. Donc elle me donne rendez-vous à son atelier à Saint-Henri, à Montréal. J’arrive là-bas ; je m’attendais à quelque chose de chaleureux, petit. Pas du tout ! Ça fait 12 000 pieds carrés. C’est immense, il y a du bruit, ça sent les métaux. Elle me dit qu’il y a 500 000 dollars d’installation à l’intérieur, 19 machines industrielles. Je me sens toute petite, elle me fait faire le tour du propriétaire. Elle me dit plein de mots que je ne comprends pas, mais je continue.
Matthieu Dugal : Ça arrive à La sphère des fois qu’en entend ça, des mots qu’on ne comprend pas.
Chloé Freslon : Ça c’est vrai. Ouais.
Matthieu Dugal : On les explique.
Chloé Freslon : Elle est en pleine discussion avec un de ses employés. Elle me fait signe et on va aller se jaser. Il y a une grande roue qui est en train de se monter au sol, sur son atelier, faite par des cadres de vélo. C’était il y a quelques semaines, mais maintenant vous pouvez la voir, elle est en face de la BAnQ [Bibliothèque et Archives nationales du Québec] à Montréal.
Je vais prendre un moment, maintenant, pour expliquer ce que c’est qu’un makerspace. Un makerspace c’est aussi évident qu’un endroit où on fait ; c’est un endroit où on crée. C’est aussi bête que ça.
Matthieu Dugal : On parlait tout à l’heure de la métaphore du garage. Vraiment le makerspace c’est l’idée de reprendre cette espèce d’idéal du patentage. C’est-à-dire qu’on a des produits, on les défait, on regarde comment ça marche et on en recrée des meilleurs.
Chloé Freslon : C’est ça, exactement. Vous vous réappropriez les objets. C’est vous le créateur, vous êtes également le concepteur. Là je veux faire une parenthèse, il ne faut pas les confondre avec les fab labs. Si vous êtes comme moi, j’ai longtemps cru qu’un fab lab c’était un fabuleux laboratoire. Non ! C’est un fabricate laboratory. En fait c’est un laboratoire où vous faites également, mais là vous allez plutôt utiliser des ordinateurs, des logiciels qui sont souvent en Libre. Tout ça c’est régit par le MIT avec des règles très strictes.
Matthieu Dugal : Donc on a un carnet de charges pour qu’on puisse avoir le sceau fab lab.
Chloé Freslon : Absolument, oui.
Matthieu Dugal : Donc le makerspace, c’est quoi la différence par rapport au fab lab ?
Chloé Freslon : Le fab lab, si je me trompe dites-le-moi, les fab labs ce sont des ordinateurs. Les makerspaces ce sont des machines ; en fait vous allez construire.
Matthieu Dugal : Donc on est vraiment dans quelque chose qui est plus physique, c’est ça ?
Chloé Freslon : Oui, exactement. C’est tangible. Vous arrivez là-bas, vous payez un montant qui se veut très abordable et vous commencez à faire, à fabriquer. Si vous n’êtes pas très à l’aise, il y a des gens qui sont là pour vous aider, qui vont vous donner des conseils, etc.
Matthieu Dugal : Mais qui va là ?
Chloé Freslon : Les clients de l’Espace Fabrique, c’est monsieur et madame tout le monde. C’est vous Matthieu, par exemple.
Matthieu Dugal : Je suis très content que vous me compariez à tout le monde ! Ça me rend plus humain.
Chloé Freslon : Vous allez encore vous plaindre.
Matthieu Dugal : Monsieur tout le monde, c’est très moi ça. Donc c’est accessible à tous.
Chloé Freslon : Oui, absolument. En fait vous arrivez là-bas et vous dites : « Moi je voudrais un bureau debout parce que j’ai mal au dos, j’ai le dos sensible ». Vous arrivez là-bas avec vos plans et on va pouvoir vous aider. Est-ce que vos plans sont de la bonne façon, blablabla, et vous allez fabriquer votre table, votre bureau debout, à votre dimension, pour une fraction du prix que ça vous coûterait dans un magasin. Si ce n’est pas pour monsieur et madame tout le monde, c’est également, par exemple, pour les jeunes pousses de Montréal, pour la grande entreprise qui a besoin de faire de la recherche et développement pour un prototype, ça aussi c’est possible.
Matthieu Dugal : On offre l’espace pour ces gens-là.
Chloé Freslon : Oui, absolument.
Matthieu Dugal : Donc, si je comprends bien, il y a toutes sortes de monde qui se côtoient dans un makerspace.
Chloé Freslon : Oui, oui, c’est complètement varié et ça se veut de cette façon-là, ça se veut rassembleur. Par exemple, à Montréal, on parle beaucoup de Fintech, Internet des objets, etc. ; justement, ces objets-là il faut une place pour les fabriquer. C’est là où l’Espace Fabrique se révèle intéressant.
Matthieu Dugal : Depuis combien de temps elle travaille là-dessus Emmanuelle Raynault ?
Chloé Freslon : En tout ça fait cinq ans, mais ça fait deux ans et demi à temps plein et ça fait six semaines que l’espace est ouvert.
Matthieu Dugal : Ah oui !
Chloé Freslon : Absolument. Et ça n’a pas du tout été facile de monter son projet. Pour elle c’est important que ce soit une coopérative dans le même esprit que du makerspace ouvert, où la voix de chacun compte, où on peut prendre des décisions ensemble. Puis, parce qu’elle voulait être une coopérative, elle ne rentrait dans aucune case pour demander une subvention ; ce n’était ni une entreprise incorporée, ni un OSBL [Organisme sans but lucratif]. Et puis les gens ne savaient pas comment la considérer, ne savaient pas quoi faire avec cette hybride qu’elle était devenue. En fait, elle était une pionnière et elle a dû enfoncer des portes.
Matthieu Dugal : C’est où ça ?
Chloé Freslon : C’est à Saint-Henri.
Matthieu Dugal : Mais où exactement dans Saint-Henri ?
Chloé Freslon : J’étais sortie à la station de métro Lionel-Groulx. Ça vous donne une indication ?
Matthieu Dugal : C’est dans le coin, en tout cas à distance de marche de Lionel-Groulx. Ça vient d’ouvrir. Qu’est-ce qu’ils veulent faire ? Travailler très longtemps avec ça ? Elle a quand même de bonnes ambitions pour ce makerspace-là. Qu’est-ce qu’elle voudrait que ça devienne le makerspace ?
Chloé Freslon : Elle voudrait que ça devienne un endroit où tout le monde pourrait aller et créer. Elle, à la base, c’est une artiste et les artistes, en milieu industriel par exemple, lorsque vous quittez l’école, vous quittez avec vos connaissances, etc., mais il n’y a pas d’endroit où vous pouvez pratiquer. Finalement votre art, votre pratique, vous êtes obligé de l’abandonner. Elle veut que les artistes puissent y aller pour créer. Elle veut que les gens, n’importe quelle personne puisse y aller également. Et puis soutenir en même temps, Montréal. Par exemple mettons, Ubisoft qui sort un nouveau jeu, un jeu de guerre où il y a un hélicoptère. Cet hélicoptère-là il pourrait vouloir le construire pour partir en tournée à travers le monde, pour faire la promotion de son jeu.
Matthieu Dugal : Donc le makerspace c’est là que ça devient intéressant pour eux.
Chloé Freslon : Oui absolument.
Matthieu Dugal : Parce qu’ils n’ont pas besoin d’avoir un atelier tout le temps, à l’interne, ils prennent le makerspace. On s’informe où pour avoir plus d’informations sur ce makerspace-là. Si des gens qui sont à l’écoute veulent aller créer là, comment on fait ?
Chloé Freslon : C’est facile. Vous allez sur le site de l’Espace Fabrique [5]. Vous allez prendre un abonnement : c’est 20 dollars par jour pour aller créer vos objets. Et 20 dollars par jour c’est quasiment du gratuit pour Emmanuelle parce qu’en fait ça lui coûte 50 000 dollars pour maintenir un mois entier son espace. 20 dollars par jour c’était le plus bas qu’elle pouvait aller pour offrir l’accès à son espace makerspace.
Matthieu Dugal : Voilà. Ça s’appelle l’Espace Fabrique. C’est un nouveau makerspace qui vient de voir le jour ici à Montréal et c’est signé Emmanuelle Raynault, notre premier portrait d’entrepreneur dans le monde de la techno signé Chloé Freslon. Je rappelle Chloé que vous êtes aussi derrière le blog les URelles sur le journal Métro. Merci beaucoup.
Chloé Freslon : Merci beaucoup.
Voix off : Vous pouvez suivre La sphère sur les réseaux sociaux, sur Facebook et Instagram. Trouvez-nous à RC La sphère. Sur Twitter c’est tout simplement « lasphere » en un mot.
Les appareils libres, pas si compliqués que ça - Entrevue avec le consultant Jean-François Fortin Tam
Matthieu Dugal : On va rester dans le domaine du tangible parce que vous savez, quand on parle de logiciel libre c’est souvent, même toujours, pas mal des lignes de code et ça demeure relativement abstrait. Mais si on vous disait que vous pourriez avoir accès à de l’équipement informatique qui est littéralement créé avec cette philosophie du Libre, est-ce que vous l’achèteriez ? En tout cas, il n’est pas encore très disponible cet équipement-là, mais de plus en plus de gens travaillent très fort pour que, en fait, ces ordinateurs portables, ces téléphones soient aussi disponibles que les produits des grandes compagnies qui ne fonctionnent pas sous cette philosophie-là. Et pour nous parler de ces produits-là, notamment Purism, vous allez probablement en entendre parler davantage au cours des prochaines années, Jean-François Fortin Tam, vous êtes contributeur de logiciels libres depuis douze ans ; vous êtes également consultant indépendant en gestion d’entreprise. Rebonjour Jean-François Fortin Tam.
Jean-François Fortin Tam : Bonjour Matthieu.
Matthieu Dugal : Vous avez un très bel ordinateur avec vous, un ordinateur portable qui a l’air tout ce qu’il y a de plus normal. Qu’est-ce qu’il a de différent d’un ordinateur Dell ou d’un PowerBook ?
Jean-François Fortin Tam : Ça effectivement, l’ordinateur que j’ai devant moi c’est un laptop de 13 pouces qui ressemble quand même, somme toute, au form factord’un Macbook air 13 pouces, excepté qu’il est en aluminium noir et tout ça et qu’il n’y a pas de marque visible dessus. Mais si on regarde bien, en dessous c’est écrit Purism Librem 13 [6]. Ce qui est spécial avec cet ordinateur-là c’est qu’il est conçu pour rouler entièrement en système d’exploitation libre sans avoir de blobs, ce qu’on appelle, pourrait-on dire, des tâches propriétaires.
Matthieu Dugal : Qu’est-ce que c’est des tâches propriétaires ?
Jean-François Fortin Tam : C’est que dans un système d’exploitation on a bien sûr les pilotes, les drivers comme on appelle en bon français, et le problème qu’on a souvent rencontré dans le monde de Linux et du logiciel libre ce sont des drivers qui ne sont pas entièrement libres, ou qui ne sont pas libres du tout, et qui sont combinés au noyau Linux. Et dans ce cas-ci, ce que ça fait, on dit que ça entache le noyau Linux parce que ça fait une espèce de boîte noire ; on ne sait pas exactement ce que ces drivers-là peuvent être en train de faire.
Matthieu Dugal : Bon ! En français ça veut dire quoi ?
Jean-François Fortin Tam : Ça fait en sorte qu’en fait on ne peut pas faire entièrement confiance à sa machine.
Matthieu Dugal : Bon ! Voilà ! En fait c’est ce que vous voulez nous dire ! On a des ordinateurs. En fait dans tous les ordinateurs, ou presque, avec lesquels on travaille, il y a des parties qu’on ne contrôle pas. C’est ce que vous nous dites. Et ces parties-là, elles peuvent nous jouer des tours. Cet ordinateur-là que vous avez, vous pouvez configurer totalement ?
Jean-François Fortin Tam : On peut faire ce qu’on veut avec et vraiment, le but de cet ordinateur-là, c’est de pouvoir lui faire confiance. Donc il fonctionne avec des distributions Linux qui sont extrêmement restrictives au point de dire « moi je n’accepte aucun blob dans mon système d’exploitation ». C’est un des très rares ordinateurs où on peut juste installer ces systèmes-là dessus et dire « mais ça marche ! »
Matthieu Dugal : Ça fait longtemps que je m’intéresse à cette question-là, que je regarde la manière dont ces choses-là fonctionnent, et je me dis pour le commun des mortels ? Vous venez de parler, je ne dis pas que vous parlez en langage crypté, mais ce sont des langages, ce sont des philosophies qui ne sont quand même pas nécessairement faciles à appréhender pour le grand public qui veut avoir un produit, le fameux plug and play, tu ouvres ton ordi, tu te branches sur Internet, tu ne te poses pas de question, ça marche. Tu t’en vas voir des photos, des photos de chats, d’ailleurs on va en parler tout à l’heure. Est-ce que c’est le talon d’Achille de l’industrie du Libre, c’est-à-dire que c’est quand même réservé à de gens qui ont certaines connaissances en informatique ?
Jean-François Fortin Tam : C’était vrai ; ça l’est de moins en moins.
Traditionnellement c’était quelque chose qu’on installait soi-même et qui était compliqué ; la moitié du temps ça n’allait pas fonctionner et il fallait aller demander de l’aide à des gens qui s’y connaissaient. Et de plus en plus, premièrement le logiciel libre en général est beaucoup plus facile à utiliser, peaufiner et développer, mais aussi, le but d’un système comme les laptops de Purism c’est de fournir quelque chose qui est, en anglais on dirait convenient, donc pratique : c’est déjà pré-installé, ça fonctionne, c’est testé. Le but c’est de rendre ça accessible à monsieur et madame tout le monde.
Fabien Loszach : Ça marche dans certains domaines d’activité. Par exemple moi je travaille en publicité, en le marketing, tous les formats sont propriétaires : je vais installer un CRM [customer relationship management]dans une compagnie, un outil de gestion de la relation client, par exemple, je ne pourrai jamais utiliser cet ordinateur pour le faire.
Jean-François Fortin Tam : Ça dépend !
[Rires]
Matthieu Dugal : Est-ce que ça pourrait se faire ?
Jean-François Fortin Tam : À peu près tout est possible. Des choses que impossibles j’en ai entendues beaucoup en la matière.
Matthieu Dugal : Mais là c’est parce que vous vous êtes un geek, vous êtes habitué à travailler avec du code, ça paraît. Est-ce qu’on est dans une période où, justement, on est dans le début de cette réappropriation-là du Libre par des gens qui s’y connaîtraient un peu moins. Là on est dans l’ordinateur ; il y a un téléphone qui s’en vient du côté de Purism. Vous croyez, vous, que le grand public va s’approprier davantage ça ?
Jean-François Fortin Tam : Il y a aussi une question de marketing dans la chose. Évidemment la communauté du Libre doit toujours un peu se battre contre la grosse machine qu’est le système en place. Je prends par exemple mes oncles, mes tantes, ma famille proche, ils roulent Linux sur leurs machines, ce n’est plus compliqué à utiliser pour un usage spécifique de base. Évidemment, si quelqu’un me parle de faire un usage avancé de modélisation pour aller dans l’industrie de la construction, ça ne marchera pas, parce que les logiciels ne sont pas là.
Matthieu Dugal : Mais pour la vie de tous les jours, par exemple si on veut bénéficier de davantage de sécurité, si on veut davantage se protéger des incursions dans notre vie privée, vous dites que le Libre c’est une voie d’avenir.
Jean-François Fortin Tam : Oui. Et de manière générale, ce n’est pas vrai entièrement que c’est plus difficile à utiliser. J’ai eu des gens qui sont venus me voir, qui avaient bidouillé ou testé un peu mes ordinateurs et qui m’ont dit : « Installe-moi donc telle version de Fedora ou je ne sais pas quoi parce que Windows c’est trop compliqué, je n’en peux plus ! »
Matthieu Dugal : C’est vrai que c’est un très bon exemple de dire que des fois le format propriétaire peut être également très compliqué. Purism actuellement on peut acheter ces ordinateurs-là, ils ont un site web, c’est très facile à se procurer et ils travaillent sur un téléphone Purism. Est-ce que ce téléphone-là va voir le jour ?
Jean-François Fortin Tam : Là, c’est une question qui se pose en fonction de ce que les gens autour vont faire parce qu’en ce moment le téléphone est en sociofinancement. Donc en principe, si on atteint le but de sociofinancement le téléphone va exister. Et ce qui est spécial c’est que pour une fois ce n’est pas un téléphone Android. Donc il y a une distinction importante de ce côté-là.
Matthieu Dugal : Qu’est-ce qu’il y a de différent avec un Android ?
Jean-François Fortin Tam : Parce que Android est une plateforme qui est contrôlée entièrement par Google ???. Ce n’est pas la même plateforme, disons, qu’un système GNU/Linux auquel on est habitués, nous la communauté sur nos laptops, sur nos desktops et tout ça. Là je ne parle pas en termes d’interfaces, mais je parle en termes de collections technologiques.
Matthieu Dugal : Justement quelqu’un m’a dit en fait votre ordinateur…
Jean-François Fortin Tam : Propriétaire.
Matthieu Dugal : Mac rouspétait à cette…
Jean-François Fortin Tam : Il peut rouspéter, ça ne me dérange pas.
Nadia Seraiocco : Ce n’était pas volontaire.
Matthieu Dugal : Ça sort quand ce téléphone-là ?
Jean-François Fortin Tam : L’idée c’est que ça sortirait — ça prend un certain de préparation côté matériel et logiciel et tout ça — je pense que ça serait pour le début 2019.
Matthieu Dugal : Qu’est-ce qui se passe avec votre ordi Nadia ?
Nadia Seraiocco : Je n’ai aucune idée ! Je voulais partager le téléphone Linux et puis il y avait une pub visiblement dessus.
Matthieu Dugal : Voilà c’est ça !
Fabien Loszach : J’ai une petite question. Combien ça vaut ce laptop-là cet ordinateur portable, excusez-moi.
Jean-François Fortin Tam : Celui-là commence à 1300 dollars.
Fabien Loszach : Très intéressant.
Matthieu Dugal : Le prix du Mac.
Jean-François Fortin Tam : Oui, c’est très comparable à un Mac ou à des machines haut de gamme tant chez Dell ou unautre vendeur. On s’entend ce n’est pas un ordinateur jetable. C’est un ordinateur haute performance.
Chloé Freslon : Je voudrais quand même dire pour ceux qui nous écoutent, qui sont sur Mac ou sur PC et qui voudraient passer à Linux, il y a quand même des systèmes d’exploitation Linux qui émulent très bien Mac et Windows, n’est-ce pas ?
Jean-François Fortin Tam : Je pense notamment à elementory OS qui ressemble vachement à un Mac.
Matthieu Dugal : Sauf qu’on n’est pas dans un ordinateur qui lui-même est construit. Parce que vous, là c’est tout : il y a le système d’exploitation et il y a l’ordinateur aussi qui est construit selon la philosophie libre. C’est bien ça ?
Jean-François Fortin Tam : Effectivement. Autant matériel que côté logiciel c’est là pour respecter la vie privée et promouvoir la sécurité et la liberté.
Matthieu Dugal : Est-ce que vous pensez réellement que ça peut aller chercher un public qu’on n’a pas encore rejoint, ce type d’ordinateur-là ?
Jean-François Fortin Tam : Je pense qu’il y a quand même un léger mouvement qui commence à se faire dans la population en général, des garanties face à être le produit, nous-mêmes à être le produit et de devoir donner notre privée entière à Google, Apple, Facebook et compagnie. Il y a une volonté je pense. Je n’ai pas encore croisé quelqu’un qui est contre l’idée du logiciel libre et de vouloir s’affranchir un jour. C’est une question de temps. C’est une question de…
Matthieu Dugal : De convivialité. En fait, il faut que les produits soient conviviaux pour que tout le monde puisse s’y trouver sans nécessairement avoir des notions très poussées en programmation. En tout cas pour le moment les ordinateurs fonctionnent, ils sont très beaux, ils sont faciles à se procurer. Ça s’appelle Purism, si vous voulez avoir une idée de ce à quoi ça ressemble. Il y a un téléphone qui est dans les cartons, on y travaille, c’est en sociofinancement, on y reviendra en tout cas si ça passe la phase de la production. Merci beaucoup d’être venu nous parler de ces produits-là ; c’était vraiment une incursion dans des produits informatiques extrêmement rares, en fait, on n’en parle pas souvent. Jean-François Fortin Tam, consultant indépendant en gestion d’entreprise, merci beaucoup d’être venu nous parler de ça.
Jean-François Fortin Tam : Ce fut un grand plaisir.
[Musique]
La difficulté de coder - Chronique de Fabien Lozach
Matthieu Dugal : Les cours de programmation sont à la mode. On nous dit partout que les formations, en fait la programmation, c’est le nouvel alphabet.
Fabien Loszach : Le nouveau latin même.
Matthieu Dugal : Oui, le nouveau latin. Il faut apprendre à programmer comme on apprend à compter, comme on apprend à lire. C’est bien beau tout ça, mais est-ce qu’on n’essaie pas de nous vendre un rêve inaccessible, mon cher Fabien ?
Fabien Loszach : C’est une bonne question !
Matthieu Dugal : J’espère que vous allez y répondre.
Fabien Loszach : Le rêve est peut-être inaccessible. Il y avait une publicité d’IBM dans les années 90, je ne sais pas si certains d’entre vous s’en souviennent, on y voyait la Panthère rose qui allumait un PC et la publicité affirmait que même si vous n’aviez jamais touché un micro-ordinateur de votre vie, il vous suffirait juste de cinq minutes pour apprendre à le brancher et pour appendre à vous servir du PS 1 ; il s’appelait comme ça le PS1 d’IBM. L’objectif publicitaire on le comprend, c’est créer de l’intérêt pour la micro-informatique en affirmant que la micro-informatique c’est très simple.
Aujourd’hui tout le monde a un PC à la maison et c’est un peu au tour du code de subir ce traitement médiatique-là. On a Tim Cook, le grand patron d’Apple, qui affirme que le code est devenu amusant, interactif. Apple offre même des cours gratuits de programmation informatique dans les Apple Stores. On a Code.org, une fondation à but non lucratif qui s’est justement donné pour objectif de promouvoir le code, la programmation à l’école. On a de plus en plus de sites internet du genre Code Academy qui promettent d’apprendre à coder facilement avec des jeux. On a aussi beaucoup de jeux pour enfants sur les Apple Stores, par exemple, et ces types de marché de type Android.
Le discours est toujours le même : tout le monde peut apprendre à coder, pas besoin d’être un génie, il faut juste être motivé, c’est un peu ça l’idée et le savoir, derrière la création de logiciels, c’est aussi accessible que l’alphabet. Et c’est là un peu qu’il y a un bug. Cette idée-là est peut-être un mythe et c’est ce que nous dit Walter Vannini, qui est informaticien italien, qui a écrit un texte qui n’arrête pas de faire du bruit et qui s’intitule justement « Coder ce n’est pas fun ! »
[Rires]
C’est bien clair. Et lui, dans ce texte-là, il va démonter point par point cette idée que la programmation informatique est facile, que tout le monde peut apprendre. Il nous dit que ce sont des déclarations des gourous de la Silicon Valley, qu’elles sont toutes beaucoup plus proches de l’évangélisme que de la réalité et que tout le monde ne peut pas apprendre la programmation. Il nous dit, et c’est très arbitraire : « Ça requiert des qualités intellectuelles que peu d’individus possèdent ». Déjà, en partant, il y a une vraie ségrégation intellectuelle à l’entrée dans le code. Il dit : « Coder ce n’est pas une tâche routinière qui consiste à appliquer de recettes ou des solutions clefs en main. » Il nous dit : « Le profil intellectuel des développeurs est hors-norme. Ils sont à la fois, ces gens-là, excessivement analytiques, parce qu’il faut l’être, il y a des recettes bien évidemment, il y a une grammaire du code, mais ils sont aussi très créatifs. »
Matthieu Dugal : Donc tu ne peux pas être juste dans l’artistique, mais tu ne peux pas être juste dans l’analytique.
Fabien Loszach : Et en plus, ils ont une concentration qui est surhumaine, quasi maniaque des détails. Il nous dit : « Ce niveau de concentration-là requiert un certain état d’esprit qu’on appelle le flow. » C’est un concept, pour ceux qui ont fait un peu de psychologie, qu’on doit à un psychologue, un psychologue hongrois qui s’appelle Mihály Csíkszentmihályi et lui, l’expérience du flow — vous irez voir sur TED, il y a une très belle conférence là-dessus — il nous dit : « C’est un état de concentration si intense qu’il amène le sujet dans un état quasi extatique. » Hein ! C’est un état que vont partager dans certains moments très particuliers les créateurs, les scientifiques, les artistes, les musiciens et, en gros, c’est cette idée que vous perdez le cours du temps pour rentrer dans une relation quasi symbiotique avec votre sujet. Vous connaissez ça Matthieu !
[Rires]
Matthieu Dugal : Quand je vous écoute j’ai beaucoup de flow, mais effectivement ne serait-ce que lorsqu’on écrit, je ne parle de tâches nécessairement si complexes que ça. Tous les gens autour de la table vous avez déjà rédigé des papiers et, à un moment donné, on dirait que ça sort tout seul, on est dans un état de concentration optimale, c’est une forme de flow cette chose-là !
Fabien Loszach : Et il nous dit que la programmation ce n’est pas le seul métier qui exige cette concentration-là ; pourtant on n’entend jamais dire que la neurochirurgie ou l’ingénierie du bâtiment sont amusantes et faciles. Alors pourquoi on continue à véhiculer cette image de la facilité de la programmation informatique. Vannini nous dit que la raison est économique, principalement : on veut attirer les étudiants dans ces filières parce qu’il y a une manque flagrant de main-d’œuvre. Mais Vannini va encore plus loin, il écrit que coder — et c’est là qu’on fait le lien avec l’émission — il nous dit que coder c’est compliqué techniquement, mais c’est aussi compliqué éthiquement. Coder ça pose des problèmes moraux, des dilemmes moraux, à ceux qui écrivent le code. On peut penser justement aux véhicules autonomes, vous savez cette idée de programmer les accidents.
Matthieu Dugal : On arrive dedans, là.
Fabien Loszach : Le fameux dilemme du tramway. Est-ce qu’une auto qui est face à un accident obligatoire, va renverser quelqu’un avec un casque, un vélo avec un casque ou un vélo avec pas de casque ? Les armes semi-autonomes, les drones. Pensons aussi aux algorithmes, comme le EdgeRank de Facebook, qui décident de ce que nous allons nous découvrir, la fameuse bulle de filtres ; il y a des dilemmes là-dedans. Des algorithmes qui peuvent avoir et qui ont eu une influence sur des élections et qui décident un peu de l’avenir du monde.
Matthieu Dugal : En fait, coder ce sont aussi des problèmes éthiques qui se posent.
Fabien Loszach : Exactement. Dominique Bazeulto du Washington Post dit : « Dans le monde d’aujourd’hui soit tu programmes, soit tu es programmé. » Il y a un déséquilibre de pouvoir entre les concepteurs des outils et tous les autres, nous, dont la vie intellectuelle et professionnelle dépend de ces outils-là. Et vous connaissez sûrement l’aphorisme de Georges Clemenceau, qui était un des grands acteurs de la Première mondiale et qui disait : « La guerre c’est quelque chose de beaucoup trop grave pour être confié aux militaires. » C’est un peu la même chose avec la programmation : on ne peut pas laisser la programmation dans les mains des seuls techniciens, sous cette espèce de faux prétexte que leurs choix sont scientifiquement neutres. « Nos sociétés, nous dit Vannini, sont trop complexes, l’algorithme n’est pas neutre, il est politique ; il faut rendre son sérieux au code parce que c’est justement un moyen de lutter contre les abus de pouvoir des gourous de la Silicon Valley. »
Matthieu Dugal : C’est incroyable, parce qu’on ne s’en sort pas. Par exemple, moi je suis persuadé qu’il y a bien des gens qui nous écoutent, qui disent : « Ça ne me concerne pas l’informatique libre, le code libre parce que moi je m’en fous ! J’ai mon système propriétaire et ça me suffit ! Et là, ce que vous nous dites, c’est qu’on s’en va tellement de plus en plus dans un monde où l’informatique est autour de nous, le numérique nous entoure, que si on ne comprend pas cette grammaire-là on se fait avoir.
Fabien Loszach : On programme ou est programmé ! C’est quand même extraordinaire comme phrase.
Matthieu Dugal : On programme ou on se fait programmer. En même temps c’est extrêmement complexe. Ce n’est pas une partie de plaisir et c’est pour ça qu’on va parler de chatons.
S’opposer aux géants du numérique - Un monde sans Google, ni Apple, ni Facebook, ça existe ! Entrevue avec Anne-Sophie Letellier
Anne-Sophie Letellier : On remet ça déjà.
Matthieu Dugal : Oui, on va terminer l’émission avec des chatons et qui est mieux placé pour nous parler de chatons qu’Anne-Sophie Letellier, qui est doctorante en communication à l’université du Québec à Montréal. Vous travaillez, Anne-Sophie, pour le groupe de recherche sur l’information et la surveillance au quotidien à la chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains. C’est du titre ça, Mesdames et Messieurs !
Anne-Sophie Letellier : Mais oui ! Ce sont des longs acronymes, donc ça prend du temps à décrire.
Matthieu Dugal : Ce sont des acronymes. Et vous allez nous parler de chatons. Pourquoi le chaton est important dans ces temps troubles de systèmes propriétaires ?
Anne-Sophie Letellier : Les chatons, le CHATONS, en fait, c’est un acronyme, donc je ne vais pas vous parler de chats aujourd’hui malheureusement !
Tous en cœur : Ah !
Anne-Sophie Letellier : Je sais.
Matthieu Dugal : Mais au moins pensez-y, pensez à une belle photo de chat.
Anne-Sophie Letellier : Ils l’utilisent, d’ailleurs sur leur site web, l’acronyme est fait pour ça. Donc CHATONS [7], c’est un acronyme merveilleux pour décrire un Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents Ouverts, Neutres et Solidaires.
Matthieu Dugal : C’est quand même beau !
Anne-Sophie Letellier : C’est merveilleux ! J’adore ça !
Matthieu Dugal : Ça fait quoi ça dans la vie ? Ça ne mange quoi en hiver un chaton ?
Anne-Sophie Letellier : CHATONS, en fait c’est collectif français. Ça a été monté par Framasoft [8] suite au projet qui s’appelle Dégooglisons Internet [9]. C’est un projet qui se veut ouvertement anti-GAFAM, donc GAFAM les géants de numérique : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft et puis, dans le fond, qui était très inquiet de la concentration des données personnelles, des problèmes que ça pouvait poser à la vie privée. Ils ont décidé de monter un ensemble de services alternatifs, majoritairement à Google et à ces grands systèmes propriétaires-là, qui seraient basés, en fait, sur des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires. Donc pour monsieur et madame tout le monde j’imagine que la première question qu’on se pose c’est pourquoi on voudrait migrer vers des services alternatifs, alors que la majorité des services Google fonctionne très bien ?
Matthieu Dugal : C’est ça ! Parce que la volonté de faire le saut, quand on est très bien dans notre environnement, est proche du zéro absolu.
Anne-Sophie Letellier : Exactement. Il y a plusieurs raisons de vouloir utiliser de moins en moins Google et les géants du numérique le moins possible. En fait, sommairement, ça revient toujours à des problèmes de convergence et de concentration. On voit justement les gens du numérique qui vont faire transiter la majorité de nos données personnelles non seulement via leurs services — on parle ici de logiciels et tout ça —, mais aussi via, en fait, les appareils qu’on achète, donc les appareils Google, Apple, etc., mais ils vont aussi posséder les infrastructures, donc les serveurs. Donc à peu près tout ce qu’on utilise sur Internet passe par là et ça c’est extrêmement problématique parce que de l’information c’est du pouvoir et en ce moment ils ne sont pas méchants, mais qui sait ? Ça fait aussi une concentration d’informations à un endroit. On parlait de logiciel libre, c’est également une boîte noire qui opère sans aucune transparence, on ne sait pas comment ça fonctionne. Il y a beaucoup d’éléments problématiques là-dedans et c’est un peu à ça que les chatons…
Matthieu Dugal : Que les chatons veulent répondre.
Anne-Sophie Letellier : Exactement.
Matthieu Dugal : Est-ce qu’ils sont rendus loin dans leur croisade ces chatons-là ?
Anne-Sophie Letellier : Le CHATONS, ça va quand même bien. En fait, si vous allez voir sur le site Dégooglisons Internet, c’est une initiative française. Ils ont fait une super belle map qui reprend un peu l’image d’Astérix et Obélix de la Gaule et tout est conquis par les Romains qui sont les GAFAM. Et puis, tranquillement, on essaye de renverser tout ça en offrant des services alternatifs. Moi personnellement je suis vendue à l’idée, je les utilise le plus possible. Et puis, en retour, on trouve vraiment une très vaste variété d’alternatives qui sont très faciles d’utilisation.
Matthieu Dugal : J’allais vous poser la question Anne-Sophie, parce que quand on a un environnement dans lequel on se sent bien, c’est chouette. Vous, vous êtes complètement à l’extérieur de ça. Par exemple vous êtes chercheur, vous êtes doctorante, vous avez besoin de traitement de texte, vous avez besoin de logiciels pour aller faire des recherches. Vous est complètement sortie de cet environnement-là vous ?
Anne-Sophie Letellier : Je ne suis pas complètement sortie de l’environnement, c’est très difficile. J’ai un compte Facebook et je pense que ça va bientôt faire un an que j’ai fait une recherche Google. Je commence à changer le plus possible. Après ça, il y a toujours l’effet de réseau : quand tout le monde utilise Skype, quand tout le monde utilise des logiciels comme Slack, c’est très difficile de dire « non, moi je n’utilise pas ça ! » Mais vraiment, à chaque fois que j’ai une opportunité de le faire, j’essaye de le faire et d’encourager également mon entourage. Moi je suis la personne qui va un peu gosser tout le monde pour demander de changer.
Matthieu Dugal : Gossez-nous, on aime ça ! Par exemple il y a des gens qui sont à l’écoute et qui voudraient dire « OK, je vais commencer quelque part, je vais regarder, je vais essayer de me télécharger un logiciel pour voir comment ça marche ce libre-là. » On commence par quoi ?
Anne-Sophie Letellier : Il y a plein d’options. Ce que je propose c’est vraiment d’aller voir la liste des services et puis d’un peu regarder par quoi on peut commencer. Moi, ce que j’ai trouvé drôle, parce que j’essaye des fois de moins gosser les gens autour de moi, en fait je fais juste d’envoyer des petits changements et puis essayer de passer ça inaperçu. La première chose qui a très bien fonctionné : on travaille en équipe et on essaye de se situer un rendez-vous ; le fameux Doodle. Donc pour essayer de voir les plages, à la place d’envoyer un lien Doodle, envoyer le lien Framadate [10]. Les personnes n’ont pas même pas vu la différence et maintenant tout le monde utilise ça et je pense qu’ils ne se sont même rendu compte que ce n’était plus Doodle
Matthieu Dugal : Ah bon ? Donc pour prévoir des rendez-vous, Framadate ça marche du feu de dieu.
Anne-Sophie Letellier : Ça marche un peu moins bien sur version mobile, un peu moins bien ; ça fonctionne quand même, c’est juste moins joli.
Matthieu Dugal : Comment on pourrait régler ça par exemple, vous qui êtes là-dedans ?
Anne-Sophie Letellier : Moi je ne programme pas, mais c’est sûr qu’il y a beaucoup d’initiatives en ce moment. On essaye d’améliorer ces produits-là. Je sais qu’il y a justement un organisme québécois, FACIL [11], qui travaille aussi pour adapter ces produits-là, qui fait des services FACIL. Ils vont un peu reprendre la formule de Framasoft, toujours dans une perspective de décentralisation. On ne veut pas non plus juste utiliser Framasoft, vu que c’est en libre ils veulent encourager les autres à prendre leur code source et à faire d’autres services à partir de là et les améliorer.
Matthieu Dugal : J’aimerais assez vous entendre là-dessus, Jean-François Fortin Tam. Vous êtes un grand utilisateur de toutes ces technologies-là. Est-ce que vous pensez qu’il manque peut-être cette petite coche supplémentaire de facilité d’utilisation qui nuit encore aux logiciels qui sont issus du domaine du Libre ?
Jean-François Fortin Tam : Disons que le logiciel libre, traditionnellement, ce n’était pas quelque chose qui était centré design. C’était surtout très centré ingénierie.
[Rires]
Matthieu Dugal : Quel euphémisme !
Anne-Sophie Letellier : Il faut que ce soit fonctionnel, c’est ça.
Jean-François Fortin Tam : C’est vrai. Je le vois dans différentes communautés, il y a des communautés qui sont dans le logiciel libre qui sont très centrées design, comme la communauté Gnome et qui peuvent avoir le luxe d’avoir des designers, des ergonomes, qui vont émettre des recommandations, émettre des lignes directrices pour la conception d’un bon logiciel. Et les ingénieurs ont cette culture de projet, de les écouter et d’implanter leur vision.
Fabien Loszach : Est-ce qu’un des problèmes aussi du Libre ce n’est pas que les programmeurs se font un CV avec le libre. Et une fois qu’ils sont seniors, ils sont appelés par les grandes entreprises et ils s’en vont au moment où ils sont meilleurs dans leur carrière ? Un peu l’appel de l’argent ? Ça a un côté cynique. J’amène ça.
Matthieu Dugal : Allez-y. C’est le publicitaire en vous.
Anne-Sophie Letellier : Avec un peu de chance, ils vont avoir des grands principes politiques puis ils vont refuser l’appel de l’argent. C’est sûr qu’en ce moment, tu me diras si je me trompe, mais j’ai l’impression peut-être que c’est un modèle d’affaires, le Libre, qui reste encore beaucoup à développer ; il y a beaucoup à faire économiquement pour être capable de payer beaucoup les personnes qui font ça. C’est beaucoup plus basé sur un principe de collectivité. Donc ce n’est pas tant « je veux être payé pour faire ce que je fais, mais c’est participer à un projet. »
Matthieu Dugal : C’est ça, mais quand même il faut le dire, là c’est un peu l’éléphant dans la pièce. Au début de l’émission on parlait du gros méchant Tesla qui ne débloque pas les batteries, mais Tesla doit faire de l’argent. Est-ce que c’est possible de penser au Libre dans un monde capitaliste qui est le nôtre ? Ce n’est pas une antinomie de base ?
Anne-Sophie Letellier : Pas nécessairement, mais c’est sûr qu’il faut regarder un autre modèle économique. Par exemple le CHATONS et le projet de Dégooglisons l’Internet, économiquement c’est basé sur une mutualisation des fonds. C’est un autre modèle économique mais qui permet, quand même, de rémunérer.
Matthieu Dugal : Oui. Donc ces gens-là qui développent ces produits sont payés ?
Anne-Sophie Letellier : Je ne suis pas certaine ; c’est sûr qu’il y a une base volontaire. Mais il y a un modèle économique.
Matthieu Dugal : Le fait est qu’on vit peut-être beaucoup moins bien quand on est dans le Libre que quand on va se chercher une position chez Google ou chez Facebook.
Fabien Loszacht : Et les GAFAM vident les universités aussi, alors qu’en université on est très bien payé.
Anne-Sophie Letellier : C’est ça.
Matthieu Dugal : C’est ça, oui, Jean-François.
Jean-François Fortin Tam : Je vous rappellerai que Facebook et Google sont bâtis entièrement sur des logiciels libres pour leur infrastructure. Ils vous restreignent dans votre usage mais c’est une autre chose.
Matthieu Dugal : Même Apple dans le logiciel, l’OS est également basé sur des architectures libres.
Jean-François Fortin Tam : Le cœur d’un moteur de Mac OS est basé sur Darwin, c’est du logiciel libre, mais toute l’interface par-dessus, c’est propriétaire à fond.
Matthieu Dugal : C’est fascinant parce que ces gens-là, dans le fond, font beaucoup d’argent parce qu’il y a eu à la base des ingénieurs qui ont fait la promotion d’architectures libres.
Anne-Sophie Letellier : Spark, ce n’est pas justement Apache ? Spark, ce n’est pas justement un logiciel libre aussi que tu utilises comme environnement de travail.
Jean-François Fortin Tam : Je ne sais pas. Je n’ai pas suivi l’évolution de Spark.
Anne-Sophie Letellier : J’ai regardé ça justement. Et tu as des très grandes compagnies qui utilisent comme environnement de travail des logiciels libres, qui s’en vantent un peu, mais la solution est barrée quand on finit avec.
Matthieu Dugal : Rapidement, Jean-François.
Jean-François Fortin Tam : C’est juste le point où je voulais en venir, c’est que c’est juste un modèle économique différent. Si on regarde Red Hat, ils font du libre et de l’open source, ils ont passé le cap de un milliard de dollars de revenus. Purism ils font des laptops, leur but ce n’est pas de vous restreindre. Le logiciel est libre à 100 %. Ils vendent du matériel. Donc c’est un modèle différent.
Matthieu Dugal : Voilà. On va suivre ça, cette belle aventure du Libre, parce que ce n’est pas terminé il y a des gens qui y croient énormément. Peut-être que ça prendra des grosses brèches dans la sécurité, qui révéleront la vie privée de gens pour que ces solutions-là deviennent de plus en plus séduisantes. On va changer de registre dans la prochaine heure sur ICI Radio-Canada Première, en fait dans les deux prochaines heures, parce qu’on va aller joindre notre collègue Francis Reddy à Pas sorti de l’auberge…