Fabrice Epelboin, voix off : Il y a vraiment énormément de choses à faire dans l’éducation pour que, demain, on voit apparaître dans cette fameuse creative place, dans cette tertiarisation de l’économie française que tu qualifias, des catégories de salariés qui seront augmentés parce qu’ils auront maîtrisé l’IA et ceux-là vaudront une fortune sur le marché du travail.
Voix off : Les Éclaireurs du numérique, le podcast qui décrypte les enjeux cachés d’Internet.
Bertrand Lenotre : Salut tout le monde. Bienvenue dans Les Éclaireurs du numérique. J’espère que vous allez bien. On est toujours tous les trois : Bertrand Lenotre, au micro, celui qui parle le premier. Et derrière, Fabrice Epelboin. Salut Fabrice.
Fabrice Epelboin : Salut Bertrand.
Bertrand Lenotre : Et Damien Douani. Salut Damien.
Damien Douani : Bonjour.
Bertrand Lenotre : Tu nous l’a fait vraiment très officiel : « Bonjour ». C’est austère.
Damien Douani : Pour les boomers qui nous écoutent, j’aurais pu vous le faire à la Yves Mourousi, avec une voix un peu rocailleuse : « Bonjour. Bonjour Marie-Laure ! »
Bertrand Lenotre : Tu pourrais être assis sur le bureau mais ça ne se verrait pas puisque, de toute façon, ça n’est que de l’audio.
On parle d’intelligence artificielle dans cet épisode. C’est quand même étonnant qu’on parle d’intelligence artificielle.
Fabrice Epelboin : Encore !
Bertrand Lenotre : On se demande bien d’où Les Éclaireurs du Numérique vont chercher leur sujet parce que franchement, en fait, personne d’autre n’en parle. On va parler IA et éducation et ça tombe bien parce que vous êtes tous les deux légèrement un peu enseignants, quand même, sur les bords, et depuis des années et des années, donc vous avez une petite idée de ce que l’IA peut apporter ou retirer à l’éducation.
D’abord sur ces écoles aux États-Unis, sur Science Po à Paris qui s’est ensuite un peu rétractée, qui veulent interdire l’utilisation de ChatGPT [1] pour les étudiants et pour la réalisation de devoirs. Qu’est-ce-que vous en pensez ? Faut-il le faire ou ne pas le faire ?
Fabrice Epelboin : Très honnêtement, elles n’ont pas trop le choix. Je regrette la décision de Science Po, mais il faut quand même voir que ChatGPT peut faire une très large partie de ce qu’on demande aux élèves comme rendu avec un niveau qui est correct, quelque chose qui oscillerait entre 12 et 14, mais ça peut le faire. Autoriser l’usage de ChatGPT pour répondre aux devoirs, parce que c’est l’enjeu principal pour l’instant — ils n’en sont même pas à la réflexion de comment intégrer ça dans l’éducation autrement que « on va vous faire un cours sur ChatGPT — et voilà, on a réglé le problème — merci, au revoir, circulez, il n’y a rien à voir ! ». Le problème c’est que si demain on commence à admettre que ChatGPT peut être utilisé pour faire les devoirs, c’est la merde ! Il faut vraiment repenser complètement le système de notation des élèves. Ça demande une remise en question qu’aucun établissement scolaire n’est en mesure de faire, il faut être honnête, ce n’est pas du tout spécifique à Science Po.
Bertrand Lenotre : Ça veut dire, déjà, que les DM, les devoirs à la maison, c’est mort dans un certain nombre de cas.
Fabrice Epelboin : C’est mort, mais la correction des devoirs aussi parce que les devoirs des gamins de Science Po on peut les donner à corriger à une IA aussi. C’est une telle remise en question que je ne vois pas quel établissement scolaire, à fortiori le public, serait en mesure de faire une remise en question aussi profonde. C’est un vrai challenge. Pour moi ça va achever un système éducatif qui, on va être honnête, s’effondre.
On va s’éloigner de Science Po parce que, malgré tout ce qu’on peut raconter sur les problèmes de Science Po ces dernières années, ce n’est pas vraiment l’archétype du système éducatif qui s’effondre. Mais, si on va voir dans le secondaire, c’est catastrophique, c’est en passe de devenir une garderie. On aurait besoin, dans l’absolu, d’une remise en question fondamentale, dans le sens de fondements, et on l’aura pas, on le sait très bien, ce truc n’est pas réformable ! Le plus vraisemblable, c’est qu’on voie apparaître un système éducatif parallèle qui intègre, reste à voir comment, l’intelligence artificielle et qui fasse que, peut-être à travers des cours du soir ou des trucs complètement parallèles pour ce qui est du supérieur — parce que le secondaire restera obligatoire —, on révise complètement la façon dont on éduque les gamins et la façon dont on envisage le rapport des gamins au savoir parce que c’est ça l’enjeu finalement. Quel est le rapport au savoir, quelle est la capacité de manipuler du savoir, de l’ingérer, de le recracher, de le reformuler, d’en créer et l’intelligence artificielle va avoir un rôle complètement capital dans ces activités-là. Et si l’éducation se passe à côté de ça, eh bien on se passera de l’éducation ! C’est aussi simple que cela. Je le dis de façon catastrophée. Je suis prof, je suis fils de prof, je suis petit-fils de prof, c’est dur ce qui arrive au monde de l’éducation avec cette disruption technologique, très dur !
Bertrand Lenotre : C’est une dynastie qui va s’effondrer, là c’est fini.
Damien Douani : Ça pose la question des têtes bien pleines versus les têtes bien faites. C’est vrai que, notamment dans les grandes écoles, on avait cette logique de têtes bien pleines, on va dire, avec des techniques, avec des méthodes pour savoir ensuite recracher ce savoir : le fameux grand oral de l’ENA, ces choses qui sont quasiment des exercices de style dans la manière de le faire et, aujourd’hui, qui sont copiables parce que c’est du style.
Donc quelque part aujourd’hui, quand on t’apprend « thèse-antithèse-synthèse », c’est de la méthode. Et une IA c’est quoi ? C’est un algorithme, c’est de la méthode. À partir de là, tu peux arriver à copier cette mécanique-là. Sur quoi la différence peut-elle se faire ? Sur les connaissances, sur la manière d’organiser les connaissances. Mais si une IA, en face de toi, est capable de manipuler ces connaissances pour donner l’illusion de quelque chose d’intelligent, ou de moyen, qui fait le job comme on dit, ça suffira et on le sait bien, dans notre bas monde, malheureusement, l’excellence n’est pas forcément ce qui paye. Donc, dans le ventre mou, qui est la majorité de ce qu’on voit aujourd’hui, l’IA va venir en frontal là-dessus. C’est catastrophique ! C’est fascinant et catastrophique parce que ça veut dire aussi que pour les élèves, pour les gamins qui sauront manipuler ça ou qui comprendront ça, peut-être que ce seront des gamins augmentés, peut-être qu’ils se diront « avec ça je peux aller beaucoup plus loin ».
Fabrice Epelboin : Oui, c’est clair.
Damien Douani : Je discute, par exemple, avec des graphistes. J’en vois certains qui manipulent déjà complètement trois/quatre IA pour pouvoir arriver à des résultats qui sont vraiment sympas. Il y a même, je lisais récemment, une artiste qui a développé carrément un courant, on va dire, de peinture virtuelle basée sur de l’IA. Il y a des choses qui se passent, mais là on est dans les fondements qui sont les acquis qu’on donne à nos enfants. Et, déjà aujourd’hui, l’Éducation nationale qui est mise à mal par beaucoup de gamins qui disent : « Monsieur, Madame, franchement, à quoi ça va me servir dans ma vie d’apprendre Pythagore ou de savoir quel a été le roi de France ? », là c’est pire que ça. Ils vont dire : « Qu’est-ce-que j’en ai à foutre ! Je demande à ChatGPT, il va me répondre. J’avais Google, mais maintenant c’est pire que ça, ChatGPT va me formaliser une réponse structurée. » Le problème est qu’en face, alors que jusqu’à présent on pouvait arriver à détecter plus ou moins, en tant que prof, les tournures, on se disait « là c’est pompé, c’est du copier-coller Wikipédia », vas-y, amuse-toi pour arriver à retrouver ça ! J’ai eu le cas d’élèves qui ont essayé de me pipeauter en copiant-collant du texte. Déjà j’ai vu que les formulations n’étaient pas les bonnes, j’ai joué avec Google et j’ai trouvé très rapidement où elles étaient allées chercher ça. Mais, demain, c’est généré à la seconde et puis c’est fini. Donc ça va être extrêmement compliqué à la fois pour les gamins mais aussi, et surtout, pour les profs.
Fabrice Epelboin : Il y a des systèmes de watermarking [2].
Bertrand Lenotre : ChatGPT n’est-il pas en train de révéler, finalement, le problème structurel de l’école depuis des décennies, qui est complètement décalée ? C’est-à-dire que l’école, c’est vertical : un prof arrive devant 25/30 élèves, distribue le même savoir à tout le monde, au même moment, en présentiel. Et ensuite, on vérifie que les connaissances ont bien été acquises soit par un devoir en classe soit par un devoir à la maison. Tout ça c’est d’une ringardise absolument totale aujourd’hui et un des pans qui s’effondre, c’est celui, notamment, des devoirs à la maison.
Fabrice Epelboin : Même les devoirs en classe. Et, de toute façon, le pan de la notation et de l’évaluation.
Bertrand Lenotre : Donc ça ne marche plus, le système ne marche plus ! Il est mort là !
Fabrice Epelboin : L’évaluation s’est déjà très largement effondrée. Il y a plein d’endroits où on ne note plus parce que c’est mal et que ça produit des inégalités. On t’offre gratuitement le bac à la fin de ton cycle dans le secondaire, ça n’a plus la moindre valeur.
Bertrand Lenotre : Non, il faut quand même venir une demi-journée ou une journée faire acte de présence. Ce n’est pas gratuit !
Fabrice Epelboin : Il faut faire acte de présence, mais, très rapidement c’est acte de présence et abonnement à ChatGPT Premium. Le système n’a plus grand sens. Il est de moins en moins adapté au monde.
Il y a toujours cet éternel débat, et Dieu sait que chez les profs il est encore vif, entre « est-ce que l’école doit préparer au monde du travail ou est-ce que l’école doit former des citoyens éclairés ? » Le problème c’est que, pour la plupart des gens, l’objectif dans la vie c’est de bouffer donc, effectivement, c’est d’être adaptés au monde du travail. Et des citoyens éclairés c’est très bien, mais l’école, objectivement, a failli dans cette mission-là.
De plus en plus, les gens se reposent sur les réseaux sociaux, YouTube, pour être des citoyens éclairés parce que l’école n’est pas du tout en mesure de leur fournir ça.
Bertrand Lenotre : Est-ce qu’il faut pas inverser le système ? Profitons de l’IA pour que ce soit l’IA qui transmette la connaissance de base et ensuite l’humain : le professeur arrive pour la mettre dans d’autres contextes et vérifier que tout ça se passe bien, de façon différente.
Fabrice Epelboin : Non, je suis navré ! Je vais te le dire, en tant que prof, en tant que fils de prof, petit-fils de prof : tu ne peux pas réformer ce système-là ; l’inertie du truc fait que ! Dans un monde fantasmé, c’est-à-dire pas la France, où les réformes seraient faciles, tu pourrais envisager de réformer typiquement l’école primaire, pour ensuite, petit à petit, arriver au secondaire puis, en l’espace de dix ans, petit à petit, aborder la 6ème, la 5ème, la 4ème, la 3ème. Le problème c’est que les bouleversements technologiques sont d’un mois à l’autre. C’est comme la justice par rapport à la technologie. Ce ne sont pas les mêmes tempos. Le tempo de la réforme, même si on pouvait faire des réformes — ce qui est pas vraiment faisable — ne serait pas adapté au rythme des bouleversements technologiques. Là, on a un échec et mat. Même si on pouvait réformer le système scolaire, ça ne permettrait pas de suivre la cadence imposée par la technologie. On est sur une disruption totale.
L’école est en train de devenir une forme de garderie et son avenir c’est d’être une forme de garderie. Du coup les parents doivent se poser la question et la plupart des parents se posent la question. Les parents qui ont les moyens foutent leurs gamins dans le privé, à commencer par notre ministre de l’Éducation nationale dont les gamins sont dans le privé ; il n’est pas idiot, il sait très bien de quoi il parle.
Tous les parents qui ont les moyens se posent cette question de mettre leurs gamins dans le privé. Et tous les parents qui n’ont pas les moyens vont devoir se poser la question de comment suppléer les déficiences de l’école par quelque chose d’autre. Ce quelque chose d’autre pourrait être des solutions venues du privé qui seraient à très bas coût du fait de l’intelligence artificielle. On aurait une école privée qui ferait, grosso modo, des cours du soir, qui coûterait un prix totalement abordable et qui permettrait de compenser le décrochage total de l’école par rapport à la réalité du monde et à la réalité des technologies. C’est-à-dire un truc destiné à éduquer, totalement online, à très bas coût, pas forcément avec des êtres humains ou alors avec des êtres humains qui soient en proportion tellement faible que le coût n’est pas impacté et qui fasse en sorte que ton gamin puisse sortir de son cycle de secondaire sans être totalement déconnecté de la réalité du monde, que son temps passé dans le secondaire lui serve à se préparer aux réalités de la planète et aux réalités du monde. C’est un enjeu majeur pour n’importe qui ayant des gamins et ça n’est pas l’Éducation nationale qui peut te l’apporter.
Bertrand Lenotre : Il est clair que la question sous-jacente à tout ça, c’est, derrière, toute l’économie qui depuis 30 ans, 40 ans est dans une logique de tertiarisation, en gros, une logique de métiers dit intellectuels, même si, on le voit aujourd’hui, il y a du bullshit job à tous les étages. La tertiarisation a créé, justement, des gens à qui il fallait bien trouver un travail et qui, quelque part, produisent du rien, produisent du Powerpoint, pour faire simple. En conclusion, ça créé des burn-out, des bore-out [3], etc. Bref ! Ça, c’est la tendance de l’économie, d’un côté, donc, logiquement, certaines écoles s’alignent là-dessus, sur ce qu’il faut produire en face pour fournir ça. Et là, les IA viennent totalement bousculer le jeu là-dessus. Ce n’est pas seulement l’éducation elle-même qui est bousculée mais aussi ce à quoi l’éducation préparait qui est bousculé.
Demain, peut-être que vous avez intérêt à devenir un bon plombier ou un bon menuisier parce qu’une IA ne saura jamais vous disrupter là-dessus, à fortiori même par un tuto en dix points pour expliquer comment monter un meuble. Très clairement, il y a d’abord à terme, peut-être, une revalorisation de ce qui jusqu’à aujourd’hui a toujours été, dans l’Éducation nationale, le petit vilain, Le Petit Poucet, le vilain petit canard de l’histoire qui est l’enseignement professionnel. Peut-être que demain la voie d’excellence sera l’enseignement professionnel parce que, justement, il faudra produire des gens que l’IA ne saura pas remplacer.
Et puis, deuxième question, c’est la valeur intrinsèque apportée par la dimension intellectuelle des acquis et des apports aux élèves qui pose un vrai questionnement par ces machines-là qui sont capables, quelque part, de recracher, on va dire de manière satisfaisante, des choses qui ont été acquises pour l’entrée dans le monde du travail ou la sanction par un diplôme.
Je ne sais pas si vous avez vu la news, ChatGPT a passé un MBA of business administration aux États-Unis. J’ai regardé, il y a 25 pages de livre blanc pour expliquer ce à quoi il a répondu. J’ai regardé, j’ai lu les 25 pages. En gros, ce que retiennent les profs au final dans l’expérimentation qui a été faite dans cette université américaine, c’est que ChatGPT est bon, voire très bon dans la résolution de problèmes, dans la manière de formaliser les choses, notamment les formaliser telles qu’on les attend — c’est la logique de la méthode, thèse-antithèse-synthèse par exemple en France pour tout ce qui est rédaction ou dissertation. Là où aujourd’hui l’IA est encore un peu faible, c’est que, d’abord, il y a parfois des erreurs dans les raisonnements mathématiques et il ne le voit pas. Et, deuxième élément, il y aussi le fait que l’IA n’est pas capable de donner un avis personnel sur quelque chose, n’est pas capable de faire le pas de côté pour donner un avis qui serait un peu décalé ou différent, qu’un humain pourrait faire, mais ça intéresse un pouième des gens !
Fabrice Epelboin : Petite nuance sur les raisonnements mathématiques erronés. Il se trouve que si tu changes la façon de t’adresser à l’IA, elle ne fait plus ces erreurs de raisonnement.
Damien Douani : Tout à fait. Tu as raison.
Fabrice Epelboin : J’ai plein d’exemples comme ça où l’IA faisait des erreurs grossières de mathématiques, qui étaient de l’ordre de l’addition et elle se plantait royalement sur une addition, mais si tu lui formulais la question différemment en lui mettant un contexte, tout d’un coup la réponse était fluide.
Là encore, on est dans ces premiers temps d’appréhension de l’IA et, au prétexte que l’interface utilisateur est on ne peut plus simple — on s’adresse à une IA comme on s’adresse à un humain —, on oublie que c’est une machine et on oublie qu’il faut faire un pas vers la machine : on gagne toujours à faire un pas vers la machine quelle que soit l’interface. Quand on fait ce pas vers la machine, quand on réalise qu’on s’adresse à une machine et que, du coup, on s’y adresse comme si c’était une machine, qu’on sait s’adresser à une machine parce qu’on a appris à s’adresser à une machine, au même titre qu’on a appris à s’adresser à un humain, on obtient des résultats qui sont encore nettement meilleurs. Donc on est très loin d’avoir tiré le plein potentiel d’une IA qui est la version 3.5, dont la version 4.0 va sortir d’ici quelques mois et dont la version 5 sortira d’ici la fin de l’année.
On est dans cette course où l’enjeu, maintenant, c’est d’être en mesure d’être augmenté par cette IA, donc de pouvoir interagir de façon ultra-efficace avec elle. Là il y a un apprentissage, là il y a un créneau à prendre pour l’éducation qui, évidemment, ne sera pas pris par l’Éducation nationale, malheureusement ! Il y a vraiment énormément de choses à faire dans l’éducation pour que, demain, on voie apparaître dans cette fameuse creative place que tu qualifias, dans cette tertiarisation de l’économie française, une catégorie de salariés qui seront augmentés parce qu’ils auront maîtrisé l’IA et ceux-là vaudront une fortune sur le marché du travail parce qu’ils seront deux, trois, quatre fois plus productifs.
Bertrand Lenotre : La question qui se pose c’est quand même la question aussi de la différence entre privé et public, on l’évoquait tout à l’heure. Il y a vraiment une différence qui devient très notable aujourd’hui. Est-ce-que l’IA va gommer la différence ou, au contraire, accentuer cette différence à terme ?
Fabrice Epelboin : Elle va considérablement l’accentuer. La réforme dans le privé ce n’est pas un problème. Tu ouvres une nouvelle filière en claquant des doigts. Si tes profs ne sont pas d’accord, tu les vires, tu les changes !
Bertrand Lenotre : Non ! On ne vire pas comme ça dans le privé. On n’est pas aux États-Unis ou en Angleterre.
Fabrice Epelboin : Tu les mets sur une voie de garage ou tu crées une filière online. Avec le Covid, le distanciel a créé de nouvelles possibilités, tout ça est devenu infiniment plus souple. C’est évident que le privé va prendre le dessus. Le privé peut prendre des risques. Le privé peut créer des choses en claquant des doigts, le privé peut réformer en claquant des doigts. C’est terrible à dire ! Je dis ça, j’insiste à nouveau, je suis prof dans le public, je suis fils de prof du public, petit-fils de prof du public et des soldats de la République, des gens qui étaient en mission, et on a perdu. C’est catastrophique ce qui tombe sur l’Éducation nationale aujourd’hui avec ChatGPT ! C’est une bombe atomique ! Je ne vois pas comment l’Éducation nationale peut réagir, elle n’a pas la possibilité de réagir. C’est vraiment un lapin de garenne qui voit tomber une bombe nucléaire.
Bertrand Lenotre : Elle n’en a pas la capacité, je rejoins sur ce que tu dis. Je suis enseignant à la fois dans un organisme public et aussi dans des organismes privés et je le vois puisque je participe, notamment pour l’un d’eux sur les programmes. À partir du moment où on respecte les programmes de France compétences [4] qui est, en gros, le bras armé de l’Éducation nationale pour faire respecter, par les établissements privés, les acquis de compétences qui sont attendus, à partir du moment où tu coches les cases, tu peux rajouter ce que tu veux comme cours. Tu peux rajouter ce que tu veux à partir du moment où tu respectes le corpus qui est demandé par l’État pour avoir ta labellisation comme étant un établissement reconnu par l’État et l’Éducation nationale, que ton diplôme soit donc sanctionné comme tel ; à partir de là, tu peux rajouter ce que tu veux, tu peux prendre qui tu veux comme enseignant, donc tu peux prendre un spécialiste en IA, si tu as envie, pour faire un cours. Pour ne rien vous cacher, dans l’école dans laquelle je travaille actuellement, je suis en train de leur suggérer très fortement de faire un cours pour des élèves augmentés. C’est-à-dire, en gros, l’idée de savoir faire un prompt pour pouvoir travailler dans les domaines de la communication et du journalisme et faire en sorte que ces gamins-là ne se retrouvent pas remplacés par des IA qui vont produire au kilomètre des contenus en copyrighting ou en articles de presse revus et corrigés, mais faire en sorte qu’ils soient capables d’utiliser ça pour, justement, aller plus loin, être plus productifs et ainsi de suite.
Fabrice Epelboin : Et c’est clairement l’avenir ! C’est un module obligatoire de « augmentez-vous avec l’intelligence artificielle » et un module obligatoire que tu reprends chaque année parce que la technologie va évoluer, forcément.
Bertrand Lenotre : Oui. On est aux prémisses de la réflexion sur le sujet, je suis en train de travailler dessus avec eux, j’espère que ça ira au bout, j’y crois beaucoup. Ils ont eu l’intelligence d’écouter ce que j’avais à leur proposer ou, en tout cas, ils ont eu la curiosité d’écouter. J’espère qu’on va aller au bout, je pense que c’est l’avenir, ce n’est pas possible autrement. Ce n’est pas possible autrement !
Fabrice Epelboin : Ça dessine un territoire un peu dark pour l’avenir de l’Éducation nationale.
Damien Douani : Oui, on est mal barrés.
Fabrice Epelboin : J’ai bien peur que malheureusement, oui, ce soit la fin !
Bertrand Lenotre : On est mal barrés comme d’habitude. On va se retrouver avec une logique de ventre mou que sont les élèves moyens et ce qu’on leur demandait, quelque part, il y a aussi ça, le fait que ce qu’on leur demandait, ce qu’on leur notait, en se demandant « est-ce qu’il faut que je sois conciliant ou pas ? ». Donc toutes les écoles qui sont avec des élèves de ventres mous, les élèves eux-mêmes qui sont dans une logique de « je suis moyen », tout ça va être très compliqué pour eux. Pour les écoles d’excellence ou qui se présentent comme telles, si elles ont la capacité de se réformer vis-à-vis de leurs programmes, peut-être qu’elles vont élever le niveau et revoir ce qu’elles appellent excellence au regard de ces nouveaux critères. Après il y a peut-être un dernier élément sur lequel on peut réfléchir et se demander « après tout, c’est quoi, au XXIe siècle, d’apprendre des choses ? ». Je le vois avec ma fille ; j’ai deux bêta-testeurs chez moi, j’ai ma fille de 10 ans et j’ai mes parents de 80 ; ça me permet de voir un peu les acquisitions des technologies. Ma fille connaît Google, elle voit à quoi ça ressemble, elle n’en est pas encore à se dire que ce truc-là peut apporter toutes les réponses. La question intrinsèque qu’on peut se poser c’est : qu’est-ce que le savoir, que sont les connaissances pour des gamins qui arrivent au XXIe siècle ? Elle apprend aujourd’hui l’histoire de France. Est-ce que, demain, ce sera vraiment important ? Est-ce qu’il faut avoir des acquis ou des compréhensions et des repères ?, mais, à part ça, elle ira chercher le reste au cas par cas en fonction de ses besoins sur le moment. Ça pose une vraie question.
Fabrice Epelboin : Surtout que, pour l’histoire de France, elle va se prendre une série Netflix et, en dix épisodes, elle aura les bases qui lui permettront d’explorer de manière autonome le reste. Elle n’a pas besoin de prof.
Bertrand Lenotre : Voilà ! Ça pose vraiment ces questions-là : quelles sont connaissances qu’il faut avoir, la manière de les acquérir, sous la forme d’une série Netflix, sous un MOOC [Massive Open Online Course], sous un ChatGPT ou autre. Tout ça pose de vraies questions et, au central, la place du prof et la transmission de compétences et c’est là, je pense, la vraie question. Tu parlais des soldats de la République tout à l’heure, c’est clair que c’est déjà de la chair à canon et, là, je pense que ça va être définitivement compliqué.
Fabrice Epelboin : C’est de la chair à canon et la notion de soldat de la République a vacillé. Samuel Paty était probablement l’un des derniers. Les soldats de la République, c’est terminé !
Damien Douani : Le hussard est sur le toit !
Fabrice Epelboin : On peut dire ça. Tout ça, cette grosse disruption technologique, cette bombe nucléaire qui arrive sur l’Éducation nationale arrive à un moment d’extrême faiblesse, extrême faiblesse ! Que ce soit des cas dramatiques, comme Samuel Paty, ou des cas qui beaucoup plus légers mais, malgré tout, très significatifs de la situation : je pense à cette prof de tango à Science Po qui s’est fait crucifier sur place comme étant fasciste, nazie, misogyne et je ne sais quoi.
Damien Douani : Elle a été présentée comme telle parce qu’elle mettait en avant les hommes.
Fabrice Epelboin : Elle était présentée comme « anti-woke » parce qu’elle a présenté le tango comme une danse avec un homme et une femme. Il faut savoir que le tango c’est une danse qui se dansait dans les bordels en Argentine, qui permettait aux mecs de montrer leur virilité et aux nanas qui étaient, accessoirement, des putes dans les bordels, de vendre la marchandise. C’est intrinsèquement une danse hétérosexuelle, sauf à réécrire l’histoire. Eh bien ils ont réécrit l’histoire, pas de problème ! Et la prof s’est vue crucifiée, sa réputation a été massacrée.
Du coup, tu imagines l’ambiance chez les profs ! Ils se chient dessus. Pas au même point que des Samuel Paty, mais malgré tout, ils se chient dessus. Ça donne des cours extrêmement dégradés, ça donne des démotivations — on n’arrive pas à recruter plus dans le secondaire que dans le supérieur, maintenant, parce que si t’as autre chose comme perspective dans la vie que d’aller faire prof la peur au ventre, tu vas faire autre chose, tu vas faire autre chose de plus épanouissant. Aujourd’hui, l’interaction avec des élèves n’est pas ce que c’était il y a dix ans où c’était quelque chose de franchement très enrichissant. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, ce n’est plus du tout le cas. Tu fais gaffe à ce que tu dis.
Bertrand Lenotre : Ça commençait déjà à sentir le roussi il y a dix ans mais pas autant qu’aujourd’hui, c’est sûr.
Fabrice Epelboin : Je ne sais pas. Je n’étais pas dans une situation où je pouvais sentir le roussi il y a dix ans, j’étais à Science Po.
Bertrand Lenotre : Tu étais dans une grande école, c’est donc un peu différent du hussard de la République qui œuvre au quotidien dans une petite école de la République.
Fabrice Epelboin : Je n’ai jamais connu ça, je ne l’ai jamais fait.
Un autre truc va être critique pour les écoles d’élite. Très concrètement, les gamins des élites qui sont dans les écoles d’élite — on ne va pas se mentir, même si Science Po, en l’occurrence, a fait depuis bien longtemps de gros efforts là-dessus, ça reste un système de reproduction des élites — vont se retrouver en concurrence avec des gamins qui sortent de nulle part mais qui eux, sont malins, ont appris à être augmentés par l’intelligence artificielle et vont commencer à les concurrencer de façon redoutable. Il est fort vraisemblable que le mouvement néo-luddite de refus de l’intelligence artificielle, de refus du progrès, vienne des élites. Ce sera d’autant plus facile, pour eux, de se plonger dans ce mouvement-là que, fondamentalement, ces élites-là ont fait des études de droit, ont fait des études de business, mais elles n’ont pas fait d’études scientifiques, donc elles ne savent pas de quoi elles parlent. On risque de faire plonger le pays tout entier dans le tiers-monde parce qu’on n’est pas foutu d’appréhender tout cela, parce que nos élites n’ont aucune culture scientifique — un sujet récurrent chez nous — mais là, ça risque de faire plonger l’ensemble du système.
Bertrand Lenotre : Très clairement, il y a donc une logique de question de paupérisation de tout cela. C’est à la fois inquiétant et à la fois, comme on le disait tout à l’heure, si le système était capable de se renouveler, peut-être qu’il y aurait quelque chose d’intéressant à en tirer.
La question que j’ai envie de poser à la fin et je ne pense pas qu’il faille la traiter dans ce podcast, cela peut donner une ouverture vers un autre numéro qu’on pourrait faire ensemble, c’est : qui tire les ficelles derrière ? Ce que je veux dire par là c’est qu’en fait, vous avez adoré la pudibonderie de Facebook face, par exemple, à un tableau comme L’Origine du monde, vous allez adorer le côté éventuellement woke de ChatGPT ou autre puisque, on va le rappeler, les intelligences artificielles n’ont d’intelligence que l’aspect artificiel, autrement dit le corpus qu’on leur donne dedans. La vraie question, derrière, est : qui sera le prochain GAFAM qui sera peut-être être celui qui pourrait, potentiellement, nourrir en connaissances nos gamins et tout le corpus qui va derrière ?
Damien Douani : Elles sont bordées sur des valeurs américaines, très clairement.
Fabrice Epelboin : Les Chinois vont débarquer ! Les Chinois vont débarquer avec leur ChatGPT et celui-là ne sera pas woke, ce sera un autre corpus, ce seront d’autres cadres moraux, ce seront d’autres valeurs, ça donnera d’autres réponses qui seront concurrentielles. Dire que les réponses de ChatGPT sont woke c’est très caricatural, toujours est il qu’elles sont très bordées par des valeurs qu’on peut facilement faire sauter. Il suffit de maîtriser les prompts.
On est là pour pousser un peu le trait. Tu vois ce que je veux dire.
Fabrice Epelboin : L’avenir ce sont les Chinois, clairement ! Les Chinois vont débarquer avec un ChatGPT et ils seraient bien cons de ne pas nous en donner à nous, petits Occidentaux, un accès gratuit exactement comme OpenAI, de façon à ce qu’on compare. Une fois que tu lèves ces filtres ou que tu en mets d’autres, les réponses risquent effectivement d’être très différentes et de poser vraiment question.
Bertrand Lenotre : On va terminer là-dessus avec, évidemment, comme dans chacun des podcasts, la petite page de publicité de Damien Douani qui fait ça tellement bien.
Damien Douani : Je ne sais pas si je le fais bien, je ne sais pas si j’ai appris des choses grâce à ChatGPT face à cette promotion. Mais bon, certainement que je le dois à tous ces youtubeurs que j’ai regardés sur Internet et qui m’ont montré comment faire la promotion d’un contenu. Justement, vous le savez, notre meilleur moyen d’avoir notre récompense c’est simplement que vous nous mettiez des étoiles et un commentaire. Ça a l’air tout simple comme ça, mais, croyez-nous, ça peut nous aider parce que, tout simplement, ça peut nous aider à émerger sur les plateformes de baladodiffusion notamment, votre préférée, peut-être Apple Podcast, peut-être Ausha ou Google Podcasts, allez savoir ou tout autre plateforme qui existe, peut-être plus indépendante. Dans tous les cas de figure, si vous nous aimez vraiment, ça vous prendra dix secondes, mettez-nous des étoiles, mettez-nous un commentaire si vous avez aimez. Ça permet vraiment de nous faire émerger, donc de continuer ce podcast qui en est quand même à sa cinquième saison, ce qui fait quand même un des podcasts les plus vieux de la planète tech française de podcasts. Et puis, surtout, si vous avez envie de dialoguer avec nous, vous pouvez le faire de manière totalement humaine sur twitter@lesEclaireurs.
Bertrand Lenotre : EH bien voilà ! On a tous les renseignements qu’il nous fallait. Merci beaucoup Damien !
Damien Douani : À très bientôt.
Bertrand Lenotre : Merci Fabrice Epelboin.
Fabrice Epelboin : À la semaine prochaine.
Bertrand Lenotre : Je voulais juste terminer sur une citation que j’aime bien et dont je ne sais pas de qui elle est mais elle est un peu en relation avec ce qu’on vient de se dire : « La démocratie sans l’éducation, c’est la tyrannie des cons ! ». Salut.