- Titre :
- L’engagement au temps du numérique
- Intervenant·e·s :
- Magaly Mathys - Édouard Bugnion - Dominique Boullier - François Marthaler - Animatrice
- Lieu :
- ArtLab - École polytechnique fédérale de Lausanne
- Date :
- novembre 2019
- Durée :
- 1 h 27 min 30
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- captures d’écran de la vidéo
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Animatrice : Bienvenue pour cette deuxième rencontre « Au temps du numérique » organisée par la RTS et le Collège des Humanités de l’EPFL [École polytechnique fédérale de Lausanne] donc au sein de l’ArtLab. « Au temps du numérique, l’engagement », « L’engagement au temps du numérique », c’est notre thème aujourd’hui. Quel impact le numérique a-t-il sur notre conscience politique et sur nos engagements ? Comment est-ce qu’on s’engage, au fond, au temps du numérique ? Il y a peut-être trois façons d’entendre cette notion d’engagement en lien avec le numérique. D’abord on peut se servir du numérique pour diffuser, partager son combat, ses convictions, donc là c’est le numérique comme outil mobilisateur, disons, de masse. On peut aussi s’assurer que le numérique soit disponible au plus grand nombre, considérer qu’il doit relever des biens communs, au fond, aujourd’hui, en tant qu’outil de développement, d’intégration, de démocratie. Et puis on peut aussi considérer qu’à l’ère du numérique il est urgent de s’engager contre des exploitations de nos données qui mettraient en danger nos valeurs démocratiques.
Voilà donc en gros les trois volets de cet engagement au temps du numérique que nous allons explorer ici avec nos quatre invités.
Pour ouvrir une même question que je vais poser à chacun, chacune d’entre vous pour vous présenter et faire entendre d’où vous parlez.
Magaly Mathys, on commence avec vous. Vous êtes co-responsable de Powercoders Lausanne. Powercoders [1] est une association qui a été fondée à Berne en 2017, avant de se développer à Zurich, Lausanne et Bâle. Son objectif c’est de former les réfugiés au codage informatique et de les mettre en lien ensuite avec des entreprises susceptibles de les recruter. Pour vous, Magaly Mathys, le numérique est-il un outil démocratique ?
Magaly Mathys : Bonjour à tous. Merci. C’est moi qui ouvre le bal avec une question bien philosophique. Pour moi c’est clair que l’outil numérique s’est démocratisé, ça c’est sûr, vu qu’on voit actuellement qu’il se trouve dans tous les types de métier, que c’est quelque chose qu’il est indispensable de maîtriser pour toute personne qui souhaite effectuer n’importe quel type de métier, que ce soit un métier diplômé ou un métier qui soit non diplômé.
Maintenant, est-ce que ça favorise la démocratie ? Ça aide certainement à la diffusion de l’information si tant est qu’on puisse avoir accès à cette information ; ça dépend des pays, ça dépend des outils. Est-ce qu’il favorise la démocratie ? Il faut le voir comme un outil en tant que tel, comme du papier et un crayon, je pense, et après ça dépend de ce qu’on en fait et de comment est-ce que les gens peuvent y avoir accès.
Animatrice : Est-ce que les réfugiés que vous formez le considèrent, eux, globalement à votre avis, comme un outil démocratique ?
Magaly Mathys : J’ai posé la question à mes étudiants et j’ai eu des réponses très diverses. Pour certains oui, pour d’autres non, ça dépend vraiment des pays, ça dépend comment ils le perçoivent.
Animatrice : Pourquoi ça dépend des pays ?
Magaly Mathys : Disons qu’ils ont vu que, dans certains pays, ils n’avaient pas forcément accès à certaines informations, mais du moment qu’ils pouvaient sortir de leur pays, ils pouvaient vraiment commencer à avoir accès à beaucoup plus d’informations, ils avaient accès à beaucoup plus d’outils, de plateformes. Ça dépend comment on le perçoit. Pour certains c’est extrêmement négatif, pour certains c’est extrêmement positif, mais ils ont cette conscience que la plupart des gouvernements ont la mainmise sur leurs données, ce qui fait qu’ils ne sont pas du tout en confiance vis-à-vis de l’utilisation de ces plateformes d’une manière générale je dirais.
Animatrice : Je crois qu’on va en reparler assez souvent durant cette conversation.
Édouard Bugnion, vous êtes vice-président pour les systèmes d’information à l’EPFL. Vous êtes professeur au Laboratoire des systèmes de centres de calcul. Du fait de votre formation à Stanford notamment et de vos expériences de chef d’entreprise, vous avez fondé des startups, vous êtes donc un fin connaisseur du fonctionnement des centres de données ; comment les rendre toujours plus efficaces et sécurisés ? C’est ça votre préoccupation professionnelle, disons majeure. Même question Édouard Bugnion : le numérique est-il un outil démocratique ?
Édouard Bugnion : D’abord c’est essentiellement un outil. Il peut être utilisé à des fins démocratiques. Il peut être utilisé à des fins de subversion du processus démocratique et puis, aussi, il peut être utilisé pour des fins autoritaires. Donc en soi la technologie est totalement neutre par rapport à la valeur qu’elle apporte, il n’y a pas de biais contre ou pour la démocratie. Il y a des beaux exemples où la communication et les moyens de communication ont permis des avancées démocratiques. Il y a un engagement participatif qui est beaucoup plus facile de nos jours grâce aux technologies de communication. Et puis il y a évidemment des contre-exemples, notamment dans certains pays qui sont régis par un monde numérique très différent du nôtre. Je crois qu’on ne s’en rend pas forcément compte en Suisse, on a l’impression qu’Internet est un réseau mondial universel et en fait, finalement, l’accès à l’Internet et l’accès aux informations que l’on reçoit sur Internet dépendent du pays dans lequel on se trouve et on a, pour faire très simple, au minimum trois internets assez distincts en fonction de la région du monde dans laquelle on se trouve et nous on est dans l’Internet américain.
Animatrice : Merci.
François Marthaler, vous êtes ancien conseiller d’État vaudois du parti Les Verts, vous êtes entrepreneur, vous avez fondé en 1980 La Bonne Combine [2], tous les Lausannois ici connaissent La Bonne Combine, une entreprise de réparations en tout genre tels que des téléphones et des ordinateurs, afin de lutter contre le gaspillage. Depuis 2012 vous êtes directeur de [3], que vous avez créée, qui fait la promotion du logiciel libre contre les systèmes informatiques privatisés auprès des institutions et des entreprises suisses. D’après vous, François Marthaler, le numérique est-il un outil démocratique ?
François Marthaler : Ma première réponse serait évidemment oui, avec une condition qui me semble assez évidente c’est l’utilisation prioritaire des logiciels libres et des solutions open source. Ma réponse, si elle concernait principalement les solutions propriétaires ou les plateformes de type Facebook et autres, elle serait négative. Je fais clairement un lien, pour reprendre ce que monsieur Bugnion disait tout à l’heure, entre l’outil lui-même et la manière dont on l’utilise : s’il s’agit d’un outil open source que je peux ausculter, que d’autres peuvent étudier, analyser, orienter, améliorer, etc. et que je peux contribuer à ceci, la réponse est oui, c’est plus démocratique ; si on passe par des systèmes où, au fond, l’utilisateur est espionné en permanence, n’a aucune maîtrise sur la manière dont ses données sont utilisées, rediffusées, etc., ma réponse est non.
Animatrice : Vous avez dit « plus démocratique » au sujet des logiciels libres, parce que c’est bien beau qu’ils soient ouverts, mais encore faut-il maîtriser, comprendre ce langage informatique. Tout le monde ne peut pas, quand même, comprendre ce qui se dit dans ces codes sources.
François Marthaler : Non. Il y a plusieurs niveaux. À part ça, moi qui n’ai aucune compétence en informatique je commence à bien toucher sur pas mal de sujets. En fait, avec un internet ouvert et cet espace collaboratif et de partage des connaissances, pour celui ou celle qui cherche à s’intéresser et à comprendre, c’est parfaitement possible. Voilà ! Donc même si on n’en a pas les compétences, et je pense que c’est ça le message essentiel, à l’ère du numérique il faudrait que tout un chacun, à un degré ou à un autre, se dise « non, je ne suis pas l’esclave de ces technologies, je vais chercher à les maîtriser dans toute la mesure où cela m’est nécessaire ».
Animatrice : Merci.
Dominique Boullier, vous êtes sociologue, professeur des Universités, chercheur, vous avez d’ailleurs travaillé durant plusieurs années à l’Institut des humanités digitales ici à l’EPFL avant de retourner tout récemment, l’été dernier, en France à Paris à l’Institut d’études politiques [Sciences Po] et au Centre d’études européennes et de politique comparée. Vous avez signé plusieurs ouvrages dont, en 2016, chez Armand Colin, Sociologie du numérique, c’est votre spécialité. Donc devinez quoi, je vais vous poser la même question, Dominique Boullier : le numérique est-il un outil démocratique ?
Dominique Boullier : La réponse que je donne habituellement c’est avant tout de dire que c’est un amplificateur, c’est-à-dire que, de fait, il va amplifier toutes les tendances des sociétés existantes, donc les tendances démocratiques et puis les tendances autoritaires ; Édouard Bugnion avait tout à fait raison aussi, il peut aussi amplifier toutes celles-là. Il amplifie ça de façon assez impressionnante, mais la façon dont on va organiser les choix d’architecture – on peut parler des machines, du calcul, mais on peut aussi parler du réseau – tout cela va jouer dans le sens où on amplifie certaines tendances plus que d’autres. Donc quand on fait des choix, chacun des choix y compris dans notre internet américain comme le disait Édouard Bugnion, effectivement on peut favoriser certaines démarches, certaines approches plutôt que d’autres. Rappelez-vous quand même qu’historiquement les gens qui ont créé Internet partageaient une culture. Il y avait les militaires qui étaient derrière, évidemment, mais il y avait aussi des universitaires et beaucoup avaient une philosophie très hippie, disait-on à l’époque, très hacker aussi pour certains côtés. Ils étaient vraiment dans l’idée de distribuer. Donc les architectures distribuées sont nées là dans cette idéologie de « on doit arrêter avec les systèmes centralisés et on doit les ouvrir ». Cette idée-là un peu libertaire reste, quand même, au fond, dans la culture et dans l’espoir de tout le monde autour d’Internet. En réalité on voit bien qu’elle a été à la fois radicalement supprimée dans certains pays, en Chine par exemple, et dans d’autres pays elle a été complètement détournée, petit à petit, dans l’ensemble de l’Internet que l’on connaît ici, elle a été complètement altéré par la puissance des plateformes. On se retrouve avec des systèmes centralisés, avec des systèmes qui, du coup, exploitent nos données à des fins commerciales.
Ça ne veut pas dire pour autant que l’utopie du départ a disparu parce qu’il y a beaucoup de gens qui continuent à la faire vivre, y compris avec le logiciel libre, mais ce principe démocratique-là a quand même été radicalement altéré pour des raisons commerciales et aussi pour des raisons de surveillance, c’est un autre aspect sur lequel on reviendra sans doute.
Animatrice : Est-ce qu’il a été si altéré que ça ? Parce que même sur ces plateformes commerciales, il y a un discours qui peut être tout à fait démocratique. On peut rappeler que des mouvements comme les gilets jaunes en France ou les Printemps arabes n’auraient sans doute pas eu lieu, en tout cas pas avec la même ampleur sans Facebook pour ne pas le citer.
Dominique Boullier : C’est tout à fait juste que ces systèmes ont pu amplifier, là aussi, ces mouvements-là, mais le problème c’est que l’on pousse quelquefois le bouchon un peu loin en parlant par exemple de « révolution Facebook », ce qui a été le cas pour les Révolutions arabes, notamment, ce qui est complètement faux. En réalité, vous avez un système de coordination extrêmement performant à travers Facebook qui a amplifié la capacité des différents publics à se coordonner pour agir et pour manifester. Mais s’ils n’étaient pas sortis dans la rue d’une part, si, d’autre part, par exemple en Tunisie, vous n’aviez pas 90 % des gens qui ont le bac ce qui est quand même extraordinaire, ce qui n’est pas le cas dans le reste des pays arabes, on ne pourrait rien comprendre de ce qui s’est passé dans une révolution comme celle-là ; on doit aussi prendre en compte des facteurs structuraux et des facteurs de leadership et de circulation d’informations. Le réseau vient, pour certaines fonctions, appuyer tout cela. Mais ce n’est pas plus que ça. Il y a eu d’autres manifestations, des mouvements sociaux, des révolutions, il y en a eu avant, ce n’est pas le problème, ils avaient trouvé d’autres moyens ! Dans que là, effectivement, le numérique accélère les choses et surtout avec un effet qui est intéressant : comme tout le monde est au courant dans le monde entier, et on le voit en ce moment précisément, tout le monde finit aussi par copier les méthodes d’action de ceux qui ont agi à droite, à gauche, à Hong-Kong, au Chili, etc. Donc il y a un effet de mimétisme qui est à la fois fascinant, intéressant et, en même temps, qui peut, quelquefois, ne pas forcément aider à déboucher sur des vraies solutions, parce que les vraies solutions politiques, ce n’est pas sur Internet, ce n’est pas sur Facebook qu’on va les trouver.
Animatrice : On parle de démocratie. Je pense à cette expression qui a notamment été mise en valeur par le Parti pirate un peu partout en Europe, qui parlait de démocratie liquide ou comment, grâce aux outils du numérique, on pourrait aller vers plus de démocratie participative, les citoyens pouvant donner leur avis sur des plateformes, elles existent, elles sont nombreuses. Est-ce que là on n’a pas une preuve, quand même, que c’est un outil particulièrement démocratique ? François Marthaler.
François Marthaler : Je ne partage pas du tout ce point de vue. J’ai des milliers de followers sur Facebook, Twitter, Linkedin et j’en passe, mais j’avoue être un piètre utilisateur de ces outils que j’utilise, en fait, pour diffuser mes questionnements, mes réflexions à un nombre plus ou moins important de personnes, mais ça s’arrête vraiment là.
S’agissant des Gilets jaunes, la chose qui m’a vraiment le plus frappé, j’ai failli écrire au président Macron en lui disant au fond, et en lien avec la question démocratique, est-ce que le plus simple ne serait pas d’introduire en France ne serait-ce que le droit de référendum, qui existe en Suisse, que l’on a utilisé ? Pour avoir occupé des fonctions dirigeantes au niveau politique j’ai vu à quel point la simple existence d’une menace du lancement d’un référendum, je ne parle même pas du droit d’initiative, l’existence d’une menace de référendum pouvait orienter, canaliser, structurer les projets politiques. J’en ai beaucoup parlé, je suis fréquemment en France — je suis double national, ma femme est Parisienne — j’en ai fréquemment parlé en prenant cet exemple qui m’a beaucoup frappé. C’est l’histoire, vous vous en souvenez, de Ségolène Royal et de ce système de taxation du trafic des poids lourds avec ces fameux portiques. Ce n’étaient pas les Gilets jaunes, c’étaient les Bonnets rouges, je ne sais pas si vous en souvenez, on a fini par ficher à la poubelle 600 millions d’euros d’investissement dans ces portiques et renoncé à taxer le trafic des poids lourds, quand en Suisse ce concept a été introduit il y a fort longtemps, je n’ai même la date en mémoire tellement c’est vieux, avec la fameuse RPLP, Redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations. Le Parlement, sous l’épée de Damoclès de ce droit de référendum populaire, a fait un paquet où on disait contre l’avis des milieux patronaux et du monde économique : « OK, on va taxer le trafic des poids lourds en fonction des prestations délivrées et une large partie de la recette sera utilisée pour financer les fameuses NLFA, nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes, pour concrétiser l’objectif de transfert des marchandises de la route sur le rail ». Et ce truc a passé à 70 % si j’ai bonne mémoire.
Au fond la question ce n’est pas tellement de savoir si des réseaux sociaux font de la démocratie, la question plus fondamentale c’est de savoir est-ce qu’il y a de la démocratie, en l’occurrence en France, ou est-ce qu’on ne pourrait pas en introduire plus ?
Animatrice : Comme vous n’avez pas envoyé votre lettre à Emmanuel Macron, il n’a toujours pas instauré ce référendum, en revanche il y a eu des plateformes participatives qui ont été lancées. Donc est-ce que là, l’outil numérique, justement, n’a pas un rôle à jouer, devenir, au fond, cet espace où chacun, chacune, peut faire part de ses avis ?
François Marthaler : Les gens sont très rapidement désenchantés, vous l’avez vu à l’issue du grand débat national en France. Des milliers et des millions de personnes expriment leur opinion et à la fin il en ressort quoi ?
Animatrice : Encore faut-il qu’elles soient écoutées, c’est vrai.
François Marthaler : Mais même si elles sont écoutées, si elles ne sont pas concrétisées par des décisions précises ! C’est pour ça que je dis au fond, pour parler de démocratie, il faut parler de droits démocratiques. Donner la possibilité aux gens de s’exprimer sur des réseaux sociaux, dans le cadre de forums ou de tout type de consultation de la population ce n’est pas ça. Il faut de réels droits avec un couperet : si le peuple majoritairement décide que, eh bien c’est comme ça.
Animatrice : Dominique Boullier.
Dominique Boullier : Il y a là aussi des choix à faire. Selon les types de plateformes que l’on adopte on peut faire certaines choses et pas d’autres. Pour les débats qui ont eu lieu pendant le mouvement des Gilets jaunes, sur le grand débat et puis sur les Gilets jaunes qui avaient lancé eux-mêmes leur débat, « le vrai débat », il se trouve que c’était la même plateforme technique qu’ils utilisaient, mais, en réalité, configurée différemment. Par exemple on pouvait ordonner les questions ou au contraire on était obligé de suivre l’ordre, etc. Donc il y a toujours des choix précis. On ne peut pas se contenter de dire « en général le numérique va contribuer à la démocratie » parce que selon la façon dont on le conçoit, il va contribuer à certains aspects de la démocratie et moins à d’autres. Par exemple sur les réseaux sociaux, on sait très bien que la fonction d’alerte, de mobilisation et de réaction au scandale, etc., ça fonctionne très bien ; la fonction de délibération, de discussion, etc., c’est à peu près nul, c’est-à-dire qu’en réalité les débats finissent par se terminer rapidement en insultes des uns et des autres, etc., ; je caricature un peu, car lorsque vous êtes dans un groupe ça se contrôle un peu mieux, mais, en général, c’est un peu ça. On doit donc on sait très bien [on doit admettre, Note de l’orateur] que ce n’est pas cette architecture-là qui permettra un vrai débat. Donc il faut développer d’autres architectures pour permettre d’autres aspects de la démocratie. Quand on veut soit tout regrouper, soit dire, par exemple, Facebook va répondre à tout, ce n’est pas possible. Il a un créneau, forgé pour des raisons commerciales. Il a été conçu d’une certaine façon. On peut l’utiliser pour certains aspects de coordination des mouvements, comme je le disais, et pour le reste non. C’était mon message à mes élèves ingénieurs quand j’étais à l’EPFL, c’est qu’ils ont une responsabilité dans la façon dont ils conçoivent les systèmes eux-mêmes parce qu’ils vont permettre certaines activités démocratiques et pas d’autres. Il y a plusieurs types d’activité démocratique, donc il faut être capable de rentrer dedans pour les concevoir de façon fine en fonction de ce que l’on cherche.
Animatrice : Magaly Mathys.
Magaly Mathys : Je vais partir un petit peu plus loin que la Suisse et la France. Certains de nos étudiants m’ont fait le retour que c’est important pour eux d’avoir la notion de confiance parce que le numérique, comme tout le monde l’a déjà dit, ce sont des outils. Les personnes qui sont derrière, les personnes qui vont gérer ces outils, vont vraiment influencer la manière dont les gens vont interagir avec ces outils, ça c’est très important.
Ce qui manque actuellement dans beaucoup de pays, d’une part certains n’ont pas forcément accès à tous les outils, par exemple dans certains pays vous n’avez pas accès à WhatsApp ou à Telegram, vous n’avez pas forcément accès à Google, donc tout le monde n’est pas sur un même pied d’égalité. Ensuite même si, par exemple en Turquie, vous avez accès à Facebook, la plupart des gens ne se sentent pas suffisamment en confiance pour pouvoir utiliser l’outil de manière libre. Donc les messages qu’ils vont poster en ligne vont être biaisés parce qu’ils vont avoir cette conscience qu’ils ne peuvent pas faire confiance aux personnes qui vont surveiller ce qu’ils vont écrire. Cette notion est fondamentale et tant qu’il n’y a pas cette confiance…
Animatrice : Un peu plus de transparence dans l’utilisation des données.
Magaly Mathys : Exactement.
Animatrice : Qu’en dites-vous Édouard Bugnion ?
Édouard Bugnion : En fait, ce que je retiens de la discussion jusqu’à maintenant, c’est qu’il y a la perspective de l’individu et du citoyen qui, évidemment, doit interagir avec le numérique qui est une nouvelle plateforme, c’est un nouveau mécanisme de communication et d’engagement. Et puis, un autre élément qui n’a pas encore été mentionné jusqu’à maintenant, qui est la perspective de l’État ou des partis politiques ou du mécanisme politique lui-même qui utilise le numérique de manière très spécialisée et très pointue. C’est ça qui est quelque chose de nouveau.
On était jusqu’à il y a une décennie dans une logique où finalement l’influence d’opinion se faisait pas les mass média, que ce soit la presse écrite ou les médias audiovisuels et maintenant on est dans une nouvelle logique où l’influence politique se fait de manière beaucoup plus sélective en fonction du profilage des individus. Et ça c’est très différent puisqu’en fait ça crée des surprises, ça crée des phénomènes qui sont difficiles à anticiper puisque, par opposition à la logique du mass média, on n’a plus cette notion où l’entièreté des acteurs actifs du monde politique a accès à la même information. Et ce qui s’est passé notamment en Angleterre et aux États-Unis, avec une communication politique très spécialisée et très fine dont, finalement, les partis avec des points de vue opposés n’avaient même pas conscience. Et ça, c’est quelque chose de nouveau, on est dans une logique d’adaptation et puis on est dans une logique où, finalement, la société est constamment en train de rattraper les avancées technologiques puisque l’autre élément qui est central dans toute cette discussion, c’est que ça va très vite. C’est-à-dire qu’on est aujourd’hui dans une réalité qui était inimaginable il y a dix ou vingt ans et puis on va vers un avenir qui sera encore foncièrement différent à des horizons très courts, dans le cadre de notre vie adulte à nous, ce qui est quelque chose qui se passe très rarement dans l’évolution des technologies et de leur impact sur la société.
Animatrice : Vous avez cité l’Angleterre, les États-Unis, vous faisiez référence à Cambridge Analytica ? Vous pouvez peut-être nous rappeler un petit peu cette…
Édouard Bugnion : Oui. Aujourd’hui on comprend e qui s’est passé ; sur le moment personne n’avait rien vu et je pense que ça c’est important : on s’est rendu compte de ce qui s’est passé après. Cambridge Analytica [4] c’est quoi ? C’est finalement le profilage volontaire, je ne vais pas dire éclairé mais volontaire, d’à peu près 100 000 personnes aux États-Unis qui ont accepté de répondre à un questionnaire détaillé psychologique ; certaines ont été payé pour le faire. Et puis, et c’est là où il y a eu un bug, pour utiliser un terme technique, Facebook était utilisé comme mécanisme d’authentification et, comme effet de bord, a permis l’accès aux réseaux sociaux de ces 100 000 personnes à Cambridge Analytica et de 100 000 personnes, ce qui est relativement insignifiant par rapport à la masse démocratique américaine, on a réussi à extrapoler avec des degrés de confiance variables les opinions politiques et les intérêts politiques de 30 millions de personnes, alors là ça devient plus intéressant ! Et ça a été utilisé ensuite comme vecteur de précision, de façon à faire une communication politique très précise aux personnes qui répondaient à certains critères d’intérêt prédéterminé. Ça a influencé l’élection, en tout cas c’est ce qui est communément compris aujourd’hui, et surtout, à l’époque, ce n’était pas quelque chose qui était compris, ni par la presse qui suit pourtant les élections, ni par l’autre partie prenante de l’élection.
Animatrice : Depuis il y a eu effectivement pas mal d’émissions, de reportages, de documentaires aussi sur ce thème. D’ailleurs j’en profite pour me tourner vers vous cher public : est-ce qu’il y a des personnes parmi vous que ce scandale de Cambridge Analytica aurait particulièrement frappé et qui en auraient changé leur comportement, peut-être, sur les réseaux sociaux ? Oui, Madame.
Public : Oui. Tout à fait. Personnellement je me méfiais déjà auparavant des pratiques de Facebook, mais là ça m’a poussée par exemple à avertir mes contacts d’arrêter de répondre à tous ces petits quiz, tous ces petits questionnaires qui vous demandent en général, pour obtenir la réponse, pour obtenir votre profil qui est déduit du questionnaire, vous obligent à donner accès à votre compte, donc aux contacts de votre compte, à l’application. C’est d’ailleurs comme ça qu’ils ont réussi, en partie à partir de Cambridge Analytica, à élargir leur public, c’est-à-dire en poussant les gens à répondre à ces espèces de petits quiz qui ont l’air complètement innocents mais qui les poussent à partager leurs données personnelles et celles de leurs contacts. Les données des contacts qui sont partagées avec ces quiz sont assez extensives. Les gens ne s’en rendent pas forcément compte. Je dois dire que moi j’ai vraiment dit aux gens : « Écoutez, soit vous arrêtez de jouer à ces petits quiz, soit je vous évacue de mes contacts parce que vous partagez… »
Animatrice : Et vous n’avez plus d’amis maintenant, on est désolés pour vous !
Public : Non, non, j’en ai encore, ils comprennent très bien. Je leur ai expliqué et eux-mêmes étaient assez surpris d’apprendre ce qui était fait de leurs données. Pour les gens, les données personnelles c’est souvent une espèce de boîte noire à laquelle ils ne pensent absolument pas.
Je me demandais si j’aurais pu juste rebondir sur votre question concernant la démocratie liquide du Parti pirate. En fait, dans ce concept, ce n’est pas simplement le fait de pouvoir utiliser les plateformes électroniques pour élargir le public pour les débats et les forums ; l’idée c’est vraiment de permettre aux gens de s’emparer de ces plateformes, de pouvoir les calibrer selon leurs besoins, en groupe. Et ça, ça demande aussi une éducation au numérique, ça ne demande pas seulement d’apprendre à coder, ça demande surtout d’apprendre à comprendre quelles sont les logiques qui sous-tendent tous ces outils, y compris les modèles économiques, notamment ceux de Google, Facebook, etc. C’était simplement pour rebondir. Il ne s’agit pas juste de prendre la technologie comme une espèce d’outil miracle, comme ça, qui va s’imposer tout seul et qui va faire dérouler la démocratie et la déployer dans le monde entier.
Merci. Je suis désolée si j’ai parlé trop longtemps.
Animatrice : Merci. Non, non, c’est très bien.
Public : Il y a aussi une chose. En fait, le problème ce n’est pas que des officines profilent des électeurs à travers les réseaux sociaux, ça a eu lieu en tout temps disons, même Obama a commencé à utiliser Facebook en son temps et personne ne lui en a tenu grief. L’éléphant dans la pièce c’est quand même la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux et là on est encore très démunis pour trouver une parade à la diffusion de fausses informations. Le problème c’est qu’il y a un effet de caisse de résonance sur les réseaux sociaux. Les gens n’ont pas d’autre source d’information que leur cercle d’amis, de contacts et de followers, donc il y a une amplification naturelle. Facebook et les autres réseaux sociaux n’ont toujours pas trouvé la solution à la vérification et à l’élimination des fausses informations. Je pense que c’est un sujet majeur.
Animatrice : Merci. Dominique Boullier.
Dominique Boullier : Oui. Je pense qu’il y a ce sujet des émetteurs de fausses informations avec des intentions quelquefois délibérées que l’on peut suivre ; il y a le sujet du contrôle de la qualité de l’information, tous les fact checking qu’il peut y avoir. Mais il y a un sujet qui est souvent évacué, qui est au cœur même de la façon dont fonctionnent ces plateformes, c’est la question du rythme de la propagation ; moi j’appelle ça le « réchauffement médiatique » et ça, ça rend les choses beaucoup plus compliquées. Des travaux ont été publiés y compris dans Science pour montrer que ce qui fait la force de propagation des fake news ce n’est pas le fait qu’elles soient fausses ou vraies, c’est le fait qu’elles soient nouvelles et qu’elles soient choquantes, donc elles captent votre attention de ce fait. Même quand vous n’êtes pas d’accord, vous retwittez, vous relancez et vous réagissez et hop ! ça se propage. Et ça se propage pourquoi ? Parce que les systèmes comme Twitter ou comme Facebook sont ce que j’appelle des « machines à réplication », c’est-à-dire qu’ils sont faits pour vous faire réagir. C’est ce qu’on appelle l’engagement, pas au sens, sans doute, de cette émission mais au sens commercial et au sens surtout de vous mettre en position de réagir tout le temps.
Animatrice : La réactivité.
Dominique Boullier : La réactivité maximum.
Animatrice : Une dimension psychologique aussi qui est exploitée.
Dominique Boullier : C’est ça : on capte votre attention par un choc et vous réagissez [immédiatement, Note de l’orateur], vous n’avez pas le temps de délibérer réellement, de vous dire « c’est incroyable » et hop ! c’est reparti. Si on ne coupe pas le moteur de cela, vous pourrez toujours essayer de contrôler, mais il y aura toujours des fake news et quelquefois des fake news gouvernementales aussi, il faut bien l’admettre ! Et tout ça va s’amplifier et s’amplifier énormément. Le problème c’est d’être capable de refroidir ce climat-là, de le refroidir, donc de le ralentir et de dire, par exemple, vous n’aurez pas le droit de retwetter plus d’une fois par jour par exemple. Ah ! Quand je propose ça, les gens disent : « Ce n’est pas possible ! C’est une atteinte à mes droits, etc. » Oui. Mais le problème c’est qu’on ne se rend pas compte des conséquences que la petite action que l’on fait a sur l’ensemble de son réseau, qui fait que ça amplifie tous les phénomènes de façon complètement incontrôlée. C’est quelque chose qu’on ne connaissait pas dans les autres systèmes de diffusion médiatique. Ce phénomène-là, à mon avis, est au cœur même du dispositif de valorisation de la donnée et des traces de ces plateformes. Donc là vous commencez à attaquer dans le dur, dans le fait qu’on ralentit tout cela et qu’on empêche ces effets d’amplification par le rythme lui-même. On le vit tous ; les notifications, les like. Et quand on publie quelque chose, on finit par regarder combien de personnes ont liké, combien de personnes ont retwetté, donc nous sommes nous-même dans la boucle et on alimente nous-même la machine à s’intoxiquer de news, dont les fake news, à grande vitesse, [parce que ce sont celles-là qui sont les plus frappantes, Note de l’orateur]. Ça c’est un vrai problème pour moi.
Animatrice : Tout à fait. François Marthaler.
François Marthaler : Sans parler, je ne peux pas m’empêcher d’y penser puisqu’on est sur un média national, de l’effet super accélérateur que l’on a déjà vu à l’œuvre, où les médias, sur la base d’une news plus ou moins fake, vont faire pour la rediffuser, en discuter, en débattre ; même si c’est une fake news on va en parler quand même pour dire « c’est une fake news ! ». À la fin des fins any publicity is good publicity, comme on dit, on en parle et puis ça diffuse gentiment.
Animatrice : On a bien compris la petite critique, François Marthaler, c’est noté. On ne vous donnera plus la parole désormais !
On parle là des réseaux sociaux. Sur les réseaux sociaux aussi ce qui se passe beaucoup, vous l’avez sans doute vécu, vous le vivez, ce sont ces appels aux pétitions en ligne. On pourrait se dire voilà un bel usage de ces outils-là. On me demande de signer une pétition, ça va de sauver les ours polaires à aider les migrants. C’est très vaste comme champ. Est-ce que cliquer ça serait s’engager dans ces cas-là ? Il suffirait de cliquer pour s’engager pour ces causes. Édouard Bugnion.
Édouard Bugnion : Moi je suis un peu sceptique sur l’impact de l’engagement simplement strictement virtuel. C’est un peu comme l’impact d’avoir une relation d’ami sur un réseau social, ça ne fait pas de ça un réel ami, surtout sur certains réseaux sociaux, finalement on a juste des liens dans un graphe mais ça ne va pas plus loin.
Je pense qu’on est dans une phase de transition, mais on se rend compte également que c’est l’engagement physique de personnes qui se déplacent pour aller voter, qui se déplacent pour aller manifester ou pour exprimer un point de vue, qui fait une différence. Je pense que rien ne remplace l’interaction humaine à un moment donné. On est dans une logique, dans un monde où la communication se fait de manière de plus en plus fluide, de plus en plus virtuelle. Je suis par exemple un grand fan de l’utilisation de la vidéoconférence pour réduire notre obligation de voyager à travers le monde et même à travers le pays, mais en même temps il faut être conscient que rien ne remplace le déplacement et la rencontre entre personnes.
Animatrice : Mais une pétition, en ligne ou papier, quelle différence ?
Édouard Bugnion : Pour moi le seul impact que l’on a c’est que c’est un acte de profilage explicite. Au moins la pétition a le mérite que lorsqu’on clique « oui » sur une pétition pour les ours polaires, finalement on s’engage à ce que notre opinion par rapport aux ours polaires soit connue. Ce qui est plus important par rapport à l’engagement numérique c’est de se rendre compte que toutes les fois où on clique sur quelque chose on est également, quelque part, observé, on est profilé et de ce profil et de ces profils sont dérivés un certain nombre d’effets de bord, y compris le fait qu’on a des publicités qui sont profilées par rapport à nos centres d’intérêt, ce qui peut être vu de manière constructive.
Animatrice : On a plein d’ours qui nous demandent comme ami.
Édouard Bugnion : Exactement ! Donc je pense que l’engagement avec la pétition c’est relativement anecdotique dans la relation du citoyen moderne avec le monde numérique aujourd’hui. Il faut vraiment regarder sur l’interaction tous les jours parce que c’est celle-là qui domine la manière dont on est perçu.
Animatrice : Magaly Mathys.
Magaly Mathys : Je suis totalement d’accord et je voudrais juste rajouter que ça encourage aussi, peut-être, l’engagement un peu plus sur le terrain : le fait de voir que d’autres personnes s’intéressent virtuellement, on se dit qu’on n’est pas seul, qu’il y a d’autres personnes qui s’y intéressent. À titre personnel, quand j’ai voulu m’engager pour les réfugiés, voir qu’il y avait énormément de bénévoles au niveau international qui s’engageaient sur le terrain ça m’a encouragée moi-même à aller sur le terrain, donc c’est vraiment quelque chose qui m’a poussée et qui m’a permis vraiment de concrétiser. Mais je suis totalement d’accord que l’engagement uniquement virtuel a quelque part ses limites. Maintenant, le fait de pouvoir s’engager sur le terrain, de pouvoir se rassembler, de rencontrer d’autres personnes physiquement, ça va avoir un impact beaucoup plus fort et ça va amplifier vraiment le phénomène.
Animatrice : Est-ce que vous savez, si vous avez eu l’occasion d’en parler avec certaines des personnes qui vous formez, donc des réfugiés, ce qu’elles pensent, quel regard elles portent, justement, sur ce type de pétitions qui peuvent porter souvent sur la situation des réfugiés ?
Magaly Mathys : Je crois que, d’une manière générale, c’est une question très éloignée de leur réalité. C’est une question qu’ils ne vont pas forcément se poser parce qu’ils sont dans une autre réalité. Nous on se pose ce genre de question, mais disons que ce n’est pas leur priorité première. Leur priorité première c’est d’une part la sécurité, c’est de continuer leur vie à un endroit, ce n’est pas forcément de se poser des questions. Oui, c’est important pour eux de voir quels sont les acteurs qui pourraient les aider, mais maintenant, dis-moi si je me trompe [tournée vers une personne du public, NdT], je pense vraiment qu’ils ne vont pas forcément porter une attention particulière sur ce genre de phénomène, sur ce genre de pétition, d’une manière générale. S’ils peuvent en tirer quelque chose de bénéfique tant mieux, sinon tant pis.
Animatrice : Sinon, ça témoigne tout de même d’un certain intérêt pour la cause. Est-ce qu’il est profond ou superficiel, ça c’est une autre chose.
Dominique Boullier.
Dominique Boullier : La pétition, du point de vue de la science politique, a été étudiée depuis lontemps ; c’est un des répertoires d’action qui sont disponibles pour les mouvements sociaux : c’est l’appel au nombre. C’est la même chose que la manifestation. Même si après il y a des différences, bien entendu, c’est-à-dire qu’il faut être nombreux et on obtient une visibilité parce qu’on est nombreux. C’est pareil pour la manifestation, mais là physiquement.
Le deuxième répertoire d’action c’est le scandale, c’est-à-dire qu’à ce moment-là vous créez un scandale et vous utilisez les médias.
Animatrice : Vous faites le buzz.
Dominique Boullier : Vous faites le buzz en ligne, mais auparavant vous pouviez le faire autrement en répandant aussi un certain nombre de rumeurs qui pouvaient casser certaines réputations.
Le troisième, et celui-là est beaucoup plus difficile à obtenir sur les réseaux sociaux, c’est l’expertise. C’est-à-dire que vous êtes bon sur un dossier, vous apportez des arguments et vous contredisez les experts dans ce domaine.
Ça ce sont les trois registres, ce qu’on appelle les répertoires d’action [collective, Note de l’orateur] des mouvements sociaux. Tous les mouvements sociaux ne sont pas bons dans tous les domaines ou toutes les organisations ne sont pas bonnes dans tous les domaines. Et en ligne, on voit bien que ce qu’on a amplifié c’est principalement le scandale et le nombre et pas tellement l’expertise, même si, en réalité, on peut très bien constituer de très bons dossiers [et se faire connaître de cette façon, Note de l’orateur]. Mais avec le nombre et le scandale, ce qui fonctionne bien, c’est le fait qu’on attaque les réputations. L’économie de la réputation est à la base même de toute l’économie financière, mais aussi commerciale en général, des marques qui dominent Internet. Si vous êtes capable d’attaquer la réputation de quelqu’un [ou d’une firme, Note de l’orateur], c’est bon, vous avez marqué des points. Soit en étant très nombreux par une pétition, soit en créant, en apportant des nouvelles inédites. C’est cela le ressort actuellement de l’action [en ligne, Note de l’orateur]. Ça un aspect virtuel, mais ça peut etre très dommageable. Je peux vous dire que les firmes qui gèrent leurs marques font ce qu’on appelle du social listening pour vérifier en permanence qu’il n’y a pas des attaques sur leurs marques et être capables de réagir le plus rapidement possible. Et ça se transpose dans la vie politique aussi où les réputations sont attaquées, à juste titre ou pas, d’ailleurs, parce que dans certains cas on peut les saboter délibérément et sans fondement. Mais c’est quelque chose qui devient un moteur essentiel de l’action politique en ligne aussi.
Animatrice : François Marthaler.
François Marthaler : Si je peux me permettre pour faire le lien, il y a une chose qui me frappe c’est qu’au-delà des pétitions il y a parfois des demandes de passer à l’action, action très concrète comme ce que je fais assez régulièrement, virer cinq euros à Avaaz ou à toute autre organisation, ou soutenir un projet sur KissKissBankBank ou Wemakeit en Suisse. Il y a de fabuleux projets qui n’existeraient pas sans ces réseaux sociaux. On est un petit peu éloigné de la pétition, mais souvent ces pétitions que l’on signe s’accompagnent d’une demande de financement, financement qui permet d’ajouter de l’expertise et, finalement, de boucler la boucle et de renforcer l’impact et la justification, au fond, des actions qui sont proposées. Moi je continuerai à soutenir ce genre de projets en me méfiant toujours un petit peu. Si je clique c’est que je paye.
Animatrice : Édouard Bugnion.
Édouard Bugnion : Je vais peut-être rebondir sur le point de l’expertise dans le monde numérique. J’ai une perspective un peu différente de monsieur Boullier parce que, pour moi, il y a un certain nombre de plateformes sociales, notamment des plateformes sociales utilisées par des développeurs, qui ont permis à un certain nombre de développeurs perdus dans le cyberespace de se faire une réputation d’expert. Donc il y a quelque chose qui est fascinant c’est qu’aujourd’hui quelqu’un, n’importe où, avec des accès minimaux au réseau internet, peut, pour autant qu’il en ait les compétences, la structure intellectuelle, l’intérêt et l’engagement, se créer une réputation dans un domaine particulier. C’est tout à fait le cas dans l’informatique où il y a des développeurs qui sont devenus connus parce qu’ils ont répondu à des questions sur différents sites sociaux micro-spécialisés dans le domaine de l’informatique et puis c’est une tendance qui se généralise sur d’autres plateformes qui sont beaucoup plus larges. On peut devenir un influenceur sur YouTube, il y a beaucoup de jeunes qui en rêvent et certains le font grâce à leur talent et leur expertise.
Donc moi je pense qu’il y a énormément de choses de qualité qui peuvent émerger et surtout il y a la possibilité, pour des talents, de se faire découvrir sans passer par une espèce de système qui s’est établi précédemment de manière top down, autoritaire, que ce soit, dans le cadre des médias, par les médias structurés et organisés. Ça je pense que c’est rafraîchissant, c’est un changement de génération et c’est une réalité avec laquelle on vit aujourd’hui professionnellement et dans notre culture populaire.
Animatrice : Donc qui semble aller vers plus d’égalité au fond, un système plus égalitaire, en tout cas donner davantage sa chance à chacun et chacune.
Édouard Bugnion : Je ne sais pas si égalitaire c’est le mot, mais c’est une méthode ou c’est une approche qui permet à des talents de se faire découvrir sans passer par des intermédiaires. Le talent n’est pas réparti de manière égalitaire, mais la capacité de se faire découvrir sans passer par des agents, des structures et être dans les bons gremium et les bons cercles, ça c’est quelque chose de positif.
Animatrice : L’engagement passe aussi par le choix des outils numériques que l’on fait. Là je vais vous faire plaisir, François Marthaler, tout dépend de l’outil que l’on utilise, qu’on choisit d’utiliser. Vous, vous avez fait le choix de l’open source, vous nous en avez déjà dit quelques mots tout à l’heure.
Magaly Mathys, on sait que l’objectif de Powercoders c’est bien de former les réfugiés au codage informatique, mais quoi ? Qu’est-ce qu’ils codent ? D’ailleurs est-ce vous travaillez en open source ? Est-ce que vous vous souciez de la matière sur laquelle vous travaillez et ce serait une autre manière de vous engager ?
Magaly Mathys : Au niveau de l’association on cherche à répondre à deux objectifs : d’une part on est en face de personnes qui sont compétentes, qui ont des connaissances, qui ont dû fuir leur pays à un moment donné et qui se retrouvent en Suisse avec beaucoup de difficultés à trouver, à s’insérer au niveau professionnel, donc notre objectif c’est de les aider, ce sont des personnes qui ont les capacités de s’intégrer facilement ici en Suisse. D’autre part, on fait face de plus en plus à un manque au niveau des personnes qui maîtrisent l’informatique de manière très générale, dans plusieurs domaines de spécialisation, ça on le voit vu qu’on est aussi en contact avec beaucoup d’entreprises qui cherchent constamment des profils, qui sont en manque de profils. Ça nous permet, justement aussi en formant ces personnes compétentes, de pouvoir répondre à ce besoin, à cette pénurie. C’est une petite réponse.
Pour répondre à votre question, notre enseignant va choisir les outils qui lui paraissent le plus adapté.
Animatrice : Pour le marché du travail.
Magaly Mathys : Exactement. C’est aussi un choix personnel qu’il fait sciemment. S’il peut, il choisit de l’open source. Maintenant on va passer essentiellement par le développement web mais pas seulement, après on va vraiment s’adapter en fonction des demandes des entreprises, en fonction des outils et des plateformes qu’elles vont utiliser. On les met en contact avec nos étudiants et, selon la demande qu’une entreprise a, on va aider l’étudiant à se spécialiser sur telle ou telle plateforme ; ça peut être une plateforme open source comme ça peut être un autre type de plateforme. Donc vraiment ça dépend. On ne va pas chercher à être militants par rapport à ça vu que notre objectif majeur c’est vraiment d’aider ces personnes à s’insérer au niveau professionnel, mais on y est attentifs, on est conscients ; si les outils open source nous paraissent adaptés, on va essayer d’aller dans cette direction mais ce n’est pas forcément le cas et on le voit, certaines entreprises n’utilisent pas forcément des logiciels open source.
Animatrice : Elles sont même assez peu nombreuses, je crois que vous pouvez nous le dire, François Marthaler. En tout cas en Suisse vous avez quelques difficultés, je crois, à imposer le logiciel libre et l’open source dont vous nous avez pourtant, tout à l’heure, vendu les vertus démocratiques. Comment interpréter tout cela ?
François Marthaler : C’est un petit peu compliqué, mais c’est vrai qu’il y a un petit peu quelque chose de l’ordre du serpent qui se mord la queue. why ! emploie, depuis un peu plus de quatre ans maintenant, des stagiaires qui sont en apprentissage en informatique, vaudois, et je suis absolument consterné de constater le peu d’attention et de formation qui leur est offert par leurs instituts de formation sur Linux par exemple, bêtement ça. Ça se résume aujourd’hui à peu près à une journée, je crois, c’est extrêmement minimaliste. Et pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de demande ou, étonnement, peu de demande. Il s’agit d’apprentis, ce ne sont pas des ingénieurs système, ils s’intéressent au poste de travail pour dire les choses simplement et les postes de travail en entreprise qui tournent sous Linux sont, on va dire, extrêmement rares.
N’en reste pas moins qu’une entreprise qui, comme why !, a décidé d’utiliser exclusivement Linux et d’autres logiciels libres peut parfaitement, et je l’atteste, faire tout ce qui lui est nécessaire, la plupart des choses se passant d’ailleurs via un navigateur donc il y a zéro souci, mais il y a un problème. Au niveau des entreprises, le problème est un peu de nature sociologique. Je l’ai vécu lorsque j’étais en charge politique de l’informatique du canton de Vaud : la plupart de mes collègues considéraient que l’informatique c’est un sac d’embrouilles, ça coûte cher, ça ne marche jamais, ça met tout le monde de mauvaise humeur, il faut tout le temps changer, ce n’est jamais stable. Bref ! Une source d’ennuis dans laquelle ils ont beaucoup de peine à se lâcher. Et puis, au niveau exécutif, qui est peut-être celui de monsieur Bugnion, une tendance quand même assez lourde : lorsqu’il s’agit de choisir entre une solution propriétaire, SAP, Windows, HP, Adobe, je n’en sais rien, et puis une solution open source, avec toujours un risque de projet qui foire et qui coûte des centaines de mille, voire des millions de francs, eh bien dans l’hypothèse de la proposition faite au politique de mandater une multinationale, de préférence américaine, et puis celle de proposer un projet open source, la deuxième n’aura pas vraiment l’avantage parce que si le projet foire, ça peut malheureusement arriver, eh bien ce sera la faute du fusible qui va vraisemblablement sauter. Voilà ! Ce sont vraiment des choses que j’ai pu observer et qui expliquent pas mal de choses.
En résumé sur cette question si, dans une entreprise, il n’y a pas une volonté stratégique, une compréhension du fait qu’un logiciel libre c’est un logiciel que je peux adapter, faire évoluer, c’est moi qui décide quand c’est le moment d’investir, ce n’est pas l’éditeur, etc., quand cette idée-là a été captée par le dirigeant, les choses vont aller toutes seules, il n’y a pas de problème.
S’agissant des particuliers, il y a vraiment cette vieille légende urbaine selon laquelle Linux et les logiciels libres seraient réservés aux informaticiens et aux geeks. J’entends ça tout le temps. Je me souviens bien d’une dame qui était hésitante parce que quand même la durabilité, la lutte contre l’obsolescence programmée — et Dieu sait si elle est importante dans le domaine de l’informatique puisque ce sont précisément les programmes qui la programment —, eh bien elle s’inquiétait. Donc je lui ai dit de venir avec fichier Excel sur une clef USB. Elle arrive, elle met sa clef USB dans l’ordinateur why !, j’ouvre le truc et elle me dit : « Bon, OK ! Ça marche ! Mais quand je serai sous Linux ? — Attendez Madame, mais vous êtes sur une machine avec un système d’exploitation Linux. — Oui, mais enfin c’est enfin c’est écrit xlsx ici. — Une machine Linux qui a ouvert un fichier édité par Excel dans Calc qui est la version d’Excel de LibreOffice [5]. » Elle ne comprenait pas, elle ne voyait pas la différence. C’est vous dire ! Donc c’est vraiment de l’ordre du « on dit ». Je peux affirmer aujourd’hui que n’importe qui, PME ou particulier, peut parfaitement faire tout ce qui lui est nécessaire avec des solutions open source.
Animatrice : Je me tourne vers vous, cher public. Est-ce qu’il y a parmi vous des utilisateurs de logiciels libres et est-ce que vous le vivez comme un engagement ?
Public : Oui. J’utilise GNU/Linux depuis maintenant des années. Je ne suis pas militant parce que j’ai peu tendance à promouvoir ouvertement, mais si jamais je conseille quelqu’un je lui conseille l’open source en priorité. Je travaille actuellement à l’EPFL, on a accès à plusieurs logiciels open source, mais surtout à des logiciels privateurs ce qui est une tendance qui est, pour moi, assez dommage, disons.
Je veux juste rappeler aux gens que beaucoup d’institutions souvent considérées difficiles comme le CERN ou bien la station spatiale internationale tournent sur Linux parce qu’on a besoin d’un système stable. Et beaucoup de logiciels privateurs, on va penser à Mac OS X ou d’autres distributions, vont utiliser beaucoup de librairies ou d’outils qui sont entièrement fournis par le logiciel open source sans jamais le dire. En fait, ils vont utiliser ça parce que c’est très stable et très réputé. Donc une grande majorité qui est, de toute façon, fournie par la communauté et qui est souvent utilisée.
Juste pour revenir sur ce que disait Marthaler, sur pourquoi on utilise encore le logiciel privateur, par privateur j’entends privé, privatisé, mais privateur est plus précis.
Animatrice : Plus engagé disons.
Public : Voilà. Oui. Il y a, je pense, une publicité qui est faite par les entreprises, par Microsoft, tout ça, qui vont venir activement pas seulement vers des entreprises mais aussi vers des politiques, qui vont faire du lobbying, on voit ça. Vous savez probablement que le tribunal fédéral suisse essaie de travailler et, je crois, travaille maintenant presque entièrement sur des logiciels open source.
François Marthaler : Oui, depuis 25 ans.
Public : Et les partis qui sont en opposition avec ce genre de choses essaient de pousser pour revenir sur des systèmes propriétaires qui peuvent poser problème. Donc il y a aussi toute une implication de la publicité qui est faite par les entreprises privées, ce que les communautés open source ne pourraient pas faire parce qu’on n’a pas assez d’argent, simplement, pour pouvoir faire de la propagande pour inviter des gens à aller sur cela. Donc il y a une sorte d’iniquité, comme cela, qui pourrait expliquer qu’on reste sur des systèmes privateurs.
Animatrice : Merci.
Public : Merci. Je pense qu’il y a une troisième voie. Je pense qu’on parle open source et privé, mais je pense qu’il y a un point important qu’on n’a pas évoqué dans tout ce débat de numérique et les réseaux sociaux, etc., c’est le modèle d’affaires. Le modèle d’affaires, aujourd’hui, qui est l’attention economy fait que tous ces effets on les voit : ça encourage, ça pousse les gens à revenir et ça donne l’impression que le logiciel est gratuit et il n’est pas du tout gratuit, on le paye cher, mais nous ne sommes pas les clients. On oublie souvent que les clients ce sont les annonceurs et ce qu’on vend à ces annonceurs c’est notre attention. Donc en commençant par ça, on voit déjà l’effet de caisse de résonance, fake news, etc.
Moi j’ai décidé autant que possible d’acheter mon logiciel. Ça fait 30 ans que j’ai travaillé chez Hewlett-Packard, donc je déclare déjà mes couleurs, mais à l’époque on payait des centaines de francs pour un logiciel de traitement de texte. Aujourd’hui je me rends compte que, des fois, je dis « cinq francs c’est un peu cher » pour un logiciel qui est beaucoup plus puissant, donc autant que possible j’essaye d’acheter. Maintenant, si on arrive à changer ce modèle d’affaires et rendre l’équation entre client et fournisseur, nous et eux, je pense qu’on arriverait peut-être à résoudre et diminuer les problèmes qu’on a. Donc il y a open source mais, pour le privé, il y a deux modèles.
Animatrice : Merci. Est-ce qu’il y a encore une question ou une réaction ?
Public : Il me manque encore deux choses dans cette discussion. Une : on a oublié les gens qui aimeraient s’engager mais qui ne peuvent pas, pas parce que ce n’est pas possible techniquement, on a toute l’infrastructure ici en Suisse, mais on a beaucoup de gens qui ne savent pas ce qu’on peut faire, comment le faire d’une manière mature, responsable, ne pas se faire avoir, perdre des données quand on change, des petites choses. Moi je connais pas mal de gens âgés qui ont beaucoup de questions et je suis parfois étonnée qu’on les laisse tout seuls.
Animatrice : Vous voulez qu’ils aimeraient se servir du numérique pour des engagements mais qu’ils ne savent pas comment faire et avec quels risques ?
Public : Oui. On oublie. On augmente la technique, on augmente la complexité des choses. Moi je suis presque née et j’ai grandi avec tout ça, j’ai toujours été près du digital, mais c’est vraiment difficile de suivre, d’être sure de quelle est la bonne décision qui me protège mais qui ne me prive pas de profiter des avantages de ce qui est offert par la technique. Vraiment on oublie beaucoup les utilisateurs sur ce chemin qui avance très loin.
La deuxième chose à faire, il manque ici le crowdsourcing. J’aimerais juste présenter un engagement qui est vraiment quelque chose qui vient du cœur, que beaucoup de bénévoles Suisses ont fait gratuitement, sur un truc complètement du quotidien. On a réussi à faire le plus grand crowdsourcing en Suisse pour les bancs publics. C’est quelque chose qui vous semble peut-être incroyable, mais on a réussi à faire que dans toute la Suisse les gens agissent maintenant pour saisir les bancs publics sur une plateforme pour que ceux qui ont en besoin soit parce qu’ils sont malades, soit parce qu’ils ont juste besoin d’un moment de repos, puissent les retrouver, savoir comment y accéder. On a eu 50 000 contributions surtout d’une génération qui, en principe, n’est pas formée pour ça. Donc c’est 50 ??? qui sont ??? pour ça qui font ça avec plaisir, qui ont appris comment activer le GPS et le désactiver, parce que même ce truc de base n’est pas connu par la plupart des gens, ça m’a choqué. C’est un magnifique projet qui continue tous les jours, c’est vraiment un engagement dans le champ du numérique.
Animatrice : Merci.
Public : Peut-être un petit mot encore sur le logiciel libre. Je pense qu’il ne faut pas avoir un discours trop misérabiliste sur le logiciel libre. Linux se porte très bien. Récemment IBM a racheté Red Hat pour 75 milliards de dollars de capitalisation.
Édouard Bugnion : Ça me paraît beaucoup.
François Marthaler : 30. [34, NdT]
Animatrice : Red Hat qui est une société…
Public : Ou peut-être la moitié mais c’est quand même une somme considérable, disons 30 milliards de dollars. Red Hat est une société qui a créé une distribution Linux, qui rassemble beaucoup de compétences dans le domaine de Linux parmi les meilleurs ingénieurs du noyau Linux.
Linux est absolument partout, c’est un logiciel d’infrastructure principalement. Linux est aussi très approprié sur les postes de travail. Pour l’instant Linux est absolument partout : sur les téléphones Android, dans les systèmes embarqués, dans les voitures, dans les avions, dans les fusées – SpaceX utilise Linux sur ses fusées. Je pense que le système a un bel avenir, ne nous inquiétons pas pour Linux, il arrivera sur le poste de travail, il prend son temps. Je ne pense pas qu’il ait particulièrement besoin de promotion, il a surtout besoin de travailler sur la qualité.
Il y a une deuxième chose sur laquelle je voulais intervenir, l’engagement sur le numérique c’est très bien, mais il y a une notion sur les réseaux et sur Internet qui est très importante, ce sont trois lettres IRL, In Real Life. In Real Life ça veut dire qu’il faut se présenter, il faut être là et au moment où on veut faire une action, il faut présenter son corps, donc il faut être présent et ça c’est très puissant. Dans les foules les gens sont présents. Il y a une notion dans le droit anglo-saxon qui s’appelle l’habeas corpus, qui est une garantie de droits individuels. Habeas corpus ça veut dire « présenter ce corps ». C’est une notion très ancienne de droit qui date du Moyen Âge. « Présenter ce corps » ça veut dire être là, en vrai.
Animatrice : Merci. Oui on a effectivement évoqué, vous le disiez je crois Édouard Bugnion, cette importance d’être présent physiquement dans l’engagement et pas seulement virtuellement.
Vous vouliez réagir à ce qui a pu être dit ?
Édouard Bugnion : On a parlé de beaucoup de choses dans le contexte de l’infrastructure numérique d’aujourd’hui et de l’importance de l’open source ou pas. Mon point de vue, c’est tellement mon domaine, je suis tellement perdu dans les détails que j’en perds peut-être la clarté, mais je pense que c’est important de remettre une perspective historique. C’est-à-dire qu’à chaque génération de système informatique, et là on parle d’évolution de la technologie, le système d’intérêt change. Dans les années 60 ça s’appelait des mainframes, il y avait des terminaux et après il y a eu des PC et aujourd’hui il n’y a que deux systèmes informatiques qui ont réellement un intérêt. Il y en a un qui s’appelle un téléphone et la variante un peu plus grande du téléphone qui s’appelle une tablette mais, en fait, fondamentalement il y a très peu de choses qui sont stockées dans l’outil lui-même. Et puis il y a la contrepartie du téléphone qui s’appelle le cloud. Le cloud c’est une bonne conceptualisation de ce qu’est, finalement, la deuxième moitié ou la partie cachée de l’iceberg de notre vie numérique, c’est-à-dire que nous on a un téléphone dans la poche et en dessous il y a ce cloud. Et c’est ça qui est important.
Le cloud est totalement basé sur des logiciels open source, mais il est exploité de manière ultra-centralisée. Donc finalement, la notion de « est-ce que l’open source a une valeur positive ou négative par rapport à l’engagement numérique », pour moi la réponse c’est absolument pas de corrélation possible. On peut faire des choses très bien avec de l’open source. On peut faire des choses catastrophiques et utiliser, exploiter l’open source de manière catastrophique, je vais donner un exemple qui, pour moi, est fondamental. Et puis, de manière symétrique, avec des logiciels propriétaires on peut faire des choses très bien et on peut faire des choses catastrophiques.
L’exemple de choses pour lesquelles il faut être vraiment conscient des risques et des déviances, c’est que l’open source permet de manière beaucoup plus facile d’insérer des logiciels et des solutions malveillantes dans des solutions embarquées. Donc on est actuellement dans une situation où finalement on a une prolifération de variantes de logiciels, notamment sur des téléphones, chaque téléphone a une version un petit peu différente d’Android qui est fournie par son fournisseur de téléphone préféré et puis on se retrouve avec une réalité, dans la vraie vie, où finalement le degré de confiance que l’on peut avoir avec son téléphone varie énormément en fonction du fournisseur alors même qu’on a l’impression qu’on utilise le même téléphone.
François Marthaler : Je ne suis pas en désaccord avec ce qui vient d’être dit, mais je voulais rebondir sur l’évocation qui a été faite tout à l’heure du tribunal fédéral, pour donner un magnifique, fantastique exemple en faveur de l’open source. Il se trouve que le responsable de l’informatique du tribunal fédéral acheté un why ! il y a quelques années, je le connais depuis avant en raison de l’engagement du tribunal fédéreal en faveur de l’open source. Il me racontait cette anecdote qui est arrivée il n’y a pas si longtemps avec LibreOffice qui est le traitement de texte utilisé par le tribunal, par les greffiers du tribunal pour enregistrer les délibérations. Ils utilisaient les sauts de section – je ne sais pas si vous avez déjà utilisé ça pour faire des mises en page différentes selon la section dans laquelle vous vous trouvez, peu importe – ils utilisaient les sauts de section pour pouvoir injecter les considérants de droit, les considérants de fait, les conclusions du tribunal, dans les bases de données de la jurisprudence du tribunal fédéral. Et puis un beau jour ça ne marche plus. Pourquoi ? Il contacte l’éditeur de LibreOffice qui lui dit : « Ah, mais on nous accuse toujours de ne pas être compatibles avec Microsoft Office. Microsoft Office a supprimé l’enregistrement — l’utilisation est toujours possible —, mais l’enregistrement dans le fichier de données a été supprimé par Microsoft, donc on a fait pareil. » Réponse du responsable : « Écoutez, est-ce que vous ne pourriez pas nous remettre dans les paramètres du logiciel une petite case à cocher pour enregistrer les sauts de section », sous peine de quoi il fallait repenser, et ça aurait coûté des millions, toute la base de données de la jurisprudence du TF avec les risques de sécurité sur les données que ça enregistre.
J’aime bien raconter cette histoire. Je vous regarde, tout le monde, imaginez la situation où le tribunal fédéral suisse téléphone à Microsoft en disant « dites donc, j’ai petit problème. »
Animatrice : Avec mes sauts de section.
François Marthaler : « Est-ce que vous ne pourriez pas modifier votre programme ? » Voilà ! Le simple fait d’énoncer cette hypothèse nous fait tous marrer parce que tout le monde sait très bien que ça n’aurait eu aucun effet. C’est vraiment CQFD. C’est toute la différence essentielle qu’il y a entre un logiciel que l’on peut étudier, modifier ou faire modifier par ceux qui connaissent et puis un logiciel propriétaire. Point.
Animatrice : Dominique Boullier.
Dominique Boullier : Je crois que open c’est le terme qui est clef dans cette affaire-là. C’est quand même ce qui potentiellement, ce n’est pas toujours le cas, permet d’ouvrir les boîtes noires, pas pour tout le monde certainement, etc. C’est très important du point de vue démocratique, justement, et du point de vue de l’engagement parce que quand on peut, à partir de là, récupérer un peu de contrôle sur ces architectures, on est un peu plus dans un système démocratique de mon point de vue.
Animatrice : Et puis c’est responsabilisant aussi.
Dominique Boullier : Oui, c’est responsabilisant, c’est-à-dire au sens où on ne peut se cacher derrière l’argument « c’est l’informatique ! »
Animatrice : « Ça ne marche pas ! »
Dominique Boullier : « Ce n’est pas nous, c’est l’informatique, on ne sait pas qui c’est ». Ça commence à bien faire ce genre de choses. Il suffit d’aller voir comment c’est fait ou d’exiger de savoir comment c’est fait. Évidemment, quand vous avez à faire à un fournisseur propriétaire qui vous fait des changements justement sans vous avertir et des mises à jour qui font que vous ne pouvez pas réellement contrôler ce qui est fait ça peut être problématique. Donc là c’est très important. Tout ce qui peut permettre de récupérer du contrôle, notamment du point de vue des services publics parce que ce sont quand même des enjeux de biens communs, c’est vraiment très important de ne pas se retrouver captif de solutions qui peuvent comporter des adaptations qui vont complètement à l’encontre des intérêts du collectif. Mais c’est valable aussi au niveau individuel puisque Facebook fait des adaptations de son algorithme complètement inconnues [opaques, Note de l’orateur] et on s’en rend compte après coup. On se dit « tiens, comment ça se fait ? Mon fil a changé ». Eh bien oui parce qu’on a modifié les choses [les algorithmes pour des raisons commerciales, Note de l’orateur].
Ça finit par être insupportable, car on veut être capable d’organiser la réception de ses informations ou savoir comment c’est fait. Évidemment ça peut devenir compliqué, ça peut devenir plus fatigant, c’est pour ça qu’on vous dit : « Ne vous occupez de rien, on va le faire pour vous et ça va être tellement facile, tellement confortable ! » On appelle aussi ça la captologie, c’est ce que disait monsieur : on vous prend en charge, vous êtes pris dans le système, vous ne vous occupez de rien et on récupère toutes vos activités.
Ça demande un effort, c’est ça le problème. C’est pour ça qu’il faut sans doute être à plusieurs, dans des associations, dans des groupes d’entraide, dans des systèmes où on n’est pas tout seul face à cela, parce que si on est tout seul face à ces grandes boîtes noires évidemment le déséquilibre est énorme. Mais si on arrive à équiper cela, on peut petit à petit récupérer un peu de contrôle. Je ne dis pas idéalement d’aller voir toutes les lignes de code parce qu’il ne faut pas raconter d’histoires, mais il faut nous permettre d’avoir des choix et avoir des choix c’est très important. Nous sommes dans des logiques, actuellement, où quelquefois les choix se referment [parfois sous prétexte de personnalisation d’ailleurs, Note de l’orateur] alors que justement on devrait, au contraire, pouvoir les ouvrir plus.
Animatrice : Magaly Mathys.
Magaly Mathys : Ça me permet de rebondir sur ce que disait madame. Je suis entièrement d’accord, là il y a un gros manque au niveau de l’éducation. On fait un effort, actuellement de plus en plus, pour éduquer surtout les jeunes, mais c’est vrai qu’il y a tout un pan de la population, énormément de personnes qui sont complètement laissées pour compte, sont complètement démunies face à, simplement, utiliser des choses extrêmement simples comme des formulaires en ligne, comme, je ne sais pas, accéder à leur e-banking, des choses qui deviennent de plus en plus courantes, qui deviennent normales, qui deviennent fréquentes. C’est vrai qu’il y a vraiment un gap, un fossé énorme qui est en train de se créer, parce qu’on crée énormément de choses, on digitalise, on parle énormément de digitalisation. Alors oui c’est très bien, mais disons que s’il n’y a pas l’accompagnement, s’il n’y a pas l’éducation de ces personnes, leur expliquer aussi ce qu’est un logiciel open source, ce qu’est un logiciel privatif, tout ce genre de discussions qu’on a actuellement, qui est plutôt élevé pour une bonne partie de la population, s’il n’y a pas cet accompagnement…
Animatrice : Ça n’est pas démocratique du tout comme outil.
Magaly Mathys : Pas du tout. Là on le voit énormément. On est beaucoup en contact avec l’EVAM [Établissement vaudois d’accueil des migrants] et d’autres institutions sociales qui accompagnent notamment des personnes qui arrivent en Suisse, qui viennent de pays où elles n’ont pas forcément une éducation au numérique qui est très développée selon les pays, le simple fait de vouloir prétendre à un emploi très basique devient compliqué parce qu’elles n’ont pas forcément les outils nécessaires, elles ne connaissent pas, elles ne maîtrisent pas, par exemple, pour faire des livraisons, devoir utiliser une tablette tactile pour voir, pour avoir le planning en ligne, rajouter des rendez-vous dans son agenda en ligne ; ça nous paraît tellement évident actuellement, mais pour beaucoup de personnes c’est énorme, ça devient une montagne. Donc faire simplement prendre conscience de ce fossé qui est en train de se créer, je pense que c’est aussi très important.
Animatrice : Merci. Édouard Bugnion.
Édouard Bugnion : Je pense qu’il y a deux considérations importantes et je suis en accord avec ce qui a été dit. La première c’est qu’il y a une fracture démographique et cet élément-là est assez universel, l’ensemble des pays du monde est en train de vivre le même type de fracture.
Il y a un autre élément plus spécifique à la Suisse ou, en tout cas, à l’Europe, c’est qu’il y a une certaine passivité par rapport à l’évolution du numérique et, en particulier en Suisse par rapport à d’autres sociétés comme aux États-Unis qui ont été beaucoup plus moteurs. Il y a cette notion chez nous que, finalement, le numérique c’est quelque chose qu’on achète et du reste pendant 50 ans, la société suisse s’est tout à fait satisfaite de simplement acheter des ordinateurs puis acheter les trucs qui vont dessus.
C’est pour ça que je rejoins les points de monsieur Marthaler : on n’a pas cette culture de s’approprier le numérique puisqu’on l’a toujours acheté, on ne se pose même pas les bonnes questions. Et là je pense qu’il y a un besoin de réaction. Pour moi le besoin de réaction ce n’est pas forcément de passer du propriétaire à l’open source parce que je pense que le débat a évolué, mais la réaction c’est qu’il faut se réapproprier le numérique.
Animatrice : Et comment fait-on alors ?
Édouard Bugnion : D’abord je pense qu’il faut être convaincu que aujourd’hui, et ça grâce à l’open source, on peut localement ré-instancier les éléments structurants et importants de notre infrastructure numérique – les gens parlent d’infrastructure souveraine dans certains cas – de façon à opérer avec nos compétences et notre compréhension des problématiques les infrastructures qui nous paraissent importantes.
Animatrice : Ce qui veut dire concrètement ?
Édouard Bugnion : Ça veut dire ne pas dépendre des autres, ne pas dépendre de solutions que l’on ne maîtrise pas de par leur distance pour des choses qui sont des processus critiques de l’administration, des processus critiques de la relation entre les citoyens et l’électorat. Il y a beaucoup d’exemples qui s’appliquent, mais le thème global, et je pense que pour reprendre ce qui a été dit depuis dix minutes ou un quart d’heure, c’est que finalement on n’a pas cette notion que le numérique on peut le faire ou on sait le faire, parce qu’on a toujours eu l’impression qu’on pouvait simplement être passif.
Animatrice : Ou alors être actif en le bloquant, c’est aussi une des réactions. C’est-à-dire qu’on se dit qu’il faudrait légiférer pour éviter d’être pris au piège et d’avoir ce problème qu’on a évoqué au tout début de la conversation qui est l’utilisation malveillante de nos données.
Édouard Bugnion : La Suisse ne légifère pas. Je ne sais pas s’il y a des doutes ou des ambiguïtés par rapport à ça, mais la Suisse légifère en retard dans le domaine du numérique. Il y a actuellement au Parlement un débat important sur la protection des données, ce débat avance avec les éléments délibératifs et la rapidité du système démocratique suisse, mais la réalité c’est qu’on est actuellement avec une loi sur la protection des données, qui est quand même le point le plus important par rapport à la relation du citoyen avec le monde numérique moderne, qui date de 1992, qui aurait pu avoir un coup de rafraîchissement et qui est largement en retard avec les standards du moment en particulier les standards européens.
Animatrice : RGPD [6], on en a d’ailleurs parlé la semaine dernière. Il y a quand même cette fondation, la Swiss Digital Initiative [7], qui a été inaugurée le 2 septembre dernier à Genève, vous allez dire qui ne délibère pas, mais quand même, je cite Doris Leuthard qui la dirige « d’établir des normes que devront suivre les entreprises ». Est-ce que ça, ça n’est pas une forme d’engagement face au numérique ?
Édouard Bugnion : Oui. Madame Leuthard a été extrêmement engagée d’abord dans un processus des Nations-Unies qui était très important, qui s’appelle en anglais le High-level Panel Digital Cooperation auquel elle a participé, qui était un panel sous l’autorité du Secrétaire général des Nations-Unis, avec Jack Ma et Melinda Gates qui étaient les coachers de ce panel. D’abord c’est un engagement de la part de madame Leuthard et de la part de la Suisse, elle était encore conseillère fédérale à ce moment-là, pour ce travail multilatéral, multistakeholder pour utiliser le terme américain, dans le domaine de la normalisation du monde numérique. La fondation dont elle s’occupe actuellement a comme ambition d’essayer de reprendre certaines de ces idées et d’avoir un dialogue entre cette fondation et les acteurs du numérique pour essayer d’établir un certain nombre de principes dans un monde où finalement tout est allé très vite et tout est allé plus vite que les normes et surtout plus vite que la pratique. C’est-à-dire qu’en fait on a actuellement des systèmes qui sont d’une complexité et qui ont des capacités, des potentiels et des utilisations réelles qui n’avaient pas été anticipées même par les personnes qui les ont développés. Pour revenir sur le point de Cambridge Analytica, c’est un scandale, mais ce n’était pas scandaleux dans la manière dont l’élément technologique avait été pensé au début. Il avait été pensé de manière extrêmement bénigne, pour des applications extrêmement bénignes de jeux sociaux et finalement on a abusé le mécanisme.
Animatrice : Est-ce aux États pour vous, Dominique Boullier, d’édicter ces normes ?
Dominique Boullier : C’est vrai qu’on a à faire, actuellement, à des puissances qui sont des plateformes systémiques, qu’on appelle souvent en français des GAFAM parce que Microsoft en fait aussi partie maintenant, qui se considèrent et qui, de fait, pratiquent comme si elles étaient au-dessus des droits nationaux, voire multinationaux ou internationaux comme au niveau européen par exemple, donc là on a absolument besoin de savoir qui peut récupérer cela, reprendre la main dans cette affaire-là. Je crois qu’on est arrivé à cette époque-là.
Au début des années 2010, je plaidais depuis le début en disant « non on ne peut pas laisser faire les choses de cette façon-là », tout le monde me disait « mais non, ce serait un frein à l’innovation, à la croissance, etc. » Là, maintenant, on se dit « non, c’est allé un peu trop loin », notamment grâce à l’affaire Cambridge Analytica. Je me rends compte que lorsque les élites politiques sont attaquées directement, à ce moment-là on commence à dire « c’est notre position qui commence à être menacée », donc on a l’impression que cela chemine. C’est valable aussi pour les plateformes non pas systémiques, mais les plateformes plus sectorielles comme Uber, etc. Dans les villes on commence à se dire « ça commence à bien faire », partout dans le monde et pas seulement dans des pays régulationnistes ; tout le monde se dit « c’est destructeur du point de vue urbain et du point de vue de l’économie locale, etc. » Ce n’est pas pour ça qu’il faut les interdire, mais il faut les réguler.
Mais quand on se situe au niveau systémique de ces grandes plateformes, les États d’une part n’ont pas forcément les armes légales parce que les activités de ces plates-formes se déroulent dans plusieurs pays, ne serait-ce que sur le plan fiscal par exemple. On sent bien que les États n’arrivent pas à le faire et, d’autre part, ils n’ont pas toujours les compétences pour savoir, parce qu’il faut aussi attirer ces compétences-là et on a un vrai problème. C’est ce que Shoshana Zuboff, dans son livre Le capitalisme de surveillance, appelle la division of learning. C’est-à-dire qu’il y a des entreprises qui apprennent, qui apprennent et qui captent ceux qui sont capables d’apprendre, en l’occurrence les meilleurs ingénieurs, y compris ceux de l’EPFL. Elles sont capables de les payer à très haut niveau et ces entreprises-là apprennent de toutes les données qui circulent. Les États eux-mêmes ne peuvent pas s’aligner en termes de salaires par exemple. Là il y a un vrai problème ! Comment on fait ? Il faut être capable de mobiliser un corps de spécialistes qui, du point de vue de l’intérêt public, est capable d’être aussi fort pour auditer, par exemple, les solutions qui sont trouvées par les plateformes, qui est capable de proposer des solutions qui soient crédibles. Il ne suffit pas de faire des discours ou de faire des textes qui, en réalité, seraient obsolète l’année d’après, parce que c’est souvent ça. Pour le RGPD par exemple, on parle des données, mais l’économie de ces plateformes-là fonctionne principalement à partir de traces, des traces de micro-comportements. C’est du capitaliste comportemental comme on dit : le temps passé sur telle page, le clic ici, le clic là, le parcours, ce ne sont plus des « données personnelles » [au sens classique du terme, Note de l’orateur]. Sur Facebook vous avez 614 features qui sont utilisées pour produire les profils, sans compter toutes les données qu’on achète aux data brokers, parce qu’on ne l‘a pas dit pour Cambridge Analytica, mais le système a fonctionné aussi parce qu’on a rajouté des données qu’aux États-Unis on peut vendre [les données de crédits de consommation par exemple, Note de traduction]. On peut vendre ou acheter des fichiers, ce qui a permis à Cambridge Analytica de cibler très bien. On ne peut pas faire ça dans les pays européens.
C’est un enjeu. Et les efforts de régulation peuvent être très vite dépassés parce que ça change, d’une part, et parce que la puissance systémique de ces plateformes est très importante. Si un État réagit seul, ça ne mènera nulle part. Le RGPD est un premier pas, un exemple de ce point de vue-là de coopération volontariste, qui a abouti à quelque chose qui, effectivement, commence à réguler. C’est dans cette voie-là qu’il faut continuer, mais il faut y aller vraiment avec une grosse volonté politique de freiner l’hégémonie de ces plateformes parce qu’actuellement on se rend bien compte de l’effet contre-productif du point de vue de l’innovation, du point de vue des libertés et du point de vue des intérêts ordinaires des consommateurs.
François Marthaler : Je suis d’accord avec tout ce que vous dites, même si la mise en œuvre du RGPD sur mes plateformes de vente en ligne a causé quelques sueurs, et en causera encore. Enfin bref ! RGPD, Règlement général sur la protection des données, on ne l’a pas rappelé. Moi j’aime bien aborder le sujet par un autre biais.
Quand on se pose la question du rôle de l’État dans la société numérique d’aujourd’hui, la première idée qui me passe par l’esprit c’est de faire en sorte que les pouvoirs publics veillent à ce que leurs concitoyens ne soient pas contraints ou empêchés d’accéder aux services publics, c’est un petit peu la base de la base. Je me suis un peu fâché avec Gilles Marchand, votre ancien directeur, il n’y a pas si longtemps, voir sur mon blog, parce qu’un beau jour je regarde le TJ de 12 h 45 en différé sur mon ordinateur avec Firefox pour Linux. Tout d’un coup ça coupe, plus moyen, parce qu’en fait il y a un plugin, je ne vais pas entrer dans les détails techniques auxquels je n’ai d’ailleurs pas tout compris.
Animatrice : Tout le monde a eu à faire à un plugin un jour ou l’autre.
François Marthaler : Un petit système qui fait que pour vérifier mon droit à visionner une séquence de sport européen pour laquelle la RTS n’avait pas payé, compte-tenu de mon adresse IP on m’éjectait. Et le plugin en question, fabriqué par Adobe et acheté par la RTS, ne fonctionnait que sur Chrome, enfin sur les navigateurs de Microsoft. Chose curieuse, sur le Firefox pour Microsoft, mais pas Firefox pour Linux. Pourquoi ? Parce que simplement Microsoft peut payer les droits.
Animatrice : Non c’est parce que la RTS vous en veut beaucoup !
François Marthaler : Non. La conclusion c’est ça qui est important. J’ai écrit à Gilles Marchand, une lettre ouverte sur mon blog, qui m’a aimablement répondu, mais en ajoutant surtout une autre question que simplement « comment ça se fait que moi qui ai payé ma redevance je ne peux pas accéder au TJ parce que je suis malheureusement sur Linux et pas sur Windows ou Mac OS ? », il y avait une autre question, « bon Dieu, pourquoi des radios et télévisions, ne serait-ce qu’européennes, ne se sont pas groupées pour fabriquer les plugins à la place de Adobe et qui fonctionnement sur toutes les plateformes quel que soit le système d’exploitation ? » Là la réponse de Gilles Marchand a été : « Oui, vous avez raison. »
Animatrice : À bon entendeur !
François Marthaler : C’est absolument fondamental. À la question : qu’est-ce que des États peuvent faire dans cette société numérique ? La première réponse : veiller à mettre à disposition de leurs concitoyens des outils qui permettent un accès universel non contraint.
Animatrice : Merci. Édouard Bugnion.
Édouard Bugnion : Je vais peut-être rebondir sur ce point. Il y a deux domaines où finalement des autorités établies depuis longtemps, qui avaient l’habitude et qui ont toujours eu l’habitude d’acheter de la technologie, se sont fait dépasser. Un de ces secteurs ce sont les médias comme le vôtre qui sont dans le business de faire du média et pas de faire de la techno, donc, en fait, qui ont toujours fait du média et du contenu et qui ont toujours acheté les éléments, les briques technologiques nécessaires. Et l’autre secteur d’activité tout aussi important, qui a l’habitude et qui dépend totalement de l’achat de technologies plus ou moins clef en main, c’est le secteur des télécommunications, les téléphones fixes, mobiles, etc. Et ce sont deux secteurs qui, finalement, étaient passifs dans leur relation avec la technologie, dans le sens que c’est quelque chose que l’on achète, simplement on achète et on essaye d’acheter de manière économique. Et ce qui s’est passé ces dix dernières années, c’est que les grands acteurs de la technologie, qui eux développent de la technologie d’abord et avant tout, en sont finalement arrivés au point où ils sont devenus des plateformes de média, ça on le sait tous, et ils sont également devenus des plateformes de télécommunications ; on est actuellement dans cette situation. Moi je pense qu’il faut d’abord se rendre compte que les GAFAM y sont arrivés à la force de leurs propres poignets, mais également parce que les acteurs établis dans leurs relations, dans leur modèle d’exécution, avaient cette dépendance à des fournisseurs technologiques qui, finalement, n’ont pas réussi à fournir l’alternative.
Aujourd’hui on en est à ce point, à cette situation où il faut vraiment reprendre la main et sortir de cette logique passive vis-à-vis de la technologie et en particulier de la technologie numérique.
Magaly Mathys : Par rapport au rôle de l’État je suis totalement d’accord avec le fait, tout cas en Suisse et dans de nombreux pays, que les États sont complètement dépassés par rapport à ce qui se fait de manière générale. Pour moi l’État devrait être un garant pour permettre à tout citoyen de savoir ce qui est fait par rapport à ses données, de permettre à chaque citoyen d’avoir accès à ce qu’ils ont, où sont leurs données.
Animatrice : Un droit de propriété des données ? C’est dans ce sens-là que vous allez ?
Magaly Mathys : Exactement. Pouvoir tracer ses données, pouvoir se dire « OK, qui a eu accès à mes données ? À quel moment ? » Je crois que ça se fait au niveau de l’Estonie, ils ont mis ça en place. De pouvoir vraiment maîtriser, de pouvoir savoir en toute transparence quelles sont les plateformes qui ont utilisé leurs données, à quelles fins , à qui elles ont vendu leurs données, qui a eu accès à leurs données, à quel moment, pour pouvoir ensuite se positionner et pouvoir légalement demander, exprimer leur accord ou leur désaccord vis-à-vis de ça. Avoir justement un État qui soit suffisamment fort pour soutenir chaque citoyen.
En Suisse on est bien lotis par rapport à d’autres pays où c’est un peu plus compliqué vu que les États ne sont pas aussi bienveillants, mais disons que pour moi c’est vraiment cette notion de transparence qui devrait être fondamentale pour chaque citoyen et que chaque citoyen ait le droit de savoir où se trouvent ses données, qui y a eu accès, à quel moment.
Animatrice : François Marthaler.
François Marthaler : Je peux juste ajouter quelque chose : du haut de mes 15 ans d’expérience en matière politique, avec un point de vue un peu libéral, je ne sais pas comment le dire, mais franchement, quand on légifère, d’abord un, il faut se donner les moyens de vérifier que la loi est bien appliquée, ce qui, souvent, signifie engager des moyens, etc. Vérifier que le citoyen lambda a bien obtenu de Google ou de Facebook toute l’intégralité des données que ces deux opérateurs ont conservé le concernant, je ne sais pas comment on fait. Ceci mis à part, après il y a le deuxième élément : ce sont des sanctions qui soient efficaces, pas des sanctions bénignes qui font que pour un citoyen lambda c’est insupportable.
Animatrice : Elles sont fréquentes les sanctions. Elles sont très chères.
François Marthaler : Mais pour des géants comme l’un ou l’autre des GAFAM c’est souvent rien du tout. Donc avant de légiférer il faut vraiment se poser deux questions : est-ce qu’on aurait les moyens de contrôler que la législation est bien appliquée, qui est-ce qui a la capacité d’enclencher cette vérification et quels sont les moyens à disposition pour le faire et deux, quelles sont les sanctions ? Est-ce qu’elles sont efficaces ou inefficaces ? Parenthèse fermée, mais je suis d’accord sur le fond.
Animatrice : C’est plus qu’une parenthèse. Ce sera le mot de la fin. Merci François Marthaler. Merci beaucoup.
[Applaudissements]