Thanasis Priftis, voix off : Vous vous dites « mais c’est quoi ça ? C’est n’importe quoi ! Quel détail ! Pourquoi les gens s’acharnent-ils entre Libre et open source ? C’est la même chose. Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Mais non, ce n’est pas la même chose, ces principes sont dynamiques. On travaille tous les jours pour ça, comme Wikipédia. C’est l’exemple par excellence.
Delphine Seitiée, voix off : Est-ce qu’on peut faire ce parallèle avec l’open source ?
Thanasis Priftis, voix off : Pas encore. Mais on est très près.
Je comprends bien qu’on veuille être champions. On ne l’est pas, mais on va quand même dans une direction qui est très intéressante.
Est-ce que tout peut être local avec des types de services comme GPT aujourd’hui ? La réponse est non.
Delphine Seitiée : Bonjour à toutes et tous et bienvenue sur la chaîne Alp ICT. J’ai le plaisir de recevoir Thanasis Priftis, chercheur et chargé de cours à la Haute École de Genève, ainsi que directeur de la Fondation Ynternet [1]. Thanasis nous éclaire aujourd’hui sur l’open source, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Nous parlerons également de souveraineté numérique et de régulation. Attaché à remettre en question les idées préconçues des différents domaines, Thanasis nous partage ses projets de recherche, ses passions, et comment les technologies ouvertes peuvent concrètement changer les choses.
Thanasis, bonjour.
Thanasis Priftis : Bonjour.
Delphine Seitiée : C’est un plaisir de te recevoir sur la chaîne YouTube d’Alp ICT. Est-ce que tu pourrais, en introduction, nous retracer un petit peu ton parcours et les moments qui t’ont conduit aux activités que tu mènes aujourd’hui ?
Thanasis Priftis : Plaisir partagé. Merci beaucoup pour l’invitation.
D’où commencer ? Je me souviens de moi comme d’une personne qui avait toujours envie de regarder derrière ce qu’on voyait devant, c’est-à-dire dire aller chercher un peu ce qui n’était pas visible, soit dans les textes, soit dans les événements, soit dans la recherche, partout. Je me vois toujours avec cette curiosité, dire : OK, mais que ça veut dire vraiment ce que je suis en train de lire, ce que je suis en train de faire ou ce que je suis en train de discuter ? Cette passion de voir derrière, voir les choses qui ne sont pas forcément visibles, m’a amené à faire des choses diverses dans ma vie, à mener des projets liés à l’informatique, mais aussi des projets liés à la recherche, avec des migrants ou d’autres types de sujets qui ne sont pas forcément liés au numérique. Ça m’a aussi amené à bouger souvent dans ma vie, j’étais à Genève, aux Nations Unies, en 2003, je suis retourné en Grèce, après je suis revenu ici, en Suisse, en 2014. Dans ma vie, j’ai fait pas mal d’activités qui ne sont pas que sur le numérique. Par exemple, je fais partie d’une coopérative d’habitation où je donne un coup de main aux médiateurs.
On peut se tutoyer ?
Delphine Seitiée : On peut se tutoyer, c’est super.
Thanasis Priftis : J’ai toujours eu cette envie de voir l’envers des choses et c’est ce qui m’a amené à plusieurs activités.
Delphine Seitiée : Tu vas nous en dire un petit peu plus, notamment dans ton rôle de professeur, de chercheur à la HEG. Je sais que tu es aussi directeur de la fondation Ynternet, est-ce que je le prononce bien, parce que c’est avec un « y » à la place du « i ».
Thanasis Priftis : C’est un jeu de mots sur Why Internet, « pourquoi Internet ». Dans les années 2000, quand le président Théo Bondolfi crée cette fondation, c’est « pourquoi Internet », pourquoi Internet est-il si important aujourd’hui et il l’est toujours, bien évidemment ?
Delphine Seitiée : Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur les activités de la fondation et peut-être quelques exemples de projets, assez passionnants, que j’ai pu voir ?
Thanasis Priftis : Commençons par la fondation dont je suis le directeur depuis 2014. On a une vision du numérique qui est une vision responsable et éthique. Ça veut dire qu’on veut que nos projets respectent cette idée qu’il y a une certaine citoyenneté à défendre derrière nos projets, c’est-à-dire que les personnes qui participent ne sont pas là que pour consommer une technologie, être passives devant un sujet ou une nouvelle technologie qui arrive, mais plutôt sont là pour poser des questions qui vont leur permettre de mieux comprendre comment cette technologie fonctionne. Ce sont les principes de la fondation. C’est un principe qui se retrouve dans des outils comme les licences ouvertes, comme les logiciels libres et open source, comme les contenus ouverts, l’éducation ouverte et tout cela.
Si on prend tout ça aujourd’hui, on a plusieurs projets [2], mais je peux citer trois projets qui peuvent être intéressants.
D’abord des projets de formation qui se passent chez nous, avec nos partenaires européens. On essaye de créer des projets au niveau européen et on en fait le déploiement, on les pilote en Suisse. Typiquement, aujourd’hui, on a deux projets en place.
Un sur la santé numérique, c’est-à-dire qu’on va essayer de comprendre comment le numérique interroge notre santé, en tout cas comment on utilise les données autour de la santé pour faire des applications numériques et essayer de voir quel est notre rôle.
L’autre, c’est le numérique pour l’urbanisme, c’est un projet pour 2025. On va essayer d’emmener les enfants, en tout cas les jeunes, de les sortir de leurs écoles ou de leurs universités, on a créé une application pour cela, en libre et open source, qui va permettre aux personnes qui vont participer de cartographier leur ville. Qu’est-ce qu’elles aiment, qu’est-ce qu’elles n’aiment pas, qu’est-ce qu’elles veulent changer ? Revisiter l’urbanisme avec, cette fois-ci, un rôle plus acteur : évaluer son quotidien.
Ce sont des projets de formation.
On a un grand projet sur lequel je travaille, qui s’appelle TEDxGeneva. C’est un projet autonome avec sa propre équipe et ses propres règles, on a la licence pour avoir cet événement à Genève. L’événement à venir, c’est le 22 novembre. Le thème de cette année c’est Being Intelligent, « Être intelligent ». On peut imaginer plusieurs intelligences, plusieurs types d’idées derrière, le thème c’est une scène ouverte. On amène les gens à proposer leurs idées, on travaille beaucoup avec eux. On a quatre dimanches de répétitions avec les speakers, bref, pour dire que TEDxGeneva est un projet passionnant parce que ça amène à voir l’envers des idées, ce qu’on pense derrière, ce qui semble évident, mais, en fait, il n’y a rien d’évident. Tout doit être compris, en tout cas analysé. Cette idée de TEDx Geneva m’amène à rejoindre des personnes au niveau mondial qui viennent à Genève et partagent ces moments avec nous et avec les vidéos après.
Un troisième projet qui commencera bientôt, un projet très intéressant parce que ça va amener un peu le modèle de Wikipédia, cette idée de partage des connaissances, cette fois-ci avec des contrats. Ça veut dire comment on fait des deals, le projet s’appelle WikiDeal, comment on crée des accords entre différents partenaires, avec un certain respect pour la personne et pour la communauté et comment on arrive à avoir des plateformes qui sont différentes, qui sont beaucoup plus participatives et, en même temps, collaboratives. C’est un projet qui mérite peut-être une autre séance entre nous ou avec d’autres personnes qui sont là. En tout cas, WikiDeal est notre projet phare des années à venir, des dix ans à venir maintenant, qui va changer un peu les rapports entre personnes, individus, collectivement, et les accords qu’on passe avec d’autres personnes.
Delphine Seitiée : C’est finalement, à chaque fois, vraiment le citoyen qui est acteur dans ses process de digitalisation, de vie ou autre, c’est vraiment de donner la parole au citoyen.
Thanasis Priftis : Exactement. Lui donner la parole et l’amener à faire des actions, à avoir un rôle concret, et c’est très important.
C’est là où je veux placer un peu mes aspirations idéologiques, si tu veux, parce que quand on parle technologie, il ne faut jamais croire que les technologies sont neutres. Les technologies, les données, rien n’est neutre. Tout est basé sur des décisions qu’on a prises auparavant.
Comme on le sait tous, partout autour de nous il y a des pouvoirs, des jeux de pouvoirs partout dans nos sociétés. Ces jeux de pouvoir sont à comprendre, à défaire, pour toujours amener plus d’équité, plus de justice par rapport à nos projets, par rapport à ce qu’on fait. Ces rapports de pouvoir sont très importants, parce que c’est là où tout se joue ; comment on peut les changer, sur plusieurs sujets d’ailleurs.
Maintenant, on a un système public qui a sa propre manière de nous proposer des services, les services publics et d’autres, on les connaît.
De l’autre côté, on a le système privé avec son propre système qui consiste à privatiser beaucoup de choses, la connaissance, les ressources et autres, pour faire les profits nécessaires pour fonctionner.
Entre les deux, on trouve un autre système, celui des communs. Elinor Ostrom [3], Prix Nobel 2009 en économie, a travaillé toute sa vie sur cette idée de comprendre les communs comme un espace autonome et alternatif, pensé entre le public et le privé. C’est très important de bien établir cette notion : on peut faire les choses sans que le public et le privé nous disent comment faire, créer nos propres espaces de citoyenneté où les citoyens, comme on l’a dit, ont un rôle spécifique à jouer.
Attention, Ostrom a dit que ces espaces sont extrêmement réglementés. Ce n’est pas l’anarchie, au contraire, il y a des règles. Il y a huit principes que je vais dire avec mes propres mots. Ces principes sont très importants.
Il y a la participation, mais cette participation doit être comprise comme quelque chose qui est appliquée à tout le monde.
Tout le monde doit avoir accès à cette ressource. Au début, Ostrom dit que les communs sont importants et sont intéressants quand il y a une ressource à gérer. On peut parler des forêts, des lacs, on peut parler de la connaissance. Il y a en effet quelque chose à gérer et il y a peut-être des tensions entre des personnes qui se demandent ce qu’elles vont faire avec cette ressource-là.
Elle dit que tout le monde peut participer, par contre les personnes doivent respecter les règles de la communauté que sont les gens sur place. Très bien, la personne peut participer et peut aussi, sur le long terme, voter les règles ou changer les règles.
Il y a cette possibilité, dès le début, de créer une communauté qui est de plus en plus en équilibre, avec une certaine équité, elle n’est jamais égale, mais une certaine égalité est respectée.
Une fois qu’on a créé ces règles-là, il faut les préserver ; il faut faire en sorte que les règles soient respectées. On peut avoir des sanctions.
Après, quand on gagne de l’argent avec cette ressource, il faut que l’argent et la valeur créés soient partagés.
Il faut aussi travailler avec ses partenaires sur place. On doit travailler avec le privé, avec le public, on doit travailler aussi avec d’autres communautés pour qu’elles puissent comprendre comment on a fait pour gérer ce commun.
Est-ce que c’est OK pour le moment ? Est-ce que le commun est une notion claire ?
Delphine Seitiée : Ça ressemble quand même beaucoup à une société ou une civilisation. Est-ce que tu penses que des pays s’en rapprochent ? Quand on prend le modèle de la Suisse, j’ai l’impression qu’on est assez vite sur ces principes du commun.
Thanasis Priftis : Exactement, la Suisse s’en approche, mais on n’y est pas tout à fait. Il faut prendre ce système, dont on va parler aujourd’hui, comme un système dynamique. Si on s’arrête de négocier, si on s’arrête de parler, de discuter, d’échanger, le système va forcément d’un autre côté. Si on ne préserve pas la démocratie, la participation et tout ça, on ne peut pas dire que ça existe. Non, ça existe tant qu’on est en train de faire quelque chose pour la préserver. C’est pour cela que Ostrom est très intéressante, avec cette idée que ces principes sont dynamiques. On travaille tous les jours pour cela. Wikipédia est l’exemple par excellence. On a une ressource qui est gérée comme un commun, parce qu’il y a des règles, il y a des communautés, il y a beaucoup de gens qui travaillent, qui décident ensemble.
Oui la Suisse y ressemble beaucoup, parce qu’en Suisse il y a beaucoup de coopératives. Attention, coopératives, ça ne veut pas dire tout de suite qu’elles font quelque chose pour les communs. Il y a des coopératives qui ne font rien, c’est juste un schéma, mais ça reste quand même une possibilité, avoir un statut coopératif sur certaines choses, c’est en effet un outil. Il y a aussi cette participation avec les référendums, une manière de démocratie plus directe qui nous permet, du coup, d’avoir beaucoup plus de participation des personnes, de discuter, d’amener des problèmes et de trouver des solutions ensemble.
De mon côté, quand je travaillais sur des projets les années passées, j’ai créé ma propre grille de compréhension de ces services digitaux en me basant sur Ostrom. Par exemple, je disais à mes étudiants que oui, on participe à quelque chose. Très bien, on peut consommer ou participer, mais sans forcément en attendre quelque chose derrière. C’est ce qu’on appelle une participation simple, mais on n’est pas dans la collaboration. La collaboration commence au moment où, là où on est, on a des règles très claires sur la façon dont la personne qui a reçu notre participation va répondre. Ça doit être bien défini. Si je fais quelque chose avec le privé, je dois savoir, dès le début, comment il répond, comment il traite mon commentaire, comment il traite ma contribution, comment il la valorise. C’est quelque chose qui doit être dit et écrit, donc, là, je suis en collaboration.
Et, encore une fois, je peux aller beaucoup plus loin, je peux aller en coopération. Être en coopération, ça veut dire que je suis inclus dès le début du service, du coup, je sais comment ça va fonctionner, quel est mon rôle, celui des autres personnes. Bien évidemment, je suis en droit de savoir comment il va évoluer, comment il va continuer.
Delphine Seitiée : Est-ce qu’on peut faire ce parallèle avec l’open source ?
Thanasis Priftis : Pas encore ! Mais on en est très près !
À un moment, le numérique arrive. Ce fameux numérique avec le protocole TCP/IP, le protocole d’Internet à la fin des années 70, adopté au début des années 80. À un moment, les gens qui sont dans ce numérique-là, ont envie de partager ce qu’ils ont créer, par exemple le code, avec une manière, avec une méthodologie qui permet à tout le monde de reprendre ce code, de refaire quelque chose avec ce code en partageant les droits. Ça veut dire changer le monde de la propriété intellectuelle, comprendre la propriété intellectuelle comme quelque chose de partagé au lieu de quelque chose de fermé. C’est le fameux copyleft [4], en tout cas cette idée des droits d’auteur partagés qui va devenir un sujet très intéressant dans les années 2000, avec des licences qui nous permettent, aujourd’hui, d’imaginer à nouveau le monde des contenus numériques, du logiciel, des vidéos, des images et de tout cela. On peut partager différemment. Pourquoi ? Parce que, à un moment, on a compris qu’Internet nous permettait d’avoir d’autres manières de fonctionner, de produire, d’exister ensemble et cela changeait forcément aussi la manière dont on comprenait que la propriété intellectuelle devrait fonctionner. Au lieu de fermer tous leurs droits d’auteur en tant que personne qui a créé un logiciel ou un livre, les gens avaient envie de partager leurs droits dès le début de la création. Du coup, à ce moment-là, on parle beaucoup de logiciel libre et de logiciel open source. Il y a une grande différence entre les deux que je vais essayer d’expliquer.
Delphine Seitiée : Oui, j’aimerais beaucoup. J’aimerais juste faire le petit décryptage d’actualité, si tu le veux bien, en plus, c’est pile poil en lien avec l’open source. Une loi fédérale Suisse [loi EMBAG, Bundesgesetz über den Einsatz elektronischer Mittel zur Erfüllung von Behördenaufgaben], qui est entrée en vigueur le premier janvier 2024, impose aux autorités fédérales de publier le code source des logiciels qu’elles développent ou font développer. Cela a suscité de l’enthousiasme sur les réseaux sociaux, notamment un relais qui a été fait par Elon Musk et d’autres sur cette mise en avant de la Suisse pour l’open source. Le titre de Le Temps c’était « La Suisse, championne du code ouvert ? » [5]. Est-ce qu’il y a eu un quiproquo. De quoi parle-t-on ? Quel est un petit peu ton avis sur cette actualité ?
Thanasis Priftis : C’est intéressant. D’une certaine manière, on comprend comment le public voit l’open source, on verra pourquoi il le fait.
Pour mettre un peu de contexte, bien évidemment, la Suisse n’est pas championne de quelque chose. Elle suit un mouvement mondial. Plusieurs administrations allemandes, françaises aussi, depuis des années, publient leur code avec des licences libres, open source, et utilisent aussi toutes ces technologies d’une manière plus transparente, plus communautaire.
Je comprends bien qu’on veuille être champion, on ne l’est pas, mais on va quand même dans une direction qui est très intéressante, qu’il faut défendre, qu’il faut expliquer.
Qu’est-ce que dit cette loi ? Elle dit : si vous voulez avoir plus d’interopérabilité entre les systèmes dans un pays fédéral, avec beaucoup de systèmes séparés, sans forcément savoir qui fait quoi, avec quelles normes et quels mécanismes de communication, le logiciel libre et open source est idéal. Pourquoi ? Parce qu’il pose déjà une architecture que tout le monde connaît, tout le monde sait comment les choses fonctionnent. C’est très important. On peut parler de plus de transparence, on sait comment se passent les choses. On peut créer des services beaucoup plus facilement parce qu’on connaît les bases de ce système-là. Du coup, ça permet de multiplier les actions derrière ce système-là et ça permet aussi de créer cette interopérabilité, ce qui veut dire que les systèmes pourront parler entre eux plus facilement. À un moment, il faut qu’on donne aux citoyens et citoyennes suisses des services intéressants et ça passe forcément par le fait, quelque part, que les systèmes parlent entre eux. Pour avoir une administration publique qui fonctionne, ce type de loi permet de comprendre que tout cela est le minimum à avoir en même temps, que le Libre et l’open source est à la base de la transparence, de la collaboration et de l’interopérabilité.
Derrière, il y a aussi un paradigme économique : si on a des logiciels, des solutions plutôt libres et open source, n’importe quel prestataire pourra travailler dessus. Ça veut dire qu’on n’est pas obligé d’avoir ce qu’on appelle le lock-in, être enfermé dans une solution propriétaire qui va amener des licences ou des compétences très spécifiques. On peut vraiment avoir un marché de compétences qui permet de construire des solutions, d’améliorer les choses, sans forcément passer par le même prestataire à chaque fois.
Delphine Seitiée : N’est-ce pas un problème d’efficacité quand on choisit ce genre de solution ?
Thanasis Priftis : Oui. On cherche beaucoup l’efficacité et on cherche beaucoup cette idée de customiser les solutions. La dernière étude sur l’open source, de 2024, a été publiée. Elle montre que quasiment toutes les PME, toutes les entreprises en Suisse, utilisent au moins une solution open source sur la fonction de base qu’elles ont en interne et plus de la moitié réalisent beaucoup de leurs fonctions via des logiciels open source. Aujourd’hui, en Suisse, on peut dire qu’on utilise quasiment tout le temps, pour plusieurs fonctions, des logiciels open source. C’est quelque chose qui est adopté, c’est maintenant une réalité.
Delphine Seitiée : Quel était, selon toi, le message que voulait faire passer Elon Musk en republiant cette actualité de la Suisse ?
Thanasis Priftis : Il faut énormément nuancer. Je ne suis pas lui, je sais pas ce qu’il fait. Si, encore une fois, je lis bien derrière ce qu’il dit, Elon Musk est une des personnes qui ont soutenu OpenAI, qui a commencé ce type de structure qui gère des IA génératives comme GPT et ChatGPT qui est l’application, dont on va peut-être parler plus tard.
Delphine Seitiée : D’où le nom open.
Thanasis Priftis : Voilà. OpenAI a commencé, au début, comme une association à but non lucratif, mais très vite ça a changé. Aujourd’hui, c’est une entreprise complètement fermée, à but lucratif. Du coup, c’est ce qui fait dire à Elon Musk qu’il faut quand même que ce soit plus transparent, en tout cas que ça soit partageable. Mais aujourd’hui, les gens de OpenAI sont très proches de Microsoft à la fois au niveau investissement, mais aussi par la structure : Microsoft Azure, le cloud de Microsoft, est la solution qu’OpenAI a adoptée pour sa propre infrastructure. Tout cela c’est toujours un spectre, ce n’est jamais oui ou non. Il faut voir d’où vient chacun et ce qu’il cherche à communiquer avec ce type de discussion. En tout cas, je pense que son idée, derrière, était de dire « attention, on est dans des systèmes vraiment fermés. »
Delphine Seitiée : Il me semble que son système est ouvert.
Thanasis Priftis : Partiellement. Aujourd’hui, tout le monde cherche un profit spécifique à un moment. On y reviendra après, l’open source permet aussi cette possibilité de fermer, après la licence, de faire des profits derrière. Du coup, c’est plutôt un équilibre à un autre niveau. À notre niveau de citoyenneté, nous devrions être conscients et conscientes, quand on utilise une technologie, qu’il faut comprendre, derrière, à qui on fait confiance, avec qui on partage ses données, à qui on donne son argent, avec qui on partage ses ressources. C’est ce que je veux faire passer aujourd’hui comme message : on a la possibilité d’agir à son niveau et pas forcément juste comprendre ce que Musk dit.
Delphine Seitiée : Je crois que même dans le milieu scientifique, on n’a jamais eu un tel écart entre les technologies qui tournent chez des privés et la compréhension de ces technologies. C’est important.
Thanasis Priftis : Exactement. L’IA est un exemple, on y reviendra peut-être après.
Delphine Seitiée : Bien sûr. J’ai une autre actualité qui concerne aussi pour l’open source. Yann Le Cun [6], de plus en plus connu, directeur scientifique de l’IA chez Meta, est notamment venu à Genève il n’y a pas si longtemps que ça et il a expliqué l’état de l’intelligence artificielle, d’ailleurs, je recommande à tout le monde de regarder le replay. Il défend la recherche ouverte en intelligence artificielle, il a d’ailleurs fait adopter une stratégie open source chez Meta, sur leur modèle. Il affirme que l’avenir de l’IA doit être open source pour des raisons de diversité culturelle et aussi de démocratie. Que penses-tu de cette déclaration ? Es-tu d’accord ?
Thanasis Priftis : C’est un très bon objectif, c’est une excellente déclaration. Après, encore une fois, on doit comprendre ce que les gens disent et ce qui se passe derrière, c’est très important.
Prenons Meta avec son modèle Llama [7]. Encore une fois, si on prend l’open source comme un spectre, on a de l’open source qui peut-être très faible et très forte. Je dirais que le type d’open source que Meta utilise est une open source faible ou très faible, pour deux raisons.
Comme on l’a vu avant, Ostrom a dit : « Quand vous voulez créer un commun, il faut vraiment que vous intégriez la communauté dès le début, en faisant très vite des règles qui permettent à tout le monde de participer à toutes les décisions pour protéger la ressource ». On parle du modèle d’apprentissage qu’est Llama, que Meta créée, comme d’une ressource, mais ce n’est pas le cas avec ce modèle de Meta. Ce n’est qu’après, une fois qu’il a compris qu’il y avait quelque chose qui n’est pas forcément facile à mettre en compétition directement avec GPT ou je ne sais après quelle décision, en tout cas, ce n’est qu’en milieu de processus que Meta a décidé d’inclure la communauté, en tout cas, de faire en sorte que son code soit open source. Ce n’est pas dès le début. Du coup, ça crée un doute sur ce qu’on veut vraiment faire avec ça ?
Encore une fois, il faut, à chaque fois, être dynamique, négocier et revenir sur le sujet. On n’est pas là pour faire des réponses arrêtées. En même temps, il faut comprendre d’où vient chacun, il faut que ce soit évident, sinon on n’est pas juste.
Deuxième point, c’est que la licence elle-même du modèle est partiellement open source. On a beaucoup d’informations sur le modèle lui-même, quels types de critères il va utiliser pour produire certaines connaissances. On connaît à peu près la recette, mais on n’a pas, derrière, la façon dont cette recette s’applique dans un spectre d’infrastructures privées. On a les serveurs et les services qui devraient apprendre tout ça et faire en sorte que l’IA fonctionne. On n’a pas cette même licence pour ce logiciel ou ce matériel qui est maintenant privé et privatisé. Ça veut dire qu’on donne la recette – c’est simplifié, mais vous comprenez à peu près ce que je veux dire – on a la recette pour faire quelque chose, mais on ne sait pas comment le four doit être réglé, c’est problématique, parce qu’on ne sait pas sur quoi on met la recette initiale. Maintenant, prenez ça avec l’énorme complexité qu’est l’IA, ce n’est pas une recette qu’on peut changer plusieurs fois.
Delphine Seitiée : On comprend bien. Le parallèle est bon pour comprendre.
Thanasis Priftis : C’est pour cela que je classifie cela en open source faible.
Delphine Seitiée : Est-ce qu’il y a des modèles d’intelligence artificielle open source de niveau élevé ?
Thanasis Priftis : Oui, il y en a. Et c’est là où l’Internet est intéressant avec cette intelligence collective. Hugging Face [8] est un endroit, une plateforme collaborative ouverte où, aujourd’hui, tous les modèles open source sont présents avec différentes communautés qui travaillent dessus. On peut voir tous les différents projets qui sont vraiment, dès le début, libres et open source, qui ont, dès le début, un but spécifique qui nous permet de les comprendre comme de vraies activités de communautés auxquelles on peut participer, qu’on peut changer, qu’on peut utiliser. On peut faire tout ça.
Delphine Seitiée : Qui paye cette open source ?
Thanasis Priftis : À chaque fois, il faut s’arrêter sur un projet pour comprendre qui paye l’open source, parce qu’on n’a pas encore parlé de ce qu’est l’open source. C’est peut-être le moment.
Delphine Seitiée : Allez, c’est parti. Introduction, histoire courte de l’open source et de sa philosophie.
Thanasis Priftis : Maintenant, je vous invite à parler de libre et open source et j’expliquerai pourquoi.
Quand on a des droits d’auteur, ces droits reviennent à la personne qui a créé l’entreprise ou à la personne qu’il y a toujours derrière une création. Comme on l’a dit, au début ces droits sont fermés et, après, on peut les partager. Je peux partager la manière dont on peut utiliser le code. Par exemple, on peut l’étudier, on peut faire des copies, on peut redistribuer ce code avec ses propres changements. Ce sont des choses qu’on peut permettre de faire. Les logiciels libres et les logiciels open source ont toujours suivi cette même idée : à chaque fois qu’on crée un livre, une vidéo, un bout de code ou autre chose, on donne en même temps, à la personne, à l’utilisateur, la possibilité d’exécuter ce code-là, de faire une édition, s’il a envie, de republier le code avec l’édition qu’il ou elle a faite et de créer des copies de cette œuvre pour la diffuser comme la personne le veut. On parle de licence très permissive. Ça donne énormément de possibilités.
La seule condition que l’open source impose c’est de toujours attribuer l’œuvre à la personne qui l’a créée. C’est normal, parce que toute la propriété intellectuelle fonctionne sur cette idée : on est obligé de donner la paternité – pourquoi paternité et pas maternité ?, c’est une très bonne question.
Delphine Seitiée : Je ne l’ai pas posée !
Thanasis Priftis : C’est moi qui le dis. Du coup, attribuer la paternité, comme on dit aujourd’hui, de l’œuvre à celui qui l’a crée. C’est l’open source.
Delphine Seitiée : Est-ce que tu as un exemple ?
Thanasis Priftis : Il y en a plusieurs. Particulièrement côté code, aujourd’hui on a énormément de projets avec cette licence open source. On peut parler de Chromium, par exemple. Chromium, c’est Chrome, mais avant de devenir Google, c’est un projet open source. Il y en a encore beaucoup plus qui sont avec cette licence initiale qui est open source. En général, aujourd’hui, on trouve la majorité des logiciels avec une licence open source, qui partagent quasiment la totalité des droits d’auteur avec la communauté.
Delphine Seitiée : Linux, c’est quand même quelque chose de plus connu.
Thanasis Priftis : Linux est opensource. GNU/Linux, comme on les appelle, ce sont des distributions qui sont en lien avec le libre/open source. Là, je viens sur libre/open source. On est d’accord sur cette idée qu’il y a une open source qui est vraiment permissive. On a très peu de conditions à respecter.
Libres, du coup, ce sont les logiciels qui sont aussi permissifs que ça, exactement de la même manière que l’open source, mais avec une condition supplémentaire qui est imposée à toutes les personnes qui vont l’utiliser pour faire de nouveaux produits ou des publications, celle de respecter la même licence tout au long de la vie de ce produit-là. Cela veut dire que si je vous donne une licence type GPL, General Public License, ou une licence qui permet de faire tout ce qu’on a dit avant pour l’open source, j’ajoute une condition spécifique : vous ne pourrez pas changer cette licence. C’est-à-dire, encore une fois, vous faites ce que vous voulez, vous pouvez faire de l’argent, vous pouvez faire des copies, vous pouvez rediffuser l’œuvre, vous pouvez faire des éditions, créer vos propres versions, tant que vous dites, encore une fois, que c’est moi ou la personne qui a créé l’œuvre initiale, qui en a la paternité ; c’est l’attribution initiale de l’œuvre. Une deuxième condition vous est imposée qui est de respecter la licence, ça veut dire les mêmes conditions jusqu’au bout de cette chaîne de production. Vous ne pourrez pas changer la licence. Vous me dites « mais c’est quoi ça ? C’est n’importe quoi ces détails ! Pourquoi les gens s’acharnent-ils ? Libre et open source, c’est la même chose ! Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Non, ce n’est pas la même chose. C’est une licence qu’on appelle virale, c’est-à-dire que tous les produits, derrière, vont rester avec la même licence. Vous ne pourrez pas changer la licence.
Là, vous avez une licence permissive et maintenant je vous pose la question : que peut-on faire, du coup, avec cette licence plus tard ? Je donne la réponse : je peux changer la licence, je peux changer les conditions initiales avec l’open source et faire un logiciel propriétaire, ce qui n’est pas le cas avec le Libre.
J’aime bien dire libre et open source, parce que le Libre englobe l’open source.
Delphine Seitiée : Donc Linux est libre.
Thanasis Priftis : GNU/Linux, Debian, par exemple, et la plupart des distributions GNU/Linux sont des logiciels libres.
Delphine Seitiée : Et Mozilla Firefox ?
Thanasis Priftis : Mozilla Firefox, c’est une licence spécifique qui s’appelle la Mozilla Public License.
Delphine Seitiée : Combien y a-t-il de types de licences ?
Thanasis Priftis : Il y a beaucoup de licences, mais, comme on l’a dit aujourd’hui, elles respectent toutes les mêmes règles. Cette idée d’avoir beaucoup de permissions, sans imposer une condition spécifique. Beaucoup de projets se portent très bien, mais, après, on peut changer la licence et c’est un gros risque. C’est ce que fait Google, ce que fait Apple, ce que fait Microsoft, ce que font beaucoup d’entreprises aujourd’hui : au début, elles proposent un logiciel en open source et après, une fois qu’elles publient leurs propres produits déjà pour amener tout ce qui est propriétaire, différentes extensions propriétaires, elles privatisent la totalité du code. Attention, elles ne vont pas privatiser ce qui est en open source, ce qui est publié en open source reste en open source. Elles ont, bien évidemment, les ressources, les données et la capacité humaine, les compétences pour créer des produits propriétaires qui sont basés sur un système open source.
Avec le Libre, la même chose n’est pas possible, parce que vous êtes obligé de publier toutes vos contributions, toute votre création, sous la même licence, comme le fait Wikipédia.<br/
Aujourd’hui Moodle [9] par exemple, un logiciel qu’on utilise tout le temps pour faire des cours en ligne, est un logiciel libre et open source. WordPress [10], tout le monde connaît WordPress parce que des sites sont sur WordPress, tout le logiciel Wordpress est lui-même en logiciel libre et open source.
Delphine Seitiée : J’ai vu qu’il y avait eu une petite dispute au sein de WordPress.
Thanasis Priftis : Une grande dispute, pas une petite dispute, parce que, encore une fois, la propriété intellectuelle ne régit pas les règles du commerce. Là on parle d’une base, de ce que dit Ostrom, un outil. Tout le reste est toujours discutable. C’est passionnant. Tous les systèmes qui ont une grille qui peut changer, qui ne sont ni privés ni publics, sont très intéressants parce que ça amène tous les sujets sur ce que la société est en train de faire aujourd’hui autour de nous.
Par contre là, encore une fois, le public étatique fait ce qu’il veut, parfois il n’est pas transparent et le privé a toujours cette avance vers les monopoles et c’est un autre problème. Tout ce que je dis par rapport au logiciel semble compliqué, mais l’alternative ce sont les monopoles. Amazon, Microsoft ou Google sont aujourd’hui des monopoles ; on ne peut ni les toucher, ni changer les pouvoirs qu’ils ont récupérés après toutes ces années de privatisation du code et des données.
Delphine Seitiée : Finalement WordPress, si on prend cet exemple qui est, je trouve, assez parlant en termes de fonctionnement, pourquoi ne sont-ils pas allés vers du monopole ?
Thanasis Priftis : C’est une excellente question. WordPress est un logiciel libre. Ça veut dire qu’à la base du logiciel lui-même, le code est disponible, n’importe qui peut l’utiliser pour faire ses propres services avec une licence qui va l’obliger à utiliser la même licence pour toujours, mais, en même temps, il peut faire sa propre version de WordPress. OK, mais là je parle de l’outil, ce n’est pas le service. Derrière, vous avez un service qui s’appelle WordPress avec une fondation. Vous avez, après, deux compagnies privées qui se disputent, aujourd’hui sur du service mais pas du code, parce que le code reste disponible : qui peut, aujourd’hui, prétendre qu’il a le trade mark WordPress, comme un signe commercial, comme un outil commercial, pas comme un droit d’auteur. On est passé du logiciel libre et open source et on voit l’exploitation d’une marque. Du coup, vous avez Automattic [11], côté WordPress, avec Matt Mullenweg, le fondateur de WordPress, qui accapare, depuis des années, cette idée du trade mark WordPress, avec les services, les contributions aux extensions, et tout ça. Et vous avez WordPress Engine [12], un autre service, qui dit « j’ai le droit d’utiliser mon propre service. Je fais mes propres produits, je fais un service qui est bien, que beaucoup de gens utilisent. ». Du coup, là, vous avez deux mondes qui se clashent parce que Automattic dit « vous n’avez pas assez contribué au code qui existe, en tout cas aux sources pour que ce soit pérenne, libre et open source. » Eux disent « nous l’avons fait, mais on ne peut pas nous imposer de quelle manière on va le faire, quelle licence. » C’est une guerre commerciale. C’est à un autre niveau. On est passé au niveau du trade mark et de la guerre commerciale, à un niveau commercial, mais ça n’a rien à voir avec le code. Le code est toujours disponible.
Delphine Seitiée : Comment arrive-ton à garder cette philosophie de l’open source quand on est face à des gains possibles, quand on doit créer des entreprises, quand on voit, en fait, le potentiel de cette communauté qui a réussi à créer du code intéressant, on pourrait dire, pour simplifier ? Comme arrive-t-on, dans ce système des communs, à ne pas aller, justement, sur du monopole ? Comment rétribue-t-on, en fait ? C’est la question que je me pose.
Thanasis Priftis : Si on prend l’exemple de Wikipédia pour changer un peu, après on pourra revenir sur WordPress, est-ce que, aujourd’hui, Wikipédia a une valeur ? Une énorme valeur ! Toutes les IA, tout le monde numérique a utilisé Wikipédia comme un exemple d’apprentissage. Si l’IA existe aujourd’hui, c’est parce que Wikipédia existe, pas seulement, il y a aussi d’autres projets, mais Wikipédia existe, on sait comment s’en servir. Très bien. D’ailleurs, Wikipédia est le septième site le plus visité au monde. Est-ce que les gens sont payés derrière ? Non, ils ne sont pas payés, ce sont tous des bénévoles. Cinq mille personnes se connectent tous les jours, que des bénévoles pour gérer un bien commun comme la connaissance avec une encyclopédie qui veut être accessible à tout le monde. Par contre, est-ce que les gens qui sont dedans peuvent certifier les compétences, en tout cas montrer qu’ils ont fait des choses intéressantes ? Pour moi, clairement, oui. Ça veut dire que quand quelqu’un vient avec, derrière lui, un parcours wikipédien, je sais exactement avec qui je vais travailler, quel rôle il a eu, s’il a fait de la modération, s’il a fait des éditions, s’il a fait des récensions de livres, de la documentation. Les compétences qu’on acquiert sont énormes quand on travaille sur un espace comme Wikipédia, en collaboration. On développe des compétences incroyables.
Vous voyez qu’on a quand même cette possibilité de valider des motivations et des compétences via les communs. Les gens ont créé ce commun-là et je crois qu’ils en sont très fiers.
Par contre, Wikipédia ne crée pas d’argent, de valeur ajoutée. Il vit via les contributions des personnes chaque année, parce qu’il y a pas de pub, et aussi des contributions comme celles de Google et d’autres qui utilisent, bien évidemment ce service. Ils veulent que le service persiste, parce qu’il est très utile pour leurs propres machines de recherche.
Delphine Seitiée : Google finance, est un donateur ?
Thanasis Priftis : Google contribue systématiquement avec l’idée que Wikipédia reste pérenne, même s’il n’y a pas énormément de gens qui travaillent dessus, il n’y a pas plus d’une trentaine de personnes pour la plus grande encyclopédie du monde. Les autres sont bénévoles. Wikipédia, c’est très important, ne monétise pas la valeur qu’elle est en train de créer. Le contenu est ouvert. Comme on l’a vu, on peut faire de l’argent avec une licence virale libre et open source, mais on ne peut pas récupérer, on ne peut pas demander à quelqu’un de payer parce qu’il a utilisé Wikipédia 10 000 fois pour apprendre à des modèles ou pour avoir des réponses à des recherches via le contenu. Mais c’est OK, c’est comme ça.
Maintenant, on commence à se poser des questions sur ce système-là, parce qu’on voit l’argent qui est derrière ces produits qui ont utiliser Wikipédia comme base, c’est beaucoup d’argent et rien n’est récupéré par la communauté.
Deuxièmement, le problème avec ce type d’abus, si on veut, des connaissances de Wikipédia, c’est que les gens vont aller moins sur Wikipédia, ils seront moins contributeurs sur les connaissances initiales et vont moins payer, contribuer avec des dons pour que le projet puisse persister. De vraies questions vont se poser dans le futur particulièrement avec les IA génératives, qu’on va expliquer après, qui récupèrent des contenus, des données qui existent autour de nous et les font réapparaître comme quelque chose normal. Mais, en fait, il y a un vrai travail derrière et il faut vraiment garder ce travail. Les gens ont travaillé même si c’était bénévole, ce n’est pas parce qu’on est bénévole qu’on ne travaille pas.
Delphine Seitiée : Absolument !
Thanasis Priftis : Maintenant, si on veut prendre cette idée de modèle open source, on peut toujours faire de l’argent avec les services. Quand vous publiez un logiciel libre et open source, c’est évident que vous êtes l’expert/l’experte, c’est évident que vous avez une connaissance du code ; c’est évident que si on veut faire, comme État ou comme entreprise, quelque chose qui nous intéresse avec votre code, c’est vous qu’on va appeler. Ces services, bien évidemment, existent partout maintenant. C’est comme ça qu’on fait de l’argent. On crée des services à plusieurs niveaux, infrastructures, personnalisation, on crée des nouveaux produits qui sont liés à l’entreprise ou à l’État qui a besoin de choses spécifiques.
Delphine Seitiée : N’est-ce pas aussi un moyen d’augmenter les compétences locales, dans le sens où les jeunes ne peuvent pas aller mettre les mains dans le cambouis, si on peut s’exprimer ainsi ? Est-ce que ce n’est pas aussi une volonté du milieu de l’informatique ?
Thanasis Priftis : L’idée initiale, c’est complètement ça. En effet, un informaticien, une informaticienne ne devrait jamais accepter que le code qu’il exécute soit quelque chose qu’il ne connaît pas, qu’il ne maîtrise pas. Il faut avoir cette maîtrise du code, le code doit être quelque chose qui sert à nos libertés et à nos envies, et pas forcément quelque chose qui manipule ce qu’on voudrait faire. Du coup, on devrait contrôler, savoir ce que fait exactement le code. Ce n’est pas qu’un souhait, il faut vraiment vérifier avec des programmes, des audits ou autre chose. Vous avez tout à fait raison.
Une fois que vous avez fait ça, vous avez prouvé que vous pourrez travailler sur ce code-là, que vous pourrez créer des solutions, proposer d’autres produits qui seront liés à ce code-là. Oui, c’est un énorme tremplin de compétences. Tout ce qui est un commun est un énorme tremplin de compétences pour aller plus loin. On souhaiterait que ça reste un commun, mais ça peut aussi aller dans le privé. Ce ne sont pas des espaces étanches, c’est d’ailleurs tout le temps communiquant entre le privé et le public. Ils sont tout le temps en débat avec les communs pour trouver des portes, en tout cas des manières de travailler ensemble.
Delphine Seitiée : >En tout cas, l’open source, c’est quand même un business. J’ai regardé quelques chiffres, je ne les ai pas notés, je ne vais pas vous les donner maintenant, mais j’ai vu quand même que les États-Unis utilisent beaucoup l’open source, surtout le business de l’open source. Peux-tu un petit peu expliquer ça par rapport à l’Europe qui, j’ai l’impression, pousse beaucoup ces derniers temps, vers des technologies open source ?
Thanasis Priftis : Tout est mélangé, ça dépend du projet qu’on prend, on ne peut pas généraliser que les États-Unis font ça. Il y a plusieurs États-Unis, il y a plusieurs Europe, il y a plusieurs situations. Mais, en général, on peut dire que l’Internet s’est créé aux États-Unis. À un moment donné, il faut l’accepter. À l’origine, c’est une technologie, c’est une logique de communication avec des protocoles qui ont été créés là-bas, adoptés là-bas. Ils ont une énorme avance sur la philosophie, sur la façon de monétiser et de commercialiser ce type de solution. Du coup, oui, les gens adoptent facilement cette idée d’avoir un logiciel qui est en open source, qui est « maintenant, je donne des services, mais, après, ce logiciel peut aussi devenir propriétaire. » On peut changer la licence, faire un logiciel vendable sans forcément donner ses droits d’auteur, tout est possible. Il y a beaucoup de possibilités d’entreprenariat, parce que plusieurs modèles qui sont possibles.
L’Europe suit un peu. Aujourd’hui, dans ce milieu, beaucoup d’entreprises font pas mal de choses intéressantes. Mais l’Europe a raison de se poser cette question de plus de protection des données, de maîtriser un peu plus les différentes vagues technologiques qui sont autour de nous. On a envie de protéger les données personnelles, on a envie de savoir ce que font les gens, on a aussi envie d’avoir un peu plus d’espace pour aider les entreprises à exister. Je dis cela parce que, mine de rien, il y a quand même des monopoles qui sont créés depuis les États-Unis. Aujourd’hui, les monopoles les plus grands sont étasuniens au niveau numérique. Du coup, c’est l’idée de se différencier par rapport à ces types de solutions et de proposer d’autres manières de voir la technologie, en tout cas les législations.
Delphine Seitiée : Yann Le Cun parle aussi de culture diversifiée avec les modèles d’IA. Tout à l’heure, tu parlais de la connaissance, de Wikipédia. D’ailleurs, d’où vient Wikipédia ? Ce sont les Américains qui l’ont créée ?
Thanasis Priftis : Oui. Ce sont deux personnes qui créent, en 2001, le projet initial. Elles ont commencé avec cette idée de faire en ligne une version de Britannica, avec des experts, des expertes qui feraient la même chose que Britannica en papier, mais en ligne. Ça n’a pas marché, elles ont commencé avec un échec, elles n’ont pas réussi à faire le projet au début. Suite à cet échec, à un moment, elles ont dit « on va laisser ça comme ça, on verra ce qui va se passer. ». Du coup elles ont ouvert, presque par hasard, à la communauté. À ce moment-là, on voyait que le logiciel libre existait, que les gens contribuaient beaucoup dans des espaces qui n’étaient pas forcément fermés dans une entreprise. Du coup, elles ont accepté assez vite que la collectivité, en tout cas la société, puisse avoir une intelligence qui dépasse l’expert.
Delphine Seitiée : Cette connaissance n’est-elle pas plutôt anglophone, d’une certaine manière, avec peu de diversité culturelle. C’est un point que soulève, justement, Yann Le Cun avec ces modèles open source ? À ton avis, que veut dire avoir une diversité culturelle dans les modèles d’IA ?
Thanasis Priftis : Parfait, les modèles d’IA. Si vous voulez avoir une diversité au niveau design, sur lequel vous créez un produit qui respecte déjà la diversité, ça veut dire que vous devez le créer avec les communautés que vous êtes en train de mettre en dehors, vous devez changer la manière dont est fait le design, c’est-à-dire la création du produit. Si vous faites un produit qui va servir à une entreprise pour faire plus d’argent, c’est évident que vous n’êtes pas en train de créer quelque chose qui va être équitable ou juste.
Si vous faites un design, prenez toujours les groupes de personnes qui sont censées pâtir, être exclues de votre produit et faites le produit avec elles, faites-le dès le début avec des langages qu’on parle moins, qui sont moins connus et intégrez-les en priorité. C’est ça le grand changement du design. Il faut amener à codécider les personnes qui, sinon, seront exclues de votre système si vous n’agissez pas ainsi.
Delphine Seitiée : Comment associe-t-on le monde de l’open source et cette philosophie que, je pense, tout le monde partage, parce que c’est beau, avec le monde réel, économique, face à des monopoles, face aux entreprises qui doivent aussi faire un choix entre un système propriétaire et un système open source, qui prendra, j’imagine, forcément un peu plus de temps ou peut-être pas, c’est peut-être aussi une idée préconçue ? Comment trouve-t-on cet équilibre, justement, entre le choix de l’open source et le choix du logiciel propriétaire ?
Thanasis Priftis : En faisant des choix, toujours, chacun à son niveau. Je donne l’exemple de la Suisse aujourd’hui : ce serait bien que tous les logiciels soient libres et open source, comme ça tout le monde peut réutiliser et faire de l’argent derrière.
Les universités devraient toutes accepter l’idée que les logiciels libres et open source soient utilisés tous les jours, par exemple pour les services en interne. Même chose pour les données, la recherche : partager de plus en plus cette richesse, là où elle a été créée, avec des règles qui permettent à chacun de faire quelque chose derrière.
Il faut intégrer l’idée de casser les monopoles, avoir une vraie politique de compétitivité, ne plus accepter Google et tous ces mastodontes qu’il y a aujourd’hui, que Meta ne peut pas être l’entreprise qu’elle est aujourd’hui, que Microsoft ne peut pas avoir ce type d’emprise dans le monde qu’elle a aujourd’hui – typiquement, Microsoft a acheté Linkedin en 2018, on comprend bien qu’on parle d’énormément de données –, et c’est quelque chose qui devrait se passer au niveau mondial. C’est quelque chose que l’on devrait expliquer : oui, on peut avoir des données, mais on ne devrait pas créer des monopoles avec. À un moment, il faut enlever des pouvoirs à ceux qui les ont déjà. On devrait battre ces monopoles avec plus de règles de compétitivité et de chances pour tous.
Si on ne fait pas ça, si on ne fait pas les deux, ça ne sert à rien ça n’existe pas.
Aujourd’hui, on est dans un moment où les monopoles, comme Amazon, sont tellement forts au niveau emprise du quotidien – acheter, consommer ou autre – que si on ne se met pas d’accord qu’il faut vraiment les réguler, on n’y arrivera pas. C’est la même chose avec les IA. Il faut réguler tout ce qu’on crée, parce que c’est normal qu’on crée des espaces pour d’autres pour faire des choses intéressantes.
Delphine Seitiée : Ça m’amène à cette question de données et de régulation. On connaît le dicton : les États-Unis innovent, la Chine copie, l’Europe régule. Peux-tu nous donner un petit peu ton avis sur cette régulation qui semble parfois, dans le milieu de l’économie, un peu trop restrictive et peut-être même un frein à l’innovation sur des technologies que, parfois, on ne maîtrise pas, qui ne sont pas créées chez nous ?
Thanasis Priftis : Tout ce qui est un frein pour les autres, pour quelques personnes, c’est toujours une opportunité pour d’autres, ce que je disais avant. C’est pour cela qu’il faut voir un peu dans quelle direction on veut que les choses aillent : plus d’équité, plus de participation, plus d’opportunités, ou c’est juste protéger des choses qui existent.
Prenons un exemple très concret, le RGPD [13], la loi de protection des données en Europe. Ça a été une énorme révolution en 2018. Ça a commencé en 2016 et, en 2018, on a eu la législation qui a permis à l’Europe de se positionner comme quelqu’un qui a un rôle à jouer sur la façon dont le numérique doit évoluer.
Du coup, cette protection des données est double : elle protège la personne avec l’idée de ne pas être toujours exposée à cette quête incessante de données personnelles qui, après, stigmatisent, avec un profil pour des pubs, en tout cas pour des produits ciblés où on n’est jamais protégé. Mais, plus important, je peux aussi choisir des règles différentes sur la façon dont mes données sont traitées. Je dis ça parce que tout le monde pense que le RGPD c’est « j’arrête les cookies, en tout cas je clique sur le consentement, du coup, je consens à ce que mes données soient utilisées pour faire quelque chose. ». Attention, le RGPD va plus loin, il dit que le traitement des données est aussi un sujet de législation, de réglementation. Je dois savoir comment mes données sont traitées, à quelles fins, vraiment ce qui va se passer, et l’entreprise qui récupère mes données personnelles doit être capable de répondre à cette question. Quand je demande comment mes données personnelles sont traitées chez vous, avec qui vous les partagez, quels produits vous en faites, vous devrez être capable de me répondre. Me répondre, ou pas, ne sera plus un choix, c’est quelque chose que vous devrez faire, vous devrez prouver que vous pouvez le faire.
C’est un énorme sujet, très intéressant. Je trouve que l’Europe a extrêmement bien innové avec ce RGPD, mais qu’elle n’a pas forcément poussé pour l’IA. Pour l’IA, on a choisi d’introduire encore une nouvelle législation. Cette fois-ci, c’est un calcul de risque [14]. On prend les IA comme des systèmes de risque qui sont là pour faire la guerre, pour faire du recrutement, pour faire du chat, offrir des services, du coup, on peut les classer par rapport à ces types de services qu’elles ont amenés et on peut les réguler comme ça. C’est un problème parce que, dans les risques, il y a toujours des exceptions. Du coup, oui, on ne peut pas faire forcément du recrutement via des algorithmes, on peut le faire s’il y a un humain derrière.
Delphine Seitiée : On va donc vivre dans de l’exception !
Thanasis Priftis : Voilà. Et cette exception, c’est soi-disant cette idée d’innover, de donner la possibilité d’innover, mais est-ce qu’on considère que l’innovation est vraiment là, sur le recrutement ou autre chose ? Est-ce que tout devrait être numérisé, est-ce que tout devrait être automatisé, est-ce que tout devrait être dans cette idée-là ? Ou est-ce qu’il y a d’autres types d’innovation sur lesquels on n’a pas eu le temps de réfléchir aujourd’hui, avec d’autres types d’espaces qu’on peut créer, où la participation et la coopération sont différentes ? C’est la vraie question à se poser et c’est une question sociétale. Ce n’est pas une question à laquelle les licences peuvent répondre. Les licences sont un outil, le code est un outil à la base. Quel type de société a-t-on envie d’avoir plus tard ? Qu’est-ce qu’on cherche ? On parle, par exemple, d’environnement, de transition environnementale. Est-ce qu’on peut faire une transition environnementale quand on sait ce que l’IA consomme aujourd’hui, l’IA que l’on connaît maintenant ? Le nombre de litres d’eau qu’une IA générative comme GPT et ChatPT comme application consomment aujourd’hui, c’est phénoménal ! Il faut le comprendre. La Suisse est intéressante pour ça. Elle prend son temps pour comprendre les phénomènes, poser des règles, essayer de maîtriser les règles avec une discussion collective. Je décris la Suisse, en tout cas j’espère, c’est très intéressant et c’est ce qu’il faut faire. La réponse c’est : plus de démocratie, ce n’est pas moins de démocratie.
Delphine Seitiée : J’avais justement une question. Il y a les lois européennes, le RGPD. La Suisse est partie un peu dans la même direction avec la nLPD [Nouvelle loi sur la Protection des données] [15], l’année passée. Il y a l’IA Act européen. La Suisse prendra son temps pour se positionner. Comment vois-tu les choses ? Est-ce qu’on devrait faire quelque chose de très local ou est-ce qu’on devrait poursuivre et, finalement, mettre en place des exceptions ?
Thanasis Priftis : C’est une excellente question, encore une fois.
Est-ce qu’on peut être local avec des types de service comme ChatGPT aujourd’hui ? La réponse est non. On a besoin de tellement de données, tellement d’infrastructures et tellement de pouvoir de calcul pour fournir ces services que si on veut concurrencer GPT et ChatGPT, aujourd’hui on ne peut pas le faire. Même Meta n’a pas réussi, Google essaye avec Gemini. Ce sont ces quatre/cinq entreprises qui peuvent le faire au niveau mondial. En gros, il y a déjà un monopole qui a été créé et c’est une vraie question. Si vous vous dites que le local ne peut exister que dans un monde où les monopoles continuent à subsister avec tellement de ressources et d’argent public ou privé, de banques privées, qui est quasiment brûlé parce qu’il n’y a pas de profits pour le moment, c’est quasi impossible. Ce n’est pas moi qui le dis, mais c’est tout à fait logique quand on explique ça, on se demande comment on va rivaliser. On peut imaginer des IA spécifiques avec une certaine finalité qu’on comprend comme importante ; l’IA aujourd’hui, ChatGPT, c’est une discussion sans fin, mais il n’y a pas de finalité intéressante derrière. On discute, OK, mais pourquoi ? On en parlera après. Peut-être qu’on peut trouver des IA ou des applications de l’IA pour des finalités spécifiques. Et là, oui, on peut devenir local, en tout cas national, avec des solutions beaucoup plus pointues et concrètes, mais sur des problèmes spécifiques, pas sur tout. N’importe quelle technologie ne pas être une solution contre la crise climatique aujourd’hui, il faut comprendre que la crise climatique est systémique. Oui, on peut trouver des mini solutions sur des pôles spécifiques, mais pas la totalité.
Ce déterminisme doit nous quitter assez vite pour donner à la technologie la vraie place, au niveau local ou au niveau national.
Mais attention, en même temps, il faut vraiment travailler à démanteler les monopoles qui ont été créés, sinon on a toujours cette tendance de se référer à eux, de donner de l’argent, des ressources indirectement.
Delphine Seitiée : Le jeu est aussi intéressant : les entreprises qui se montent et se démontent, ces monopoles qui peuvent aussi se démonter. J’ai lu que Gartner projetait moins 25 % du trafic chez Google, ce qui veut dire que les gens, petit à petit, iront chercher directement les réponses sur ChatGPT, Perplexity ou d’autres plateformes qui permettent cet échange par le langage. Je ne dis pas que Google est fichu, mais 25 % ça me paraît quand même assez énorme. Ce chiffre-là m’a vraiment marquée.
Thanasis Priftis : C’est un sujet très intéressant. D’ailleurs, on dit que Google a détruit son propre search engine, sa manière de chercher les informations depuis maintenant quelques années, quand il voulait tout monétiser, tout commercialiser jusqu’au bout. Du coup, ils ont fait en sorte que l’information était là : tant qu’elle était monétisée, elle avait sa place pour la recherche.
Même chose pour Amazon. Aujourd’hui, on a des recherches qui vous disent que quand vous faites des recherches sur Amazon à moitié, si vous ne descendez pas plus qu’après le 17e résultat, vous n’avez pas un résultat qui est fait pour vous, vous êtes dans un résultat qui est réfléchi par Amazon pour son propre intérêt. Aujourd’hui, on a tellement poussé les informations inutiles très loin, il faut prendre 17 avec des pincettes, c’est un chiffre, mais c’est un chiffre qui indique que vous devrez aller vraiment loin dans ce monopole pour trouver quelque chose de vraiment utile pour vous, qui soit vraiment intéressant.
Du coup, on reprend. Ce qui se passe est très intéressant. ChatGPT, bien évidemment, va récupérer cette discussion, or, ce n’est pas la solution. Est-ce que Wikipédia ne serait pas l’endroit par lequel on devrait passer ? On peut imaginer un Wikipédia, bien évidemment, comme service, comme recherche ou comme information, ou d’autres Wikipédia, mais ne serait-ce pas plutôt ça le modèle ? On a prouvé que c’est le modèle le plus efficace aujourd’hui parce que tout le monde l’a utilisé pour apprendre, la preuve est là. Pour avoir une information qui est accessible, qui est vérifiée et qui, en même temps, développe nos compétences. Quand on est dans Wikipédia, si on est un peu intéressé par cette idée d’historique, à un moment on va cliquer et on va voir un peu toutes les pages : pour un article, une page d’un article Wikipédia vous avez dix pages de commentaires. On voit le temps que les gens ont pris, ont passé à discuter pour trouver cette idée, cet accord, ce consensus, ce fameux consensus juste pour décider si l’information est utile et si elle doit être dans l’encyclopédie.
Ces types de compétences, je parle de plusieurs compétences en même temps — j’accède à de l’information, je participe —, c’est quelque chose qu’on devrait beaucoup plus valoriser comme un modèle pour organiser un service, en tout cas là où on peut intervenir. Je n’ai pas dit que le privé ne doit pas exister ou que le public ne doit pas faire ce travail. Je dis que les ressources qu’on a aujourd’hui sont des choses importantes, à valoriser et qu’on devrait passer par cette idée du commun.
Delphine Seitiée : Comment les étudiants de la HEG travaillent-ils sur l’open source ? Quelle est un peu leur vision du monde et puis aussi leur rapport avec toutes ces nouvelles technologies ?
Thanasis Priftis : C’est un monde qui n’est pas très différent. Les étudiants ne sont pas très différents du reste la société. Des personnes sont vraiment intéressées, et intéressantes aussi, par les sujets, du coup elles vont aller elles-mêmes beaucoup plus loin sur ce type de démarche. Ça veut dire qu’elles vont aller voir plus précisément comment les différents modèles fonctionnent, comment Debian, Moodle, WordPress, comment différents projets sont en train d’évoluer. Elles vont aussi comprendre les choses comme une solution systémique, qui permet d’avoir plus de temps de réflexion, de flexibilité, de personnalisation.
D’autres consomment la technologie, restent sur cette idée de consommer la technologie très passivement. Ça les éloigne, parce que, oui, mine de rien, ces outils demandent un certain travail de leur part. Ils demandent qui vous compreniez les sujets, ils demandent qui vous ayiez quelque chose à partager, qu’il y a des enjeux, que vous devrez participer, essayer d’améliorer les choses. On ne peut pas être dans une communauté comme ça si on est passif.
Je dis à mes étudiants « si vous ne le faites pas avec ça, faites-le avec autre chose, faites avec le bord du lac, faites avec les forêts, faites avec quelque chose qui vous intéresse, faites avec la musique, avec les voitures, faites avec ce qui vous passionne. Ayez toujours l’idée, quelque part dans vos têtes, d’avoir cette implication dans quelque chose qui vous motive, qui montre que vous êtes vraiment acteur de votre sujet. » C’est cela qu’on cherche aujourd’hui. Si vous voulez être employable, en tout cas pour moi comme directeur de la fondation, je recherche votre employabilité par rapport à cette idée : montrez-moi ce que vous avez fait, ce qui vous passionne. Je sais qu’on peut apprendre l’économie, on peut apprendre l’histoire, si on le veut, la formation existe toujours, on est très fort. Ce qui n’existe pas, c’est cette idée d’avoir envie de changer quelque chose autour de soi, d’avoir un impact différent là où on est, comment changer les choses en fait, comment les améliorer.
Delphine Seitiée : Tout à l’heure, tu parlais de culture numérique aux États-Unis. Justement, est-ce que, en Suisse, on a cette culture numérique ? De manière générale, est-ce que les jeunes comprennent tous ces enjeux et le monde dans lequel ils sont nés finalement ? Maintenant, on peut dire qu’ils sont nés dans le numérique.
Thanasis Priftis : On a eu cette discussion un peu avant. Oui, ils sont nés dans le numérique, ils sont bombardés par le numérique et les données, mais ils n’ont pas forcément cette compréhension, ce que veut dire une technologie. Il faut vraiment expliquer dès le début toutes les couches que GPT ou ChatGPT ont aujourd’hui derrière. Quand on commence à expliquer ça, quand on commence à expliquer que pour ChatGPT il y a une technologie privée, des clouds avec des serveurs qui ont des processeurs Nvidia qui sont aussi privés, privatisés, qu’il y a une compagnie qui fait ça, du coup on est dépendant de ça ; après il y a beaucoup de données à faire apprendre, il y a beaucoup de données ouvertes. Quand vous expliquez les étapes qu’il y a eu à chaque fois pour construire la technologie, la poser sur ce spectre privé/public, les étudiants commencent à s’intéresser et c’est ce qu’il faut faire. De plus en plus, il faut expliquer les choses, il faut le faire. Ces technologies font en effet partie de leur vie, mais il faut les vivre comme un choix, pas juste « je prends ChatGPT qui est une application de GPT et je commence à bidouiller mes réponses aux questions sur cette partie-là ».
Delphine Seitiée : Concernant la culture numérique, c’est peut-être que quand on est né là-dedans, par exemple le fait d’avoir, depuis très jeune, partagé ses données personnelles, ce n’est peut-être plus un enjeu pour eux. On pourrait aussi imaginer vivre dans un monde où la donnée est accessible et n’est plus protégée.
Thanasis Priftis : La réponse est toujours la même. J’avais un autre projet qui était sur les personnes qui travaillent sur les plateformes delivery, toutes ces plateformes, aujourd’hui, comme Uber en général. On leur disait de ne pas se poser la question : vous êtes traqué tout le temps par rapport à vos données personnelles, tout ce que vous faites, vous êtes évalué par rapport à n’importe quel feedback que vous donnez au système. La réponse c’est que ça dépend beaucoup d’où vous venez. Si vous êtes une personne qui a vraiment besoin d’un travail, que vous avez une certaine précarité, que cette précarité-là vous oblige à utiliser ces types de services pour travailler, du coup vous ne vous posez même pas la question, c’est un non-sujet. Vous me dites « mais qu’est-ce que tu me dis, ce n’est pas mon problème, je veux juste travailler même si je suis épuisé », parce que c’est un boulot très difficile. La condition initiale via laquelle on entre dans la technologie joue énormément.
Si vous êtes étudiant qui va faire ça pour gagner un peu d’argent, deux fois par semaine, vous lui posez la question, il dit « oui, effectivement, c’est un problème. Dans un an ou deux, je ne veux plus travailler avec ce type d’entreprise parce que je sais qu’ils utilisent mes données personnelles. » C’est le spectre qui compte. Si vous êtes dans la précarité, bien évidemment on ne peut rien faire, c’est un non-sujet. Par contre, si vous êtes là juste pour gagner un peu d’argent pour faire un voyage ou pour améliorer un peu votre vie de tous les jours, là, vous vous posez la question. Vous savez que, plus tard, vous n’accepterez pas ce type de traitement de vos données personnelles, même si vous le faites maintenant. C’est un spectre, c’est dynamique, ça évolue.
Il faut pousser notre société et j’en reviens aux étudiants, à aller vers cette dynamique-là. Pas les obliger à le faire, il n’y a pas d’obligation, parce que c’est extrêmement pervers d’utiliser tout le temps la technologie. Je ne vais pas dire direct « tu n’utilises plus ChatGPT », mais il faut dire ce qui se passe.
J’ai un autre exemple avec le travail de bachelor, aujourd’hui, ils utilisent l’IA et, tous les profs. nous sommes choqués. On a face à nous, en septembre, en tout cas au moment où les jeunes écrivent les travaux de bachelor, des gens qui sont tous passés par l’IA.
Si vous le dites, si vous le maîtrisez, si vous ne le faites que pour corriger ou si vous êtes capable de dire exactement où vous avez fait cette utilisation, c’est intéressant. On peut l’accepter encore. Mais si vous l’utilisez pour donner une réponse, que vous produisez un travail qui doit prendre plusieurs jours en quelques heures, là il y a un problème et c’est évident que vous avez triché pour votre travail de bachelor.
Delphine Seitiée : D’ailleurs, c’est très intéressant. Si, par exemple, on replace les travaux qu’on a pu mener à différentes époques, quand Wikipédia est sortie, j’imagine que les professeurs n’autorisaient peut-être pas les étudiants ou les obligeaient à aller à la bibliothèque. En fait, comment s’adapte-t-on aussi ? C’est trop dur de demander à quelqu’un de ne pas utiliser un briquet et d’allumer son feu avec deux pierres !
Thanasis Priftis : Tout à fait. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas l’expliquer, qu’il ne faut pas le dire. C’est exactement ce qu’on disait avec Wikipédia à ce moment-là. Tous les profs disaient que Wikipédia était incroyablement bien pour les étudiants, parce qu’ils ne pouvaient pas citer Wikipédia comme source, attention, c’est le grand changement. Ils ne peuvent citer que les sources que Wikipédia a trouvées et aller plus loin. Comme source, « Wikipédia » n’existe pas, on ne peut pas citer une encyclopédie, en tout cas très rarement, j’ai quelques exemples très rares. Normalement, un bon prof oblige les étudiants à aller voir les sources que l’article lui-même de Wikipédia a utilisées. Avec les IA, ça devient très compliqué, parce que l’IA mâche tout. Elle n’est pas faite avec cette idée d’historique ou de sources qui sont automatiquement mises dedans. C’est la facilité.
Delphine Seitiée : ChatGPT va là-dedans.
Thanasis Priftis : Elle va là-dedans, mais, encore une fois, elle est faite pour être générative. C’est normal, on ne va pas lui demander d’être une encyclopédie, ce n’est pas son rôle. Parfois, on l’utilise pour faire du code, OK, mais l’IA n’est pas faite pour un code sur un problème spécifique. L’IA est là pour maîtriser quel mot devrait mieux suivre tel autre mot et c’est cette distance-là qu’on devrait prendre. Aujourd’hui, quand les gens font du code avec de l’IA, avec Copilote, je leur dis « attention, là vous êtes en train de perdre la responsabilité de ce que vous faites. Oui, ça vous permet de vérifier, mais pas tout de suite, parce qu’il faut vraiment que vous écriviez vos propres œuvres au début, pour comprendre. » C’est ça, du coup, tout l’enjeu aujourd’hui.
Delphine Seitiée : Je comprends. C’est l’effort qu’on doit demander aux étudiants pour réaliser un travail pour avoir une certaine logique.
Thanasis Priftis : Exactement. L’enjeu, c’est la responsabilité qu’ils doivent porter, derrière, sur ce qu’ils ont fait ; ce sont eux les responsables, ce n’est pas l’IA, ce sont eux. Il faut maîtriser, être responsable de chaque paragraphe qu’on a créé, pourquoi on l’a fait. C’est cette question-là. Si vous faites ça, OK. Dans ce cas, vous verrez que vous avez peut-être perdu du temps.
Delphine Seitiée : Comment avez-vous repéré que les étudiants utilisaient beaucoup l’IA ? C’était trop parfait dans les phrases ?
Thanasis Priftis : C’est tellement stylisé. C’est un type de contenu qui est tellement évident, on ne parle pas comme ça, forcément. Après, mes assistants et mes assistantes sont extrêmement malignes, parce qu’ils étaient eux-mêmes étudiantes et étudiants – moi je suis toujours dans un nuage, je veux tout comprendre. Ils font des pièges dans les énoncés. Ils mettent des choses et ils savent, après, qui a utilisé l’IA. Après, vous avez des IA qui expliquent les IA. Bref !
C’est marrant. Je dis aux étudiants que je pense qu’aujourd’hui les IA génératives les desservent. Maintenant tous les profs sont extrêmement attentifs et même biaisés par rapport au fait que vous avez déjà utilisé, quelque part, l’IA, du coup vous devez être parfaits, parfaits pas seulement à l’écrit.
Delphine Seitiée : Donc, ça monte le niveau d’excellence.
Thanasis Priftis : En effet, cette année, j’ai compris que ça monte le niveau, les attentes de tout le monde.
Delphine Seitiée : On ne peut plus faire une faute d’orthographe aujourd’hui.
Thanasis Priftis : Si vous en faites, c’est presque intéressant, parce que ça donne un bug, on peut voir ce que vous faites. Comme, de toute façon, vous ne faites pas de fautes d’orthographe, comme vous utilisez de la même manière les choses, après, ça dépend : il faut que vous expliquiez que vous avez compris ce que vous avez écrit. Je vous donne juste un exemple : aujourd’hui, on a changé les barèmes d’évaluation, par exemple des thèses ou du travail de bachelor. On n’a que 30 % sur l’écrit et 70 % sur l’oral. Avant, c’était le contraire. Du coup, on a bouleversé l’évaluation.
Delphine Seitiée : Intéressant ! Ce qui voudrait dire que l’oral devient quelque chose d’extrêmement important par rapport à l’écrit. Peut-être qu’on va vers dans une société où on a beaucoup plus de commandes orales qu’écrites.
Thanasis Priftis : En tout cas, l’écrit va exister, mais, si c’est comme ça, ça va être tellement générique, qu’on va peut-être trouver, dans cette relation plus directe, la compréhension de la compétence : est-ce que la compétence est validée ou pas ?, parce que c’est ça. Est-ce qu’un bachelor a validé une série de compétences, que je peux à peu près à valider avec ce qui existe là, mais je veux bien qu’il passe aussi un oral. Selon moi, ça augmente la difficulté pour les étudiants aujourd’hui, ce n’est que mon opinion de la façon dont ça se passe.
Delphine Seitiée : C’est intéressant. Je pense qu’on change à chaque fois. Michel Serres [16] expliquait très bien les cerveaux vides. En fait, on sait quelles compétences on perd, mais on ne sait pas ce qu’on gagne.
Thanasis Priftis : C’est exactement ça et, pour moi, l’IA c’est flagrant. Attention, l’IA générative, l’IA comme revenir à un projet global. Toutes les IA ne sont pas la même chose. Les algorithmes ne sont pas des IA. Il faut encore définir, passer du temps à comprendre l’algorithme comme une recette spécifique, qui travaille avec des données structurées, qui a un output, c’est-à-dire un résultat spécifique et des IA qui sont en train d’apprendre avec des humains, ou pas, avec différents textes, énormément de données et, du coup, qui sont très généralistes. Elles n’apprennent qu’avec des probabilités. Quel mot est le plus probable d’être là ? On ne peut pas demander à l’IA de… D’ailleurs, avant de venir ici, j’ai demandé à ChatGPT de me montrer des des exemples de logiciels libres et open source, pour savoir ce qu’il comprenait. Il ne sait pas faire la différence entre libre et open source. Il prenait GPL qui est une licence, comme on le disait avant, avec les droits partagés, une licence virale, qui reste toujours, comme une licence open source. Il n’arrivait pas à comprendre l’enjeu d’être libre. J’ai dit « GPL est une licence libre », mais lui, avec la probabilité du système de données qu’il a autour de lui, ça revenait à libre et open source. Pour lui, la différence, la subtilité entre libre et open source n’était pas un enjeu. C’est juste qu’il n’est pas fait pour ça, il est fait pour discuter avec ce qu’il a, il n’est pas fait pour donner une réponse à mon problème.
Delphine Seitiée : On a beaucoup d’attente sur ces outils, on ne veut pas prendre de risques, d’ailleurs on n’accepte aucune erreur. Chez les humains, on les accepte complètement, en tout cas un peu moins avec ChatGPT.
Thanasis Priftis : C’est aussi un problème aussi, parce que ça génère énormément de dépenses énergétiques, d’infrastructures et autres, pour faire en sorte qu’il y ait pas de bugs. Du coup, c’est un problème parce que ça ne permet qu’à quelques entreprises, quelques clouds, quelques infrastructures de donner cette impression que tout est fluide, tout est là, sans interruption, seamless comme disent les Anglais, une fluidité qui est quasiment là tout le temps. Mais c’est faux, c’est complètement faux ! Les bugs existent partout ! C’est différent quand vous avez Microsoft, que vous avez des datacenters partout dans le monde. On est en train de travailler sur Marseille, c’est aussi un gros sujet : sur le port de Marseille, on va créer un nouveau datacenter pour les IA à venir. Bref, vous avez des datacenters partout. C’est différent d’être Microsoft, c’est différent d’être Infomaniak ou un acteur plus local, parfois c’est bien aussi, un acteur plus petit qui ne peut pas se permettre d’être au même niveau que ces infrastructures-là. D’où les problèmes des IA génératives qui demandent énormément d’infrastructures, énormément de données disponibles pour apprendre.
Delphine Seitiée : Et ce projet au Tessin. Peut-être que tu en as entendu parler, Alps [17]. Ce futur supercalculateur est à l’image locale, dans le sens où je sais pas combien de fois il est plus petit qu’un supercalculateur américain, c’est incomparable. Avec la HEG avez-vous des projets avec eux ?
Thanasis Priftis : Non. Là, on parle vraiment d’un projet national. Encore une fois, il y a des projets qui vont servir, j’espère en tout cas, à des aides spécifiques ou à des solutions spécifiques. Avec les IA génératives, on ne peut jamais, malheureusement, concurrencer les entreprises privées sans régulation. Microsoft, aujourd’hui, est en train d’acheter des centrales nucléaires, qu’ils vont récupérer un peu pour pouvoir, évidemment, maîtriser la technologie nucléaire peut-être plus tard. Vous voyez comment ça pousse !
Delphine Seitiée : C’est un État.
Thanasis Priftis : Exactement. C’est encore un sujet très intéressant. Effectivement, il y a tellement de technologies, tellement de couches partout dans le monde que ça apparaît comme un État aujourd’hui.
Encore une fois nous sommes en train de parler, depuis je ne sais pas depuis combien de temps, des technologies, on n’a pas encore essayé de placer l’environnement, les ressources, parce qu’on vit un moment de crise climatique, et, quelque part, il faut qu’on modère nos propres attentes par rapport à cette réalité-là. La durabilité, encore une fois, ce n’est pas qu’un truc qu’on doit amener une fois, comme un module en plus. C’est quelque chose à penser dès le début du cycle, avant même de la phase prototype. C’est aussi un vrai sujet : privacy by design, green by design sur lequel vous faites des choix. C’est d’abord une question de minimiser les données, minimiser les processus, minimiser les fonctionnalités. Cette minimisation n’est pas quelque chose dont on ne devrait avoir peur, ce n’est pas moins d’argent, ce n’est pas ça, c’est juste une maîtrise des besoins, dans un domaine, qui sont beaucoup mieux cadrés.
Delphine Seitiée : C’est vrai qu’on est toujours dans cette abondance, même dans nos vies personnelles, on n’efface jamais nos photos. Ce sont vraiment des petites choses ridicules, mais mises bout à bout, c’est important.
Thanasis Priftis : Oui, exactement. Il y a des actions qui sont vraiment très faciles à faire, avec un impact pas si important. Il y a des actions plus importantes, par exemple traiter collectivement nos données personnelles comme une base de données commune et on peut après, nous-mêmes, choisir de les donner. Il existe des coopératives de données personnelles, MediData par exemple, pour les données de santé.
Delphine Seitiée : C’est intéressant. On peut, en tant que citoyen, dire je souhaite partager mes données de santé, par exemple.
Thanasis Priftis : Pour des projets de recherche et la coopérative va décider elle-même avec quelle rémunération, quel type d’accès pour les chercheurs qui vont être exposés à ces données-là. On peut tout imaginer, mais on ne le fait pas parce qu’on est dans une certaine Comfortably Numb, une attitude passive, une posture qui n’est pas celle de la société numérique qui nous demande d’être acteurs de ce qu’on fait autour de soi et de vraiment passer du temps à comprendre. Pas sur tout, ce n’est pas une cascade d’actions, mais choisir des moments où on fait les choses différemment parce qu’on a des options, on a des alternatives dans les entreprises, à l’école, à l’université, dans notre travail, partout.
Delphine Seitiée : Absolument. C’est un très beau message.
On arrive à la fin de cette interview. On pourrait partir sur plein de choses, mais il faut se décider. J’ai toujours des questions de fin : est-ce que tu pourrais partager une source d’information, ou même plusieurs sources d’information – chaîne YouTube, podcasts, livres – à nos auditeurs ?
Thanasis Priftis : Oui. Je n’avais pas vu cette question, je vais répondre spontanément.
Pour les personnes qui veulent comprendre les IA, en tout cas, voir un peu ce qui existe comme pléthore de modèles, on a Hugging Face [8]. Cette source est très intéressante pour voir un peu comment ça évolue.
Si vous voulez explorer ce qu’il y a au niveau consensus dans une communauté, allez sur Wikipédia. Il y a plusieurs exemples sur la gouvernance de Wikipédia, les règles qu’on a aujourd’hui pour décider, par exemple, si un article est validé ou pas. C’est passionnant de voir la précision des règles qu’on a créées sur Wikipédia pour décider de la gouvernance. Je vous invite à aller sur ce monde des règles de Wikipédia qui sont extrêmement riches pour voir aussi comment on construit un commun.
Delphine Seitiée : C’est ce qui représente le plus la philosophie de l’open source, si on peut dire, ces règles de Wikipédia, si on veut vraiment aller creuser le sujet.
Thanasis Priftis : C’est libre et open source, en tout cas, en général, c’est l’idée de la communauté. Il est crucial que la communauté existe, ait un rôle derrière.
Un super Américain, qui s’appelle Cory Doctorow [18], a écrit pas mal de livres de science-fiction, mais c’est aussi un activiste du numérique avec de très bonnes idées, des posts quasiment tous les jours où il explique un peu ces phénomènes de privatisation des données, de la technologie et aussi des monopoles. Il est passionnant.
Après, n’arrêtez pas de lire tout ce qu’il y a. J’adore tout : romans, science-fiction, tout ce qui remet en question, tout ce qui nous montre un peu mieux ce qui est caché, dans notre société, et qui mérite d’être un peu mieux compris et discuté.
Venez à TEDxGeneva, c’est le 22 novembre. Je vous invite volontiers, avec votre équipe, pour cet événement. Venez parce que c’est là aussi où on voit le travail de vulgarisation. On peut voir des idées qui sont complexes parfois, mais qui peuvent devenir accessibles, en tout cas plus accessibles avec un vrai travail de curation. En général, quand on parle à des gens, qu’on explique l’idée, c’est avec l’intention de bien le faire, en tout cas de faire passer ce qu’on veut et d’essayer de le faire avec une discussion équilibrée.
Delphine Seitiée : Je crois que c’est Being Intelligent, si j’ai bien retenu. Ça donne envie quand même.
Thanasis Priftis : Être intelligent, effectivement. Je ne sais pas si on le sera, en tout cas dix personnes sur scène le seront forcément plus que moi et toute mon équipe.
Delphine Seitiée : C’est génial. Une dernière chose : est-ce que tu aurais une recommandation d’une personne qu’on pourrait inviter sur la chaîne ?
Thanasis Priftis : Merci pour la question. C’est très intéressant. J’ai pensé à ça un peu avant. J’aimerais bien amener une personne qui est un entrepreneur d’Internet, en tout cas qui a ce côté entrepreneuriat avec elle, qui essaye de tester des choses, avec cette idée de créer des profits, de créer aussi des ressources en plus. Il s’appelle Théo Bondolfi, c’est le président de la Fondation Ynternet. C’est lui qui est aujourd’hui derrière le projet Wikideal, dont j’ai parlé avant, qui s’inspire de Wikipédia pour créer un type de contrat qui soit maîtrisé par la communauté, avec les règles, et qui soit signé par des personnes intéressées avec l’aide d’autres personnes derrière, pour voir si ça se passe bien ou pas. C’est l’idée d’avoir cette collaboration, pas seulement sur les contenus numériques, mais aussi sur les contrats qu’on signe tous les jours, qui peuvent faciliter nos interactions de tous les jours.
Delphine Seitiée : Magnifique. On le contactera de ta part.
Thanasis Priftis : Avec grand plaisir.
Delphine Seitiée : Thanasis, merci infiniment.
Thanasis Priftis : Merci à toi. C’était vraiment génial. C’est passé trop vite. J’ai regardé mes notes et je n’ai pas dit ça, je n’ai pas dit ça.
Delphine Seitiée : Il faudra faire une prochaine interview. Bon après-midi.
Thanasis Priftis : Avec plaisir. Bon après-midi.