Jeanne Bretecher : Je commence par vous, Henri Verdier. Vous avez pris, en tant qu’ambassadeur du numérique, l’initiative d’un rapport sur les communs numériques [1] en Europe à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’UE, au premier semestre 2022, vous l’avez remis il y a environ un an.
Déjà, pourquoi avoir proposé ce rapport ? Quels sont ses grands enseignements ? Je pense que les recommandations principales ont été exposées, mais vous pourrez peut-être nous éclairer davantage. Et puis, pourquoi, à votre avis, les communs numériques représentent-ils une vraie alternative en termes de compétitivité européenne ?
Henri Verdier : Merci beaucoup.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les parlementaires, chers collègues, chers amis, on m’a donné cinq minutes, ça va être une cavalcade, je vais essayer d’être très précis, mais ça va être un peu lapidaire.
Je me permets un premier conseil et je répondrai à votre question dans la dernière des cinq minutes : n’écoutez pas les geeks et les gens du numérique s’ils se lancent dans des questions sémantiques et s’ils commencent à vous expliquer la différence entre les communs, les logiciels libres, l’open source, l’open data, parce qu’on ne s’en sortira pas. La question c’est qu’il existe, dans l’histoire du numérique, au cœur de l’histoire du numérique, des ressources qui ne sont ni privées, ni publiques, qui sont fabriquées par des volontaires et qui sont gouvernées par ceux qui les produisent. Je voudrais commencer le débat en rappelant que c’est l’histoire d’Internet, à la racine de l’histoire d’Internet. Ceux d’entre nous qui ne sont pas des numériciens sous-estiment peut-être à quel point Internet existe grâce à des protocoles ouverts, des standards ouverts qui n’appartiennent à personne, des logiciels libres, des données publiques, ouvertes, et 80 % de l’activité numérique et de la révolution numérique est fondée là-dessus, avec en ce moment, vous y avez fait allusion, ça a été la raison de notre rapport, un mouvement général de recapture de cet Internet commun, mutualisé, à toutes les échelles d’ailleurs. On a réalisé récemment, parce qu’on n’y avait pas pris garde, que 80 % des câbles traversant l’Atlantique étaient désormais propriété de quelques grandes compagnies technologiques. On n’y avait pas fait attention, on pensait qu’il y avait des systèmes de péréquation et d’agrément qui nous garantissaient du pluralisme.
Donc, ce n’est pas une utopie, ce n’est pas une espèce de rêverie de nostalgiques de Proudhon ou de Saint-Simon, c’est comme cela que fonctionne Internet.
Bien sûr, il y a d’innombrables raisons d’en parler. Quand j’étais le prédécesseur lointain de Stéphanie, j’aimais bien travailler avec les gens du logiciel libre, parce que c’était du meilleur code, parce que c’était une meilleure allocation des deniers publics, parce que ça permettait de créer des équipes plus ouvertes ; il y avait plein de raisons.
Dans le travail que nous faisons pour créer une fondation européenne pour les communs, on voit des pays qui travaillent les communs comme un levier de politique industrielle, comme un levier de contrôle budgétaire, il y a toutes sortes de raisons. Il y a des gens très honorables, par exemple à l’Éducation nationale, il y en a un ici, qui rappellent aussi qu’en apprenant à notre jeunesse à contribuer, à faire, à être active, à être acteur, on joue aussi un rôle citoyen. C’est mieux d’apprendre à nos contemporains à ne pas être des consommateurs passifs de solutions inventées ailleurs et être prisonniers de certains modèles économiques.
Il y aurait mille manières d’en parler, mais c’est vrai que la raison, je crois, qui nous a fait travailler et qui a l’air d’être l’intitulé du colloque, c’est que ces ressources-là peuvent nous servir de relais pour faire émerger, d’abord, des infrastructures publiques, littéralement du service public, des infrastructures publiques au service de notre souveraineté.
Je voulais me contenter de souligner ça, sauf que vous m’avez fait sursauter parce que ça faisait longtemps que je n’avais plus entendu parler de La tragédie des communs. Je suis obligé de dire que ce livre est une foutaise. Il n’y a jamais eu de tragédie des communs, il y a eu une expropriation violente des communs, que madame Elinor Ostrom [2] a gagné un prix Nobel d’économie en analysant des communs qui ont traversé les millénaires : la pêche du poisson dans la baie d’Hudson a tenu des millénaires, jusqu’à l’arrivée des colons, grâce à cette gestion collective de la ressource ; l’agriculture sur brûlis, dans la forêt amazonienne, a traversé les millénaires jusqu’à ce qu’ils se fassent exproprier.
Un commun, c’est une ressource qui est gérée par ceux qui la produisent et, évidemment, dans les règles de gestion, très tôt la soutenabilité et le long terme ont été intégrés dans les grands communs de l’histoire. Franchement, ce livre est un petit brûlot idéologique, qui n’est fondé sur rien en histoire et en histoire économique. Je voulais quand même le dire.
Brièvement, mais je crois que j’ai déjà dit l’essentiel de ce que je voulais partager avec vous. Je voulais insister sur le fait que cette infrastructure numérique, c’est-à-dire à la fois les câbles, les standards, les grands logiciels qui font tourner Internet, nous ferions bien de la considérer comme une infrastructure publique, comme une facilité essentielle, comme une infrastructure publique essentielle, je n’ai pas tout le vocabulaire juridique. D’un certain point de vue, c’est ce qui a été fait par exemple pour les télécoms. J’ai réalisé récemment, peut-être que quelques-uns, parmi vous, ne l’ont pas encore réalisé, que la création d’Internet c’est en 1983. On nous dit que le premier e-mail c’est 1971, le premier échange entre ordinateurs et le montage par paquets, c’est 1969. Mais le jour où la DARPA [Defense Advanced Research Projects Agency] renonce à avoir son réseau propriétaire militaire et rejoint un protocole ouvert, TCP/IP, dans lequel il y a aussi les universités, il y a aussi des entreprises, c’est 1983. Et, en fait, c’est l’année qui succède à 1982 qui est l’année du démantèlement de AT&T. Un certain nombre d’historiens du numérique font remarquer que jusqu’en 1982, l’armée américaine s’est dit « peut-être que je pourrai contrôler ce réseau ». Et puis, quand ils ont vu que même AT&T avait été démantelé, après une procédure qui a duré huit ans, ils se sont dit « on n’y arrivera pas », donc autant rejoindre le mouvement d’ouverture et coopérer avec les autres.
On l’a fait pour les télécoms, il faut qu’on pense à le faire pour le numérique, pour une raison très simple, en fait, je m’excuse presque de dire de telles trivialités, c’est que si vous laissez le pouvoir aux infrastructures, notamment de décider leurs revenus – je pense que Sébastien connaît ça mieux que moi avec ses fonctions antérieures à l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse] –, si vous les laissez en situation de vous obliger à faire du partage des bénéfices, ce sont eux qui choisissent vos revenus. En Inde, avec lesquels je travaille beaucoup, ils ont construit des infrastructures publiques pour l’identité, le paiement, l’échange sécurisé de données, le transport, et quand ils disent « publiques », ça ne veut pas dire « étatiques », ça veut dire qu’elles obéissent aux règles de base du service public, égalité d’accès ; ça ne veut pas dire gratuit, on n’a jamais dit que ces infrastructures devaient être gratuites, on a dit qu’ils ne peuvent pas forcer le partage de revenus, ils ne peuvent pas amortir leurs coûts de déploiement. Ils l’ont fait en disant : si vous bâtissez votre économie dans les plateformes d’un autre, c’est lui le patron, c’est lui qui décide vos revenus, vous êtes dans la position d’un chauffeur Uber et on ne peut pas être une nation de chauffeurs Uber. La question est là : si nous voulons développer une économie autonome, si nous voulons une souveraineté économique, mais aussi si nous voulons être en situation d’imposer nos règlements – la protection contre la violence, contre l’antisémitisme, contre la haine –, il faudra, en quelque sorte, une main sur l’infrastructure ; il faut être capable d’en déterminer le devenir, en tout cas être capable d’empêcher l’infrastructure de prendre le contrôle.
Je termine puisque je sais qu’on n’a que cinq minutes. Je vous disais que c’était bel et bien l’histoire initiale d’Internet, c’est ce qui fait qu’Internet a changé le monde déjà deux/trois fois ces 40 dernières années. Nous vivons effectivement un moment où, pour toutes sortes de raisons, l’une d’entre elles est peut-être une sorte de négligence des autorités politiques dans le monde entier, en même temps, nous autres, gens d’Internet, leur avions demandé de ne pas trop réguler, de ne pas trop contrôler, mais là, c’est peut-être allé un peu loin.
L’autre, c’est quand même, bien sûr, la taille critique atteinte par des entreprises gigantesques et je dois dire que je ne suis pas sûr qu’on le réalise vraiment. En France, nous ne sommes pas encore accoutumés à penser la question de la relation avec une entreprise qui pèse 1000 milliards de dollars. On se rend pas compte de leur puissance de R&D, par exemple, de leur capacité à imposer un standard, c’est une deuxième raison.
La troisième, c’est qu’il y a aussi, quand même, puisque je suis devenu diplomate, un certain nombre de pays sur terre, plus nombreux qu’on pourrait le penser, pour qui ce système qu’ils estiment libertaire, n’est pas appréciable – la liberté d’expression, la neutralité des infrastructures, le fait qu’on ne décide pas qui a le droit de parole –, ça ne leur plaît pas, il y a donc aussi un travail de sape sur ce réseau et, aujourd’hui, il vit une sorte de mouvement de recapture, j’ai fait allusion aux couches basses, aux câbles. On doit se battre tous les jours, notamment à l’Union internationale des télécommunications, pour rester sur des protocoles communs et pour refuser des propositions de nouveaux protocoles TCP/IP, de nouveaux DNS.
Et puis les couches hautes, vous le savez parce qu’on en parle beaucoup, mais nos enfants ne vont plus sur Internet. En fait, ils passent leur vie dans des entreprises privées qui s’appellent Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, qui ne sont pas Internet, qui sont même quasiment le contraire d’Internet, puisqu’elles sont centralisées, non neutres, non libres, non ouvertes et on va avoir besoin de reprendre la main.
Pour cela, je termine peut-être avec cela, l’Europe pourrait se grandir à devenir LE défenseur de ces communs, on l’a déjà dit et tout le monde va le redire, c’est logiciels libres, c’est standards ouverts, c’est données publiques. L’Europe devrait peut-être joindre le geste à la parole et trouver des moyens financiers pour soutenir ces communs. Vous vous souvenez peut-être de la mini-polémique, il y a à peu près un an, quand on a découvert que la moitié de l’industrie mondiale utilisait un petit logiciel, qui s’appelait Log4j , qui a été l’objet d’une faille de sécurité [3], et tout le monde a dit « mon dieu, mon dieu », même Tesla a été attaqué. Les deux développeurs canadiens, bénévoles, n’ont jamais reçu un dollar d’aide publique, jamais un audit d’une autorité de sécurité. On avait construit l’économie mondiale sur le travail bénévole de deux gars et un jour on leur dit « vous n’étiez pas assez sérieux les amis ! ». Peut-être qu’on aurait pu les aider et être présents !
L’Europe faisant ça, nous y travaillons, comme nous aurons normalement un deuxième tour de parole, je développerai un peu plus le projet que nous portons actuellement. On a effectivement créé un consensus entre 19 pays et on avance, au rythme européen, mais on avance. C’est aussi une posture européenne de ce que pourrait être une souveraineté numérique. Si vous regardez le monde tel qu’il va, tout le monde parle de souveraineté, mais les uns, très à l’Est, disent que la souveraineté c’est le droit de faire ce que je veux chez moi et de faire subir ce que je veux à ma population, ce n’est pas la vision de l’Europe. D’autres alliés et amis, plus à l’Ouest, ont du mal à voir la différence entre souveraineté et hégémonie stratégique, parce qu’ils ont une culture stratégique qui consiste à dominer le champ de bataille. En Europe, on est capable de dire qu’on demande juste l’autonomie, on demande, comme le maréchal de Lattre, à ne pas subir, donc on n’a pas besoin de dominer les autres, on n’a pas besoin de contrôler Internet, mais on ne veut pas que qui que ce soit nous domine et on est capable de construire des positions stratégiques d’autonomie.
Comprenez ça quand même : quand on construit des services publics comme je l’ai fait, comme le fait Stéphanie, dans Google Maps, si un jour, comme en juillet 2018, Google multiplie ses tarifs par 100, des sites de sous-préfectures ferment, parce qu’on n’avait pas prévu que les tarifs allaient être multipliés par 100 ; si on les avait construits dans OpenStreetMap [4], les tarifs ne peuvent pas changer. Et puis, de toute façon, on peut prendre une copie du truc et continuer tout seul, on peut l’améliorer s’il y a des problèmes.
On parle donc vraiment d’une autonomie à la racine. La définition même de l’autonomie c’est « j’ai mon destin en main, si ça ne convient pas, je continue tout seul ; s’il y a une erreur, je corrige, je n’ai pas de problèmes si quelqu’un change les règles du jeu ou change les tarifs ». On aurait donc intérêt, à la fois, à se placer dans ces positions-là et on aurait intérêt à montrer que c’est bien de cela que parle l’Europe et que, quand l’Europe construit sa souveraineté, elle peut aussi soutenir la souveraineté de l’Afrique, la souveraineté de l’Amérique latine, parce qu’elle peut avoir une vision coopérative de la souveraineté. Quand je dis que je ne veux pas qu’on me domine, ça ne veut pas dire que je veux dominer l’Amérique latine, ça veut juste dire que je cherche des chemins où personne n’a de monopole, où personne n’impose ses règles de manière non concertée avec des choix qui peuvent parfaitement se partager avec d’autres.
Je me tais et je me réjouis d’entendre cette magnifique table ronde.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup Monsieur Verdier.
Stéphanie Schaer, je me tourne vers vous. Vous dirigez la Direction interministérielle du Numérique [5] qui a initié plusieurs programmes, plusieurs coopérations en relation avec les communs, en particulier l’Accélérateur d’initiatives citoyennes [6], mais ce n’est pas la seule initiative. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la transformation de l’action publique est, selon vous, indissociable aujourd’hui de la logique de communs, numériques en particulier, et pourquoi les acteurs publics s’en saisissent comme une alternative souveraine, aujourd’hui, aux solutions de marché ?
Stéphanie Schaer : Bonjour à tous. Je suis très heureuse aussi d’être parmi vous aujourd’hui, de participer à cette table ronde sur les communs numériques.
À la Direction interministérielle du Numérique, en effet, nous sommes investis sur ces questions de communs numériques. Je vais essayer d’expliciter, avec des exemples très concrets, la façon dont, finalement, on soutient, comme l’a définie à l’instant Henri Verdier, ces ressources libres, produites et maintenues par des communautés.
En fait, tout l’intérêt qu’on voit dans ces communs numériques, c’est justement que ce sont des biens immatériels qui peuvent être réutilisables, produits, gérés par des communautés qui ont cette particularité d’avoir leurs propres règles de gestion, partageant les mêmes valeurs.
La façon dont on voit les communs numériques à la DINUM [5], c’est cette façon extensive qui a été décrite à l’instant, en allant des protocoles ouverts aux logiciels, aux briques logicielles qu’on peut réutiliser dans les produits - on fait cela assez couramment pour l’ensemble des services numériques de l’État -, mais également des données et des contenus ouverts.
Si je rentre sur la façon dont on mobilise ces communs numériques au niveau de l’État, la première chose, la première chose c’est pour arriver à produire des produits numériques, des services numériques, qui vont bénéficier, en fait, de ces développements de communautés très ouvertes.
On a un exemple très concret. On a mis à disposition de 400 000 agents publics une messagerie instantanée souveraine, maîtrisée par l’État, qui s’appelle Tchap [7]. On applique un protocole ouvert, le protocole matrix [8], on bénéficie de tous les investissements qui sont faits par la communauté Matrix pour de nouvelles fonctionnalités, en mobilisant ce commun et nous ne sommes pas les seuls, en France, à avoir choisi cette voie. J’ai eu des échanges avec nos homologues en Allemagne, l’Allemagne a fait ce même choix de disposer d’une messagerie instantanée, souveraine, opérée par leurs soins, se basant sur ce même protocole. Je pense que là, il y a une vraie voie également de développement, de progrès, c’est au cœur de la nouvelle feuille de route de la Direction interministérielle du Numérique [9] que d’investir dans des briques logicielles, libres, ouvertes, qui permettent d’avoir des produits mis à disposition de l’ensemble des agents publics, dont on maîtrise le développement.
Pour prendre un deuxième exemple, on a aussi des services numériques qui peuvent bénéficier de briques, ça a été cité à l’instant, par Henri Verdier, sur les briques de cartographie. En effet, une bibliothèque JavaScript, qui s’appelle Leaflet [10], est utilisée dans OpenStreetMap [4], et c’est, aujourd’hui, une réalité d’utilisation dans un certain nombre de services numériques qui sont utilisés au quotidien par un grand nombre de Français, des services numériques qui ont été établis sous forme de startups d’État, je pense notamment à Acceslibre [11], à Aides-territoires [12], ou, dans le cadre de transport.data.gouv.fr [13] où, quand on doit situer sur une carte, on a cette utilisation de bibliothèque.
Le fait d’utiliser ces communs, c’est une chose, en fait, on va aussi contribuer. On a aussi une doctrine de mettre en Libre tout le code développé par l’action publique, par l’administration.
Si je prends aussi un exemple concret, on a Pix [14] qui est un service numérique de certification des compétences numériques, qui a tout son code en Libre et qui, aujourd’hui, fait partie de la Coalition mondiale pour l’éducation de l’UNESCO et qui contribue aussi, finalement, à l’ensemble de ces communs numériques.
C’est le premier engagement qui est très concret, utiliser ces communs numériques pour faire progresser notre transformation numérique, tout en maîtrisant la pérennité.
La deuxième chose, c’est de faire en sorte qu’on arrive aussi à animer l’ensemble de ceux qui utilisent les logiciels libres, qui contribuent. Depuis 2021 on anime, à la DINUM, une communauté du Libre au sein de l’État, c’est fait par la Mission logiciels libres [15], suite à la circulaire qui avait été signée par Jean Castex en 2021. Ça permet aussi de participer à des consortiums européens, très concrets, sur l’utilisation par différents pays européens de briques libres. Je pense notamment à GovTech4all, auquel on participe avec des projets de coopération très concrets, par exemple la mobilisation d’une brique libre développée en France, aujourd’hui, OpenFisca [16], avec un accompagnement pour que d’autres pays, comme la Grèce et les Pays-Bas. s’en saisissent.
Le troisième point que j’aimerais partager avec vous, c’est la façon dont on peut aussi accompagner des initiatives de la société civile pour l’émergence de communs numériques. Ça a été évoqué, se pose quand même la question du soutien, du financement. À l’aune de tout ce qui a pu se passer aussi pendant le Covid, avec l’émergence d’initiatives comme CovidTracker [17], une initiative prise par Guillaume Rozier, on s’est questionné sur la façon dont l’action publique pouvait davantage s’appuyer sur des initiatives de la société civile et c’est comme cela qu’est né l’Accélérateur d’initiatives citoyennes [6]. Cet accélérateur est placé au sein de la DINUM, au sein de notre incubateur de services numériques. Il part du constat, finalement, que l’État n’a pas le monopole de l’intérêt général, de l’action en faveur de l’intérêt général, il faut savoir s’appuyer sur de bonnes initiatives plutôt que de redévelopper ça au sein des services de l’État.
Il y a donc eu une première saison, la saison une, qui a permis d’accompagner un certain nombre d’initiatives et on a relancé une saison deux, tout récemment, au printemps. Les lauréats ont été annoncés au mois de mai – d’ailleurs l’un d’entre eux, Open Food Facts [18], est présent parmi nous aujourd’hui –, avec ce souhait d’orienter complètement l’action vers l’accompagnement, c’est comment une administration peut être en lien avec un projet d’intérêt général. En l’occurrence, dans le cas d’Open Food Facts, on est sur l’accompagnement pour élargir cette base de données qui concerne les produits alimentaires, sur l’impact carbone qui est devenu un besoin avéré dans le cadre de tous les travaux sur la planification écologique, la transition écologique, avoir des Eco-scores. On avait un service numérique en incubation sur ces sujets, EcoVadis [19], incubé à l’Adème. Donc, au lieu de redévelopper une base de données sur l’impact carbone, on s’est dit que ça pouvait être très bien d’accompagner en finançant et en accompagnant aussi en moyens humains, cette collaboration innovante entre Open Food Facts et ce service incubé de l’Adème.
Pour résumer un petit peu l’action au niveau de l’État portée par la DINUM, on est vraiment sur ces deux pieds.
Un pied qui est l’utilisation et la contribution aux communs numériques dans des produits très concrets soit tournés vers les services numériques aux citoyens et aux entreprises soit des produits numériques, des outils, pour rendre plus attractif et plus efficace également l’environnement de travail des agents publics de l’État.
Le deuxième pied, c’est de voir comment on arrive à bien accompagner ces communs numériques pour les faire émerger, les rendre également plus solides, et s’appuyer sur eux pour arriver à porter l’ensemble des politiques publiques et tous les enjeux et défis qu’elles portent.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup Stéphanie Schaer.
Sébastien Soriano, je me tourne vers vous. Vous êtes un converti de longue date. Aujourd’hui, à la tête de l’IGN [Institut national de l’information géographique et forestière], vous avez continué votre pari sur les communs pour moderniser l’action publique, mais aussi pour accélérer la transition environnementale. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez repris cet engagement dans votre nouvelle maison ? Quels premiers résultats concrets en tirez-vous ? Et puis, peut-être, nous dire un mot d’un commun, qu’on va présenter en deuxième partie, OpenStreetMap [4], qui a été mentionné par Henri Verdier, qui va avoir un rôle particulier sur votre périmètre ? Merci.
Sébastien Soriano : Bonjour à tous. Merci. Je suis ravi d’être là.
Je dirais qu’il y a effectivement une première manière de regarder les communs qui est de se dire que personne ne les contrôle, donc, si personne ne les contrôle, c’est qu’ils appartiennent à tout le monde.
Il y a aussi une deuxième manière de les regarder qui est de se dire que les communs c’est ce qui va permettre d’atteindre des masses critiques, ce que mon voisin de gauche a appelé la multitude, c’est-à-dire que, grâce aux communs, on va pouvoir rassembler quantités d’acteurs qui vont avoir un impact qu’on n’avait pas forcément imaginé.
OpenStreetMap [4] est un mouvement mondial de cartes libres. En France, l’IGN, l’Institut national, public, de cartographie, ce sont 1500 personnes, ce n’est pas mal, mais les volontaires OpenStreetMap sont 10 000 [20]. Les volontaires OpenStreetMap vont se retrouver le samedi après-midi et ils vont se mettre à cartographier le canal du Midi, les Champs-Élysées, à repérer les lampadaires, les poteaux, les commerces. Ils vont mapper et ils vont inscrire ça dans une base de données ouverte.
Ces petites fourmis, sans être péjoratif, ont réussi, aujourd’hui, à bâtir une carte mondiale. Ils ont aussi bénéficié de beaucoup de dons qui ont été faits, de données en open data d’instituts publics, comme l’IGN, qui ont versé leurs données, donc ils ont reçu ces données qu’ils rajoutent à leurs données propres.
Aujourd’hui, grâce à cela, quand il y a, par exemple, la guerre en Ukraine qui se déclenche, on peut, tout de suite, avoir accès à un certain nombre de données cartographiques et on sait que ce sont des éléments stratégiques, comme le disait l’essai bien connu des années 70, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre.
Je crois que la première force des communs, c’est cette manière de passer à l’échelle. C’est vraiment le point sur lequel je vais insister, parce que ça me semble être aujourd’hui le grand défi de notre époque. C’est-à-dire que, face au changement climatique, on voit bien qu’on est face à d’immenses défis.
Je vais donner un exemple, qui ne va pas être numérique, pour se fixer les idées, la rénovation thermique des bâtiments. Ce qui me fascine, aujourd’hui, dans la rénovation thermique des bâtiments, c’est qu’on voit bien que même avec des aides fiscales importantes, même avec des incitations, même avec des interdictions de location, il reste que c’est un secteur extraordinairement éclaté, qu’il faut trouver des artisans qui le font, il faut qu’ils prennent rendez-vous chez vous, il faut qu’il y ait des matériaux, il faut qu’il y ait une offre, en fait, de rénovation thermique des bâtiments. Est-ce que cette offre existe aujourd’hui ? C’est une bonne question, et comment est-ce qu’on la passe à l’échelle ? C’est vraiment ce qui nous anime à l’IGN : comment on répond à ces défis.
Dans notre secteur, les défis sont autour de la connaissance des territoires. Comme on est à l’Assemblée nationale, qu’il y a un certain d’élus locaux, je vais prendre un exemple, c’est l’évolution du trait de côte. Aujourd’hui, on sait qu’avec un certain nombre d’événements climatiques, on a un retrait du trait de côte. On doit organiser des prévisions sur cette évolution et, sur la base de ces prévisions, on doit ensuite aller voir les habitants, les utilisateurs, ça peut être des agriculteurs, ça peut être tout un tas d’usages de ces terres qui vont être progressivement grignotées. Aujourd’hui, vous avez une gouvernance de cette question du trait de côte qui est extrêmement éclatée : vous avez les observatoires régionaux du trait de côte, vous avez les collectivités locales, vous avez le Conservatoire national du littoral, vous avez le Bureau de recherches géologiques et minières, le Cerema [Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement], vous avez, comme ça, tout un tas d’intervenants qui interviennent pour essayer de faire, chacun, la petite prévision dans son coin. Mais, aujourd’hui, où est le grand référentiel national dans lequel vous pouvez suivre l’évolution du trait de côte, vous pouvez zoomer de chez vous et voir ce qui va se passer dans 10 ans, dans 20 ans, dans 30 ans ?
C’est le défi auquel nous sommes particulièrement confrontés dans notre secteur.
On voit donc les communs surtout comme une manière de créer des alliances et de créer des alliances pas seulement entre la multitude, c’est-à-dire des volontaires qui vont s’auto-organiser pour résoudre quelque chose, parce que ça, quelque part, ils le font déjà, ils n’ont pas besoin de nous, mais comment on allie la puissance de feu de ces communautés avec celle de l’État, des collectivités locales, de l’ensemble des acteurs publics et, pourquoi pas, du marché lorsque ça s’y prête.
Comme il y a un deuxième temps de parole, on parlera un peu plus précisément de ce que cela veut dire. Je voulais vous dire que pour populariser cette idée, j’ai créé ce petit autocollant que je vais vous remettre, Madame Bretecher, en mode « En mode Commundo », c’est-à-dire que je crois que le défi qui est devant nous, aujourd’hui, c’est ça : comment arrive-t-on à combiner l’agilité et le faire ensemble ? Comment crée-t-on ce « mode Commundo » qui va nous permettre de nous mettre dans des logiques d’impact, dans des logiques de travailler ensemble, dans des logiques de désilotation. Et je le dis d’autant plus qu’on a beaucoup parlé, ces dernières années, de simplification, souvenons-nous du « choc de simplification ». Est-ce qu’on a l’impression que ce choc de simplification a réussi ? Est-ce qu’on a l’impression que le mille-feuille territorial a été simplifié, pour ne donner que cet exemple ?
Je crois fondamentalement que la simplification c’est la désilotation.
Merci.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup.
Jean Cattan, on va passer à vous. Le Conseil national du numérique [21] planche, déjà depuis quelques mois, sur un rapport sur les communs qui est, je crois, assez complet. Vous allez pouvoir revenir, peut-être, sur les raisons qui ont motivé, mais aussi sur les conclusions que vous tirez sur les trois grands enjeux des communs numériques, à savoir la gouvernance, la création de valeur et le financement. Et puis, peut-être, nous parler des solutions que vous pouvez entrevoir pour réutiliser des modèles qui existent déjà et maintenir ces communs numériques.
Jean Cattan : Merci beaucoup. C’est un très grand plaisir d’être ici pour discuter de ce sujet, qu’on explore un petit peu tous, chacun dans son coin, depuis une quinzaine d’années, voire plus.
Au Conseil national du numérique, une mission nous a été donnée, en gros, il y a deux ans, qui était d’explorer notre relation au numérique, pour voir un peu l’impact que le numérique avait sur nous, sur ce que nous sommes, comment il nous transforme, en ce que certains appellent une grande révolution anthropologique, en fait, de l’humanité.
Pour cela, on a produit des ouvrages, petit moment promo, il y en a 7 comme ça, plus d’autres choses qu’on a faits, notamment avec l’IGN, qui sont accessibles librement, évidemment, que vous pouvez nous demander en version papier et par e-mail.
On s’est rendu compte que dans tous les problèmes que l’on rencontrait dans notre environnement numérique, il y en avait un qui était phare, ça a été aussi mis en exergue par Henri Verdier dans un de ses récents ouvrages, qui était évidemment le business modèle de ces entreprises. Si, aujourd’hui, on peut voir s’ouvrir, peut-être, demain, ce marché numérique grâce, par exemple, à un règlement européen comme le Digital Markets Act [22], même s’il n’y parvient pas forcément, ça ouvre, dans nos esprits, cette question et ça a ouvert dans nos esprits, au conseil, cette question à savoir : s’il y a plus d’ouverture sur nos marchés, finalement qu’est-ce qu’on va voir apparaître, qu’est-ce qu’on peut voir apparaître, quels sont ces autres modèles d’affaires potentiels que l’on peut voir apparaître ?
Là encore, pour reprendre une formule de Henri Verdier, on compte forcément sur cette première voie que sont les communs numériques, puisque c’est historiquement tout à fait exact, évidemment, que les communs sont la première voie de construction d’Internet. Interrogez-vous vous-même sur ce que vous utilisez tous les jours, à savoir le wifi, par exemple, qui est, pour moi, un pur produit, en fait, des communs. C’est-à-dire que ce sont des fréquences libres, qui ne sont pas attribuées par l’État contre une redevance, sur lesquelles on applique des protocoles. Vous avez peut-être déjà vu, sur vos ordinateurs, IEEE 802.11. En fait, c’est le groupe de travail qui est à l’IEEE [Institute of Electrical and Electronics Engineers], un organe de standardisation auquel tout le monde peut participer, qui a défini les règles d’usage de cette ressource partagée qu’est le wifi. On est vraiment face à une gouvernance d’une ressource partagée que l’on considérait, à tort, comme rare, mais qui, en fait, ne l’est pas, parce qu’on a appliqué l’intelligence de la multitude dessus et finalement on se rend compte qu’elle est quasiment infinie et qu’elle a permis de se faire développer toute une économie multimillionnaire. Aujourd’hui, c’est commun d’utiliser le wifi et, en fait, c’est un commun.
On arrive à concevoir que, peut-être, notre environnement numérique pourrait être différent de ce qu’il est aujourd’hui. On se rend compte aussi, quand on plonge un petit peu dans ce monde-là des communs, que les choses sont, en effet, particulièrement difficiles. Il faut rendre honneur à tous les gens qui ont travaillé, tous les jours, parce que les choses sont particulièrement difficiles. On se rend compte aussi que les choses ne sont pas forcément binaires et c’est un petit peu nécessaire puisqu’il y a une autre caractéristique d’Internet qui est d’être un monde de liens. Il n’y a pas l’Internet des communs d’un côté et l’Internet ultra capitaliste de l’autre.
On a ici un représentant de Wikimédia France, qui pourra me contredire au besoin, mais c’est intéressant : quand on arrive sur la page de Google Search, on cherche quelque chose, très souvent il y a une textbox qui, en fait, ramène du contenu Wikipédia sur la page de Google Search. Comme entrelac, je n’ai pas trouvé d’illustration encore plus symptomatique que celle-là, Rémi pourra me contredire, évidemment. Il y a eu le développement de Wikimedia Enterprise qui a pour vocation, maintenant, justement de faire payer potentiellement ces grands exploiteurs de Wikipédia, de faire payer, donc, Google pour son exploitation de Wikipédia. Je trouve ça assez intéressant comme pied-de-nez en fait, que Google devienne client de Wikipédia. On voit bien qu’on est dans un monde d’entrelacs, il y a beaucoup d’exemples comme cela. Pourquoi ? Parce que c’est très difficile de faire vivre un commun et, surtout, parce que le monde n’est pas complètement binaire et qu’il y a beaucoup de liens à entretenir entre ces différents modèles.
Mais attention, à ce qu’un autre auteur, Lionel Maurel, a appelé « les communs du capital » [23] à ce qu’il n’y ait pas d’appropriation, de cannibalisation, par les grands modèles capitalistiques de ces ressources et de tout leur potentiel. C’est une chose qui nous alarme, qui nous alerte et nous fait dire « attention, il y a quelque chose à faire, il y a un soutien à apporter » et on voit que ce soutien à apporter peut venir, en très grande partie, notamment de l’État, autre représentant éminent du monde des communs, évidemment. Il y a des illustrations magnifiques à la DINUM, il y en a dans d’autres endroits de l’État, et tout se fait en collaboration.
Je vais prendre un moment pour insister, pour dire que je crois qu’on vit un moment où il y a une sorte de génération spontanée, au sein de l’État, et il peut vraiment se passer des choses. Quand on voit, aujourd’hui, combien d’efforts l’Éducation nationale met dans le développement et le soutien à des solutions comme PeerTube [24], sur lequel sont hébergées les vidéos du Conseil national du numérique, c’est-à-dire que, aujourd’hui, nos vidéos sont hébergées sur une instance PeerTube, je reviens sur ce que c’est, qui est administrée par l’Éducation nationale. On en est particulièrement fier et heureux. PeerTube, en fait, c’est est l’alternative à YouTube en mode communs, c’est-à-dire comment est-ce que vous construisez un réseau social qui héberge des vidéos en mode communs, sans avoir de modèle capitalistique, mais, au contraire, une architecture complètement distribuée, entretenue par tous les utilisateurs avec un mode de gouvernance ouvert à tous les utilisateurs. Cela existe, l’État y apporte un soutien et on peut, aujourd’hui, envisager d’autres modèles que ceux ultra-capitalistes qui nous sont imposés par commodité, par utilité, parce qu’ils sont très pratiques, très bien, etc., mais qui, potentiellement, nous enferment et font de nous, finalement, des produits.
Pourquoi est-il intéressant, aussi, de se pencher naturellement sur la question des communs, notamment quand on vient de l’État, parce que, en fait, les communs sont une forme d’extension du champ de la démocratie. C’est une manière de considérer chaque objet du quotidien et de se poser la question : comment pourrait-on aller plus loin, dans l’exercice de la démocratie, autour de cet objet-là ?
Prenons, encore une fois, les réseaux sociaux. Aujourd’hui, ils sont gouvernés par des entreprises centralisées, qui décident absolument de tout, qui ne nous donnent aucun droit de choisir, de décider quoi que ce soit sur leur organisation. Si on pense les réseaux sociaux comme des communs, j’évoquais PeerTube, on pourrait évoquer Mastodon [25], etc., est-ce que l’on pourrait imaginer une forme de démocratie appliquée aux réseaux sociaux ?
Sébastien Soriano évoquait le cas de la rénovation des bâtiments, un cas particulièrement illustratif ; on avait entendu un ministre, à un événement, évoquer effectivement ce cas-là. On peut aller encore plus loin et dire « finalement ne faut-il pas considérer chaque bâtiment public comme un commun ? », et on va avoir tous nos problèmes de rénovation thermique, par exemple, qui vont se poser complètement différemment.
Je prends l’exemple de l’open data. Il est absolument fantastique d’avoir tous ces jeux de données ouverts, maintenant si on considère ces jeunes données comme des communs, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, peut-être, que les utilisateurs vont décider des formats sur lesquels ces données-là sont distribuées, exactement de quelles données il s’agit et, finalement, on pourrait imaginer des organes de gouvernance, puisqu’on en revient à ça quand on parle de communs, on parle de la gouvernance d’une ressource, on en revient à des organes de gouvernance citoyens, potentiellement, qui sont incarnés par les utilisateurs de la ressource.
C’est là où l’on voit qu’il y a un intérêt – c’est juste pour la disputatio, mais c’est intéressant – dans les différences entre les termes : on peut passer de l’open data aux communs en instituant une gouvernance ouverte, à tous les utilisateurs, sur la ressource.
C’est en cela, finalement, que les communs, et je m’arrêterai là, sont particulièrement intéressants, c’est qu’ils nous donnent un cap. C’est là où je rejoins ce que disait Henri Verdier, qu’il ne faut pas trop s’attacher non plus aux différents termes, mais garder à l’esprit qu’ils nous donnent un cap démocratique profond : sur chaque ressource, qu’est-ce que je peux faire, en plus, pour ouvrir la gouvernance, diminuer aussi le risque d’erreur en conviant la multitude, encore une fois, autour de la table ?
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup Jean.
Je vais terminer ce premier tour de table, il y en aura, en effet, un second qui sera sans doute un peu plus court que prévu, Pierre-Louis, à l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires], vous misez aussi sur les communs pour accélérer la transformation sur les territoires, en particulier avec les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Vous encouragez le renouveau des communs comme outil de coopération territoriale mais aussi trans-sectorielle. Vous avez créé un label, Numérique en Commun[s] [26], un cycle événementiel également. Pourquoi ? Pour quels résultats et quels potentiels pour la souveraineté numérique territoriale, mais aussi européenne, puisque l’Europe est, finalement, une somme de territoires ?
Pierre-Louis Rolle : Bonjour à toutes et tous. À mon tour de me réjouir de participer à ces échanges.
Comme je souscris à l’intégralité des propos qui ont été tenus avant moi, je vais essayer d’apporter un peu un témoignage pratique : comment une petite administration a pu s’appuyer sur les communs pour arriver à se développer ; l’ANCT est l’institution la plus récente à cette table.
On a trois programmes qui travaillent beaucoup sur cette question des communs numériques, je pense au programme Société Numérique [27] qui met en œuvre la politique publique d’inclusion numérique et de montée en compétences numériques pour le compte du gouvernement ; l’Incubateur des Territoires [28] qui développe des produits numériques dans le sillage de la DINUM et data.gouv pour les collectivités locales et nouer de nouveaux liens [29], c’est le programme de soutien aux tiers-lieux, sur lequel on travaille, notamment sur tout ce qui relève des communs de la fabrication distribuée, fab-labs, etc.
Avant d’être l’ANCT, nous étions une petite administration qui s’appelait l’Agence du numérique, c’est là où est né ce premier programme, Société Numérique, où le gouvernement nous a confié cette mission de réfléchir à comment mettre en place une stratégie pour l’inclusion numérique. À l’époque, le budget de l’inclusion numérique n’était pas de 250 millions d’euros, c’était 384 000 euros et cinq personnes dans un bureau gris à Bercy et il fallait qu’on fasse quelque chose. On aurait pu faire des rapports, des événements et des posts de blog. On s’est dit qu’on s’appuyait quand même sur un héritage qui était assez ancien, celui de l’éducation populaire, celui de la vulgarisation scientifique, celui des fab labs, des tiers-lieux et des hackerspaces, que cette culture-là de l’open source, des communs, du savoir partagé existait, avec aussi une tradition de la médiation numérique qui était ancrée, portée depuis longtemps, d’ailleurs, par les collectivités locales de par leurs missions culturelles ou sociales et qu’il y avait là un véritable levier d’action. On était trop petits, on n’avait pas assez de moyens, et les communs c’était, certes, une conviction, mais c’était surtout une nécessité pour réussir ce passage à l’échelle qui a été évoqué par Sébastien Soriano juste avant, et ils se sont avérés être une utopie très pratique, très concrète.
Je voudrais aussi dire à tous les participants que les communs ce n’est pas, comme on l’entend souvent, du bricolage, ça peut être du bidouillage vertueux, mais ce ne sont pas simplement des choses approximatives ; ce n’est pas une usine à gaz, mais la gouvernance est quand même très importante et il faut veiller à ce que le commun ne s’embourbe pas, si vous me permettez l’expression, et ce n’est pas un gouffre financier. Les collectivités nous disent souvent « ça nous coûterait moins cher d’acheter sur étagère ce que nous proposent – je ne citerai pas les noms –, style les Big Four, qui nous vendent, par exemple, une solution numérique, mais ça demande aussi de changer de logique dans l’achat public, on y reviendra, de logique aussi dans les associations.
On reviendra sur les modèles juridiques.
On a expérimenté, on a pris les premières prises de participation dans des coopératives, par exemple.
On a aussi mis le paquet sur les communs pédagogiques et informationnels, comment est-ce qu’on va s’appuyer sur toute la production de ressources, qui existe, et, quand on a développé des logiciels, c’était aussi faire en sorte qu’on puisse organiser la passation aux territoires, aux collectivités, dans une logique aussi d’investissements, qu’on passe d’une logique d’acheteur public à une logique d’investisseur avec un objet, une obsession, c’est la pérennisation, si on disparaissait. Ça implique à l’administration de penser à la fois d’organiser sa minorité, de penser sa propre disparition, parce qu’une majorité change, une politique publique change, qu’est-ce qui se passe si on disparaît, qu’est-ce qui reste de l’investissement public qui a été fait et des communs numériques ou informationnels qui ont été créés ?
Ça a été, quelque part, cette méthode de travail et le commun ça s’entretient, sinon ça s’étiole. C’est pour cela que la communauté de Numérique en Commun[s] est née, c’était une communauté de praticiens, de techniciens des collectivités territoriales, d’élus et aussi, majoritairement, de membres de la société civile qui viennent, que ce soit des geeks ou des travailleurs sociaux. C’est la sixième édition que l’évènement de cette communauté de pratiques existe et ça a été, pour nous, le vecteur pour commencer aussi à toucher d’autres publics, à élargir, parce que la question de l’inclusion numérique, la question des compétences numériques, ça a été beaucoup l’accès aux droits, mais finalement, quand on tire la pelote, c’est plus de choses. C’est d’ailleurs pour cela que l’on souhaite faire évoluer ce modèle Numérique en Commun[s], d’ailleurs j’invite toutes les personnes présentes à rejoindre la gouvernance et le pilotage de la prochaine édition [30] qui est, si je peux me permettre un petit message de publicité, le 19 et 20 octobre, au palais de la Bourse à Bordeaux ; l’année dernière nous étions 2000, au stade Bollaert, à Lens, qui nous a généreusement accueillis. C’est un évènement, où vous pouvez croiser dans le même atelier Audrey Tang, la ministre du travail à Taïwan, et un travailleur social qui est contributeur de Wikipédia. C’est un peu ce brassage-là, essayer de mixer les publics et de réfléchir collectivement aux solutions.
Encore une fois le mot-clé c’est comment, aujourd’hui, on pérennise ces communs-là et je pense que les acteurs publics ont rôle assez important à jouer là-dedans.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup.
On va passer à la question qui va être une question de conclusion, malheureusement, pour pouvoir également laisser l’occasion personnes présentes ici de poser leurs questions.
En préparant cette conférence, nous nous sommes confrontés à un constat, les connaissances générales sur l’état des communs économiques. On a vu qu’ils bousculaient les organisations établies, que c’est un outil potentiel révolutionnaire.
Je pense que ce premier tour de parole établit qu’il est grand temps de les accélérer, d’accélérer aussi les coopérations entre les parties prenantes, publiques et privées, qui contribuent à ces communs numériques. Mais aujourd’hui, il y a évidemment un certain nombre de freins à lever, il y a des mesures à prendre pour pouvoir engager cette accélération, c’est donc ma question : quels freins juridiques doit-on lever, mais aussi quel soutien économique, en tout cas quelle gouvernance doit-on promouvoir pour faciliter l’émergence et le changement d’échelle des communs ?
Et je vais aller dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, reprendre par le biais de Pierre-Louis Rolle. Merci.
Pierre-Louis Rolle : Très pratique, comme ça je peux reprendre où j’en étais avec cette reprise.
Justement, ça va être très important, pour nous, de réfléchir aux formes juridiques que doivent revêtir ces communs numériques. Je le disais tout à l’heure, on a expérimenté la prise de participation dans des Scic [Sociétés coopératives d’intérêt collectif] : on l’a fait, par exemple, avec les acteurs de la Médiation Numérique, la MedNum, qui, aujourd’hui, est une coopérative qui vote ; on en a fait une autre sur le Pass Numérique, ce n’est pas forcément simple ; aujourd’hui, le cadre juridique et réglementaire n’est pas forcément adapté pour une prise de participation de l’État au sein d’une société coopérative. Ça a été parfois, pour des objets, un peu compliqué parce qu’on a voulu être un peu trop commun, peut-être qu’un groupement d’intérêt public aurait été une forme plus souple entre acteurs publics qui peut, aussi, ajouter des acteurs privés. Il ne faut absolument pas s’interdire de bien organiser sa minorité, comme je le disais tout à l’heure, et surtout de penser aux sources de financement et au modèle économique. On a encore un travail à faire sur cette consolidation juridique, y compris en termes de doctrine d’achats publics, de contribution, la DINUM travaille également.
Au-delà des freins juridiques à lever, il y a aussi les fonds à lever en la matière et aussi les esprits à changer. Les communs numériques ce n’est pas simplement du risque, c’est peut-être plus long, c’est peut-être plus compliqué, mais c’est peut-être plus robuste et c’est peut-être plus durable.
Il faut aussi comprendre qu’investir dans des communs numériques c’est abaisser les risques et je pense qu’il y a beaucoup de bailleurs publics – y compris du côté de la Caisse des dépôts et consignations, du SGPI [Secrétariat général pour l’investissement] – qu’il faut, aujourd’hui, convaincre de mettre de l’argent public et, en plus, que ce n’est pas forcément parce qu’on est sous le seuil des dix millions d’euros qu’il n’y aura pas un effet levier.
On parlait d’Open Food Facts [18], on parlait de Log4j [3], ce sont parfois des coups de pouce, d’ailleurs ça mériterait beaucoup plus que ça, mais qui ont un effet transformateur et durable qu’il faut intégrer.
Il faut aussi qu’on réfléchisse aux mécanismes de financement public de l’innovation, sans demander des TRI [Taux de rentabilité interne] à 20 % sur tous les projets qui sont soumis.
Oui il y a des associations, oui il y a des coopératives qui font aussi de l’innovation, appelons-les startups d’intérêt général, je ne sais pas quel est le terme, mais l’innovation se fait autre part que dans une levée de fonds classique et ce sont ces mécanismes-là, publics comme privés, qu’il faut qu’on réussisse à mobiliser et à convaincre et on ne se rend pas compte à quel point ce sont des choses qui sont structurelles, une voie vitale pour l’État et, surtout, qui ne viennent pas simplement pour l’État. Pour citer un dernier exemple, je pense à un commun numérique qu’on aime beaucoup, qui s’appelle Decidim [31], qui est bien représenté dans la salle, qui est né d’un investissement public dans la ville de Barcelone qui, aujourd’hui, est maintenu par une fondation en Espagne, mais qui est vendu et diffusé, par des entreprises, un peu partout en Europe. Ce n’est pas non plus un discours, on ne déclame pas le plan quinquennal du numérique, au contraire, c’est bon pour l’innovation, c’est bon pour le développement local du numérique : avec les communs numériques, on crée des emplois locaux, on fait travailler des entreprises locales ; c’est aussi le discours qu’on porte auprès des collectivités locales et des investisseurs. Il y a des externalités positives qui sont très bonnes, je n’ai pas répondu à la question tout à l’heure, dans les territoires français. La prochaine étape c’est de réfléchir ensemble à l’échelle européenne sur la façon dont on investit dans ces communs numériques-là.
Jeanne Bretecher : Merci. Jean.
Jean Cattan : Merci beaucoup.
Sur quoi atterrit-on en fait ? On a vu beaucoup d’avantages. Je voulais saluer les travaux de Margot Godefroi, qui est rapporteure au Conseil, qui a fait ce travail, qui est extensif, assez laborieux, mais très intéressant. Quand on s’inspire – je dis bien qu’on s’inspire, on ne veut pas détricoter, on ne veut pas la détruire – de la Start-up Nation, par exemple, et qu’on veut créer la Commons Nation, ça donne quoi ? En fait, vous avez un tableau dans lequel vous avez toutes les solutions de financement pour les start-ups dans l’État, qui sont des solutions de financement au soutien d’un modèle d’accroissement du capital, très clairement, et, à droite, vous n’avez pas grand-chose. L’idée pourrait être tout simplement de s’inspirer de ce qui se fait dans la French Tech, dans la Start-up Nation, pour l’appliquer aux communs. Et là, vous voyez que beaucoup de choses se déroulent. Ce sont des programmes de soutien, ce sont des programmes d’incubation. D’ailleurs, ce que fait aujourd’hui la DINUM avec les communs, c’est vraiment dans le droit fil de ce que l’on pourrait espérer en termes de soutien étatique aux communs et c’est absolument fantastique. C’est-à-dire qu’on passe d’une incubation par des grandes entreprises du numérique à une incubation par la collectivité et je trouve ça particulièrement intéressant, bien évidemment.
Évidemment, on va parler argent, mais, potentiellement, si on veut parler de société des communs, je crois que Mathilde Bras en parlera plus tard, en fait on pourrait penser reconnaître la contribution de chacun. Forcément, on va vers des choses comme le revenu contributif, potentiellement, on va vers des choses comme, peut-être, la semaine de quatre jours avec une journée contributive et on vient aussi, ce que je disais un petit peu tout à l’heure, à ouvrir nos organes de gouvernance. Je rêverais, qu’un jour, le Conseil national du numérique, par exemple, devienne un commun. Pourquoi pas ! On pourrait imaginer cela. Il faut beaucoup de courage, aujourd’hui je ne l’ai pas. On pourrait l’envisager et ce serait quand même très intéressant que nos administrations, potentiellement, un jour deviennent des sortes de Scic, puisque les Scic ont comme capacité d’accueillir à la fois des acteurs publics et privés, elles sont donc une source d’inspiration en cela.
Si on ne veut pas faire le grand soir tout de suite, il y a d’autres choses que l’on peut faire dans l’immédiat et c’est vraiment par pur opportunisme, ce n’est pas pour opposer les mondes, diluer les choses ou quoi que ce soit : comme on fête les dix ans la loi ESS [loi relative à l’économie sociale et solidaire], et je crois comprendre que dans cette maison des travaux ont commencé, on pourrait se poser la question de savoir si, dans ce cadre-là, il n’y a pas un soutien quand même à une forme d’économie, qu’on va appeler solidaire, etc., qui pourrait venir soutenir ces communs numériques à travers des modes d’organisation, de financement, de reconnaissance, de valorisation, un petit peu renouvelés ; ce serait peut-être le moment opportun pour le faire !
Jeanne Bretecher : Sébastien.
Sébastien Soriano : Merci. La question c’est quels freins lever ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour aider les communs ?
La première chose qu’on peut faire c’est soutenir l’IGN, parce que nous avons mis en place une stratégie visant à être un enabler, excusez-moi de l’anglicisme, un « encapaciteur » des communs. Comme je l’ai indiqué, avec une communauté comme OpenStreetMap [4], on voit bien qu’on a une capacité de collaboration et on a aussi cette même collaboration, par exemple, avec les collectivités locales, dans beaucoup de collectivités locales mais aussi dans des SDIS, des services départementaux d’incendie et de secours, dans des parcs nationaux. Dans tout un tas d’administrations territorialisées, on a des équipes de ce qu’on appelle de géomaticiens, j’ai bien dit géomaticiens non pas « géomaliciens », qui sont des techniciens, qui travaillent l’information géographique. En fait, on a des communautés techniques qui sont assez importantes et notre stratégie vise à donner du pouvoir à ces communautés, à les mettre en réseau pour participer, comme je le disais, à des défis communs de passage à l’échelle.
Un exemple récent. Je vais utiliser à dessein à un sujet qui fâche, qui est celui du suivi de l’artificialisation des sols. C’est un thème sur lequel nous avons développé un outil que nous mettons en open data et que nous sommes en train d’enrichir avec des feedbacks qui nous sont faits par les collectivités. Nous sommes en train d’améliorer non seulement la donnée, mais même l’algorithme qui la compose, etc. On voit comment on peut embarquer des communautés et leur donner du pouvoir.
Un autre manière de donner du pouvoir, c’est ce que nous faisons à travers un outil, qui s’appelle la Géoplateforme [32], dont l’interface sera cartes.gouv.fr [33], qui ouvrira à l’automne et qui offrira des outils pour permettre l’hébergement de données et l’animation de communautés, le fait de pouvoir mettre des données sur une carte et ce sera ouvert, ce sera gratuit jusqu’à un certain usage. Ce sera donc une alternative, comme le disait en introduction Henri Verdier, pour les administrations qui, aujourd’hui mettent leurs œufs par exemple chez Google Maps ou si je pense à un service de santé bien connu, pour ne pas le citer, Doctolib : quand vous cherchez votre dentiste ou votre masseur kinésithérapeute, comme vous voulez, que vous voulez l’afficher sur une carte, vous avez un petit pop-up qui vous dit « est-ce que vous êtes d’accord pour que vos données soient envoyées aux États-Unis ? » ; comme les médecins vont être affichés sur un fond Google Maps, eh bien vos données vont effectivement être envoyées aux États-Unis.
À travers cartes.gouv.fr, nous proposerons un service qui permettra demain, à Doctolib, qui permettra encore plus à une préfecture ou à une collectivité locale, de pouvoir héberger ses données, animer des communautés sur des outils. Et nous le ferons main dans la main, je l’espère, avec les communautés, puisque l’Accélérateur d’initiatives citoyennes [6], qu’a mentionné Stéphanie Schaer, a reçu une candidature venant d’OpenStreetMap avec un service qui s’appelle uMap [34] , qui fournit des fonctionnalités assez proches, j’espère donc que nous allons faire converger ces outils pour avoir le meilleur dès demain.
Comme j’ai été très court, je vais être un tout petit peu plus long.
La première chose qu’on peut faire, c’est soutenir ces dynamiques d’encapacitation des communs.
La deuxième chose qu’on peut faire, et là je vais être un peu plus polémique, c’est faire un petit effort collectif pour arrêter d’alimenter la grande créativité française. L’exemple que je vous ai donné tout à l’heure sur l’évolution du trait de côte et la douzaine d’organismes qui s’en occupent, c’est la même chose sur la forêt, c’est la même chose sur l’eau, c’est la même chose sur le logement, c’est la même chose sur tous les sujets ! En fait, chaque organisme public a son mot à dire. Par exemple, on travaille sur un commun du logement pour avoir un identifiant commun du logement. On a fait ça avec le CSTB [Centre scientifique et technique du bâtiment], on fait ça avec l’Adème, se joint la DGFiP, se joint l’Insee. Tout le monde a besoin de décrire les bâtiments à sa manière et tout le monde l’a fait avec son angle. On en parlait hier au Conseil national de l’information géographique : voir comment est-ce qu’on arrive à désiloter l’ensemble de ces acteurs dans une logique de communs. Mais, pour que ça marche, cela veut dire qu’il faut miser sur les dynamiques en cours. On avait cet échange avec Henri Verdier sur une liste Signal. Henri disait, très justement, que le problème c’est qu’on ne sait pas miser sur ce qui marche, notamment les start-ups d’État. Une des difficultés qu’on a, c’est qu’une fois qu’elle a fait sa preuve de concept, que ça marche, etc., on n’arrive pas à aligner tout le monde pour dire « les gars, ça suffit, c’est là qu’on se met tous à travailler ». Là, il y a vraiment une discipline collective et cette discipline collective c’est une histoire d’ego, c’est une histoire de réflexes et c’est aussi, comme l’a très bien dit Pierre-louis, une histoire de modalités de financement. C’est-à-dire que tant qu’on a ce réflexe des appels à projet dans lesquels on met en compétition tous les acteurs et qu’on organise une espèce de course au financement, eh bien on organise la compétition et qu’est-ce que c’est que la compétition à part la concurrence, donc la désilotation ou la silotation, si on préfère. Ça veut dire qu’il faut qu’on lutte contre un certain nombre de pratiques qu’on a eues par le passé. Ce n’est pas seulement du positif qu’il faut faire, c’est aussi prendre des bons réflexes, tout simplement des réflexes coopératifs, miser sur les dynamiques qui marchent.
Merci.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup.
Stéphanie.
Stéphanie Schaer : Par rapport à la façon d’accompagner les communs, on voit de nos échanges qu’on n’a pas forcément encore toutes les solutions, donc je crois beaucoup aux séances de travail qu’on peut avoir les uns avec les autres.
On a profité de l’évènement qu’on a eu avec la DINUM au début du mois de mai pour annoncer les premiers lauréats du programme Accélérateur d’initiatives citoyennes [6], justement pour échanger avec le CNNum, avec l’Adème, avec l’IGN, le ministère de l’Éducation nationale qui a été cité tout à l’heure, l’ANCT, l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information], pour réfléchir, faire les constats. Nous sommes aussi très contents de participer à Numérique en Commun[s]. On rejoint l’initiative en octobre prochain, également pour progresser.
Par rapport aux pistes qui se font jour, la plupart ont déjà été citées par les intervenants précédents : il y a la question du financement, le financement pérenne de ces activités. Sur l’Accélérateur d’initiatives citoyennes, on vient en incubation, en fait, pour arriver à créer les conditions d’une bonne collaboration entre une administration et un commun numérique qui se structure et qui va évoluer ; c’est ce qu’on cherche à faire avec les projets qui ont été cités et les projets qu’on va accompagner, comme Open Food Facts [18] avec les travaux de l’Adème.
Au-delà, ensuite, c’est sûr qu’il y a de la structuration à trouver et du financement à pérenniser. Ça passe aussi par des questions de commande publique, quand on a de l’intérêt général à continuer à pouvoir contribuer à ces communs. On peut penser aussi, et ça a été cité tout à l’heure par Jean Cattan, à la contribution des agents publics à ces communs, comment on arrive à l’organiser.
On a un programme innovant à la DINUM qu’on a lancé dans un domaine proche qui est la data science avec des comités de data scientists qui émergent au sein de nos administrations et on les fédère dans le cadre d’un programme qu’on appelle 10 % [35], qu’on a monté avec l’INSEE, où les agents, dans la puissance publique, consacrent 10 % de leur temps à des projets d’intérêt général en data science. C’est une façon de faire avancer des projets très concrets, mais, en même temps, ça crée des communautés d’acteurs qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes métiers, il y a donc aussi un effet communauté dans le cadre de ces métiers émergents, qui est particulièrement intéressant. Le programme 10 % peut aussi être un exemple de valorisation de nombreux agents publics, qui existent déjà, dans le domaine du numérique, qui contribuent à ces communs et dont le travail n’est pas forcément valorisé, ni reconnu, en dehors de leur stricte administration.
Après, bien sûr, il y a des questions de financement à l’échelle européenne, mais là je laisserai plutôt Henri sur ces questions, qui peuvent également contribuer. On voit, dans les exemples que j’ai cités, qu’on est sur des protocoles qui ne sont pas utilisés uniquement en France, le principe des communs c’est qu’ils n’ont pas de frontières. De toute façon, plus on est de contributeurs, plus on peut se dire que meilleurs sont les outils, plus on en assure la pérennité. Par rapport à cette politique de soutien aux communs, ce qu’on recherche au niveau de l’État, c’est quand même de faire en sorte qu’on aille aussi dans la même direction sur les communs qu’on va soutenir, notamment ces briques logicielles sur lesquelles on souhaite appuyer les outils pour les services numériques de l’État, les outils pour les agents publics. L’intérêt c’est qu’on trouve des modèles qui permettent leur pérennité et ceci à une échelle bien plus large que l’échelle française.
Jeanne Bretecher : Henri, je vous laisse le mot de conclusion.
Henri Verdier : Merci.
Je proposerais une première règle, c’est : on n’inflige pas de l’aide. S’il reste des degrés de liberté dans le monde numérique, c’est grâce à des gens comme Tristan [Nitot] et Mozilla, comme François [Bancilhon] et MandrakeSoft, comme Alexis [Kauffmann] et Framasoft, comme OpenStreetMap, comme Wikipédia. On ne va pas leur dire « l’État s’intéresse enfin à vous, j’arrive, pousse-toi de là que je t’aide ! J’ai une stratégie pour toi, c’est moi qui décide. » Il faut une certaine humilité et il faut aider ceux qui marchent, s’ils le demandent, et en fonction de ce qu’ils demandent. C’est vraiment important, parce que l’arrivée de l’État dans un univers comme ça, sensible, vibrant, nuancé et de volontariat, ça peut aussi être délicat. Cette première règle, ne pas infliger de l’aide, fait partie d’un ensemble plus vaste de suggestions qu’on pourrait appeler « oui il y a besoin d’un petit changement culturel ».
Peut-être que ceux, parmi vous, qui venez des collectivités locales, vous le sentez aussi. Cette logique de coopération, d’ouverture, d’écoute, de concertation, il faut l’appliquer dans beaucoup de questions en France, il faut donc aussi l’appliquer dans cette question des communs et Stéphanie y a fait allusion, il y a parfois des changements de mentalité. Je crois que j’avais fait la première circulaire, à la DINSIC [Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, je crois que c’était Laurent, ici présent, qui avait le draft, qui essayait d’aider, qui encourageait les administrations à envoyer des agents dans les communautés de logiciel libre. Mais le nombre de petites habitudes qu’il fallait surmonter ! Globalement, la fonction publique aime bien une sorte de substituabilité des agents publics, donc on ne la ramène pas, on a un devoir de discrétion, on ne signe pas ce qu’on fait. Mais, dans un commun contributif, vous avez besoin de savoir qui a publié quoi. En fait, il faut que les agents puissent signer ce qu’ils ont fait. Il faut que leur hiérarchie n’ait pas l’impression qu’ils sont là pour la ramener et même les encourage à ça. Ça a l’air bête, mais c’est un changement culturel.
De même, dans un commun, on débat et puis on décide. Il faut donc être autorisé, par sa hiérarchie, à revenir dire « mon général, votre idée était excellente, mais la communauté a décidé autre chose, donc on va partir dans cette direction-là », et il faut que la hiérarchie encourage à ça.
Il y a donc une espèce de posture basse, de posture humble, de posture de coopération dans laquelle l’action publique doit apprendre à se couler.
Depuis Etalab [36] , ça fait une dizaine d’années que je navigue dans le monde des open governments et ces choses-là, en fait, ne vous inquiétez pas, on reste toujours extrêmement légitime. Accepter d’être un pair, ça vous transforme très vite en primus inter pares parce que vous représentez l’État, parce qu’il y a une sorte de légitimité. Avec une petite équipe de deux personnes, on a empêché des scandales incroyables à l’ICANN [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers ] juste en disant « la France n’est pas d’accord » et on nous a répondu « vous avez une opinion qui n’est que consultative ». On a dit « oui, d’accord, mais on n’est pas d’accord » et puis on a gagné. Donc changement de culture.
Je voudrais quand même en profiter pour dire que ce changement de culture resterait dans une épure qui est très française, c’est quand même assez proche de nous. Je ne l’ai pas dit en préambule, je le dis maintenant. Ce récit d’un monde organisé avec de bonnes infrastructures publiques, ne trouvez-vous pas qu’il sent un peu la Troisième République et qu’on a construit la prospérité et la puissance de notre pays comme ça, ce récit de bons standards ouverts qu’on a en commun ? Savez-vous que la plus ancienne agence de l’ONU, l’Union internationale des télécommunications, est née à Paris en 1865. Les Américains étaient enlisés dans une guerre de Sécession, il y avait un empire ottoman, il y avait un empire russe. Nous, la France, nous sommes dit « ah ! le télégraphe, ça a l’air bien comme truc ! Ça ne serait pas bête qu’on s’organise intelligemment pour être sûrs qu’on puisse se parler d’un pays à l’autre, donc on va proposer à nos collègues de définir ensemble des standards d’interopérabilité pour qu’on puisse envoyer un télégramme en Inde, au Japon, en Allemagne ». Il y avait un rêve qui, en fait, était celui des Lumières : si la connaissance circule, la paix et la prospérité progresseront. D’ailleurs, et j’arrête avec le cours d’histoire, une des premières décisions de la Révolution française, c’est de faire le système métrique.
Je voulais dire qu’on a besoin d’un changement culturel, profond, mais, en même temps, qui nous laisse très proches de nos bases, quelque chose de très français, quelque chose qu’on a partagé avec l’Europe et que l’Europe peut partager avec le monde.
Ça m’amène au dernier point. Très concrètement, j’aimerais beaucoup que la Commission Supérieure du Numérique et des Postes et que la représentation nationale, ici représentées, nous aident dans ce projet de construire une fondation européenne pour les communs [37] ; que vous nous aidiez à la fois politiquement.
Je crois que le message est assez simple : l’Europe, c’est le berceau des standards ouverts, j’ai parlé de l’UIT [Union internationale des télécommunications], mais les travaux de Louis Pouzin [38] qui permettent de faire TCP/IP, la 3G, le GSM, Bluetooth, Linux, tout cela est européen, c’est ça notre legs, c’est ça qu’on a donné au monde et d’autres en ont profité pour faire des Big Tech, tant mieux pour eux, ils ont bien raison, mais l’invention du numérique et l’invention d’Internet, c’est chez nous. Il faut d’abord le revendiquer et dire, de ce fait, qu’on a quelque chose à en dire, on a quand même une sorte de vague droit d’auteur, pas un droit d’auteur en propriété intellectuelle. Nous sommes donc préoccupés de ce que ça devient et nous voulons qu’il reste des espaces de liberté, des espaces de non-domination, des espaces de coopération. C’est un récit politique et je pense que le récit politique doit faire un petit pas de plus et dire « à un moment, il faut mettre un peu d’argent ».
Je précise le « ne pas infliger d’aide ».
Quand on m’a consulté dans les travaux sur la fondation, le message de la plupart des commoners européens c’est « on manque d’argent ». On a mentionné trois fois OpenStreetMap. Aujourd’hui, OpenStreetMap France tourne sur une machine prêtée par Xavier Niel via la Fondation Free. Si Xavier Niel change d’avis, on utilisera le truc qui est dans la cave de Christian Quest [39] pour rebooter les choses ! On ne peut pas bâtir une industrie entière sur une telle précarité ! On le fait, mais on a tort !
Il y a donc besoin d’un peu d’argent, mais ils nous ont dit : « Avant l’argent, on a besoin que vous nous compreniez un peu, que vous contribuiez, que vous autorisiez vos agents à contribuer, que vous nous utilisiez », sauf le jour où Framasoft a dit à l’Éducation nationale « si vous nous mettez un million de profs du jour au lendemain vous allez nous tuer, utilisez-nous mais aidez-nous un peu quand même ! », c’est intéressant comme question. Et puis que vous pensiez à nous dans chaque acte législatif parce que la moitié des textes européens, dans leur première épure, ont failli tuer Wikipédia, parce qu’on fait une régulation contre les acteurs structurants. On les définit comme quelqu’un qui a plus de 40 millions de visiteurs par mois, on leur donne des obligations de présence légale dans chaque pays et blablabla. Maintenant, ça a changé, mais, pendant 15 ans, Wikipédia s’est développé avec huit salariés a dit « je ne peux pas » et c’est juste que le texte est mal écrit.
Ce changement culturel est là, mais on a aussi besoin d’être capable de financer et ce que je peux vous dire est assez simple : le coup qu’on essaye de jouer, tout le monde l’a compris, je peux vous promettre que pour chaque euro que la France mettra dans une fondation européenne pour les communs, les autres États membres en mettront cinq et la Commission doublera la somme. Donc, pour chaque euro qu’on trouvera, il y aura dix euros. On pense qu’il faudrait trouver un minimum de 100 millions d’euros. C’est à la fois de l’argent et, à la fois, c’est ridicule par rapport au budget de R&D de certains Big Tech. Amazon met 20 milliards par an juste sur l’IA.
Je pense donc qu’on a besoin maintenant que ces travaux qui ont été faits dans une couche un peu tech, un peu bureaucrate et un peu de praticiens, soient portés à un niveau politique. C’est à la fois une revendication de cette ambition et puis qu’on nous aide à trouver quelques financements ; aujourd’hui, on discute avec le SGPI. Mais un petit financement pérenne, qu’il faudrait savoir où loger, aurait un très fort effet de levier et, bien sûr, un très fort effet pour notre souveraineté. Quelqu’un l’a mentionné : non seulement certains de ces communs sont menacés de faiblesses intrinsèques, mais, en plus, on constate, maintenant, qu’il y a des stratégies de très grands groupes qui arrivent quand même à prendre le pouvoir sur des communs parce que, tout simplement, ils envoient la moitié des développeurs. Je ne sais pas ce que Tristan pense de ce que devient Mozilla, mais la prééminence de Google dans la communauté de contributeurs à Firefox est préoccupante, mais c’est aussi parce que nous n’avons pas aidé d’autres gens à venir dans cette communauté.
Merci.
Jeanne Bretecher : Merci beaucoup.
Merci à tous et à Stéphanie pour cette première table ronde extrêmement riche. Je pense que le panorama dressé est très complet.