- Titre :
- Framasoft, le modèle associatif est-il soluble dans la #StartupNation ?
- Intervenants :
- Pierre-Yves Gosset - Karl Pineau - Nicolas Borri
- Lieu :
- Ethics by design 2020, en ligne
- Date :
- septembre 2020
- Durée :
- 47 min 33
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- capture d’écvran de la vidéo publòiée sous licence Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions
- NB :
- transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
« Salut à toi jeune entrepreneur. Savais-tu que 5 % de population détient 95 % des richesses ? Alors ! Est-ce que tu veux en faire partie ? » Cette vidéo qui a fait un peu le buzz sur TikTok et YouTube présente un jeune homme qui nous explique qu’en fait si on veut gagner de l’argent il faut suivre ses conseils, sinon, là je le cite texto « on peut aller mendier de l’argent à sa grand-mère pour aller au resto ».
C’est un petit peu de ça dont je voulais parler dans les minutes qui suivent en parlant de ce qu’on fait à Framasoft.
Framasoft [1] qu’est-ce que c’est ?
C’est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique, ce qui veut dire, en gros, qu’on est une association à but non lucratif dont l’objectif est de favoriser l’esprit critique autour de la place du numérique dans la société actuelle. Pour ça on fait plein de choses, il y a plein de missions et d’actions différentes.
Il y a une mission d’émancipation et un petit peu conscientisation autour de différents projets.
On a une maison d’édition [2] qui édite des ouvrages sous licence libre.
On fait beaucoup de sensibilisation autour du Libre et des communs, c’est-à-dire qu’on a notamment un site qui s’appelle le Framablog [3] qui publie plusieurs centaines d’articles par an autour de ce sujet-là.
On fait beaucoup de traductions.
On donne pas mal d’interviews, on fait pas mal de conférences autour des sujets du Libre et des communs.
D’un point de vue éducation populaire, en présentiel, on participe et on soutient une initiative qui s’appelle les Contribateliers [4] qui vise, finalement, à accueillir des publics qui ne sont pas forcément hyper à l’aise avec le numérique pour leur expliquer comment on peut contribuer au logiciel libre même si on n’y connaît pas grand-chose.
Deuxième type d’actions, c’est une mission d’archipellisation, c’est-à-dire qu’on pense qu’il vaut mieux essayer de mettre en réseau les gens plutôt que d’essayer de construire un immense mouvement de masse, ce qui peut se discuter, en tout cas c’est le choix et le parti pris qu’on a faits.
On a fait beaucoup d’accompagnement à des structures libres, notamment de la transition, des milieux qu’on va qualifier d’alter. On accompagne numériquement des structures comme Résistance à l’agression publicitaire, Alternatiba, le mouvement Colibris ou même la Fédération des motards en colère, ce qui n’a pas grand-chose à voir. On essaye finalement de les accompagner sur la question du numérique et de la place qu’il prend aujourd’hui dans notre société.
Enfin on a impulsé, on coordonne un collectif qui s’appelle CHATONS [5]. CHATONS c’est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires. C’est en quelque sorte une espèce de réseau d’AMAP [Association pour le maintien d’une agriculture de proximité] du numérique de façon à ne pas trop concentrer les pouvoirs de Framasoft, et j’y reviendrai.<
La troisième mission, c’est une mission d’outillage et c’est probablement celle pour laquelle Framasoft est le plus connu aujourd’hui. On édite un annuaire [6] de logiciels libres.
On édite aussi deux gros logiciels libres fédérés – si vous ne savez pas ce qu’est un logiciel fédéré vous pourrez poser la question tout à l’heure – à savoir Mobilizon [7] qui est alternative aux pages, groupes et évènements Facebook et PeerTube [8] qui est une alternative à YouTube.
Ces dernières années, enfin depuis 2014, on est surtout connus pour une initiative qui s’appelle degooglisonsinternet.org. Degooglisonsinternet.org [9] c’est parti du constat, notamment suite à l’affaire Snowden, qu’on était effectivement entourés de services des GAFAM et que ces services des GAFAM étaient toxiques et posaient plein de problèmes de vie privée, d’exploitation des données, de publicité, etc. La mission que s’était fixée Framasoft en 2014 c’était d’essayer de fournir des services alternatifs, notamment à ceux des GAFAM. Donc quelques années après, au bout de trois-quatre ans, en alternative à Google Docs vous pouvez utiliser Framapad, en alternative à Doodle vous pouvez utiliser Framadate, en alternative à YouTube vous pouvez utiliser PeerTube, etc. On a proposé au total 38 services qui sont libres, basés exclusivement sur du logiciel libre, qui sont éthiques parce qu’ils ne proposent pas de publicité, il n’y a aucune exploitation des données personnelles et j’ajouterai, puisque ça fait aussi partie du débat aujourd’hui, qu’il n’y a pas de manipulation des utilisateurs en les faisant scroller indéfiniment ou autre. Et ils sont solidaires dans le sens où vous allez finalement pouvoir vous entraider entre vous lorsque vous utilisez ces logiciels, il y a des forums d’entraide, etc. Ce n’est donc pas une entreprise ou une association qui vous donne du pouvoir, c’est à vous de le prendre et de vous réapproprier le numérique.
Le bilan de Dégooglisons Internet est plutôt satisfaisant selon mon point de vue, puisque les statistiques sont plutôt impressionnantes. On a aujourd’hui plus de cinq millions de visites par mois sur nos services ; depuis le lancement de Framadate on a dû avoir plus de deux millions de sondages créés ; pendant le confinement on a hébergé jusqu’à 20 000 visioconférences par semaine, etc. Donc ce côté-là techniquement ça a plutôt bien marché.
On a donné des centaines de conférences et d’interviews un peu partout, que ça soit en France ou à l’étranger.
La création du Collectif CHATONS, fin 2016, nous amène à avoir aujourd’hui dans ce collectif plus de 70 structures qui font un petit peu la même chose que Framasoft, parfois de façon différente, parfois de façon relativement similaire, en tout cas chacune avec son indépendance et en rentrant dans le cadre d’une charte justement de ne faire que du Libre, de l’éthique, du décentralisé et du solidaire.
Ce que je trouve plutôt rigolo, c’est que souvent on me dit « ça doit coûter hyper-cher à mettre en place et à maintenir ». En fait pas spécialement. Je suis allé chercher sur Wikipédia combien coûte un kilomètre d’autoroute, on n’est pas loin de sept millions d’euros le kilomètre d’autoroute. L’ensemble de la mise en place de ces services Dégooglisons Internet plus leur maintenance pendant quatre ans a coûté l’équivalent de 80 mètres d’autoroute, en tout cas on est sous la barre du million d’euros. Ça nous paraît relativement intéressant de dire que proposer du service à des millions d’utilisateurs, qui ne les exploite pas, est quelque chose qui coûte relativement peu d’argent.
Les moyens qu’on a mis en œuvre pour ça sont aussi plutôt restreints. On a aujourd’hui, en gros, une trentaine de serveurs dédiés pour faire tourner tout ça, l’équivalent de 70 machines virtuelles, on n’en avait que cinq en 2014. Grosse utilisation donc derrière impact écologique de la croissance, mais ça reste, j’allais dire, relativement raisonnable au vu du nombre d’utilisateurs.
Le budget de l’association est d’environ 500 000 euros par an contre 100 000 euros en 2014. Ce qui est intéressant c’est que c’est basé quasi exclusivement sur les dons, essentiellement d’ailleurs du don de particuliers ; on ne reçoit pas de subventions publiques, typiquement.
L’association est une micro association vu qu’elle compte 35 adhérents et adhérentes. Concrètement, le club de boules à côté de chez moi a plus d’adhérents que n’en a Framasoft.
La particularité c’est qu’on a dix salariés aujourd’hui dans l’association contre deux en 2014, ce qui fait de nous, paradoxalement, une des plus grosses associations du logiciel libre au niveau mondial alors qu’on ne s’adresse quasiment qu’à la francophonie. La particularité c’est que, à part la Free Software Foundation qui doit avoir 12 salariés, je pense qu’on est vraiment une des très grosses associations.
On s’est transformé, même si on a parfois l’impression d’être plus une association en carton on arrive quand même à avoir fait une mutation de qui on était vers quelque chose de beaucoup plus gros.
Évidemment je n’ai rien à vous vendre, je ne suis pas là pour dire qu’on est trop forts, parce qu’on s’est quand même bien ratés à de très nombreux moments, notamment ces quatre dernières années et ça me paraissait intéressant de revenir sur, finalement, les ratés de notre expérience parce que si on ne partage pas ce qu’on rate les erreurs seront probablement refaites derrière par d’autres.
Dans les ratés, je pense qu’il y en a qui est important, qui nous a amenés à une autre campagne qui s’appelle Contributopia [10], c’est le manque de contribution. On a sorti les logiciels, alors qu’on travaille plutôt dans le milieu du logiciel libre, on s’attendait à ce qu’il y ait beaucoup plus de contributions et il y en a eu assez peu. Ce n’est pas que le public ne nous a pas suivis, c’est plutôt nous qui n’avons pas su l’accueillir. C’est quelque chose qu’on travaille, mais on s’est rendu compte que ce qu’on espérait mettre en place en termes de contribution était totalement surévalué au départ, donc aujourd’hui il faut maintenir ces 38 logiciels, ce qui n’est pas rien.
Ensuite le manque de design. Ce n’est pas seulement au niveau de l’UX [expérience utilisateur] et l’UI [interface utilisateur] pour lesquels le logiciel libre n’a pas forcément très bonne réputation, mais c’est aussi en termes de design au sens beaucoup plus méta du terme. Je ne veux pas me cacher derrière mon petit doigt, mais il se trouve qu’on a sorti, en gros, une quarantaine de services en quatre ans, ça veut dire dix services par an, ça veut dire quasiment un service par mois, sachant qu’à chaque fois qu’on sortait un nouveau service – par exemple Framapad, PeerTube ou d’autres – il fallait maintenir en parallèle tout l’existant, faire le support, etc. Donc on est allé volontairement très vite, ce qui fait qu’on n’a pas eu le temps de s’intéresser vraiment aux questions de design. C’est en train de changer, mais c’est pareil, ça prend du temps.
Toujours sur cette question de vitesse, vous connaissez sans doute le proverbe qui dit seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Le corollaire de ça c’est qu’ensemble on va moins vite et, pour nous qui sommes une association on va dire agile si j’emploie un terme de la startup nation, forcément il a fallu apprendre à faire en allant, finalement, plus lentement que ce qu’on aurait parfois souhaité, en travaillant avec des gros réseaux, je pense par exemple à la Ligue de l’enseignement où les délais ne sont pas les mêmes, les réunions sont systématiques, il faut faire travailler le collectif plutôt que faire travailler juste la structure et il a fallu apprendre tout ça, parfois à la dure pour nous.
Enfin il y a toujours une injonction forte encore aujourd’hui de notre public à vouloir aller toujours plus vite, toujours plus loin, tout au bout de l’extrême limite. Donc ça a généré chez nous un certain nombre d’épuisements qui peuvent se traduire par des burn-out, épuisement physique, épuisement mental devant ces injonctions du public qui nous prenait un peu pour des super héros et des super héroïnes.
Il y a autre chose qu’on avait sous-estimé c’est que tenir un discours sur la toxicité du numérique pendant plusieurs années, a joué, je pense, sur nos psychés. Je pense que la position de lanceur d’alerte n’est pas quelque chose de facile et se lever chaque matin en se disant « on vit dans un monde de merde », ce n’est pas forcément la bonne façon d’aller se coucher l’esprit apaisé et de ne pas favoriser l’arrivée de dépressions. Donc on s’est vraiment un petit peu épuisés là-dessus.
Heureusement, comme on est un groupe d’amis, on s’est plutôt bien adaptés, on s’est plutôt marrés et je pense que c’est aussi ce qui nous a fait tenir tout du long.
Dans les faits on a bossé un peu comme des dingues, mais on n’a rien résolu parce que le problème c’est le système. Quand je dis « le système », je pense clairement au capitalisme, mot qui est rarement prononcé dans les conférences, mais pour nous un des principaux problèmes, en tout cas une des sources du problème c’est le capitalisme.
Puisque le sujet c’est de faire un petit peu le lien entre numérique et effondrement, et comment est-ce qu’on peut y résister, je voulais prendre deux minutes. Je ne vais pas revenir sur comment se traduit cet effondrement parce que ça a déjà été en partie traité dans la conférence d’avant. On a typiquement un certain nombre de crises qui non seulement sont interdépendantes, mais qui sont victimes de boucles de rétroaction qui peuvent être plus ou moins fortes. Boucles de rétroaction, si je prends, je ne sais pas, les crises climatiques, c’est le permafrost qui fond en Sibérie, qui libère du méthane, qui provoque lui-même du réchauffement climatique, etc. Et puis ça peut être plusieurs années de sécheresse en Oregon qui font que quand la foudre tombe, au lieu de cramer quelques milliers d’hectares, ça peut cramer plusieurs centaines de milliers d’hectares, provoquant même, l’année suivante, un renforcement de ces problématiques climatiques et ainsi de suite. Donc ces crises sont à la fois liées et interdépendantes.
On se posait un petit peu la question de comment mettre le Libre au service de la sortie de ces crises et j’ai décidé de mettre cette slide en hommage à Bernard Stiegler, un philosophe qui est décédé cet été et avec lequel on travaillait depuis quelques années maintenant sur, justement, les pistes de sortie de ce modèle mortifère. Donc on a hacké un concept que Bernard Stiegler [11] appelait « l’économie contributive » en proposant, finalement, ce que nous avons appelé la société de contribution où, en face de chaque sous-système mortifère – celui des enclosures parler des communs, celui de l’individualisme parler du collectif, celui de la propriété intellectuelle parler de licences libres – en disant que nous, Framasoft — évidemment on n’inclut pas tout le monde et on ne veut d’injonction à qui que ce soit — ce qui nous paraissait important c’était d’explorer d’autres continents, de quitter ce système de surconsommation en allant explorer d’autres choses et en allant explorer chacun de ces sous-systèmes et pas uniquement celui du logiciel libre.
Donc il a fallu, ces dernières années, détricoter quelques incompréhensions.
D’abord rappeler que Framasoft ça n’est pas que Dégooglisons. On n’est pas le Google du Libre, façon dont on a été régulièrement présentés dans la presse. On n’est pas non plus un service public du numérique. Pendant le confinement, le ministère de l’Éducation nationale a renvoyé pas mal de profs vers nos services. On a gentiment expliqué aux profs qu’en fait on n’est pas un service public et que c’est au service public d’être responsable, de prendre ses responsabilités et de fournir des services numériques aux élèves.
Enfin aussi, ce pourquoi on ne veut pas faire que du Dégooglisons, c’est parce qu’on aime bien se triturer le cerveau quand même un petit peu et si on veut penser, faire un petit peu de prospective sur ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance, sur la colonialité des GAFAM, sur la toxicité des réseaux sociaux, il nous faut du temps et on ne peut pas faire ça en maintenant 40 services et en répondant à des dizaines de mails par jour de gens qui ont perdu leur mot de passe, etc.
Autre chose, on n’est pas du tout des super héros, des super héroïnes, ça me paraît important de le rappeler.
On s’est plantés un certain nombre de fois, je l’ai dit tout à l’heure, sur ce qu’on a fait ces dernières années.
On ne veut pas être les porte-parole du Libre. Ce n’est pas parce qu’on est une très gosse association du milieu du logiciel libre qu’on estime que notre parole vaudrait plus que celle d’une autre association, ce qui ne veut pas dire non plus qu’elle vaut moins.
Sur la page d’accueil de Framasoft vous avez ce slogan qui est que notre objectif serait de changer le monde un octet à la fois et je pense qu’il y a souvent mécompréhension. Quand on dit aux gens qu’on veut changer le monde les gens comprennent qu’on veut sauver le monde, ce qui n’est pas du tout la même chose. Nous ne voulons pas sauver le monde, on n’est pas du tout dans cette posture-là, par contre on veut participer au changement.
Une autre incompréhension c‘est que Framasoft n’est pas une startup. On nous a demandé plusieurs fois : « Ne voudriez-vous pas devenir au moins, s’il vous plaît, une Scop, une Société coopérative d’intérêt collectif ou autre ? » On y a réfléchi et, au final, la réponse prise en assemblée générale était que non, on allait rester une association. À titre personnel je pense que la loi de 1901 est l’une des plus belles lois non seulement de la République française mais, pour avoir regardé un petit peu ce qui se passe au niveau des ONG ou des fondations dans d’autres pays, il y a très peu de lois qui sont aussi lisibles, aussi souples et qui donnent autant de liberté au peuple que la loi de 1901 en France. Donc on décide de défendre et de ne pas ringardiser ce système associatif, donc on est aussi militants de la loi de 1901.
On n’est pas une startup, nos ressources sont basées sur les dons ce qui, pour nous, n’est pas un business modèle vu qu’on n’a pas de business : on ne vend rien, on ne cherche pas avoir des clients. Notre objectif est tout autre : c’est essentiellement la réappropriation du numérique par l’émancipation et par l’esprit critique.
On entend de plus en plus parler d’économie sociale et solidaire, de structures à impact social positif, etc. En fait, pour moi c’est quand même beaucoup de bullshit. Quand on vient nous voir en nous disant « on est une startup, on fait – je ne sais pas – des chaussettes dépareillées, des choses comme ça », moi j’en viens assez vite à poser la question : « OK, du coup en quoi ton projet réduit les dominations, les oppressions ? ». Si derrière il y a un gros blanc, c’est probablement qu’on n’a pas envie de travailler avec cette structure. C’est pour nous un bon fil rouge pour se dire « qu’est-ce qu’on veut changer dans le monde ? ». Eh bien on veut aider les gens qui essaient de changer le monde en fonction d’un certain nombre de valeurs qui doivent être alignées avec les nôtres. Alignées ça ne veut pas dire qu’elles doivent être les mêmes, en tout cas il doit y avoir une forme d’alignement, tout simplement parce que les enjeux de l’Anthropocène ne sont pas compatibles, pour nous, avec le capitalisme qu’il s’agisse du capitalisme de surveillance ou du capitalisme tout court.
Est-ce qu’on peut avoir une croissance infinie dans un monde fini ? Spoiler, la réponse est non. Donc on a décidé de s’appliquer à nous-mêmes cette problématique en essayant de se fixer un certain nombre de limites. Notamment on a décidé de plafonner le nombre de salariés qu’on allait avoir dans l’association : on a décidé de ne pas dépasser dix salariés, alors qu’on aurait les moyens d’en embaucher plus que ça, donc finalement de conserver une association à taille humaine.
Autre point, on préfère transmettre plutôt que grossir, notamment on essaye d’essaimer notre démarche : plutôt que croître verticalement, transmettre finalement de façon plutôt horizontale.
On préfère être épanouis qu’avoir raison, donc on a mis en place une politique d’équité salariale dans la structure ce qui nous permet de mieux dormir et de se dire qu’on ne reproduit pas des problèmes managériaux qu’on peut avoir dans d’autres types de structures.
On est plus attachés au faire ensemble qu’au succès, tant pis si ça nous ralentit. Par exemple CHATONS est un projet qui nous ralentit, mais on pense qu’il vaut mieux faire ça plutôt que de continuer tout seuls encore une fois à croître verticalement.
Enfin on réfléchit à notre propre compostabilité. La compostabilité c’est un domaine sur lequel on réfléchit et un terme dont on essaye, encore, de cerner un petit peu les contours dans la structure. La question, finalement, c’est qu’est-ce qui resterait de Framasoft et de ce que nous avons fait ces dernières années si on venait à disparaître, que ça soit suite à un effondrement – typiquement il n’y a plus de courant, du coup ce que faisait Framasoft n’a plus beaucoup d’intérêt. Pour autant, ça ne veut pas dire qu’il n’en resterait rien. Donc on essaye déjà d’accueillir l’impermanence avec sérénité, c’est très bouddhiste comme pensée, du coup on ne sait pas ce qu’on fera dans deux ans et ce n’est pas très grave. On ne sait même pas si on existera encore parce que les dons peuvent se tarir, notamment suite à une crise économique, suite à la covid, suite à une crise sanitaire, suite à une crise écologique. On ne maîtrise pas tout ça, donc accueillir l’impermanence c’est finalement quelque chose qui nous permet de dormir un peu mieux.
On essaye aussi de déconstruire la « Framadépendance ». On a lancé une campagne qui s’appelle Déframasoftisons Internet [12], qui vise à fermer, dans les deux années qui viennent, 20 des 38 services de Dégooglisons Internet. L’idée étant, encore une fois, à la fois pour nous de nous donner de l’espace mais aussi, finalement, de permettre à ces jeunes pousses que sont les chatons de pouvoir croître sans être ralenties ou gênées par l’ombre que ferait Framasoft et son très grand nombre d’utilisateurs déjà existants.
On essaye de lutter un petit peu contre la centralisation avec ce Collectif CHATONS, mais aussi contre les égos. Typiquement, dans la structure, on essaye de ne pas avoir de tête de gondole ; aujourd’hui c’est moi qui vous parle, mais demain ça pourrait être un ou une de mes collègues. J’ai volontairement quitté ma place de directeur de l’association pour devenir aujourd’hui codirecteur et probablement quitter la codirection de la structure dans quelque temps.
On essaye de se donner de l’espace pour des projets désirés et les projets désirés ne sont pas forcément les projets attendus ; les projets attendus sont ceux que souhaiterait notre public. Eh bien tant pis ! Peut-être que le public souhaiterait qu’on fasse telle ou telle chose, mais, finalement, on va avancer plutôt là où sont nos désirs et on verra bien si ça fait avancer les choses ou pas.
Enfin, on essaye un petit peu de laisser des traces de tout ce qu’on fait. Évidemment tout ce qu’on produit est sous licence libre donc réutilisable, réappropriable, mais on essaye aussi un petit peu de réfléchir et de requestionner régulièrement nos pratiques, nos usages.
Je voulais finir cette intervention en parlant d’un livre de l’écosocialiste et féministe Corinne Morel Darleux qui s’appelle Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – le titre m’avait interpellé – sous-titré Réflexion sur l’effondrement. Parmi de multiples choses dont elle parle dans ce livre, elle m’a fait découvrir l’histoire de ce navigateur qui s’appelle Bernard Moitessier. En 1968, Bernard Moitessier participe au premier Golden Globe. Le Golden Globe c’est une course uniquement à la voile, donc sans moteur, en solitaire, pas d’équipage, sans escale, on n’avait pas le droit de toucher terre, et sans assistance. C’est la première fois que se pratique ça, donc, en gros, on part d’un port, on fait le tour du monde, on revient à ce port le plus rapidement possible et le premier qui arrive gagne 5000 livres. Bernard Moitessier fait partie de la dizaine, je crois, de navigateurs qui partent en 1968. Il passe le cap de Bonne-Espérance, il passe le cap Leeuwin sous l’Australie, il passe le cap Horn sous l’Argentine. Il est en tête, très largement en tête ; pour lui, c’est gagné, il va être le premier homme à faire ce tour du monde sans escale, sans assistance, etc. En fait il croise un cargo sur la route de son retour. Il écrit un petit message qu’il met dans un tube en aluminium, il prend une fronde puisqu’il n’y avait pas de radio, il lance ce message qui est très court, qui dit « je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer et peut-être pour sauver mon âme ». Je trouve que ce refus de parvenir, l’idée de dire que ce n’est pas parce qu’à un moment donné on s’est fixé un objectif qu’on doit absolument l’atteindre, qu’on ne doit pas juger le succès de ses actions en fonction des autres, en fonction de qui on était il y a deux ou trois ans, me paraît relativement important et c’est quelque chose qui gouverne un petit peu aujourd’hui la façon qu’on a de fonctionner dans cette structure.
Du coup je vais faire un point Confucius qui disait aussi « tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir ». Tout ça rappelle encore, finalement, ces démarches d’exploration dont je parlais tout à l’heure.
Voilà. Toi aussi, est-ce que tu préfères rouler dans une voiture qui coûte hyper-cher et qui consomme de l’énergie fossile en buvant du champagne dans un costume fabriqué par des enfants et un petit peu trop moulant ou est-ce que tu préfères, avec nous, explorer de nouveaux continents et, finalement, ne pas te fixer nécessairement d’objectifs et que ça ne te pèse pas, vivre de façon collective des aventures qui sont à découvrir et qu’on ne peut pas anticiper. Je crois que la question est vite répondue ! Bisous !
[Applaudissements]
Nicolas Borri : Merci beaucoup, Pierre-Yves Gosset, d’être avec nous aussi aujourd’hui pour répondre aux questions qu’on a et que certains participants ou participantes ont aussi à te poser. Je pense que c’est un échange qui est vraiment très intéressant, qui m’a beaucoup marqué. Je trouve que l’auto-expérience est très riche dans la pratique et puis il y a une vraie partie philosophique, on va dire, qui inspire quand même beaucoup.
Peut-être une première question qui était posée par Jérémie sur le chat pour commencer puisqu’elle est à la fois pas trop difficile et, en même temps, je pense qu’elle ouvre beaucoup d’autres voies derrière. Peux-tu nous parler un petit peu du travail qu’il y a sur Mobilizon, où en est le projet ? Et lié, finalement, à cette idée de se dire comment on arrive à créer de ce genre d’outil qui sorte aussi des GAFAM, Jérémie posait la question : est-ce que vous avez eu l’occasion, via Framasoft, de travailler par exemple avec les Gilets jaunes qui expérimentent en assemblée mais qui restent aujourd’hui, pour l’instant, justement beaucoup liés aux outils des GAFAM pour s’organiser avec tous les problèmes que ça peut avoir, qu’on imagine assez bien ?
Pierre-Yves Gosset : Déjà bonjour à toutes et à tous. Je n’ai pas de webcam, enfin tout à l’heure ça fonctionnait, évidemment ça ne fonctionne plus, les joies du numérique !
Sur Mobilizon, le principe est assez simple, enfin sur la démarche. Ça fait longtemps, dans la campagne Dégooglisons Internet en 2014, on avait dit qu’il faudrait une alternative à Meetup et, à priori, il n’y en avait pas, donc on s’était dit qu’on allait la développer. Et puis, quelques mois plus tard, quelques années plus tard, j’ai voulu participer aux marches pour le climat organisées à Lyon où j’habitais avant et on m’a dit « il faut que tu rejoignes un groupe Facebook » ; pour des raisons relativement évidentes, je n’ai pas de compte Facebook, enfin je n’ai plus de compte Facebook. On s’est dit qu’il fallait faire notre propre outil qui permettrait de nous organiser, nous, j’allais dire militants de tous bords, en dehors, finalement, des outils des GAFAM.
Donc on s’est dit « OK, banco, allons-y, développons notre propre outil ». Je rappelle que pour Mobilizon il y a un seul développeur, donc il ne faut pas non plus s’attendre ! Encore une fois on n’est pas dans une startup où on va pouvoir embaucher 20 personnes qui vont bosser à fond pendant six mois, un an, payés par une levée de fonds. C’est un développeur qui est payé par les dons, enfin payé par l’association qui reçoit des dons. On s’est aussi associé les services d’une designeuse qui est Marie-Cécile Godwin, que j’imagine vous connaissez, qui, du coup, travaille sur le projet quasiment depuis le départ pour essayer, finalement, de penser un logiciel qui soit différent, notamment sur les questions on va dire à la fois de manipulation, les questions d’inclusion, les questions de modération. Finalement, toutes ces questions que nous nous posons sont très différentes de celles que peuvent se poser, par exemple, Facebook ou Meetup, qui eux ont des modèles économiques qui évidemment visent avant tout à la croissance, ce qui compte c’est d’avoir le rich le plus important, le nombre d’utilisateurs le plus important et surtout l’économie de l’attention qui fait qu’on va passer de plus en plus de temps en ligne.
Je peux l’annoncer : Mobilizon devrait sortir mi-octobre donc très bientôt, et on espère que les gens pourront se l’approprier. Pour l’instant, c’est évidemment une alternative aux évènements de Facebook. On peut très bien organiser la crémaillère de sa cousine dessus, mais on espère que ce sera aussi un outil d’organisation et de mobilisation qui puissent se faire en dehors des espaces on va dire identifiés tels que peut l’être Facebook. Là je pense vraiment au mouvement des Gilets jaunes où les gens participent à des groupes Facebook avec leur nom et leur prénom, voire des informations extrêmement personnelles. Une des idées fortes dans Mobilizon c’est que, finalement, on peut avoir différentes identités possibles.
J’ai peut-être oublié la deuxième partie de la question.
Nicolas Borri : Non, je pense que ça répond complètement. Merci.
Karl Pineau : En fait, ce que tu viens de dire sur Mobilizon ça boucle sur plein de trucs. Il y a un moment où tu expliquais que vous avez quand même pour objectif d’offrir une alternative aux GAFAM. Ce que j’ai trouvé très intéressant dans ta conférence, d’ailleurs je voulais te le dire, j’ai adoré le moment où tu as aussi que le modèle associatif est aussi à valoriser pour montrer que ce ne sont pas seulement des entreprises qui réussissent mais qu’il y a aussi des associations qui peuvent réussir et qui peuvent avoir une réussite qui ne va pas forcément passer par leur modèle économique mais qui va passer par leur impact social. Je trouve que ça c’est super précieux et je te remercie beaucoup de l’avoir dit. Du coup, ça pose quand même une question qui est que vous vous confrontez d’une certaine manière, mine de rien, aux GAFAM à travers Mobilizon, à travers PeerTube et, de l’autre côté, vous limitez volontairement, ce que tu disais, la taille de votre association. Est-ce que ce n’est pas accepter que votre combat soit déjà, d’une certaine manière, perdu ? C‘est un baroud d’honneur, je ne sais comment on pourrait l’appeler, mais que, finalement, vous n’aurez jamais véritablement l’impact que vous pourriez avoir si vous acceptiez d’être plus gros ?
Pierre-Yves Gosset : OK ! C’est une bonne question et on nous la pose de plus en plus souvent, en tout cas depuis qu’on a décidé de vraiment limiter certaines caractéristiques de l’association dont le nombre de salariés.
Tu as dit : est-ce que le combat n’est pas perdu ? Il faudra déjà définir « perdu » et c’est quoi cet impact qu’on pourrait avoir ?
Évidemment que là, en ce moment, on est dans une période complètement schizophrène où on a l’impression qu’on peut continuer, comme si de rien n’était, le modèle d’avant qui est celui de la croissance, celui de la victoire, celui du succès, celui de l’argent, etc., alors qu’en fait tout est en train, quand même, de se casser la gueule – c’est un point de vue personnel mais relativement partagé dans l’association – et je ne parle même pas que de la crise de la covid, on pourrait prendre plein d’autres exemples.
En fait, j’allais dire qu’évidemment on a changé de logiciel, sans jeu de mots, mais la façon de penser a forcément évolué. On ne peut plus penser en termes de « il faut que j’atteigne non pas 0,001 % de ce que fait Google, mais 1 % et puis, ah ! ah !, on verra bien, et quand on sera à 1 % il faudra bien aller à 5 et puis à 10 et puis à 100. Du coup, c’est un petit peu pour ça que, pour moi, la conclusion c’était la question du refus de parvenir. Probablement le point le plus complexe, c’est justement de se dire qu’on ne va pas se fixer un objectif ou que cet objectif peut changer en cours de route et que cet objectif n’est pas de franchir la ligne d’arrivée.
Pour répondre à ta question de l’impact, aujourd’hui je n’ai pas trop de soucis à dire que je me fiche complètement de savoir si on va déboulonner Google ou pas. La réponse est à 99,999 % non et quand je dis nous je ne parle pas que de Framasoft mais du logiciel libre.
Par contre, ce qui m’intéresse, c’est de me dire que dans le monde qui s’offre à nous maintenant, c’est-à-dire un monde qui est en cours d’effondrement – encore une fois c’est personnel, je l’assume – dans ce monde-là ce qui m’intéresse ce sont les pratiques collectives, le fait qu’on apprenne entre nous, etc. Finalement la question que je posais tout à l’heure qui était « si Framasoft disparaissait, s’il n’y avait plus d’électricité, est-ce que ça voudrait dire que ce qu’on a fait n’a servi à rien ? », pour moi la réponse est non, parce qu’on aura quand même appris à des centaines voire des milliers de gens à collaborer ensemble. Aujourd’hui, les projets que Framasoft vise à développer ce sont des projets qui visent à proposer des outils, mais, derrière, ces outils n’ont de sens que s’ils apportent un certain nombre de valeurs que nous portons – après chacun est libre de faire les outils qu’il souhaite –, mais nous souhaitons que nos outils apportent des valeurs d’entraide, des valeurs d’inclusion, des valeurs de partage, des valeurs de contribution. Et tout ça, finalement, nous suffit aujourd’hui amplement. Aujourd’hui, essayer d’avoir une grille de lecture qui soit « est-ce que les alternatives aux GAFAM, typiquement celles proposées par Framasoft mais par le monde du logiciel libre, ont une chance de se développer ? » La réponse pour moi est oui, mais elles ne vont pas se développer en attaquant des parts de marché concrètement de Google, on est sorti de cette logique-là. Elles vont se développer parce qu’elles permettent à des gens de s’organiser et de faire autrement.
Nicolas Borri : Ça rejoint complètement ce que tu évoquais sur la partie « compostabilité », entre guillemets, de Framasoft — on avait déjà échangé un petit peu sur ça en direct — cette idée de se dire qu’au-delà de l’efficacité réelle de la chose, comme tu le dis, qu’est-ce que ça a permis de construire humainement comme interactions, comme champs de modèle et de vision, au-delà effectivement de ce que ça a forcément totalement déconstruit comme solutions, comme trucs magiques qui régleraient le problème.
Le lien est peut-être étrange, mais je pense qu’il est peut-être intéressant à voir. Tu évoquais le travail qu’il a pu y avoir avec Marie-Cécile sur Mobilizon, justement le fait de travailler avec un designer qui est peut-être une façon d’aborder des fois des problèmes ou des sujets qui est un peu différente, notamment peut-être – je ne sais pas à quel point c’est quelque chose que vous aviez déjà chez Framasoft – cette vision qui se revendique un peu plus entre réalisateurs, peut-être un peu plus collaborative si je peux le dire comme ça. Justement, le fait de travailler avec des designers, qu’est-ce que ça a pu t’apporter ou même vous apporter de façon associative, donc un peu plus collectivement ? Qu’est-ce que ça a pu vous apporter ?
Pierre-Yves Gosset : C’est un champ qui est, dans la plupart des logiciels libres, totalement inexploré. Le logiciel libre reste quand même, dans une très grande majorité – je fais une généralité, ma communauté m’en excusera – d’hommes blancs, cis, qui ont des grandes capacités, des savoirs plutôt poussés sur les aspects du développement informatique. Ce n’est pas nécessairement la communauté qui était la plus ouverte pour avoir envie de se confronter à des retours utilisateurs. Ce n’était pas la communauté nécessairement la plus ouverte pour se dire « je vais faire un logiciel qui va avoir une raison d’être qui est autre que celle de faire le logiciel parce qu’il me gratte quelque part et que ça me démange de faire ce logiciel-là ». La plupart des logiciels sur lesquels j’ai pu bosser, que j’ai pu développer, c’était parce que « eh bien tiens c’est un peu de la pâte à modeler. J’ai cette compétence et ce savoir-là, tiens je pourrais faire ça comme ça », donc j’y vais avec une démarche très individuelle. Il y a énormément de logiciels libres qui sont développés avec cette démarche individuelle, pas individualiste, en tout cas personnelle. Parfois le logiciel prend, la sauce prend et, du coup, on se retrouve perdu.
C’est pour ça que dans l’idéal, évidemment, les logiciels libres devraient s’associer à des designers en amont. Par contre, ce sont des communautés qui ne se parlent pas beaucoup parce qu’on a tendance à de friquer les uns les autres entre les devs et les designers, que ça soit dans le milieu du logiciel libre ou dans des milieux plus classiques, ce n’est pas nouveau. Ce sont des façons voir et des façons de penser qui sont différentes, sur lesquelles il faut avoir un petit peu de recul.
Typiquement, si on travaille avec des designers, que ça soit sur PeerTube, sur Mobilizon ou sur d’autres logiciels, d’abord c’est parce que Framasoft a les moyens de le faire, donc on est contents de pouvoir rémunérer des designers – on a évidemment des accointances avec Marie-Cécile qui relèvent d’autres choses justement autour de l’Anthropocène, ou d’autre –, mais on travaille bien ensemble. Ce n’est pas pour autant que je dirais que chaque logiciel doit nécessairement s’associer les services d’un designer et là je fais entièrement poil à gratter, mais si on allait toujours dans le sens du vent ce serait un peu dommage, tout simplement parce que le logiciel et le fait de faire ce logiciel ne répond pas nécessairement à des besoins du grand public, etc.
Ce que m’a apporté la démarche notamment de Marie-Cécile c’était de se reposer la question de « pourquoi est-ce qu’on fait ce logiciel ? À qui s’adresse-t-il ? Comment veut-on qu’il soit construit, présenté, développé, diffusé, etc ? » Ça c’est génial pour des logiciels comme PeerTube ou Mobilizon qui visent le grand public. Je ne voudrais pas non plus qu’on arrive à dire que chaque logiciel doit avoir nécessairement un designer dans l’équipe, parce que le processus de développement est, en lui-même, une démarche d’émancipation. Chaque fois qu’on va développer un logiciel on apprend de nouvelles choses et partir tout de suite en se disant « il me faut absolument un designer avant d’écrire la moindre ligne de code » ne me paraît pas généralisable. Ce serait une très bonne chose et je ne veux pas être mal compris, je suis absolument pour qu’il y ait plus de designers dans le milieu du Libre. Le problème c’est que c’est un milieu qui n’a pas de thune, je le précise, au moins ça aura le mérite d’être clair. Je pense que le développement, en tant que tel, d’outils est une bonne chose, exactement comme un designer ne va pas nécessairement avoir besoin de travailler avec un service de prod derrière pour réaliser un objet, un projet, etc. Rien que le fait de penser permet de mettre en œuvre des mécanismes qui, pour moi, sont intéressants. Et en partant de là, on sort du domaine économique de la startup nation avec cette volonté, à un moment donné, de dire « on fait un truc et il faut qu’on occupe le marché ». En fait, si un logiciel sert trois utilisateurs, j’ai envie de dire que ce n’est pas, pour autant, un mauvais logiciel.
Karl Pineau : Pour continuer sur cette lancée de ne pas être également dans les métriques de la startup nation, tu as parlé de compostabilité dans ta présentation, ce qui est un terme, pour ma part, que je n’avais jamais entendu, en tout cas pour qualifier une association, une structure, notamment du numérique. C’est un concept qui était très intéressant quand tu le développais. Est-ce que tu peux nous dire un peu plus sur justement là où vous en êtes rendus actuellement dans vos réflexions sur ce qui restera de Framasoft une fois que Framasoft ne sera plus ?
Pierre-Yves Gosset : C’est une bonne question. Déjà je précise que le mot compostibilité je le prends d’une personne que j’apprécie beaucoup, qui s’appelle Laurent Marceau, qui est un coopérateur dans une coopérative qui s’appelle Animacoop, qui fait d’ailleurs plein d’autres choses à côté. Pour moi, ce terme-là de compostabilité, c’était vraiment OK, très bien : comment est-ce qu’on peut faire en sorte, s’assurer que chaque démarche qu’on va avoir dans une structure ne soit pas perdue ?
Pour la compostabilité, pour répondre à ta question, il y a déjà plein de choses qu’on fait à Framasoft. Déjà tout ce qu’on produit est sous licence libre. Ça veut dire que si Framasoft disparaît demain, les 1800 articles du Framablog seront disponibles, vous allez sur archive.org, vous pouvez tout récupérer, tout réutiliser. Les 50 bouquins de chez Framabook, qui sont des romans, des BD, des essais, des fictions, etc., vous pouvez les reprendre.
Tous les logiciels qu’on a produits sont aussi sous licence libre, évidemment, là aussi, ce ne sera pas perdu.
Déjà, en tant que structure, nos productions continuent d’exister.
Toujours dans cet aspect compostabilité, je pense qu’il y a aussi la question de la démarche. La démarche qu’on a commencée, si je reste un peu sur le champ sémantique de la nature, on a pollinisé, typiquement avec CHATONS, cette idée que nous, Framasoft, on avait du succès, c’était chouette – un succès tout relatif, encore une fois si tu sors dans la rue et que tu poses à 100 personnes la question : est-ce que vous connaissez Framasoft ?, s’il y en a trois qui répondent « je connais », c’est déjà bien –, mais c’est malgré tout un succès. Je vis à la campagne, du coup j’ai un compost, des fois tu te sers de ce compost, tu plantes quelque chose et, en fait, ce sont des plants de tomates qui poussent parce que, tout simplement, dans ton compost des graines de tomates étaient restées, donc tu ne t’attends pas à ce qui va pousser. C’est surtout ça que je trouve intéressant dans la compostabilité. Typiquement dans ce qu’on fait avec CHATONS, on a une charte pour CHATONS qui dit « vous devez utiliser des logiciels libres, vous ne devez pas exploiter les données personnelles des utilisateurs », par contre on ne définit pas quel est le modèle économique que doit avoir un chaton. Tu peux être une petite structure et être un chaton, une petite asso, un particulier, ou tu peux être une coopérative. Tu ne peux pas être un géant du numérique parce qu’on a aussi mis des limites. Ce qui nous intéresse dans cette compostabilité c’est ce qui peut naître sur le terreau – quel champ sémantique une fois qu’on est dedans ! Sur le terreau de ce qu‘on a produit vont sans doute pousser des choses qu’on n’avait absolument pas envisagées. Du coup, lâcher prise là-dessus est, pour moi, une très bonne façon de mettre en œuvre de la résilience et du compost y compris économique, productif, etc.
Karl Pineau : OK. Super. Merci beaucoup, c’est déjà une réponse hyper-riche et qui amène beaucoup de réflexions. Je ne sais pas si on a une dernière question qu’on peut te poser.
Pierre-Yves Gosset : Pendant ce temps-là je hacke Ethics by design
. Je viens de laisser l’adresse d’un Framapad. Si jamais des gens veulent poursuivre la discussion, je donne rendez-vous après Ethics by design, à partir de lundi ou mardi prochains et on pourra se retrouver sur un outil libre, qui plus est, pour continuer la conversation pour ceux qui veulent. Et je prends une éventuelle dernière question.
Karl Pineau : Il y a encore pas mal de questions. En fait, tout simplement ce qu’on peut faire, c’est te copier-coller les questions dans ce Framapad. En fait, nous aussi on a un Framapad devant nous avec toutes les questions, on peut peut-être juste te donner ce Framapad, une fois qu’on l’aura nettoyé, avec toutes les questions pour continuer à échanger avec les intervenants ce qui peut nous permettre d’envoyer la pause puisqu’on a déjà du retard. Peut-être qu’on peut mettre dix minutes de pause et non pas un quart d’heure, comme initialement prévu.
Pierre-Yves, on te remercie infiniment pour cette conférence qui était vraiment super.
Pierre-Yves Gosset : C’est moi !
Karl Pineau : C’est hyper intéressant, justement, de regarder comment Framasoft fonctionne dans le détail et voir que vous avez vraiment réfléchi sur tous ces enjeux. Ne serait-ce qu’à nous, Designers Ethiques, ça nous a apporté énormément de t’écouter pour voir comment nous-mêmes pouvons évoluer dans les années à venir. On te remercie infiniment pour ça. On te souhaite une très bonne soirée.
[Pause musicale]