Vincent Mabillot : Cette conférence est enregistrée à partir de maintenant. Pour celles et ceux qui n’auront pas eu l’occasion d’y participer, il y aura une rediffusion qui sera accessible un petit peu après. On transmettra l’information.
Peut-être, pour introduire cette soirée, c’est l’idée que ce soir on va beaucoup plus traiter du numérique mais sur son versant inclusif, accessible et choisi, donc être autour des problématiques de l’appropriation du numérique.
À l’horizon 2022, la très grande majorité des services de l’État et des collectivités territoriales devrait être dématérialisée à partir, notamment, d’un cadre qui a été défini par l’État de 22 propositions, d’un groupe qui s’appelle le CAP 2022, donc un groupe dépendant du gouvernement qui est l’acronyme de Comité Action Publique 2022 [1]. C’est l’idée qu’on aurait un service public augmenté jusqu’au dernier kilomètre. Voilà un petit peu comment on pourrait essayer de résumer cette perspective qui ambitionne que le numérique soit accessible pour toutes et tous et partout et que, du coup, la plupart des services des collectivités territoriales soient transférés du côté du numérique, la plupart des actions qu’on devrait faire devraient pouvoir se faire en ligne ou à partir d’appareils type téléphones, ordinateurs, etc.
La région est une collectivité locale qui aura sa part dans ce dispositif. Il conviendra qu’elle agisse avec éthique et discernement pour que ces propositions s’adaptent aux enjeux sociaux, culturels, économiques de nos territoires. 22 propositions pour 2022, c’est manifestement un joli coup de comm’. Si on avait pris les choses en main une décennie plus tôt, on aurait peut-être eu besoin de 10 propositions de moins. Toujours est-il qu’on s’en tire bien, on est en 2022 ; en 2023, vous voyez, il en faudra un petit peu plus. Prenons les choses dès aujourd’hui et dès maintenant et ce soir nous nous focaliserons non pas sur l’ensemble des thématiques, mais plutôt sur quelques-unes d’entre elles et, en particulier, celles qui interrogent l’accessibilité au numérique en termes d’appropriation, de culture et d’éducation. Ça sera peut-être plutôt sur ces domaines que nous serons ce soir.
Face à nous l’ensemble de nos invités, parce que c’est un des privilèges que nous offrent les visios, des tables rondes, imaginairement rondes. Si vous le souhaitez dans un premier temps, vous avez remarqué avec l’application que nous utilisons, une application libre qui s’appelle BigBlueButton [2], vous pouvez réduire la fenêtre de présentation là où vous avez la vignette en cliquant dans l’icône en bas à droite. Vous verrez que si vous faites ça vous aurez une autre icône qui apparaîtra, qui montrera qu’il y a la possibilité d’activer une présentation. Je vous inviterai à cliquer à nouveau sur cette icône-là si, parmi nos invités, et je pense que certains l’ont prévu, il y a des présentations qui seront diffusées. Si vous voulez voir les présentations diffusées, il faudra à ce moment-là réduire. Mais si vous voulez voir toutes les têtes vous mettez en réduction. Pour l’instant c’est affiché « Les mardis du numérique ».
Avec nous trois invités principaux et un quatrième qui a un statut un peu particulier.
Parmi ces invités, je vais commencer par Jean-Christophe Becquet qui est vice-président de l’April ; l’April [3] est l’association pour la promotion et la défense du logiciel libre, elle compte 4000 membres, des personnes morales et des personnes physiques, et basiquement, professionnellement, il est formateur en informatique libre, expert et conseil sur l’open data et aussi sur OpenStreetMap, pour rappel OpenStreetMap [4] c’est le système de cartographie participative qui est, en quelque sorte, l’équivalent du Wikipédia à la cartographie des territoires.
Dorie Bias, qui est cofondatrice de HINAURA. HINAURA [5] c’est Hub pour l’Inclusion Numérique en Auvergne-Rhône-Alpes. Elle aussi directrice de l’association Fréquence écoles qui est une association d’éducation aux médias numériques et organisatrice de l’événement Super Demain qui est dédié au numérique éducatif pour les familles et qui se déroule en métropole de Lyon. Généralement, si mes souvenirs sont bons, ça se passe à La Sucrière. Non !
Dorie Bias : Ça s’est passé aux Subsistances, mais maintenant c’est à l’Hôtel de Métropole.
Vincent Mabillot : OK, c’est ça, effectivement.
Et puis Judicaël Courant qui est docteur en informatique, ingénieur et ancien professeur d’informatique en prépa au lycée La Martinière à Lyon, responsable informatique dans son ancien lycée où il a géré l’administration des serveurs du parc informatique du lycée, pas du lycée du Parc, quand on dit le parc du lycée ce n’est pas le lycée du Parc ce n’est pas la même chose.
Judicaël Courant : J’ai aussi enseigné au lycée du Parc, mais je ne m’occupais pas du parc informatique là-bas.
Vincent Mabillot : Voilà. En même temps, ce n’est quand même pas la même cour. Donc gestion des postes, il gérait notamment 140 postes qui étaient sous GNU/Linux.
Et puis sera aussi présent, vous l’apercevez en visio, Florian Cartellier qui est candidat pour le Pôle écologiste en Isère et membre du groupe de travail sur la campagne dédiée à l’éthique et au numérique.
Sera présente aussi, plus en petit peu en backstage, une autre personne qui a préparé cette discussion, Nicolas Marcovic qui est candidat sur la liste de la métropole de Lyon.
Je me propose, dans un premier temps, de solliciter nos invités sur plusieurs points qui ont ponctué les échanges qui ont servi à préparer cette soirée. Peut-être que dans un premier temps, on va s’intéresser notamment à la question du besoin de formation aussi bien professionnelle que personnelle en abordant aussi bien la découverte, l’initiation, que comment on peut monter jusque vers le perfectionnement et monter avec des compétences qui sont avancées. Peut-être que sur ce point-là, ce besoin peut s’aborder peut-être au travers de l’offre de médiation numérique qu’il y a sur le territoire de la région. Je pense que cette cartographie de l’offre qui existe est plutôt bien connue par Dorie qui a certainement déjà des choses à nous dire et nous montrer un petit peu, justement, sur cette espèce de panorama du numérique et de la médiation numérique en région Auvergne-Rhône-Alpes.
Dorie, est-ce que ça te va si je te lance sur ce sujet-là ?
Dorie Bias : Oui, on peut faire ça.
J’avais prévu un support, je voulais clarifier une chose ou deux, sans vouloir être pénible, avant qu’on démarre véritablement sur le sujet de la médiation. C’est un sujet qui n’est pas forcément évident d’une part parce que, en tout cas, la question écologique n’est pas un de mes sujets de prédilection au départ, mais ce sont des sujets qu’on essaye de comprendre et de théoriser au sein de Fréquence écoles [6] en lien, évidemment, avec ce qui se passe et aussi parce qu’on est interpellés par les acteurs et par les décideurs sur ces sujets-là.
Du coup, j’ai essayé de montrer que le sujet était peut-être plus complexe qu’on l’imaginait donc je suis revenue du côté de ce qu’on appelle les cultures numériques. De quoi parle-t-on quand on parle des cultures numériques ?
Je pense que c’est important de considérer qu’on est quand même sur un changement sociétal ; on ne parle pas que des ordinateurs ou de la question de la dématérialisation. C’est l’idée que, face à ce nouveau contexte, on assiste à des bouleversements qui sont importants et qui sont d’ordre civilisationnel, en tout cas ce bouleversement va modifier nos regards sur les objets, les relations, les valeurs et, du coup, c’est de tout ça dont on parle quand on parle de culture numérique. On peut reprendre aussi, par exemple, la comparaison que Cardon fait, mais il n’est pas le seul, finalement la comparaison entre la révolution dite numérique et l’invention de l’imprimerie qui avait aussi changé beaucoup la donne à l’époque puisque l’invention de l’imprimerie va changer même la question des religions et, au-delà de ça, même la manière dont la société est organisée. Là on assiste aussi à quelque chose qui est un peu similaire.
On dit OK, nouveau paradigme, nouvelle ère, nouvelle civilisation. Cela dit il ne faut pas non plus être trop prophétique, on sait que ça peut être aussi l’envie d’imaginer qu’on est dans une nouvelle ère et dans une nouvelle civilisation, donc il faut peut-être nuancer ce point de vue. N’empêche qu’on peut aussi considérer que ça a modifié notre manière de communiquer, que ça a modifié notre accès à l’information, certainement la manière que nous avons de nous exprimer publiquement, donc ça va dans le champ de la communication, mais aussi peut-être, par exemple, que ça impacte nos capacités de mémorisation.
Du coup on voit bien que ces changements sont importants et qu’ils viennent beaucoup nous questionner. Évidemment la médiation a un rôle à jouer puisque l’enjeu que souhaite défendre, je crois, la question de la médiation, et on verra que le mot est compliqué, c’est de permettre à chacun et chacune de devenir des citoyens numériques, en fait des citoyens, ou de rester des citoyens ou même d’être des citoyens augmentés, on pourrait dire ça, ou tout simplement être des citoyens dans une société qui, du coup, a intégré la question numérique. On voit bien aussi que 2020 est une année dont on se souviendra sur la question numérique puisque le numérique s’est aussi un peu imposé à nous, en tout cas comme une réponse qui permettait de maintenir un certain nombre d’accès aux droits et pas que.
Je voulais juste refaire un distinguo très clair entre l’inclusion numérique et l’éducation numérique.
La question de l’inclusion numérique est une question de justice sociale et d’équité. C’est la question de l’accès aux droits, c’est le fait que, par exemple, dans une situation de dématérialisation nous ne sommes pas égaux et la question de l’éducation au numérique, pour moi en tout cas, c’est une question d’émancipation. J’ai mis le terme « agentivité » puisque je l’aime bien, mais c’est vraiment l’idée de la capacitation, l’empowerment si on utilise un mot anglais, l’idée qu’on va pouvoir s’autonomiser, se saisir, changer des choses, agir sur notre environnement et j’entends bien là que, potentiellement, le sujet n’est pas tout tout à fait le même. D’un côté l’intégration juste et de l’autre côté l’émancipation.
Une fois qu’on a dit ça et qu’on se dit que l’enjeu c’est l’émancipation, ça veut dire quoi pour nous, en tout cas au sein de Fréquence écoles ou du comité d’HINAURA ? C’est apprendre à contourner les pièges, c’est développer son esprit critique pour être en capacité de faire des choix et ça marche sur tout, ça marche sur le matériel comme sur les services ; c’est aussi déconstruire ce qu’on voit mais aussi, par exemple, tout est ce qui l’influence publicitaire pour résister aux injonctions normatives. C’est aussi utiliser les technologies de manière active, en tout cas utile, et utiliser, évidemment, Internet potentiellement comme un levier d’expression ou de participation citoyenne, qui sont quand même des idées qui nous semblent aussi être importantes dans une société des médias et de la communication.
Comment ? Eh bien ce n’est pas si simple. Ça veut dire, pour nous, qu’il faut comprendre le fonctionnement actuel du numérique mais c’est aussi développer ce qu’on appelle des compétences stratégiques, j’y reviendrai très rapidement, c’est-à-dire aller au-delà des compétences simplement manipulatoires qui sont souvent des compétences logicielles ou informationnelles. C’est notre capacité à accéder à l’information pour réussir, finalement, à articuler tout ça, par exemple pour résoudre des problèmes ou pour, j’allais dire s’émanciper mais c’est un peu redondant, pour, par exemple, trouver une réponse qu’on n’attendait pas sur un sujet qu’on avait commencé à investiguer. Du coup, ce sont aussi les apports de la sérendipité, c’est-à-dire trouver une réponse qui n’était pas celle qu’on attendait voire, d’ailleurs, ne pas se poser de questions et se plonger un peu dans des recherches qui donnent des contenus et après, par un phénomène de sauts de puce, sortir des sentiers battus, on va dire ça comme ça.
Une fois que j’ai dit ça, l’idée c’était de montrer qu’il y a des controverses qui ont des impacts potentiellement sur la manière d’accompagner sur les stratégies de médiation numérique puisque, du coup, il y en a plusieurs. Aujourd’hui ce qui est vrai c’est qu’il y a des médiateurs numériques installés dans des structures, mais il y a aussi de l’éducation au numérique à l’école, même si, de mon point de vue, elle est encore insuffisante. Il y a aussi des enjeux. Tout à l’heure il y a un projet qui a été cité dans le chat, qui s’appelle Tandem [7], qui posait la question de la coéducation, c’est-à-dire du rôle des familles ajouté à celui des enseignants ou, par exemple, des bibliothécaires comme en ce moment sur les questions d’éducation aux médias numériques. En fait, il y a tous ces gens-là qui peuvent agir ou qui agissent déjà sur ces sujets. Mais on se rend bien compte qu’il y a des controverses et en particulier, si on s’intéresse à la question écologique, il y a des controverses qui sont sérieuses et qui méritent, en tout cas, d’être traitées.
Le numérique, historiquement, c’était plutôt un projet collectif et on se rend compte que finalement, aujourd’hui, on est sur des développements d’interfaces qui favorisent des accès solo, du coup on utilise plutôt une machine/une personne et, finalement, les usages collectifs se retrouvent en ligne. C’est ça qu’il est intéressant d’observer. Si on prend, par exemple, les consoles de jeux vidéo, au final on a souvent une possibilité seulement. Le partage d’écran comme dans les années 90 avec les consoles de jeu vidéo avec quatre manettes c’est quelque chose qui ne se fait quasiment plus à part sur les consoles très familiales et, au final, on a besoin de plusieurs interfaces pour partager un jeu en commun.
Les usages collectifs se passent plutôt en ligne, dans ces cas-là en tout cas.
Un autre point important, on se rend compte que même si certains outils numériques sont pensés pour faire à plusieurs, en fait on ne sait pas bien travailler à plusieurs. On apprend, évidemment, là on est en train de vivre des transformations. N’empêche que ce n’est pas si facile et ce n’est pas parce qu’il y a des outils numériques collaboratifs que les usages sont nécessairement collaboratifs.
Il y a quand même, évidemment, quand on parle de collectif et de numérique, la question des communs. Je laisserai le représentant de l’April évoquer ces questions-là, mais la question des communs numériques c’est aussi, d’ailleurs, la question des communs pédagogiques et c’est comment on partage des ressources. L’avantage des ressources numériques c’est qu’elles sont non rivales, du coup on va pouvoir les partager : ce n’est pas parce que moi je l’utilise que ça va priver quelqu’un d’autre de l’utiliser. Ça fait quand même partie des choses qui sont importantes.
L’idée c’est de dire que pour agir on est plutôt censés, et c’est le rôle de la médiation, créer des projets collaboratifs qui s’appuient sur la diversité des outils numériques et aussi sur la réalité des usages numériques, ce qui n’est pas facile à entendre ; ça peut vouloir dire, dans un premier temps, utiliser les services que les personnes utilisent avant d’essayer de les embarquer sur, peut-être, d’autres services. En tout cas, c’est s’intéresser aussi bien à la question de la nature de la collaboration qu’à la question du choix des outils.
Les usages problématiques évidemment du point de vue de l’impact écologiques.
On voit bien que le numérique permet, par exemple, d’éviter du déplacement, de réduire, on l’a vu, mais en même temps, le numérique a un lourd coût écologique, que ce soit du côté du stockage des données, du streaming, etc., mais aussi de la gestion des matériaux rares. Ce sont des questions qui méritent d’être posées, évidemment.
Par contre, les réseaux sociaux vont permettre aussi des mobilisations citoyennes, des prises de conscience, de communiquer au sein de réseaux, de faire ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui, donc ce sont aussi, en tout cas, des possibilités de soutenir des propositions écologiques ou l’émergence de formes politiques qui, au départ, n’avaient pas d’audience dans les médias principaux.
Du coup, évidemment, ça nécessite de penser des actions de recyclage ou de reconditionnement des matériels, de mutualiser des équipements et de mettre l’usage avant l’équipement ; peut-être envisager, parfois, de faire de la pédagogie numérique sans nécessairement, d’ailleurs, utiliser des écrans, mais aussi apprendre à réparer. Aujourd’hui les enfants et les adolescents apprennent très peu à réparer les machines, d’abord ils ne savent même pas très bien comment ça marche et ça, ça peut aussi faire partie des choses qui seraient travaillées dans l’éducation en tout cas.
La question des humains. La dématérialisation est très engagée, il y a quand même un objectif affiché par le gouvernement, c’est 100 % de dématérialisation en 2022. J’ai vu dans le chat qu’il y a en effet plein de gens pour qui c’est inacceptable. Du coup, comment fait-on si on ne veut pas passer par le numérique, sachant que pour 15 % de la population ça reste quand même très difficile ? Et, en même temps, rappeler que, par exemple, les adolescents qui ont perdu beaucoup d’autonomie de déplacement peuvent, grâce au numérique, continuer de construire des relations de sociabilisation en ligne qui sont extrêmement importantes pour eux, en particulier les adolescents qui sont le moins dans la norme, ceux qui ont un peu des goûts bizarres ou des délires bizarres, eh bien c’est en ligne qu’ils trouvent aussi beaucoup de copains. Je dis bizarres, en tout cas marginaux. C’est, par exemple, hyper-intéressant de voir ce qui se passe sur Discord : quand on regarde la manière dont les adolescents sont en relation, c’est absolument fascinant.
Du coup nous pensons qu’il ne faut pas opposer réel et virtuel et qu’il faut aussi considérer avec bienveillance les relations entretenues par les adolescents en ligne. Très dur pour nous les adultes, parce qu’on a du mal à comprendre ce qu’ils vivent.
Évidemment garder de la médiation humaine de manière systématique dans tout dispositif. Ce qui explique le rôle des médiateurs numériques dans la société et tout passe par de la médiation humaine. Je vous donne un chiffre : l’expérimentation numérique qui a été mis en place et à laquelle on a contribué pendant le premier confinement, qui a été un dispositif de médiation par téléphone tout simple, il y avait 400 appels par jour de gens qui étaient perdus, véritablement perdus, et qui avaient beaucoup besoin d’être rassurés alors que parfois ce n’était pas un problème, il fallait juste les rassurer, ils avaient juste peur. Je pense que c’est important de se dire que l’humain a encore un rôle extrêmement important à jouer.
On avait dit un numérique juste et il faut bien considérer que les fractures numériques sont des fractures sociales et que, du coup, si on vient d’un milieu défavorisé, qu’on a des problèmes de scolarité, etc., il y a plus de chances qu’on rencontre des grandes difficultés avec le numérique.
Les femmes, par exemple, sont beaucoup plus victimes de problématiques de compétences numériques parce qu’en fait elles ont moins d’usages. D’ailleurs je ne sais pas combien il y a de femmes avec nous sur cette réunion, mais je pense qu’on est complètement en minorité. Du coup il y a ces questions qui sont posées aussi.
Je disais que les compétences à développer doivent aller au-delà des compétences manipulatoires, il faut aussi être capable de penser.
Évidemment la question du handicap dans le monde numérique est aujourd’hui assez problématique en termes d’accessibilité.
Il faut imaginer que le secteur de la médiation numérique est en grand bouleversement.
L’autre question qui mérite d’être posée c’est, finalement, est-ce que les professionnels de l’action sociale ne doivent-ils pas développer des compétences de médiation numérique parce qu’ils sont au contact des populations qui sont déjà les plus en difficulté ? Donc c’est aussi un projet de transformation des compétences des professionnels dans des contextes d’économies, de tensions et même parfois de rôles à jouer qui sont un peu problématiques.
Un chiffre : 13 millions, 17 % de la population est en difficulté, parfois par choix, aussi, puisqu’on a le droit de ne pas être d’accord. Du coup qu’est-ce qu’on fait de ces 13 millions de Français qui ont besoin de pouvoir, évidemment, accéder à leurs droits ?
Ce petit schéma permet juste de très bien comprendre les trois niveaux de compétences, ce sont des travaux belges d’un chercheur qui s’appelle Gérard Valenduc, pour ceux que ça intéresse. On voit bien que les compétences instrumentales, c’est-à-dire manipulatoires, sont importantes, elles sont là. Par-dessus on a la surcouche des compétences informationnelles autour de la recherche, la sélection, la compréhension de l’information, mais juste autour ce sont les compétences stratégiques qui sont les plus essentielles, qui permettent d’utiliser toutes ces choses-là de manière pro-active, on va dire ça comme ça.
Pour agir. Des programmes pour développer les compétences qui aillent évidemment, au-delà du Pix [8]. Même si Pix, franchement, c’est déjà une brique que je ne trouve pas inintéressante puisque, par exemple sur les data qui sont un des grands enjeux de la révolution numérique, si on peut parler de révolution, eh bien le pilier Pix qui travaille là-dessus est assez intéressant et permet vraiment de mesurer son niveau de compétences. Il y a aussi des appuis possibles avec les médiateurs qui travaillent sur les territoires, que ce soit dans les Espaces Publics Numériques mais aussi dans les bibliothèques, les médiathèques, voire les travailleurs sociaux qui se forment de plus en plus. Pix est gratuit, c’est la traduction de ce qu’on appelle le « DigComp » qui est le référentiel européen de compétences en matière de compétences numériques.
Oui, les libristes sont des vieux mâles blancs de plus de 50 ans, absolument !
Un numérique libre du coup pour finir. On est d’accord, les modèles économiques sont très problématiques, la pression de la publicité aussi, la gestion des data, mais, en même temps, un accès renouvelé à l’information avec des canaux qui se sont créés, qui ne sont pas inintéressants, des logiciels et des projets ouverts qui, pour nous en tout cas, ont particulièrement du sens pour le coup, et des fonctionnements algorithmiques qui méritent d’être questionnés et interpellés pour ne pas tomber, justement, dans des cercles extrêmement fermés. Évidemment ça veut dire qu’il faut envisager, au titre de l’éducation aux médias numériques ou au titre de l’émancipation numérique, des projets d’éducation à la publicité qui permettent de la comprendre, de la penser de manière un peu complexe d’ailleurs, et évidemment des projets d’éducation à la data, ce qu’on appelle la data literacy en lien avec les questions d’identité numérique.
Voilà. Je suis allée très vite, je suis désolée, mais je trouvais important de repréciser ces éléments-là parce qu’on ne parle pas de la même chose si on parle d’émancipation, d’inclusion, et si on parle de culture numérique de manière large ou juste, par exemple, de l’aspect équipement informatique.
Je ne suis pas sûre d’avoir répondu à la question, je suis hyper-emmerdée. Vincent.
Vincent Mabillot : Je reviens. Je suis là. Je « chattait » en même temps, en parallèle, mais dans le chat public.
Du coup oui, effectivement je pense malgré tout que j’inviterai les gens à aller faire un tour du côté du site d’HINAURA et voir qu’il y a effectivement un ensemble de choses qui sont cartographiées sur les actions, justement, de médiation numérique et sur cette idée de l’inclusivité même si, personnellement, j’ai tendance à placer l’accessibilité avant l’inclusivité parce que, d’une façon peut-être bête et méchante, j’ai tendance à dire « pas de bras, pas de chocolat ». Donc ça se ressemble, les deux se complètent.
Dorie Bias : Ça se tient aussi. Si déjà les systèmes sont accessibles, lisibles et simples à utiliser. Si tu veux, pour l’instant, les personnes qui ont développé le meilleur système de recherche que je connais ça commence par G, après il y a deux o, après il y a un g…
Vincent Mabillot : À côté de ça tu n’as pas forcément tort, mais tu n’as pas raison sur l’usage quotidien et systématique. Quand tu cherches le site de la SNCF, tous les moteurs de recherche te le trouvent. Comme aujourd’hui les moteurs de recherche servent avant tout de gestionnaire de signets, en règle générale ils ne sont pas plus utiles que cela si ce n’est de savoir où on va mettre ses billes à un moment ou à un autre.
Et puis, personnellement, je « place », entre guillemets, la question de l’accessibilité avant l’inclusivité dans cette idée que si on n’a pas la possibilité de se brancher au numérique, effectivement que l’inclusivité commence par le fait de pouvoir utiliser du numérique.
Je vais relancer sur le sujet, même s’il croisera peut-être ça avec la problématique de la formation, professionnelle et personnelle, et de la médiation en direction des individus, mais je relancerai peut-être Florian sur cette idée du réseau jusqu’au dernier kilomètre, sur cette accessibilité. Je pense que c’est important aussi de resituer la question de l’accessibilité dans un débat qui est celui de la région et la région a des prérogatives en termes de territorialité et en termes d’égalité d’accès à l’information sur l’ensemble du territoire.
Si je te lance là-dessus, Florian, tu as des billes, tu as des trucs à nous raconter ?
Florian Cartellier : Je n’avais pas prévu de parler de réseau technique précisément.
Vincent Mabillot : Sans rentrer dans la dimension technique à proprement parler, cette idée de l’accessibilité au numérique partout, par tous et par toutes.
Florian Cartellier : C’est sûr, effectivement, que pour pouvoir utiliser le numérique déjà il faut y avoir accès et il y a aussi la question de comment on y accède et quels réseaux on développe. Typiquement, en fait, on a un réseau de fibre qui s’est développé, on a aussi un réseau Wi-fi, en ce moment il y a beaucoup de débats autour du réseau 5G. À chaque fois ce sont des réseaux différents, donc au moment du développement du réseau il y a aussi un choix technique qui est un choix organisationnel global qui, du coup, doit prendre en compte, effectivement, tous les territoires, notamment les territoires ruraux qui sont, en général, les plus délaissés. La région peut effectivement agir par rapport à ça pour s’assurer que tout le monde ait accès, pour ce qui me concerne préférentiellement en filaire dans un premier temps, mais que tout le monde ait accès à du numérique et à Internet puisque c’est quand même un des grands intérêts du numérique aujourd’hui.
J’aurais envie de rebondir un peu sur cette question de l’accessibilité. Justement on disait qu’après il faut l’inclusion, il faut que les gens puissent se servir complètement de l’outil. C’est vrai que le numérique est pensé aujourd’hui, par défaut, comme étant facilitateur. Il y a cette idée que si on met les gens en réseau, de toute façon ils vont savoir faire et le simple fait d’être en réseau va générer du mieux ou une accélération ou une facilité. En fait, ce n’est pas forcément vrai parce que ce sont des outils qu’il faut maîtriser et ce sont aussi des outils pour lesquels des choix sont faits au moment de leur développement. Là on parlait du choix du réseau, mais il y a aussi des choix, on va dire, dans les formes numériques qui sont données. Si on prend les réseaux sociaux ils sont construits, en tout cas les Facebook et consorts, déjà pour utiliser les données des utilisateurs et, en fait, pour les rendre le plus dépendants possible, qu’ils soient accros au réseau. Pourquoi je donne cet exemple ? C’est pour dire que dans le choix du numérique il y a effectivement avoir accès au numérique, mais il y a aussi quel numérique on développe et comment on le développe collectivement. Ce que disait Dorie sur le fait d’avoir des outils pour se défendre contre ça c’est effectivement fondamental, mais on peut aussi avoir une réponse collective pour voir comment on développe – ce n’est pas forcément le thème de ce soir – un numérique sur des bases choisies collectivement pour construire le numérique qui soit celui du lien et pas celui de la captation des profits par quelques multinationales.
Je dévie un peu de la question.
Vincent Mabillot : Je vais reprendre aussi.
Du coup, effectivement, il y a cette dimension qui est de couvrir le territoire aussi bien d’un point de vue technologique et de raccordement que du point de vue des services et de l’accompagnement.
La question du numérique interroge aussi ce qu’on met – on parle de numérique depuis un moment – derrière la terminologie « numérique » et de quel numérique parle-t-on ? Est-ce qu’on est dans quelque chose qui est de l’ordre du gadget ou de ce qui est, un petit peu, de son utilité. Il y a, derrière, un certain nombre d’enjeux qui sont des enjeux économiques, des enjeux financiers. On sait aujourd’hui, quand on parle de GAFAM – on pourrait aller un petit peu plus loin et ajouter quelques lettres – que les principales, parmi les dix premières sociétés qui sont cotées en bourse et qui ont la plus grosse capitalisation, je n’ai pas vérifié dernièrement, mais je pense qu’on est approximativement à sept sociétés si on prend aussi bien les GAFAM américains que les quelques sociétés chinoises qui les ont rejointes dans ce top 10 alors qu’il y a une vingtaine, une trentaine d’années, c’étaient des entreprises du pétrole qui étaient à cet endroit-là et au début du 20e siècle, dans la première partie du 20e siècle, c’étaient des fabricants d’acier qui y étaient ou de chimie plus tard. On voit bien que ça nous raconte quelque chose de la société.
Du coup j’ai envie de demander, peut-être à Jean-Christophe, de l’April, de revenir un petit peu sur cette notion de numérique. Qu’est-ce qu’on peut mettre derrière le numérique et quels enjeux y a-t-il autour de l’appropriation du numérique, non pas par ceux qui le fabriquent, mais par ceux qui l’utilisent ? Et peut-être, à ce moment-là, revenir effectivement sur cette notion de logiciel libre qui, je pense, poindra immanquablement lorsque j’interroge le vice-président de l’April.
Jean-Christophe Becquet : Effectivement, je peux peut-être introduire sur cette citation de Richard Stallman [9] qui a formalisé le concept de logiciel libre en 1984 et qui disait : « La liberté logicielle n’est pas plus importante que les autres libertés. Simplement, la liberté informatique est essentielle parce que, aujourd’hui, l’informatique traverse tous les aspects de nos vies ». Aujourd’hui on utilise le numérique, on utilise les outils informatiques pour communiquer, pour apprendre, pour travailler, pour exercer sa vie citoyenne, pour consommer. Donc à chaque instant et dans tous les aspects de nos vies, que ce soit personnelle ou professionnelle, on est dépendant de ces outils et, du coup, il est extrêmement important, il est essentiel, comme l’a dit Dorie, de permettre à chacun l’accès à ces outils et leur maîtrise.
Je voudrais vraiment revenir sur un mythe. Tout à l’heure, dans la conversation, il y avait une discussion sur la formation informatique et ça parlait des jeunes, des vieux. Mon sentiment c’est qu’on est tous égaux devant l’incompétence face au numérique qu’on soit jeune, qu’on soit vieux. En tout cas cette idée, de la part notamment de certains parents, que nos ados naîtraient nativement compétents en numérique et que juste le fait de vivre dans cette société, baignés de numérique, les rendrait compétents. C’est non seulement faux de penser ça mais c’est extrêmement dangereux ! Personne n’est nativement compétent. On a besoin d’être formé, on a besoin d’être accompagné sur ces usages du numérique qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux, qu’on soit scientifique ou littéraire, féru de technique ou pas, qu’on soit d’une classe sociale favorisée ou, au contraire, dans une situation de précarité, on est tous concernés par cette problématique de la compétence et de l’accès au numérique. Je ne parle pas de l’accès, effectivement, matériel et connexion qui va être plus facile pour les classes favorisées, mais sur l’aspect compétence et maîtrise des outils, on est tous égaux. C’est pour ça qu’il faut absolument actionner tous les leviers qu’on peut actionner pour accompagner ces usages du numérique.
Tous les leviers ça va d’abord être l’école. Je pense que l’école doit être un lieu de sensibilisation et d’apprentissage des usages éclairés du numérique. Puis la formation professionnelle, parce que, quand on sort de l’école, on est loin de tout maîtriser et on a encore besoin d’être formé et pas seulement formé à des usages techniques, mais formé à des pratiques et à la compréhension des enjeux, par exemple ceux que tu évoquais tout à l’heure sur les réseaux sociaux et ce que les réseaux sociaux induisent sur notre manière de communiquer, d’interagir, de s’afficher en public. Après l’école, après la formation professionnelle, bien sûr l’éducation populaire, donc tous ces acteurs de la médiation numérique qui, effectivement, accompagnent les usages du numérique.
Ce que le logiciel libre apporte là-dessus c’est que, effectivement, derrière le logiciel libre il y a cette idée que chacun doit pouvoir comprendre et maîtriser son outil informatique.
Un logiciel libre est un logiciel qu’on peut étudier, on peut aller voir comment il est fait à l’intérieur. Quand on dit qu’on peut étudier, ça veut dire qu’on en a la possibilité, qu’on en a le droit, ça ne veut pas dire qu’on est obligé de le faire. Dans cette idée du logiciel libre, il y a cette envie que chacun, en fonction de là d’où il part, en fonction de son appétence, en tout cas puisse ouvrir le capot, aller voir comment ça fonctionne sans rencontrer de barrière, notamment de barrière juridique, puisqu’en fait les licences libres sont un outil juridique qui a été pensé pour permettre l’accès au savoir – les logiciels, en fait, sont du savoir. Les licences libres sont un outil juridique qui autorise l’accès à ces savoirs.
D’ailleurs on observe, depuis le début des années 2000, que les licences libres qui ont été, au départ, pensées pour les logiciels, pour permettre d’avoir des logiciels qu’on peut utiliser librement sans restriction, qu’on peut copier, qu’on peut étudier et qu’on peut modifier pour les adapter à ses besoins, ces licences qui, au départ, se déclinent aujourd’hui sur toutes sortes de contenus au-delà du logiciel. La première, et peut-être la plus connue, c’est l’encyclopédie libre Wikipédia. Dans ma présentation, on a aussi parlé d’OpenStreetMap, un projet libre de données géographiques sur lequel je travaille beaucoup en ce moment et je pense qu’il y a un enjeu majeur pour les collectivités, pour les territoires, pour les administrations, à s’emparer de cette base de données libre territorialisée qu’est OpenStreetMap.
Aujourd’hui, on voit que les licences libres se déclinent et se propagent pour s’appliquer à des contenus culturels, à des contenus artistiques, à des contenus pédagogiques. Je pense qu’il y a un enjeu de société à apprendre aussi, du coup, à nos jeunes, à nos enfants, mais aussi à tout un chacun, à utiliser ces licences libres pour fabriquer de nouveaux communs effectivement, notamment de nouveaux savoirs, de nouvelles ressources qui sont souvent – c’est le cas de Wikipédia, c’est le cas d’OpenStreetMap – fabriquées par un collectif, fabriquées sur un mode collaboratif avec l’objectif d’être accessibles à tous, d’être partagées. Comme on est nombreux à contribuer à ces communs, ces communs atteignent une taille et une qualité impressionnantes et, parce qu’on a choisi de les partager sous licence libre, ces communs sont accessibles à tout un chacun.
Dans ces communs, la licence libre est aussi une sorte de contrat social que se donnent les contributeurs pour travailler ensemble. C’est-à-dire que si je contribue aujourd’hui à Wikipédia ou à OpenStreetMap, j’accepte que mes contributions soient partagées sous licence libre et je sais que je profiterai, je bénéficierai en retour des contributions, sous licence libre, de tous les autres.
Je vois, dans la conversation, les machines agricoles libres. Dans le cadre d’une émission de radio à laquelle l’April participe, j’anime une chronique [10] qui s’appelle « Pépites libres » et chaque mois je présente une nouvelle ressource sous licence libre, autre que logicielle, je vous mettrai un lien tout à l’heure pour aller retrouver ces pépites. Je parlais par exemple, il y a quelques semaines, de l’association grenobloise Entropie [11] qui partage des notices de fabrication d’objets, de fabrication de meubles, de fabrication d’éoliennes, de fabrication de fours solaires. Ces notices de fabrication d’objets sont partagées sous licence libre avec un objectif qui est proche, en fait, de celui des fondateurs du logiciel libre, c’est-à-dire un objectif d’accès par tous, d’amélioration collaborative et de partage des savoirs.
Voilà un petit peu ce que je voulais dire sur cette question de la formation ; j’aime bien le mot « sensibilisation au numérique ». Je pense que c’est vraiment un enjeu pour lequel on est tous concernés dans tous les aspects de nos vies.
Florian Cartellier :J’aimerais bien rebondir sur ce que vient de dire Jean-Christophe. Ce qui est intéressant, comme il vient de dire, c’est une philosophie qui permet d’être vraiment dans quelque chose de commun, où tout le monde va collectivement construire, enrichir, en fait, l’ensemble des autres personnes. Du coup, c’est ce que disait Dorie au début sur la transformation que ça peut provoquer en termes de valeurs, de relations, etc. Ici on est clairement sur quelque chose où on peut, à travers le numérique, porter une valeur de partage et de relation aux autres avec des outils et qu’on n’aurait pas forcément sans. En plus, Jean-Christophe nous a montré qu’on pouvait avoir ça aussi dans d’autres domaines.
Je voulais insister là-dessus parce que, justement, ça s’oppose complètement à une forme du numérique qui existe aussi aujourd’hui, qui est un numérique complètement contraint, où un certain nombre de personnes se retrouvent face à un service – typiquement on parlait des services de l’État ou des collectivités : les gens doivent passer par le numérique pour accéder à ces services, on le leur a imposé, ils n’ont pas contribué à quoi que ce soit, on ne leur a pas demandé leur avis. Là on est dans un modèle complètement différent qui est un numérique subi.
Ce qui dit Jean-Christophe est vachement intéressant par rapport à cette question du choisi qui est dans le titre de la table ronde de ce soir. Quand on contribue aussi au modèle global, eh bien on peut aussi choisir ce qu’on fait, alors que si on est sur un modèle où il y a une administration qui impose de passer par le numérique et puis c’est comme ça, il n’y a pas d’autre choix, il n’y a pas de guichet, en plus le site n’a pas même pas été développé en accord avec les usagers, on est sur deux philosophies complètement différentes.
Je trouve que ce que nous présente Jean-Christophe est vraiment un exemple important à suivre.
Jean-Christophe Becquet : Ça commence très tôt ! Ce numérique subi commence à l’école. Si on enseigne l’informatique avec des logiciels non libres, on prescrit à des futurs consommateurs des outils non maîtrisés et non maîtrisables. C’est pour ça qu’à l’April on défend cette priorité au logiciel libre dans l’éducation, dans l’administration et dans tous les aspects de la vie publique, parce que, en fait, c’est le seul moyen qu’on a de maîtriser son informatique.
Vincent Mabillot : Du coup, je prends la balle au bond. Merci jean-Christophe parce que, effectivement, l’école, l’éducation est un des lieux importants de fabrique d’une culture numérique. Il me semble que Judicaël a des choses à nous raconter en termes de retour d’expérience sur comment ça se passe dans les lycées. Tendre la perche à Judicaël m’intéresse d’autant plus que je rappelle que les lycées font partie du spectre des compétences de la région, que ce sont les régions qui équipent et financent les équipements, notamment informatiques des lycées, donc pas simplement les bâtiments des lycées, mais aussi les équipements informatiques des lycées. Judicaël, si je ne me trompe pas, tu as justement vécu une espèce de changement de politique par rapport à la gestion du numérique dans les lycées.
Judicaël Courant : Oui, tout à fait.
Juste avant d’aborder cette question, je voulais revenir aussi sur quelque chose que Dorie a dit tout à l’heure sur la question de l’éducation ; elle a séparé la question de l’éducation d’un côté et de l’inclusion. Je pense que c’est intéressant de séparer conceptuellement les deux, mais l’éducation me paraît essentielle, même pour l’inclusion. Elle l’a redit d’une autre façon et je vais peut-être l’expliciter parce qu’elle l’a dit de façon très rapide, sur la question des pratiques et simplement le fait que certaines personnes développent une pratique opératoire, c’est-à-dire qu’elles savent utiliser un logiciel de telle ou telle façon, mais ça ne veut pas dire qu’elles maîtrisent l’outil et ça ne veut pas dire qu’elles maîtrisent les concepts derrière. Le cas typique qu’on voit ce sont les secrétaires qui savent utiliser telle version de Word et, le jour où on passe à la version suivante, elles sont complètement perdues, elles ont besoin d’une formation. Moi j’utilise très mal Word, d’ailleurs je n’utilise pas Word, j’utilise plutôt LibreOffice [12], d’ailleurs je n’utilise pas LibreOffice, j’utilise un autre logiciel de traitement de texte, quand j’ai besoin d’en faire, qui est un peu plus confidentiel. Je comprends un petit peu les concepts et c’est ce qui me permet de ne pas être perdu quand je suis dans un environnement qui n’est pas habituel. Pour moi c’est la même différence entre quelqu’un qui vous dirait « pour aller à tel endroit vous prenez la première à gauche puis, au troisième feu, vous tournez à droite et après, quand vous allez voir un rond-point, vous prenez la troisième sortie ». Si vous suivez ça, c’est super tant que vous ne vous trompez pas. Si jamais il y a des travaux sur la route et que vous êtes obligé de vous dérouter, ou que vous vous trompez quelque part, eh bien vous êtes paumé, vous ne savez pas comment arriver à destination. Qu’est-ce qu’il faut faire pour réussir à s’en sortir ? Il faut apprendre à utiliser une carte, tout simplement. À partir du moment où vous avez une carte et que vous savez l’utiliser – maintenant on utilise plutôt des GPS, moi je suis né à une époque où on utilisait quand même des cartes – vous allez pouvoir vous débrouiller.
Ça, pour moi, c’est vraiment un des enjeux essentiels de l’éducation, c’est que si on ne comprend pas comment fonctionne un ordinateur, si on ne comprend pas où sont les données qui sont sur votre ordinateur – est-ce que les données sont chez vous ?, est-ce qu’elles sont sur un serveur quelque part très loin de chez vous, dans un autre pays, dans un pays qui va avoir le droit d’espionner toutes vos données ? – si vous ne comprenez pas ça, vous aurez du mal à réagir, à agir politiquement, à faire des choix de société derrière.
Je défends vraiment l’idée que c’est extrêmement important de pouvoir comprendre les concepts. Et, bien évidemment, je défends aussi l’idée du logiciel libre qui est de plus en plus défendu dans l’Éducation nationale, au moins dans les programmes officiels de l’Éducation nationale, parce que c’est un moyen fabuleux de pouvoir comprendre comment fonctionne un logiciel, comment fonctionne un ordinateur : vous pouvez ouvrir le capot et aller voir ce qui se passe et c’est d’autant plus important aujourd’hui que les ordinateurs sont beaucoup plus compliqués. Quand j’ai commencé, les ordinateurs étaient relativement simples, j’ai commencé quand j’étais en quatrième, en 1986 à peu près ; aujourd’hui ils sont horriblement compliqués par rapport à ce qu’ils étaient à l’époque. C’est vraiment fondamental de pouvoir aller voir ce qui se passe.
Sur la question de cet enseignement, il y a plusieurs aspects dans l’Éducation nationale. Il y a évidemment tous les aspects pédagogiques des programmes qui sont décidés au niveau national essentiellement et puis il y a des déclinaisons qui ont lieu dans chaque académie. Par exemple on a l’académie de Lyon, l’académie de Grenoble, l’académie de Clermont-Ferrand qui sont toutes dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, mais qui vont essentiellement aussi s’occuper des aspects pédagogiques.
Dans l’académie on a une délégation qui s’appelle la DANE, Délégation au numérique éducatif si je ne dis pas de bêtise, ça a peut-être changé de nom depuis, qui a fait un super boulot, notamment de formation des professeurs pour les aider à comprendre un petit peu les enjeux qu’il peut y avoir derrière les outils qu’ils utilisent, les concepts qui sont derrière. Qui a d’ailleurs fait un super boulot aussi, il y a quelques années, de promotion du logiciel libre, de serveurs libres à partir notamment d’une distribution GNU/Linux qui s’appelle EOLE [13], qui est faite à Dijon par je ne sais plus quelle équipe exactement, qui est un pôle interministériel, qui est membre officiel de l’État pour développer cette distribution. Dans mon lycée, La Martinière Monplaisir, j’ai administré ce serveur EOLE parce que j’étais un peu une des seules personnes qui pouvait le gérer, il y avait une autre personne qui s’en occupait avant qui est partie, donc il n’y avait plus que moi pour gérer ça. En parallèle, j’avais fait le choix, pour mes élèves, d’installer des machines, des postes de travail GNU/Linux pour qu’ils puissent voir un autre système, ne serait-ce que parce que la monoculture ce n’est pas une bonne chose, la monoculture dans l’éducation comme ailleurs, et aussi parce que c’est un système qui est fabuleux pour apprendre à programmer, à développer. Il propose des choses que j’aurais bien aimé avoir quand j’étais moi-même en lycée ou en prépa ; à l’époque c’était quelque chose d’extrêmement verrouillé et la seule solution, pour apprendre à développer, c’était de pirater des logiciels ou alors d’être très riche pour pouvoir acheter des logiciels de développement.
Donc j’avais fait ce choix d’installer ces machines, de les maintenir. Et en 2015, il y a eu une décision de la région liée à l’équipement informatique des lycées. Le côté pédagogique relève de l’Éducation nationale et de sa déclinaison locale qui est le rectorat, donc l’académie, mais, au niveau de l’équipement informatique lui-même, ça relève de la région. La région a décidé, sans consulter la DANE, de remplacer tous les serveurs et de faire du tout Microsoft. C’est une décision qui a été prise du jour au lendemain, c’était taille unique pour tous les lycées et ça s’est mis en place d’une façon qui était assez amusante à regarder. On va dire qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer, mais si on regarde avec un peu de recul c’était assez amusant parce qu’on voyait qu’ils arrivaient avec l’idée qu’ils avaient une solution, que ça allait être assez bon pour tout le monde, c’est le même menu pour tout le monde et puis ça va bien marcher. En fait, il se trouve qu’au lycée La Martinière Monplaisir vous avez à la fois des élèves de lycée – seconde, première, terminale – vous avez des élèves de BTS, vous avez des élèves de prépa, vous avez des élèves qui sont dans des sections techniques STI où ils vont avoir des machines à gérer et, quasiment, il faut une configuration différente et un ordinateur différent pour chaque machine. Tout ça n’était pas prévu ! Ce qui avait été prévu c’était de mettre une grosse somme pour des grosses machines dans chaque lycée et rien de prévu au niveau humain, ni pour la formation des gens ni pour que les choses puissent être adaptées localement. Pas de poste de technicien ou quoi que ce soit localement sur chaque lycée.
C’est une erreur qu’on retrouve depuis 1985. J’ai commencé en 1986, en 1985 il y a eu un plan qui s’appelait le plan informatique pour tous [14], qui a consisté d’une part à sauver un industriel français qui s’appelait Thomson, qui est devenu Thalès depuis, et d’autre part à équiper tous les lycées et tous les collèges avec des ordinateurs, ce qui était relativement nouveau, mais à l’époque ils ont oublié de former les professeurs. Donc on s’est retrouvé avec des tas de machines dans les collèges, des salles informatiques flambant neuf dans plein de collèges et lycées mais que personne ne savait faire fonctionner. Donc elles n’ont pas été utilisées ou quasiment pas. Bien sûr, il y a eu ici ou là quelques professeurs passionnés qui ont fait fonctionner les choses, moi j’en ai eu un, j’ai eu la chance d’en avoir un et, quand j’étais en troisième, il est parti travailler dans l’industrie informatique et après cette salle n’était plus utilisée.
On retrouve régulièrement la même erreur qui est de croire que, parce qu’on a des ordinateurs, on n’a plus besoin d’humains, on n’a plus besoin de gens pour gérer ces ordinateurs et qu’il n’y a pas besoin de former les gens. Donc le discours du fait que les jeunes savent se servir des ordinateurs, je pense que c’était un discours qu’on entendait déjà quand j’étais gamin puisqu’on parlait déjà des petits génies qui étaient adolescents et des petits génies qui faisaient leur start-up, on n’appelait pas ça start-up à l’époque, je ne sais pas comment on appelait ça, et qui gagnaient plein d’argent. C’est un discours qu’effectivement je bats en brèche. Il faut une formation pour réussir à se débrouiller en informatique. Il y a des petits jeunes qui se débrouillent très bien parce qu’ils ont eu les informations, parce qu’ils ont eu un contexte qui leur a permis d’apprendre les choses, parce qu’ils ont été relativement autonomes. Moi j’ai eu la chance d’avoir une médiathèque où il y avait des bouquins d’informatique, ça m’a passionné, j’ai dévoré ça ; j’avais des parents qui étaient scientifiques, ça m’a conduit à me lancer là-dedans, mais ce n’est pas quelque chose qui arrive nécessairement si on ne fait rien pour ça.
Je me suis peut-être écarté un petit peu de la question, mais je crois que j’y ai répondu à peu près Vincent ?
Vincent Mabillot : Oui, il me semble et de toute façon la parole n’est pas...
Judicaël Courant : Il y a peut-être un petit point sur lequel je peux compléter. Il y a aussi un autre discours qu’on entend parfois. En plus du discours « les jeunes savent tout faire donc ce n’est pas la peine, en fait, de leur apprendre parce que, finalement, soi-disant ils en savent plus que les adultes », ce qui est faux. Ils en savent plus que certains adultes, certainement, mais ils en savent aussi moins que beaucoup d’autres. Et puis il y a un autre discours qu’en entend parfois, heureusement on ne l’entend plus beaucoup, c’est un discours qui est « de toute façon l’informatique ça change tout le temps, donc ce n’est pas la peine d’apprendre parce que ce que vous allez apprendre aujourd’hui ce sera déphasé dans cinq ans ou dans dix ans. » Là encore, rien n’est plus faux. C’est justement pour ça qu’il ne faut pas apprendre juste à manipuler un logiciel, parce que ça, effectivement, ce sera peut-être dépassé dans cinq ans, dans dix ans. Il y a vingt ans vous n’aviez pas de smartphone, il n’empêche qu’un smartphone c’est un ordinateur, ça fonctionne comme un ordinateur. J’ai fait mes études avant que les smartphones arrivent et je comprends à peu près comment fonctionne un smartphone. Je suis très mauvais pour les utiliser parce que j’ai juste un vieux téléphone qui se trouve être un smartphone parce qu’on a du mal à trouver un téléphone qui ne fait pas smartphone en ce moment, mais je comprends quels sont les principes, comment ça fonctionne derrière, ce qui n’est pas forcément le cas de quelqu’un qui sait juste manipuler son smartphone.
Sur les principes informatiques on commence à avoir un recul de pas loin de 50 ans, voire plus, les débuts de l’informatique remontent à 1930, avant même les ordinateurs, et ces principes-là sont assez universels pour survivre à l’épreuve du temps. De même que si vous avez appris les sciences physiques à la fin du 19e siècle, vous n’êtes pas dérangé quand vous regardez un moteur à explosion, il n’y avait peut-être de moteur à explosion, à injection comme on peut avoir aujourd’hui, n’empêche que les principes de fonctionnement sont les mêmes.
Vincent Mabillot : Oui, mais en même temps on passe au vélo électrique en ce moment.
Judicaël Courant : Ou au vélo électrique, mais c’est pareil. Si tu as appris à la fin du 19e siècle, c’était les tout débuts de l’électricité, on savait ce qu’était une pile, on sait ce qu’est une tension, on sait ce qu’est une intensité, on sait ce qu’est la capacité d’une pile ou d’une batterie, on sait ce qu’est que la vitesse d’un vélo, on sait ce qu’est son énergie cinétique, tous ces concepts-là qui permettent de comprendre, effectivement, les engins de l’avenir que sont les vélos, qu’ils soient électriques ou pas d’ailleurs, parce que les mêmes principes peuvent aussi s’appliquer aux vélos pas électriques qui sont encore plus écologiques et, en plus, meilleurs pour la santé !
Vincent Mabillot :Ça marche !
Du coup j’avais envie de partager un petit peu le temps qui nous reste — ça n’empêchera nullement les uns et les autres de se ré-incruster dans la discussion — peut-être, d’un côté, revenir vers Jean-Christophe pour nous parler un petit peu justement de ces idées de maîtrise de concepts et le fait que la « licence », entre guillemets, d’un logiciel et le concept sont deux choses qu’il faut à la fois mettre en face mais où l’un ne conditionne pas l’autre, d’une part, être un petit peu sur cette idée qu’il peut y avoir aussi un numérique qui est un numérique partagé. Je pense que c’est aussi peut-être quelque chose qui est intéressant du côté de l’« OpenStreetMappeur » que tu es et que tu animes. Et peut-être aussi garder du temps pour revenir vers Dorie, pour revenir aussi sur ce concept qui me parait être un concept assez important vis-à-vis du territoire et du maillage du territoire du côté du numérique qui est : qu’est-ce qu’on va appeler les espaces publics numériques et qu’est-ce qu’on peut attendre de ce type d’outil dans la construction d’une relation et d’un maillage social autour du numérique ?
Je vous laisse, pas en mode combat de boue pour savoir qui est-ce qui y va le premier ou la première, mais grosso modo, vous voyez un petit peu l’idée. J’avais en tête de commencer peut-être par Jean-Christophe sur cette idée de rapprocher concept, usage et partage et revenir après vers Dorie.
Jean-Christophe Becquet : Quand je parlais des fondamentaux des concepts informatiques, un peu comme Judicaël l’a expliqué sur le moteur à explosion ou sur l’électricité en parlant d’intensité et de tension, je pense que les fondamentaux pour utiliser un traitement de texte c’est de savoir ce qu’est un fichier, comment on code une information et, du coup, pourquoi le fichier qu’on a fait dans un logiciel de traitement de texte on peut, ou pas, l’ouvrir dans un autre logiciel de traitement de texte ; ce que veut dire envoyer un fichier par le réseau à un destinataire et pourquoi, parfois, on envoie un fichier et ça se passe mal au niveau de la réception par le destinataire ou alors, parfois, on veut ouvrir un fichier qu’on a fabriqué il y a quelques années en arrière et ça ne fonctionne pas parce que le logiciel ou la version ont changé et qu’on n’a pas pris les bonnes précautions ; ou alors encore, parfois un entrepôt de serveurs brûle, le fichier disparaît et on perd son travail parce qu’on n’a pas fait de sauvegarde. En fait, pour moi, les concepts fondamentaux sont ceux-là.
Le lien que je ferais avec la notion de licence libre c’est cette idée vraiment que dans la notion de logiciel libre il y a la notion que tout le monde doit pouvoir accéder, tout le monde doit pouvoir comprendre, étudier le fonctionnement sans barrière, sans restriction. On retrouve effectivement dans la communauté d’OpenStreetMap, par exemple, cet esprit d’entraide, c’est-à-dire qu’il y a vraiment une ouverture, une bienveillance à l’égard des contributeurs débutants. Lorsqu’un contributeur arrive et contribue pour la première fois, s’il fait des erreurs ou si ses contributions sont de piètre qualité, la première chose qu’on va faire c’est lui parler et lui dire « comment est-ce qu’on peut t’aider à t’améliorer ? Comment est-ce qu’on peut t’aider à progresser ? Est-ce que tu as des questions ? », lui donner des conseils, lui donner des liens vers des ressources qui vont lui permettre d’apprendre, de se perfectionner.
Effectivement, je pense qu’aujourd’hui les communs qui fonctionnent sont ceux qui ont intégré ces principes-là de bienveillance, d’ouverture et d’entraide. Si on reste entre soi, tout simplement on vieillit ensemble sans progresser. C’est vraiment quelque chose sur lequel on a un point de vigilance très fort à l’April, avoir une ouverture aux personnes pour lesquelles l’informatique n’est pas forcément le métier ou la passion. C’est vraiment de dire que le logiciel libre concerne tout le monde donc on peut s’impliquer à l’April si on est enseignant, si on est jardinier, si on est pharmacien parce que, en fait, l’enseignant, le jardinier, le pharmacien utilisent tous l’informatique, donc sont concernés par les problèmes que soulève le logiciel libre. Donc on fait des efforts très importants, on met vraiment beaucoup d’énergie et d’attention là-dessus, à être effectivement un collectif ouvert et divers. D’ailleurs je me félicite d’avoir passé à la main de la présidence de l’April, il y a deux ans, à une femmeVéronique Bonnet, nouvelle présidente de l’April]] qui est professeur de philosophie et je trouve que ça illustre à quel point le logiciel libre n’est pas du tout un sujet technique, mais que c’est vraiment un sujet qui parle d’éthique et de société.
Je laisse la parole à Dorie.
Dorie Bias : Merci.
Je pense que ce qui est intéressant c’est la discussion qui émerge, qui porte finalement sur : c’est le rôle de qui ? Est-ce que, à moment donné, il faut qu’on se forme tous, individuellement ou pas ? J’évoquais aussi la question de la transformation des métiers d’action sociale, c’est-à-dire dans quelle mesure, quand on est un travailleur social, on se retrouve de toute façon à être obligé de faire de la médiation numérique. Il y a un dispositif qui est en train d’émerger, qui s’appelle Aidants Connect [15], qui est porté par l’État, et qui permet aux travailleurs sociaux de prendre la main en délégation d’identité avec un contrat cadre, sur les identités France Connect des personnes qu’ils accompagnent pour dire, à un moment donné, on ne vise pas l’autonomie, on renonce à la question de l’autonomie. Et on voit bien la tension que ça génère dans les discussions qui sont d’ailleurs passionnantes, c’est-à-dire est-ce qu’on doit renoncer à l’autonomie des personnes dans un monde numérique, est-ce que c’est mal de faire à la place de ? Ou est-ce que ce truc de faire à la place de, ce n’est pas une bonne chose parce que ça ne rend pas les gens autonomes ? C’est ce que dit Carla, je crois, dans les conversations. Tout à l’heure Sylvie évoquait, je crois aussi, la question de la formation des professionnels des collectivités.
En gros c’est former les professionnels pour pouvoir développer une culture numérique commune qui est une sorte de niveau de base, qui permettrait au moins de parler le même langage, de comprendre certains enjeux. Je vous donne un exemple que j’aime bien : quand on demande aux collégiens comment Google gagne de l’argent, ils répondent « les impôts ». Pourquoi pas ! D’une certaine manière c’est très inventif en termes de fiscalité. Ça dit aussi quelque chose d’une méconnaissance totale et ça dit autre chose, ça dit, qu’en fait, ils n’ont pas compris le principe, même pour les médias traditionnels, de la redevance audiovisuelle. On peut se dire que ce n’est pas très grave s’ils n’ont pas compris, mais s’ils ne comprennent pas même en grandissant, etc., ça montre bien qu’il y a une méconnaissance des fonctionnements, des organisations, même de la manière dont le réseau arrive dans leur maison, ils ne savent non plus. Il y a en qui répondent le Wi-fi. On leur dit « on te demande comment le Wi-fi arrive dans ta maison », en fait c’est hyper-compliqué pour eux. Il y a en a qui répondent l’électricité, ils ont dû comprendre que le CPL [Courant porteur en ligne], je ne sais pas.
Bref ! Ces choses-là sont extrêmement intéressantes parce que ça montre qu’il faut, pour qu’on puisse discuter de ces sujets-là de manière collective, pour faire ce que vous évoquiez – Florian tu l’évoquais aussi, je crois : comment est-ce qu’on discute des sujets numériques de manière collective, comment est-ce qu’on fait des choix collectifs et citoyens en matière de numérique, eh bien ça nécessite une culture numérique commune qui ne soit pas qu’une culture tech, qui soit une culture globale, et qui va nous permettre, finalement, de développer notre autonomie tout en préservant aussi notre liberté à ne pas y aller si on ne veut pas y aller.
Moi, par exemple, je me suis longtemps battue pour que l’éducation aux médias numériques ne soit pas le sujet des professeurs d’informatique ou de mathématiques ou des référents numériques mais que ce soit un sujet qu’on puisse travailler dans toutes les disciplines puisque, du coup, ça concerne toutes les disciplines, l’histoire, les mathématiques, les lettres, même l’anglais. Bref ! Ça concerne toutes les disciplines.
Judicaël Courant : C’est quelque chose qui commence à émerger. Ce n’est pas forcément de l’éducation au numérique, mais on commence à voir l’usage du numérique dans les autres disciplines, que ce soit en mathématiques, en physique, mais ça soulève aussi beaucoup de questions et de réticences chez les enseignants : eux-mêmes sont très en difficulté sur ces questions-là parce qu’ils n’ont jamais eu de cours d’informatique. Si demain on me demande d’expliquer à des élèves quelques rudiments de physique, je sais qu’il faudrait que je travaille ça, mais j’ai eu des cours de physique quand j’étais en collège, quand j’étais en lycée, quand j’étais en prépa, donc je sais que je peux au moins expliquer le b.a.-ba. Mais là on est face à des gens qui n’ont pas du tout de culture là-dessus, ils sont très insécurisés, donc il y a un grand besoin d’accompagnement et ça rejoint une autre problématique qui est celle de la formation continue des enseignants, qui est toujours un petit peu délicate.
Dorie Bias : Bertrand, pour répondre au commentaire que tu es en train de mettre dans le chat, l’enjeu ce n’est pas juste de mettre des tablettes numériques dans les mains des gamins dans le cours d’histoire-géo, ce n’est pas de cela dont je parle. C’est peut-être, dans le cadre du cours d’histoire-géo, d’envisager la géopolitique, par exemple, du développement des réseaux ou la question de la souveraineté numérique, pour le coup, qui pourrait d’ailleurs initier la question des communs ou, en tout cas, les choix de développement. Par exemple, pour avoir travaillé ces deux dernières années la question des communs numériques, c’est quelque chose que je croyais avoir compris et que je n’avais pas compris d’un point de vue socio-historique, parce que c’est un sujet complexe. En fait, on peut dire des logiciels libres « ce sont des logiciels gratuits qui sont développés par des gens et tout ça ! » Non ! C’est bien plus compliqué que ça, du coup c’est hyper-intéressant d’imaginer que cette culture-là – j’ai 43 ans, elle arrive un peu tardivement – aurait peut-être pu arriver il y a 20 ans, j’aurais gagné un peu de temps sur certains trucs, je n’en sais rien ! En tout cas vous voyez. C’est quand même pour te dire, Vincent, que je suis dans la question que tu m’as posée qui est celle de la fonction du médiateur numérique. Pour l’instant il y a des médiateurs numériques de manière historique. Ce qu’il faut savoir c’est que les médiateurs numériques qui sont aujourd’hui encore en poste, pour certains en tout cas, ont été recrutés dans les années 2000, on va dire, souvent sur des qualifications qui étaient très légères, c’est-à-dire, vous savez, c’était le joueur de jeux vidéo du coin, que tout le mode avait identifié parce qu’il était un peu geek, il finissait par être médiateur numérique parce que, en fait, il faisait partie de l’asso, du truc et du machin, donc on a aussi une espèce de grosse immaturité des référentiels en matière de médiateur numérique. Il y a le projet de l’État qui est de recruter 4000 conseillers numériques avec une nouvelle formation et tout l’enjeu a été de dire qu’est-ce qu’on fait de l’anthropologie des usages et comment est-ce qu’on met de l’anthropologie dans les dispositifs de formation.
Donc si ces gens sont des référents, ça ne doit pas venir empêcher les autres de développer la même culture pour que, du coup, le numérique ce soit des projets partagés et qu’ils s’appuient… Ce que tu racontais Judicaël est intéressant, tu quittes l’organisation, tu quittes le projet eh bien le projet ne tient pas ! On sait aujourd’hui que, par exemple, dans l’Éducation nationale c’est encore le cas, c’est-à-dire des projets numériques portés par des enseignants licornes, c’est super les licornes, il en faut, mais si on n’a que des licornes qui portent les projets numériques, eh bien quand les licornes s’en vont, en plus les licornes sont fragiles et avec les changements climatiques, elles disparaissent. Et tout d’un coup voilà !
Judicaël Courant : Je me permettrai d’ajouter, par rapport à l’histoire-géo, un autre point intéressant sur le numérique, c’est de comprendre aussi comment ça a bouleversé nos usages. Un ado d’aujourd’hui ne sait pas comment on pouvait communiquer dans les années 80. Il y a des gens qui se posent la question : il y avait des cabines téléphoniques dans la rue pour pouvoir téléphoner quand on n’était pas chez soi ?, mais il devait y avoir une queue monstrueuse. Ou la question : comment faisait-on pour se connecter à Internet quand il n’y avait pas d’ordinateurs ?
Dorie Bias : Oui, bien sûr. D’ailleurs le sujet est double. Pour aller dans ton sens, en même temps quand les parents, en conférence parents, nous disent « c’est insupportable, il est souvent sur sa tablette, son écran, etc. », la question qu’on leur pose souvent : et vous, quand vous rentriez du lycée dans les années 80, qu’est-ce que vous disaient vos parents ? Tu es toujours au téléphone, etc. Je veux dire que c’est le double regard, c’est-à-dire que ce sont aussi des espaces qui sont investis par les adolescents pour leurs enjeux de sociabilité, mais qui ne sont pas du tout des espaces investis dans la maîtrise et la connaissance des outils pour aller dans le sens de ce que tu disais tout à l’heure. Je ne sais pas si c’est clair.
Moi j’avais même des cartes. Après les pièces il y avait les cartes pour téléphoner dans les cabines téléphoniques.
Vincent Mabillot : Je l’ai toujours, mais je crois que je ne peux plus m’en servir !
Judicaël Courant : Le plus dur c’est de trouver la cabine aujourd’hui !
Vincent Mabillot : Ça peut encore servir pour ouvrir des portes, quand tu glisses directement derrière le bon pêne ça marche bien.
Judicaël Courant : Et ça marche aussi avec ta carte bancaire. Tu peux le faire aussi.
Dorie Bias : Pour aller dans le sens de ce que disait Anne, la question des fractures d’usage, donc de maîtrise, pour les familles populaires, ça a été extrêmement violent pendant le confinement. C’est pour ça aussi qu’à un moment donné il faut défendre la nécessité d’une éducation aux médias numériques parce que, en situation de confinement, il y avait des problématiques d’équipement mais pas que. Il y avait aussi beaucoup de problématiques d’équipement. Les milieux populaires sont plus équipés de consoles et de tablettes que d’ordinateurs qui permettent de bosser.
Vincent Mabillot : Ceci étant, c’est effectivement une discussion que j’avais cet après-midi. En tant qu’élu je rencontrais des gens d’un centre social, justement sur les questions du numérique, et c’était cette idée que la difficulté du confinement c’est qu’on avait fait entre guillemets « penser aux gens que d’avoir des smartphones c’était accéder au numérique ».
Dorie Bias : Ou des tablettes.
Vincent Mabillot : Les tablettes même chose, et ils ont pris une grande claque avec le confinement en s’apercevant finalement qu’un ordinateur, même à 150 balles, sous GNU/Linux, aurait été probablement bien plus pratique que plein de téléphones en tous genres. Effectivement, on a tenté à différents endroits d’avoir des réponses, de mettre à disposition des machines parce que, l’air de rien, on ne peut pas s’empêcher de penser que sur 15 à 30 cm2 que représente un écran de smartphone on n’a pas le même champ de vision du monde que sur un écran qui est un petit plus large, un 360 qu’on peut avoir quand on est dans une classe.
Dorie Bias : Et on n’a pas les mêmes usages. Les tablettes, par exemple, ça sert à consommer, ça ne sert pas à produire ou très peu. Du coup, quand il s’agit d’avoir un ordinateur pour jouer la forme scolaire….
Vincent Mabillot : C’est un Télérama de luxe. C’est ça ?
Dorie Bias : C’est un peu ça.
Vincent Mabillot : Ça fait bien sur la table du salon, c’est pas mal. Le soir c’est moins bien quand on lit au lit parce que les couleurs ne sont pas top pour l’endormissement.
Ceci étant, je reviens vers Florian, ce n’est pas pour le privilégier, mais en même temps c’est un peu à cause de sa bande qu’on est réunis ici ce soir. J’avais envie de lui poser une double question peut-être. Je vais me permettre un message personnel : si vous gagnez, si vous remportez le truc, notamment que vous arrivez devant la liste sur laquelle il y a madame Najat Vallaud-Belkacem qui a signé un odieux contrat [16] avec Microsoft il y a quelques années de ça, ne l’oublions pas – je suis désolé, je ne peux pas, on est quelques associations ici présentes à avoir perdu quelques euros qui nous ont été réclamés par cette dame et pas par Microsoft, ça c’est juste pour resituer un petit peu les gens et les choses – du coup si vous arrivez aux affaires à la région, d’une certaine manière quelles sont peut-être les choses sur lesquelles vous allez impulser par rapport aux questions qu’on a traitées ce soir et aussi quelle est votre potentialité d’écoute vis-à-vis des structures qui sont déjà sur le territoire, qui font déjà des choses depuis un certain nombre d’années, au-delà même de situations militantes et partisanes qu’il peut y avoir au moment où est en campagne électorale ? Quelle est la place que vous allez donner à ces structures associatives et à toutes ces structures qui maillent le territoire ?
Florian Cartellier : Effectivement, il y a beaucoup de choses à faire pour que le numérique devienne vraiment une culture à la fois partagée et maîtrisée. Sur les mesures qu’on voudrait collectivement mettre en œuvre, il y a vraiment les trois aspects : inclusif, accessible et choisi. C’est-à-dire à la fois, en termes d’accessibilité, que tout le monde puisse déjà avoir accès au numérique. On a parlé du développement du réseau filaire, mais il y a aussi l’accès à des services. Une proposition ce sont, par exemple, des bus numériques qui puissent se déplacer pour apporter des espaces publics numériques dans des lieux un peu reculés qui n’ont pas forcément tout un réseau de bibliothèques déjà ancré ou tout un réseau associatif aussi déjà ancré. Il y a cette question de l’accessibilité.
Il y a la question du choix. On en a beaucoup parlé et, dans le chat, j’ai vu aussi pas mal de réactions sur la question de pouvoir choisir et c’est ce que disait Dorie il y a quelques instants. Il faut garder la liberté de pouvoir passer par autre chose en fait. Si on ne veut pas passer par le numérique, tout simplement, en fait, il suffit de garder un guichet ouvert et puis la personne qui trouve plus simple de passer par l’application ou le site web va pouvoir faire ça et la personne qui préfère passer par un guichet pourra le faire aussi. Ça c’est plus pour le côté administration, administratif de la région, effectivement après il y a l’État et toutes les collectivités.
Et puis la question inclusif. Comme l’a dit Dorie au début, il y a ce double aspect de justice sociale : il faut que les personnes qui sont le plus éloignées du numérique soient incluses, qu’elles puissent y avoir accès. Et puis il y a l’aspect plus éducation, émancipation, et là c’est un peu une double détente, j’ai envie de dire. Effectivement il faut s’appuyer énormément sur les structures qui existent déjà. Il y a des structures qui sont associatives, mais il y a aussi toutes les structures de formation professionnelle, puisqu’en fait, comme on l’a dit, il y a plusieurs enjeux. Il y a les enjeux d’utilisation individuelle qu’on va avoir et il y a aussi des enjeux liés aux contraintes professionnelles. Là il y a une connaissance du terrain, il y a une connaissance des personnes à former sur laquelle il faut effectivement s’appuyer, donc il faut soutenir tout ce réseau notamment associatif, le réseau des formations professionnelles, pour impulser la création d’une culture numérique partagée. Concrètement, quand même, ça peut être à travers proposer un compte de formation numérique à tous les habitants de la région qui leur permette ensuite d’aller vers les structures existantes, coordonnées par la région. Comme l’a dit Dorie il y a tous ces niveaux-là : ça va être aussi bien pour accéder à quelque chose dont ils sont éloignés que pour, finalement, monter en compétences et rentrer dans une maîtrise de l’outil plutôt que de le subir. Jean-Christophe a bien mis en avant l’importance du Libre, c’est aussi quelque chose sur lequel on veut appuyer à travers tous ces dispositifs par exemple.
Je ne vais être plus long pour ne pas, non plus, monopoliser la parole.
Judicaël Courant : Notamment au niveau des lycées, il y a des projets là-dessus ?
Florian Cartellier : Tu fais bien de me relancer là-dessus, sur la question des lycées. En effet, il y a une volonté de privilégier, de faire une migration vers les outils libres avec, bien sûr, toute la difficulté, le défi en tout cas, qui est qu’il faut le faire dans l’accompagnement de tous les personnels, enseignants mais pas que, toutes les catégories de personnels et là, la difficulté c’est que la région n’a pas toute la main là-dessus. C’est un partenariat à construire avec les académies. Judicaël, tu donnais l’exemple de ce qu’a déjà fait la DANE, il y a déjà, de toute façon, des possibilités qui existent côté académie et il faut construire entre région et rectorat.
Judicaël Courant :Je pense en particulier à la DANE et je pense aussi aux différentes structures de formation parce qu’il y a aussi des formateurs internes à l’Éducation nationale qui, généralement d’ailleurs, sont bien au fait de ces questions-là, que ce soit les questions logiciel libre ou aussi les questions type RGPD [17] qui sont des questions qui ont encore du mal à passer dans l’Éducation nationale.
Vincent Mabillot : OK. Dorie, Jean-Christophe ou Judicaël, est-ce que vous auriez un petit mot à rajouter par rapport aux échanges qu’on a eus ce soir avant, qu’éventuellement, on réponde aux différentes questions qui apparaissent de part et d’autre à l’intérieur du chat ? Vous pouvez jeter un coup d’œil dessus pour vous emparer de celles qui vous plaisent.
Dorie Bias : Je voulais répondre à une question. Tu veux qu’on finisse d’abord de conclure et après on répond.
Vincent Mabillot : Non. Je ne suis pas aussi formaliste.
Dorie Bias : C’est la question de Sylvie sur la formation. En fait il y a des réponses sur le CNFPT [18] en particulier. Le CNFPT a lancé plusieurs marchés dont un marché qui est encore en cours, qui n’est pas encore clôturé, sur le programme de formation justement à destination des acteurs, enfin des professionnels qui travaillent au sein de la fonction publique. Ce programme de formation prévoit justement cinq modules et il y en a deux qui concernent plutôt les méta-compétences ou la compréhension des enjeux du réseau, etc. On sent que ce discours a pris. Moi je trouve qu’il a pris ou qu’il est en train de prendre. Après c’est lent. Il y a aussi ce que les gens cherchent. C’est-à-dire que quelqu’un qui veut juste suivre une formation pour savoir comment utiliser un tableur n’a peut-être pas envie, sur le moment, de se taper des modules sur la culture numérique parce qu’il n’en voit pas l’intérêt. Ça dépend aussi de ce qu’on appelle le design pédagogique de ces dispositifs, c’est-à-dire qu’il faut les repenser. Il y a des choses qui sont en cours, mais tout ça est extrêmement lent. On évoquait l’Éducation nationale, je suis d’accord, on a deux formateurs DANE qui sont membres du CA de Fréquence écoles. Je vois bien, ils font un travail vraiment chouette et pertinent. Cependant c’est lent et ça nécessiterait, par exemple, une réforme structurelle des programmes scolaires pour, justement, pouvoir faire de la place à ces sujets-là. Là c’est la stratégie des petits pas qu’il faut viser et la stratégie de l’agilité c’est-à-dire, aussi, ne pas être trop prosélyte, tenter des choses, les questionner, évaluer l’impact, voir ce que les gens en ont compris et puis avancer de manière raisonnée, j’allais dire, pour vous faire plaisir !
Judicaël Courant : Sur les questions qui ont été évoquées il y avait la question de la présence de Microsoft, même l’omniprésence dans l’Éducation nationale. J’ai envie de dire que c’est de bonne guerre. Évidemment, quand quelqu’un est habitué à un logiciel, quand, dans 90 % des cas, la première chose qui est marquée, qu’il voit quand l’ordinateur démarre, quand il s’allume, c’est Microsoft Windows, pour lui, ordinateur ça devient égal à Microsoft ; système d’exploitation devient égal à Microsoft. Évidemment, Microsoft a tout intérêt à faire passer ce message dans l‘Éducation nationale. C’est d’autant plus important de résister et de montrer que non, Microsoft n’est pas un meilleur système que les autres, au contraire et qu’on peut faire autrement.
Vincent Mabillot : Je ne suis pas d’accord ! Je trouve qu’avec Monsanto les plantes poussent plus vite et c’est plus facile de les faire grandir !
Judicaël Courant : C’est effectivement toute la question de savoir si on forme des gens. On revient à ce qu’on disait tout à l’heure : est-ce qu’on leur donne des procédures opérationnelles pour qu’ils sachent faire tout de suite quelque chose qui va correspondre au contexte dans lequel ils vont être, ou est-ce qu’on leur donne une formation qui va leur permettre d’être autonomes sur le long terme ? Donc on en revient, pour citer le proverbe africain, Donne un poisson à une personne, elle mangera un jour, apprends-lui à pécher, elle mangera toute sa vie. Et Microsoft n’a pas du tout intérêt à ce que les gens deviennent autonomes, s’ils deviennent autonomes ils risquent de changer de système.
Jean-Christophe Becquet : Du coup, plutôt que l’idée d’efficacité à court terme, essayer d’avoir en ligne de mire la liberté à long terme.
J’ai envie de dire aussi que, peut-être pour s’en sortir, il ne faut pas laisser le numérique aux informaticiens. Ma formation initiale c’est la psychologie cognitive. Peut-être qu’il faut recruter pour la médiation numérique, pour la formation, je pense, des gens qui viennent des sciences humaines, de la pédagogie, de l’anthropologie, de l’éthologie, par rapport à ce qu’on disait tout à l’heure sur l’interface des réseaux sociaux.
Il y a un autre sujet qu’on n’a pas du tout abordé, sur lequel la région aura des choses à dire, a des choses à dire, c’est la question des données ouvertes, de l’open data, qui est, d’après moi, une très bonne matière de faire rentrer les gens dans un numérique alternatif parce que, quand on a à disposition des données publiques librement réutilisables, eh bien ça constitue un formidable objet pédagogique qui va permettre de se poser des questions et d’appréhender des outils pour répondre à ces questions, que ce soit des tableurs, des logiciels de base de données, de visualisation, de données géographiques, etc. Je pense que ce qui se passe en ce moment sur l’open data c’est aussi une opportunité en termes de sensibilisation à un numérique responsable et citoyen.
J’entends, je partage ce que dit Bertrand dans la discussion, que l’open data c’est gourmand en ressources humaines, ça nécessite un budget, mais je pense que c’est de l’argent bien dépensé. Si c’est de l’open data fait de A à Z, c’est-à-dire pas juste déposer des fichiers sur une plateforme pour dire qu’on a fait de l’open data, mais accompagner ensuite, derrière, la réutilisation des données et la sensibilisation des citoyens pour qu’ils puissent s’emparer de ces données ouvertes.
Dorie Bias : Et c’est la loi. Dans la cadre de la loi CADA d’accès aux documents administratifs, c’est la loi. Point.
Vincent Mabillot : Oui. Je rebondis sur la question de Anne et je pense plutôt l’orienter vers Dorie. Anne propose qu’il y ait des informaticiens publics comme il y a des écrivains publics. J’entends plus parler de médiateurs et médiatrices que juste d’informaticiens, sauf effectivement à penser, et je trouve que ce n’est pas complètement idiot et peut-être que Jean-Christophe pourrait rebondir là-dessus, sur cette idée non pas ici pour accompagner les usages mais pour accompagner les développements. C’est un défi qu’on pourrait lancer au logiciel libre, c’est-à-dire que la licence dit qu’on peut modifier le logiciel libre, tout le monde n’est pas forcément compétent pour modifier le logiciel libre, mais on pourrait avoir des développeurs publics qui se mettraient à disposition des gens pour hacker dans le bon sens du terme ; je vous rappelle que hacker c’est comme greffer, créer une nouvelle branche de certaines applications. Ce n’est pas un truc dont on pourrait rêver Jean-Christophe ?
Jean-Christophe Becquet : Si, d’autant que c’est extrêmement vertueux d’un point de vue de l’utilisation de l’argent public. Comme le dit François Élie, « Le logiciel libre est gratuit une fois qu’il a été payé ». Effectivement si on investit de l’argent public dans de la compétence, dans de la ressource pour avoir des développeurs qui conçoivent, qui améliorent des logiciels libres, les retombées ensuite sont juste illimitées.
Comme je le disais juste avant pour l’open data, le développement de logiciels libres, le fait qu’un logiciel soit libre rend accessibles les contributions et les contributions ne sont pas toutes de nature très technique et très complexe, nécessitant des compétences d’informaticien. On peut rentrer et commencer à contribuer au Libre sur des choses simples. Les compétences nécessaires pour fabriquer, améliorer, adapter des logiciels vont bien au-delà de juste la compétence de développeurs. On a besoin de graphistes, on a besoin de concepteurs d’interfaces, on a besoin de gens sur les applications métiers pour spécifier les fonctionnalités : pour faire un logiciel d’instruction des permis de construire ou de gestion de l’état-civil, on a besoin de gens qui maîtrisent comment on instruit un permis de construire et comment fonctionne l’état civil. On a besoin de juristes. Les compétences, les profils dont on a besoin sont extrêmement divers. Ensuite il faut traduire les logiciels, donc on a besoin de gens qui maîtrisent les langues étrangères.
Du coup, le logiciel peut être un lieu de rencontres et de mutualisation de toutes ces compétences pour participer à un projet commun, librement ensuite partagé, librement réutilisable. Bien sûr la mise en œuvre n’est pas triviale, elle nécessite d’être animée, accompagnée, et puis d’être un petit peu patient. Je crois qu’il y a quelques exemples et il me semble qu’OpenStreetMap est l’un des meilleurs en ce moment, mais il y en a d’autres. Il y a le projet Open Food Facts [19] de constitution d’une base de données de produits alimentaires. Les contributeurs d’Open Food facts ne sont pas des informaticiens, ce sont des contributeurs qui s’intéressent à ces enjeux-là et qui donnent un petit de leur temps, un petit peu de leur énergie, pour amplifier ce commun.
Dorie Bias : Et après, on peut imaginer que les collectivités développent aussi des solutions et qu’elles se rassemblent pour pouvoir le faire. C’est aussi une possibilité.
Vincent Mabillot : Ceci étant, je pense que je vais devancer le commentaire de Bertrand Maes qui nous rappelle qu’on va se retrouver face à une difficulté particulière qui est celle de la capacité d’investissement des collectivités territoriales entre le budget de fonctionnement et le budget d’investissement, qui fait que la grosse difficulté qu’on rencontre aujourd’hui vis-à-vis du logiciel libre c’est qu’il faut financer en interne des salaires pour ce développement et que ça ne rentre pas dans le même type de ligne budgétaire que lorsque l’on va acheter une application.
Aujourd’hui la question se pose un petit peu autrement puisque, de plus en plus, la plupart des logiciels qu’on achetait autrefois et qui étaient des investissements sont aujourd’hui, en réalité, des services. À ce moment-là on peut peut-être renégocier et retravailler justement sur comment sont fléchés ces différents investissements. Du côté du logiciel libre il y a peut-être à attendre aussi une structuration des communautés de logiciels libres qui permettra de dire qu’il y a des structures auxquelles on achète un logiciel ou on achète ce développement qui ensuite sera libéré, ou sera libéré d’entrée de jeu et disponible. Du coup que cette notion d’investissement puisse être engagée par les collectivités ce qui n’est pas toujours simple, même si elles peuvent le faire notamment en partie par le biais de l’ADULLACT [20].
Florian Cartellier : Pour rebondir là-dessus, sur le rôle des collectivités, il y a effectivement le fait de développer de façon collective par la mise en commun aussi des capacités, de développer de nouvelles solutions, de les faire évoluer en Libre pour que tout le monde en profite derrière. Mais dans cette idée de tout le monde en profite, il y a aussi une possibilité, là on n’est pas sur du développement, qui serait de mettre à disposition un certain nombre de services numériques qui sont, justement, sortis de la gangue, on va dire, Microsoft, etc., qui est uniquement construite autour du profit, qui soient des outils libres, qui permettent vraiment d’être dans le respect des données, qui permettent tous les avantages du Libre, qui permettent aux gens d’accéder à quelque chose de sûr, qui permettent tous les usages positifs dont on a parlé tout au long de la soirée.
Vincent Mabillot : Merci. Je ne vois pas de questions directes, mais peut-être, de votre côté, avez-vous vu des questions sont vous voudriez vous saisir avant que nous clôturions cette table ronde ? Sinon je vous invite toutes et tous à ce qu’on se retrouve la semaine prochaine, même endroit, même heure, pour un troisième épisode de cette série qui sera plus orienté en direction, justement, d’une part des communautés de développement mais aussi des entreprises. On aura des gens qui représenteront notamment les entrepreneurs du numérique, en particulier du numérique libre en région Rhône-Alpes. On espère aussi qu’on aura la présence de gens qui sont dans les circuits de recyclage et puis d’être aussi sur les communautés de pratiques, d’usages, de développement, de coopération et de collaboration notamment avec une personne qui travaille chez Microsoft – pardon ! elle va me détester, elle va me punir peut-être à cause de ça –, pardon, quelqu’un de chez Framasoft. Ça c’est de l’humour !
À moins que vous n’ayez d’autres questions qui vous brûlent les lèvres, mais vous pouvez les garder de côté pour les soumettre la semaine prochaine. Il y aura probablement des gens pour discuter et rebondir dessus.
Je vous remercie tous et toutes pour votre présence et votre participation.
Jean-Christophe Becquet : Merci aussi. Bonne soirée.
Dorie Bias : Merci Beaucoup. Au revoir. Bonne soirée.
Judicaël Courant : Merci
Florian Cartellier : Au revoir.