Delphine Sabattier : Ce qui m’a donné envie de vous proposer cette interview c’est un article [1] publié dans Le Monde diplomatique de janvier 2022. Il est titré « Le pillage de la communauté des logiciels libres » et signé par Mathieu O’Neil, professeur associé de communication à l’université de Canberra, également par Fred Pailler, sociologue au Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History, Stefano Zacchiroli, professeur au département informatique et réseaux de Télécom Paris et évidemment de mon invitée Laure Muselli. Bonjour.
Laure Muselli : Bonjour.
Delphine Sabattier : Vous êtes maîtresse de conférences au département sciences économiques et sociales de Télécom Paris, également chercheur à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation, notamment sur les thématiques d’open source. « Pillage du logiciel libre », globalement on pourrait dire que c’est un constat quand même très dur que vous faites sur cet écosystème, c’est un projet qui serait trahi par les mastodontes de l’industrie, donc fragilisé.
Je voulais déjà savoir comment a été accueilli votre article par la communauté du logiciel libre, en France par exemple.
Laure Muselli : On a eu beaucoup de retours très positifs, de la part des associations du Libre, à la fois de la part de petites entreprises, de chercheurs bien évidemment qui travaillent sur le sujet, qui ont trouvé ça très intéressant.
Delphine Sabattier : Positifs au sens où ils étaient contents qu’on tire la sonnette d’alarme, c’est ça ?
Laure Muselli : C’est ça. C’est à peu près les retours qu’on a eus. D’autres personnes ont trouvé que le mot pillage était peut-être un peu fort, il peut y avoir un débat là-dessus. En réalité, on ne parle pas de pillage, toujours, on essaye de montrer qu’il y a toujours eu des comportements, finalement des entreprises qui essayaient un petit peu de s’approprier le Libre. On a beaucoup parlé de tout ce qui était comportement de passager clandestin, c’est-à-dire des entreprises qui vont utiliser des logiciels libres et qui ne vont jamais contribuer. On a parlé aussi des entreprises qui essayent de « propriétariser » le logiciel libre en se l’appropriant, en le fermant et ça, effectivement, c’est un phénomène qui s’est encore accentué avec le cloud computing et le Software as a Service puisque, avec ce mode de distribution, finalement le copyleft qui est le principe qui permet de protéger les communs du Libre ne s’active plus avec ce mode SaaS.
Delphine Sabattier : Il y a effectivement des phénomènes qui sont, on pourrait dire historiques, des pratiques courantes ou pas, enfin qui restent anecdotiques, mais ce que vous mettez là en lumière c’est un pillage massif et vous dites, c’est le surtitre de l’article, « Que faire pour contrer la prédation des géants du numérique ? ». Ce sont encore les GAFAM les grands méchants ?
Laure Muselli : Ce qu’on a mis en évidence cette fois c’est une troisième forme, je vous en ai présenté deux, c’est le fait qu’ils sont en train de mettre la main sur cet écosystème du Libre et, finalement, ils finissent par en transformer les valeurs de l’intérieur. Comment mettent-ils la main sur cet écosystème du Libre ? Il y a différentes choses. On a déjà Microsoft qui a racheté GitHub, c’est quand même une volonté de s’approprier un petit peu, en tout cas d’avoir la mainmise sur cet écosystème-là. Tous ces GAFAM participent aussi à la Linux Foundation [2], ce sont des grandes parties prenantes de la Linux Foundation.
Delphine Sabattier : En termes de financement, vous voulez dire.
Laure Muselli : En termes de financement et aussi en termes de participation aux discussions. La Linux Foundation qui, au départ, avait été créée pour essayer d’éviter qu’il y ait un contrôle d’une entreprise sur Linux, est finalement devenue un consortium industriel qui organise les discussions entre ces grands acteurs-là. C’est la deuxième forme.
Et puis la troisième forme, celle qu’on a vraiment mise en évidence dans cette étude, c’est que ces GAFAM financent très massivement des développeurs. Des développeurs sont rémunérés par ces entreprises pour contribuer aux projets, soit aux projets qui existent déjà, soit à des projets qu’ils vont eux-mêmes initier en fait. Donc ils sont vraiment à l’intérieur de l’open source.
Delphine Sabattier : On pourrait aussi s’en féliciter parce qu’on peut souligner que ces GAFAM sont aussi pourvoyeurs de code ouvert, de plus en plus. Quels risques voyez-vous derrière cette appropriation, on va dire, de l’écosystème libre ?
Laure Muselli : Les risques c’est qu’ils risquent d’en changer les valeurs et si on en change les valeurs, on va transformer ça. Ils vont dire « ils faut qu’on fasse une infrastructure numérique standardisée ». Pourquoi ? Parce que ça va limiter les risques, ça va limiter les coûts de développement. Ils ont un discours qui est très fédérateur qui dit qu’il existe une communauté open source, nous en faisons tous partie, etc., mais ce qu’ils ne disent pas c’est qu’eux ont finalement un intérêt à développer ça parce que, au-dessus de ça, eux proposent des services, ils ont des plateformes et ils vont contrôler le marché de la donnée. Ce que pensent toutes les personnes qu’on a vu intervenir dans différentes conférences, qui ne sont pas des grandes entreprises, disent « attention, il y a vraiment un risque sur le contrôle du marché de la donnée par ces entreprises ». Pourquoi ? Parce que c’est effectivement cette plateforme un peu unique, un peu standardisée et d’autre part, de l’intérieur, il y a vraiment des discours qui sont en train de minimiser l’importance des licences du Libre. Minimiser l’importance des licences du Libre c‘est un peu dangereux puisque c’est avec ça qu’on protège les communs. Donc ils ringardisent un petit peu toute cette idée des licences libres en disant « non, ce qui est important c’est vraiment de développer l’infrastructure numérique dont tout le monde va bénéficier, etc. », mais eux en sont les premiers bénéficiaires.
Je crois que l’autre risque qui est là c’est qu’on a tout un tas de petits projets qui n’arrivent pas à émerger parce qu’il y a un problème de soutenabilité du Libre quelque part et un problème de business modèle. C’est-à-dire qu’on a ces grandes entreprises qui, effectivement, bénéficient de tous leurs revenus sur le marché de la donnée, qui peuvent financer tout un tas de développeurs, mais en orientant la technologie d’une certaine façon et en insufflant des valeurs bien particulières. Alors que de l’autre côté on a des petites entreprises ou des petits projets qui voudraient se structurer en entreprise et qui n’ont pas les revenus, justement, pour animer la communauté, pour payer des core développeurs et pour faire émerger ces alternatives un peu décentralisées en fait.
Delphine Sabattier : J’ai parlé de l’article du Monde diplomatique mais derrière cet article il y a évidemment tout un projet de recherche qui a été mené entre 2019 et 2020, qui a été financé par le fonds Critical Digital Infrastructure, une fondation Ford et Sloan, qui vous permet aujourd’hui de décrire un peu à quoi ressemble ce paysage du Libre et de la fidélité, finalement, de l’écosystème par rapport à son histoire, ce que vous soulevez en disant que les GAFAM risquent de ringardiser, qui est aussi un mot fort, l’idée de la licence logiciel libre. À l’opposé vous parlez aussi de tout cet écosystème de PME, d’éditeurs, qui essaient de faire vivre ce logiciel libre. En quoi les deux ne seraient-ils pas compatibles ? Parce que finalement ça structure, ça donne une existence économique, même une viabilité économique à l’écosystème du Libre, c’est plutôt une bonne nouvelle qu’on sorte de cette idée que c’est juste une communauté de bénévoles qui travaillent pour rien. Non ! Là on voit bien, justement, que ça rentre dans une économie.
Laure Muselli : Oui, une économie mais dont les valeurs ne sont plus les mêmes. Le sens qui est donné à cette infrastructure, la ringardisation des licences libres [3], je tiens quand même à ce mot, est-ce que ça va rester un commun ? Ou est-ce que ça va finalement finir par être contrôlé par les grandes entreprises, les GAFAM, les Big Tech, comme on veut les appeler. En tout cas oui, il y a peut-être un écosystème qui va se créer autour, de petites entreprises qui vont pouvoir…
Delphine Sabattier : Peut-être que ça va aussi leur donner de la valeur auprès de grandes entreprises autres que les GAFAM, des entreprises qui ont des carnets de commande largement ouverts et qui pourraient s’intéresser plus sérieusement à cet écosystème.
Laure Muselli : Peut-être ! Mais vous parliez tout à l’heure de souveraineté numérique. Que fait-on si effectivement tout ce socle numérique est contrôlé par des GAFAM ? On voit aujourd’hui, en Europe, qu’il y a quand même tout un tas d’initiatives qui sont là, je pense par exemple à GAIA-X [4], pour essayer justement de trouver une infrastructure numérique européenne.
Delphine Sabattier : Ce que vous nous dites c’est qu’au-delà de contrôler la donnée, les services, les comportements, les algorithmes, ils commencent aussi à contrôler même cet univers du logiciel libre ?
Laure Muselli : C’est ça. C’est un petit peu ça.
Delphine Sabattier : Merci beaucoup. J’invite en tout cas à se plonger dans votre étude. Merci Laure Muselli, enseignante-chercheur à Télécom Paris pour être venue nous parler d’une autre facette du monde du Libre dans Smart Tech.
À suivre, on part en immersion dans la réalité virtuelle.