Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Étienne Gonnu : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Les femmes et les métiers et communautés de l’informatique et du logiciel libre, c’est le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme la communication bienveillante et les données géographiques libres.
Vous êtes sur la radio Cause Commune, la voix des possibles, 93.1 FM et en DAB+ en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.
Le site web de l’April est april.org, vous pouvez y trouver une page consacrée à cette émission avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours et nous poser toute question.
Nous sommes le 23 mars 2021, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission Adrien. Salut Adrien.
Adrien Bourmault : Salut.
Étienne Gonnu : Si vous souhaitez réagir, poser une question pendant ce direct, n’hésitez pas à vous connecter sur le salon web de la radio. Pour cela rendez-vous sur le site de la radio, causecommune.fm, cliquez sur « chat » et retrouvez-nous sur le salon dédié à l’émission.
Nous vous souhaitons une excellente écoute.
Tout de suite place à notre premier sujet.
[Virgule musicale]
Chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et présidente de l’April, sur la « Charte de GNU pour une communication bienveillante »
Étienne Gonnu : Nous allons commencer par la chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et présidente de l’April, qui nous commentera aujourd’hui un texte de 2018 « Charte de GNU pour une communication bienveillante », une chronique enregistrée le 15 mars avec mon collègue Frédéric Couchet.
On se retrouve juste après, dans une douzaine de minutes.
Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Une lecture d’informations et de mise en perspective de la philosophie GNU, c’est la chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et présidente de l’April. Le thème de ta chronique d’aujourd’hui c’est « Charte de GNU pour une communication bienveillante ».
Véronique Bonnet : Oui. Je dirais Fred que ceci nous concerne très directement. Comme le cœur de métier de l’April est la promotion et la défense du logiciel libre, il nous faut bien sûr, pour sensibiliser, nous adresser à l’ensemble des utilisateurs de logiciels quelles que soient leurs particularités, quelles que soient leurs valeurs, ce à quoi ils tiennent, il est important de faciliter l’échange.
Ici, dans ce très beau texte de 2018 qui a été traduit par Patrick Creusot, qui a été révisé par trad-gnu de l’April, Richard Stallman montre que la bienveillance et une ouverture d’esprit qui s’adresse à l’autre avec des mots qui conviennent sans décourager, sans brusquer, sans choquer.
Ce texte est composé de deux parties : il y a d’abord le rappel des objectifs du projet GNU et ceux-ci découlent sur des recommandations. Ensuite il y a une très brève conclusion qui, elle-même, est bienveillante et optimiste.
Tout d’abord le rappel des objectifs du projet GNU.
Richard Stallman dit quelle est la teneur universelle de son projet de libérer l’informatique, de donner l’autonomie à l’utilisateur et ceci requiert qu’on s’adresse à tout humain appelé à faire usage du logiciel. Ce qui veut dire que le militant libriste doit avoir conscience de la diversité des êtres auxquels il s’adresse, à la fois pour dire à quelle condition on peut faire son informatique comme on veut et aussi, pour suggérer à ceux qui sont devenus autonomes, de contribuer à la cause du logiciel libre en faisant passer le message.
Donc, puisque la variété des existences est grande, il faut s’adresser aux uns et aux autres et là je cite ce qu’écrit Richard Stallman : « Quels que soient leur identité de genre, leur race, leur groupe ethnique, leur apparence physique, leur religion, leur parcours culturel ou autre caractéristique démographique, et quelles que soient leurs opinions politiques. » Là on voit tout à fait que Richard Stallman est dans la lignée de la Déclaration universelle des droits qui ont été reconnus à tout humain. En effet, il existe toujours un risque quand un sensibilise, un risque de forme de communication qui serait dissuasive, peut-être rebutante parce que, si on ne fait pas attention, le langage qui s’adresse aux utilisateurs peut être perçu comme intrusif, éventuellement hostile. C’est ce que note Richard Stallman.
J’en viens à l’ensemble de recommandations.
Tout d’abord il y a une règle d’or, c’est la base : il faut supposer que la personne à laquelle on s’adresse est de bonne foi. Donc il faut prendre en considération ce qu’elle dit. Il faut toujours rester dans le respect et dans l’accueil et surtout, si on doit argumenter, si on doit répondre à ce que dit quelqu’un, il faut toujours le faire en se référant à ses arguments sans du tout s’en prendre à sa personne. Ça c’est la règle d’or et cette règle d’or est réversible, c’est-à-dire qu’elle vaut aussi pour celui qui parle, pour celui qui sensibilise.
En effet, si la personne à laquelle vous vous adressez argumente contre ce que vous dites, il faut bien avoir en tête qu’elle ne s’en prend pas du tout à vous-même, même si le ressenti est douloureux. Donc il faut absolument éviter de répliquer du tac au tac, il faut éviter l’escalade verbale qui serait contre-productive, qui utiliserait de l’énergie pour un résultat désastreux. Donc à supposer que les personnes auxquelles vous vous adressez utilisent des logiciels non libres, alors il ne faut surtout pas dramatiser, il faut relativiser pour commencer en ayant un contexte favorable, pour toutes les suggestions que l’on va faire ensuite.
Ce sur quoi insiste Richard Stallman c’est que la persuasion est fructueuse alors que le harcèlement – dire un certain nombre de fois à une même personne que vraiment elle se fait avoir si elle n’utilise pas du logiciel libre – lui, est contre-productif.
Là il y a tout un paragraphe où Richard Stallman, en stratège — il aime beaucoup les jeux — demande à ce qu’on regarde ce qui est essentiel et ce qui l’est moins. Il se réfère à un jeu en particulier qui est le jeu de Go. Si le joueur qui est en face fait un mouvement, fait une action dans le jeu sans que ce mouvement soit décisif, alors il est peut-être intéressant de ne pas répondre directement à ce mouvement qui a été choisi, il est peut-être préférable d’avancer sur un point qui est plus fondamental.
Que va-t-il se passer ? À la fin de ce texte Richard Stallman incite à accueillir les critiques qui peuvent être renvoyées à celui qui sensibilise, parce que ces critiques-là vont l’aider à s’améliorer non seulement pour le travail de présentation du logiciel libre, mais pour son existence en général. Si on sait accueillir une critique, si on sait voir de quoi elle est faite, il peut y avoir pour soi-même un bénéfice réel.
La fin du texte rappelle quels sont néanmoins les points fondamentaux non négociables de la philosophie GNU, ceux sur lesquels il ne faut absolument pas transiger.
Le premier : les utilisateurs doivent avoir le contrôle de leur informatique.
Le second qui en découle, ce qui revient à dire que le projet GNU soutient les droits humains fondamentaux.
La conclusion de Richard Stallman est très confiante concernant l’usage de la bienveillance donc Fred, pour cette raison, je propose de terminer cette chronique par un sourire.
Frédéric Couchet : Merci Véronique. Comme nous sommes à distance nous sourions tous les deux mais nous ne nous voyons pas.
Je connaissais ce texte parce qu’il est relativement récent et, effectivement, il y a eu pas mal d’échanges autour. Quand tu m’as dit que tu allais traiter cette thématique, j’ai pensé à un courriel de Richard d’il y a plusieurs années, que j’ai retrouvé, de 2014, c’était dans un fil de discussion en anglais qui concernait notamment les questions de genre, dans lequel il disait, je lis et je traduis : « Notre préoccupation est de donner la liberté informatique à tout le monde. Nous ne sommes pas directement concernés par les relations de genre ou tout autre sujet du même genre, mas nous voulons que chacun se sente bienvenu à soutenir notre cause et rejoigne notre communauté. Par conséquent nous ne devrions faire quoi que ce soit qui rende mal à l’aise un groupe ». C’est en référence au début, à l’introduction du texte, notamment sur la partie bienveillance.
Sur la partie accueil des critiques, effectivement ce n’est pas toujours évident d’accueillir des critiques, mais il faut arriver à dissocier, comme tu le dis, la critique qui porte sur ce qu’on fait ou sur un projet de nous-mêmes. Nous ne sommes pas nos projets, donc il ne faut pas tout prendre uniquement pour soi. Très souvent, quand elles sont présentées de façon bienveillante, les critiques sont source d’amélioration. Donc n’hésitez pas, par exemple sur l’émission radio ou sur les activités globales de l’April, à nous faire des critiques constructives. Nous les accueillerons avec plaisir et avec le sourire.
Véronique Bonnet : Avec le sourire.
Frédéric Couchet : Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose ?
Véronique Bonnet : Je trouve que ce texte est très utile, puisque nous faisons, maintenant c’est plutôt en distanciel, des prises de contact et c’est vrai que savoir écouter ce que dit celui qui est en demande d’informations, de conseils ou d’interventions, je dirais que c’est la base, c’est vraiment très important.
Frédéric Couchet : Il y a des formations pour ça, pour apprendre à écouter. C’est vrai que souvent de nombreuses personnes, ça nous arrive aussi, écoutent en préparant déjà leur réponse, sans écouter forcément ce que la personne dit. Il est très important d’écouter ce que la personne dit avant de répondre pour qu’il y ait effectivement un échange tout à fait constructif.
Je te remercie Véronique. Le texte que tu nous a commenté aujourd’hui est intitulé « Charte de GNU pour une communication bienveillante ». Tu as dit qu’il avait été traduit par Patrick Creusot. Nous saluons Patrick qui est bénévole à l’April et qui s’occupe de la régie de la radio ponctuellement, une fois par mois.
Vous retrouverez la version française et la version originale sur le site de GNU, gnu.org.
Si vous voulez aider à traduire les textes de la philosophie GNU en français, vous pouvez rejoindre le groupe trad-gnu et ses bénévoles. Vous trouverez sur april.org, dans les groupes de travail, les informations pour rejoindre ce groupe.
C’était la chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et présidente de l’April.
Véronique, je te souhaite une belle fin de journée.
Véronique Bonnet : Très belle fin de journée à toi Fred.
Frédéric Couchet : Merci.
[Virgule sonore]
Étienne Gonnu : Comme Fred vient de le dire, vous venez d’écouter la chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet sur le texte « Charte de GNU pour une communication bienveillante », un texte dont vous retrouverez, comme l’habitude, la référence sur la page consacrée à l’émission, sur april.org et causecommune,fm, chronique enregistrée le 15 mars avec mon collègue Frédéric Couchet.
Puisqu’il était question d’écoute, de retours, de remarques, etc., que nous accueillons toujours avec grand plaisir à Libre à vous !, je vous informe que juste après l’émission, vous pourrez retrouver Fred pour une session d’échanges en visioconférence. Si vous avez justement envie de poser des questions, faire des remarques, retrouvez-nous à 17 heures sur le site visio.libreavous.org et là on pourra justement consacrer un temps tranquille d’échanges, pour continuer notre soirée.
Puisqu’il est également question de retours, la semaine prochaine, l’émission du mardi 30 mars sera une émission très particulière puisque ce sera la 100e et ce sera aussi l’occasion d’échanger avec vous. N’hésitez pas à nouveau à nous faire des témoignages d’amour. Si vous avez des remarques, des idées, des projets, des questions à nous poser surtout n’hésitez vraiment pas, c’est le moment de le faire. Vous retrouverez les moyens de nous contacter sur la page april.org.
Je vais aussi en profiter, enfin, pour féliciter Véronique Bonnet qui a été réélue présidente de l’April ce week-end lors de l’assemblée générale de qui s’est tenue le samedi 20 mars.
Nous allons à présent faire une pause musicale.
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Étienne Gonnu : Nous allons écouter Acrylic par Foglake. On se retrouve juste après. Je vous souhaite une belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Acrylic par Foglake.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Acrylic par Foglake, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By, qui permet la réutilisation, la modification, la diffusion, le partage de cette musique pour toute utilisation y compris commerciale, à condition de créditer l’artiste, le nom, la source du fichier original, d’indiquer la licence et d’indiquer si des modifications ont été effectuées. Vous retrouverez la référence sur causecommune.fm et sur april.org.
Vous écoutez l’émission Libre à vous ! sur Cause Commune, la voix des possibles, 93.1FM et en DAB+ en Île-de-France, partout dans le monde sur le site causecommune.fm.
Je suis Étienne Gonnu, de l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre
Passons maintenant à notre sujet suivant.
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Les femmes et les métiers et communautés de l’informatique et du logiciel libre avec Catherine Dufour, ingénieure en informatique, autrice de Ada ou la beauté des nombres ; Katia Aresti, ingénieure logiciel chez Red Hat, membre de Duchess France ; Caroline Corbal de Code for France, membre d’Open Heroines France. Échange diffusé en direct et enregistré le 5 novembre 2019
Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre avec notre sujet principal qui porte sur les femmes et les métiers et communautés de l’informatique et du logiciel libre. Il s’agit d’une rediffusion de notre sujet long du 5 novembre 2019. Mon collègue Frédéric Couchet y échangeait avec Catherine Dufour, ingénieure en informatique, autrice de Ada ou la beauté des nombres ; Katia Aresti, ingénieure logiciel chez Red Hat, membre de Duchess France et Caroline Corbal de Code for France, membre d’Open Heroines France.
Je vous laisse en leur compagnie. On se retrouve juste après dans une cinquantaine de minutes, en direct, sur Cause Commune, la voix des possibles.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui va porter sur les femmes et l’informatique et aussi le logiciel libre avec nos invitées : Catherine Dufour, ingénieure en informatique, autrice de Ada ou la beauté des nombres qui vient de paraître chez Fayard en septembre 2019. Bonjour Catherine.
Catherine Dufour : Bonjour.
Frédéric Couchet : Katia Aresti, ingénieure logiciel chez Red Hat, membre de Duchess France. Bonjour Katia.
Katia Aresti : Bonjour.
Frédéric Couchet : Et normalement au téléphone avec nous Caroline Corbal de Code for France et membre d’Open Heroines France. Bonjour Caroline.
Caroline Corbal : Bonjour, je suis là.
Frédéric Couchet : Super. Bienvenue à vous trois. Première question, même si je vous ai présentées très rapidement, une petite présentation personnelle, on va commencer par Caroline qui est au téléphone, c’est la situation la moins facile, donc Caroline.
Caroline Corbal : Bonjour. Tu m’as présentée, je suis membre du collectif Open Heroines que, je pense, on pourra présenter à nouveau tout à l’heure. Sinon je suis cofondatrice d’une association qui s’appelle Code for France et je gravite dans le milieu du Libre depuis quatre/cinq ans.
Frédéric Couchet : D’accord. Katia Aresti.
Katia Aresti : Je suis ingénieure en informatique chez Red Hat et je suis membre de Duchess France qu’on présentera tout à l’heure aussi depuis 2010. Je fais de l’open source en Java, particulièrement.
Frédéric Couchet : Je précise qu’on a déjà eu l’occasion d’avoir Katia Aresti dans notre émission sur le métier du développement logiciel libre, le podcast est disponible, et on a aussi déjà eu Caroline Corbal, je ne sais plus à quel moment c’était, mais pareil, le podcast est disponible sur les sites de Cause Commune et de l’April. Catherine Dufour.
Catherine Dufour : Bonjour. Je m’appelle Catherine Dufour, je suis aussi ingénieure en informatique, je fais des bibliothèques numériques. Je fais des chroniques au Monde diplomatique, je donne des cours à Sciences Po et je suis auteure de science-fiction.
Frédéric Couchet : D’accord.
Le sujet qu’on va aborder aujourd’hui, on ne va pas aborder tous les thèmes du sujet parce qu’il est très vaste, c’est une première émission sur le sujet, mais déjà première question, un petit peu le constat, pourquoi on parle de ce sujet-là, la place des femmes dans l’informatique et du logiciel libre alors qu’en fait, initialement, ce n’était pas la situation qu’on connaît aujourd’hui. Qui veut commencer peut-être sur l’histoire, rappeler les premières… Je précise qu’à la radio elles se font des signes pour se passer la parole. On va commencer sans doute par Catherine Dufour, notamment est-ce que les femmes ont toujours été absentes, en tout cas moins présentes que les hommes dans l’informatique ? Comment ça se passait il y a quelques années ?
Catherine Dufour : Elles ont toujours été très présentes. Avant elles étaient très présentes. L’informatique a commencé à la Seconde guerre mondiale, en gros, même si c’est vrai qu’IBM a été créée en 1890 par Hollerith. Globalement, la partie noble de l’informatique c’était le hard, c’est-à-dire la machine, et puis le soft, la programmation, c’était la partie moins noble, donc on employait des femmes. Celle qui a inventé le premier programme informatique c’est Ada Lovelace, c’était en 1843, c’est un peu lointain. La première codeuse d’un des premiers gros ordinateurs, le Mark 1, c’est Grace Hopper, une ingénieure américaine. Il y avait un autre gros ordinateur à la même époque, là je vous parle Seconde guerre mondiale ou juste après, c’est l’ENIAC qui a été programmé par six mathématiciennes. Donc la programmation est longtemps restée une prérogative féminine.
Dans les années 70 – il y a un très bon article de Chantal Morley, à mon avis, sur le sujet, vous le trouverez sur Slate – l’informatique est devenue de plus en plus prégnante, l’informatique s’est répandue partout et les salaires ont commencé à monter. Il y a eu une réaction en Angleterre où c’était quand même l’État qui était le plus gros employeur d’informaticiens et d’informaticiennes, ils se sont vraiment dit « on ne va donner des payes pareilles à des femmes ! », et ils ont arrêté d’embaucher des programmeuses. Je crois qu’à l’époque il y avait 50 % de femmes dans l’informatique ; dans les années 80, je ne sais plus les chiffres exacts, c’est passé à 40 ou 30. Et maintenant, selon les paroisses, on dit que les femmes sont 12 % ou 20 % du secteur, mais il y a eu une volonté ferme de renvoyer les dames à la maison et de ne pas leur servir les gros salaires des informaticiens.
Frédéric Couchet : En fait concrètement, c’est quand l’argent a commencé à arriver et le prestige on a dit : « Mesdames dehors, laissez la place aux hommes ! » C’est un peu ça.
Catherine Dufour : C’est toujours comme ça.
Frédéric Couchet : C’est toujours comme ça. Est-ce que Caroline ou Katia vous voulez compléter sur cette partie constat ou historique ou même le constat actuel ? Katia Aresti.
Katia Aresti : Oui, pour l’historique je pense que c’est très bien résumé, merci. Pour le constat actuel, oui, aujourd’hui on avance dans sa carrière pour travailler en tant que développeuse et plus on veut rester technique et avancer plus on voit qu’il y a plus de femmes qui quittent et qui vont être poussées plutôt à faire du management, du product owner, du fonctionnel. Très tôt dans notre carrière, on nous pousse plutôt à aller vers ça, plus que les hommes je dirais. C’est comme si on voyait que comme les hommes, de toute manière, sont plus geeks, qu’ils vont peut-être plus s’épanouir pour devenir techniquement très forts avec les années et que nous on a quand même derrière un peu ce cliché qu’on va mieux faire de la gestion, qu’on va être plus sociales, etc., du coup on va nous pousser vers d’autres trucs très tôt dans notre carrière. Donc oui, quand tu as 14 ans d’expérience comme moi, eh bien tu vois qu’il y a moins de femmes et encore moins dans l’open source.
Frédéric Couchet : On reviendra tout à l’heure sur la spécificité effectivement du Libre. Caroline Corbal est-ce que tu veux ajouter quelque chose ?
Caroline Corbal : Oui, que je partage tout à fait ce qui vient d’être dit et je pense, en effet, que ça fait un moment qu’on parle de la place des femmes dans le numérique et que, concrètement, la situation évolue beaucoup trop lentement. On voit encore qu’il n’y a pas assez de femmes qui contribuent à des projets libres. Il y a encore trop d’événements avec une majorité d’intervenants masculins, voire 100 % masculins ; j’en ai encore vu récemment et je pense que c’est juste plus possible. Il y a encore trop peu de femmes dans les comités de direction des entreprises et encore au quotidien trop de situations de sexisme ordinaire qu’on doit subir. En échangeant entre femmes on se rend vraiment compte que beaucoup ne se sentent pas légitimes à prendre la parole que ce soit en public ou parfois dans des environnements fermés, ce qui me semble très problématique.
Frédéric Couchet : D’accord. Avant de repasser la parole à Catherine Dufour, j’ai une petite question collective. Catherine, dans son introduction, a parlé des années 40/50 jusqu’aux années 70 on va dire, mais dans les années 80 il y a eu un moment important, c’est l’arrivée des ordinateurs personnels. Est-ce que l’arrivée des ordinateurs personnels a aggravé la situation dans le sens où ils ont peut-être été plus donnés à des garçons qu’à des filles ou, au contraire, est-ce que ça n’a joué aucun rôle ? C’est une question ouverte. Je redonne la parole à Catherine Dufour.
Catherine Dufour : Je n’aurai pas de réponse. Je dirais que très probablement, de toute façon, on a plus tendance à offrir des petits ordinateurs aux garçons et puis des petites machines à repasser aux filles, mais c’est juste du feeling. Il n’y a pas de données chiffrées là-dessus.
Pour reprendre, ce qu’a dit Katia est très important, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de plafond de verre. Un plafond de verre, vous montez en même temps que les hommes et à un moment pouf !, vous arrêtez, eux continuent. C’est ce qu’on appelle le couloir de verre. Là je voulais vous raconter une petite anecdote : une fois je suis intervenue dans une grosse société où il y avait une espèce de raout « féminisme et diversité ». C’est-à-dire, qu’en gros, on met dans une salle les femmes, les Noirs et les handicapés et on fait une grande conférence pour parler de ces soucis-là et à quel point la société essaye, justement, de détruire les inégalités. L’introduction a été faite par monsieur le PDG, puis il y a eu une petite allocution de monsieur le directeur financier et après ils nous ont dit : « Ce n’est pas tout ça, mais nous on a conseil d’administration, on va vous laisser discuter entre vous » [Prononcé d’une voix mielleuse, NdT]. Ces messieurs sont allés exercer leurs fonctions régaliennes en nous laissant entre femmes, c’est-à-dire la responsable de la communication, la responsable des ressources humaines, c’est-à-dire, comme disait effectivement Katia, toutes les fonctions un petit peu molles, un petit peu dans le social, mais qui ne ont pas le nerf de la guerre, qui ne sont pas les vraies décisionnaires. Et à ce moment-là, à la pause, en discutant avec les jeunes filles et les moins jeunes qui travaillaient dans cette société, que j’ai compris que ce n’est pas tellement qu’on les empêchait de monter, c’est que dès le départ on les met dans un couloir de verre qui les emmènera, de toute façon, vers les fonctions molles où on est facilement remplaçable et où on ne prend pas les décisions importantes. Les hommes gardent en attribution, je dirais, le cœur du métier et le nerf de la guerre.
On ne raisonne plus forcément maintenant en fonction de plafond de verre mais en fonction de couloir de verre et c’est très bien fléché depuis le début de la carrière. Donc je félicite Katia pour avoir résisté à la pression de prendre ce couloir.
Frédéric Couchet : Avant de redonner la parole à Katia, sur le métier de développeuse j’insiste : écoutez le podcast de l’émission avec Katia et Emmanuel Raviart où ils ont expliqué qu’on pouvait être développeur et développeuse de logiciels, en l’occurrence de logiciels libres, pendant des années et des années, que devenir chef de projet ou faire du marketing ce n’était pas la voie absolue ; je vous encourage vraiment à l’écouter. Je voulais juste savoir, par rapport à ma question sur les ordinateurs personnels des années 80, est-ce que Katia ou Caroline vous avez un commentaire là-dessus ou, pareil, vous n’avez pas de réponse ? Katia.
Katia Aresti : Effectivement je n’ai pas vécu ça parce que, justement, je pense que mon père m’a quand même un peu mis dans la tête que je devais être ingénieure. Depuis toute petite, quand j’avais trois/quatre ans et qu’on me demandait ce que je voulais être quand je serai grande, moi je disais que je voulais être ingénieure, parce que lui disait « tu vas être ingénieure ». Après j’ai fait ça parce que, plus tard, j’ai appris à coder et j’ai aimé coder. C’est pour ça que j’ai pris cette voie, pas parce que mon père m’a dit de faire ceci ou cela, c’est vraiment qui moi ai choisi. Ce qui est intéressant dans mon cas c’est que lui m’a poussée à beaucoup de choses : c’est lui qui apportait les Lego à la maison, il achetait des jouets typiquement plus orientés pour des garçons ou, disons,marketisés pour les garçons donc pas roses, mais j’avais aussi des poupées, énormément de poupées, je faisais de la peinture, je faisais de la danse, etc. Disons que j’ai été exposée à tout et je n’ai pas vécu ça. J’ai eu un ordinateur après. Oui, je crois que la façon dont on te pousse à la maison et tous les stéréotypes de jouets peuvent avoir une grosse influence, etc. Ce à quoi on joue quand on est petit et qu’on grandit avec ça, ça joue forcément quand même. Du coup, à mon avis, je pense qu’il y a forcément eu une influence, mais en même temps c’est empirique, je n’ai pas de data, de données.
Frédéric Couchet : On reviendra sur ce sujet dans le cours de l’émission, justement sur le rôle de l’éducation, des parents, de l’école, etc. Juste après on va aborder aussi le sujet de ce qui aggrave la situation aujourd’hui, de ce qui peut aussi l’améliorer, on va parler d’aujourd’hui. Caroline, est-ce que sur la partie expérience des années 80, même si, de mémoire, tu es un peu plus jeune peut-être que nous, est-ce que tu as une expérience ou des commentaires à faire ?
Caroline Corbal : Je rejoins Katia. Moi j’ai eu de la chance parce que mes parents m’ont tout de suite mis un ordinateur dans les mains, c’était dans les années 90, donc j’ai pu essayer ça dès le début et c’est là où je pense que l’école va aussi avoir un rôle fondamental pour gommer les discriminations qu’on peut avoir dans certains foyers. J’espère de toute façon qu’à terme, dans les foyers aussi, on aura de moins en moins ces discriminations-là.
Frédéric Couchet : D’accord. OK. On va parler un petit peu, même si Caroline a commencé, sur ce qui aggrave la situation, sur ce qui peut améliorer la situation, les propositions concrètes. On parlera aussi, peut-être, des spécificités du logiciel libre s’il y en a par rapport à l’informatique en général, parce qu’il peut y avoir. Catherine Dufour, vous vouliez intervenir.
Catherine Dufour : Oui. Je voulais juste dire que la notion de père est très importante. J’ai écrit un livre.
Frédéric Couchet : Pair, p, a,i, r ?
Catherine Dufour : P, e, r, e, avec un accent.
Frédéric Couchet : P, è, r, e, OK.
Catherine Dufour : J’ai écrit un livre, le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses, où je donne des modèles, c’est-à-dire des biographies de femmes informaticiennes, mathématiciennes, chercheuses d’or, agentes secrètes, surfeuses, bref !, tout un tas de métiers rigolos et que les femmes ne font pas traditionnellement, donc je me suis intéressée aux biographies de ces femmes-là, celles qui font de la voile, celles qui font du combat rapproché, enfin des choses vues comme masculines. Systématiquement, c’est le père qui autorise. Émilie du Châtelet qui est une grosse génie mathématique du 18e siècle, c’est son père qui lui a donné l’autorisation de faire et je retrouve très souvent le père comme moteur du fait qu’une femme s’affranchisse des limites imposées à son genre. Donc messieurs, si vous vous sentez féministes, le meilleur service que vous pouvez rendre aux femmes c’est d’autoriser votre fille à sortir justement de ces limites, l’autoriser et lui donner les moyens. Véritablement, ça se retrouve systématiquement.
Frédéric Couchet : D’accord. Excellente intervention. On reviendra sur la partie éducation encore plus en détail après.
Caroline, tout à l’heure tu avais commencé à citer quelques points qui aggravent la situation. On a bien compris l’historique, mais aujourd’hui il y a des choses qui aggravent. Est-ce qu’on peut faire un petit tour d’horizon rapide et peut-être les choses qui permettent, justement, de corriger ces points négatifs et les propositions concrètes ? Là on parlera un peu plus de vos structures et de vos actions. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, aggrave la situation qui n’est déjà pas très belle ?
Caroline Corbal : Déjà, je dirais que ça dépend du point de vue où se place. Si on se place au niveau des organisations, par exemple des entreprises et des associations qui sont deux milieux que j’ai pu pas mal expérimenter, ce que j’ai observé c’est que le manque de dialogue est vraiment un souci. Entre équipes on a vraiment besoin de se parler, de se dire quelles sont nos attentes sur ces sujets-là au risque d’entretenir des situations qui sont non satisfaisantes. Ensuite, je pense qu’un des soucis c’est le manque de prise de risque : par exemple prise de risque lors d’événements à inviter des intervenantes qui sont moins expérimentées, en se disant qu’on veut tel ou tel nom masculin parce que c’est une valeur sûre. En fait, je pense qu’il faut vraiment qu’on apprenne à faire confiance à des femmes plus jeunes ; si on ne le fait pas, c’est un cercle vicieux et ces femmes-là ne pourront jamais se former.
Ensuite, je pense que la manière dont les enjeux de diversité et d’inclusion sont traités aggravent parfois le problème parce que soit c’est traité comme des enjeux de communication sans action concrète derrière ce qui peut les desservir, soit, en fait, c’est l’inverse, on n’en parle pas parce qu’on a peur de mal faire, de mal en parler, de ne pas utiliser les bons termes, par exemple de faire peur à ses clients ou au public et ça, je pense que c’est vraiment regrettable.
Dernier mot là-dessus, au niveau global aussi, je pense que l’absence de rôles modèles joue un rôle clé parce que nos cultures numériques sont vraiment peuplées d’icônes masculines. Que ces hommes-là nous inspirent ou non, on peut tous citer leurs noms alors que ce n’est pas le cas avec la plupart des femmes qui excellent aujourd’hui dans le milieu informatique. Je pense que ça aggrave vraiment le problème parce que les jeunes filles ne peuvent pas s’identifier à des rôles modèles féminins.
Frédéric Couchet : Très bien. En plus ça me fait rebondir sur le livre de Catherine Dufour, Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas devenir princesses où vous avez justement des rôles modèles.
Catherine Dufour : Des rôles modèles, c’était le but.
Frédéric Couchet : Des rôles modèles, anciennes et actuelles, ça c’est important et on reviendra aussi tout à l’heure sur le rôle important joué sur ce rôle modèle notamment avec Duchess France pour la mise en valeur des rôles modèles.
Est-ce que vous voulez compléter, Katia ou Catherine, sur cette partie vraiment aggravation de la situation ou est-ce qu’on passe directement aux choses plutôt positives, c’est-à-dire comment améliorer les choses ?
Catherine Dufour : Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Caroline. En plus, moins il y a d’intervenantes moins il y a d’intervenantes. C’est-à-dire que quand avoir un minimum de parité et qu’on convie une femme, elle a déjà 80 invitations parce qu’elle est un peu toute seule. C’est un problème que je rencontre fréquemment. Il y a quand même des solutions, il y a un site qui s’appelle expertes.fr, qui est très bien, où vous allez trouver des femmes d’absolument toutes les couleurs dans toutes les disciplines. Surtout n’hésitez pas à aller sur ce site-là, il est génial pour trouver de la ressource.
Frédéric Couchet : Katia.
Katia Aresti : Rien. Je pense que tout a été dit et très bien expliqué.
Frédéric Couchet : On va parler des propositions concrètes ou, en tout cas, pour résoudre ce problème. Ça va être aussi l’occasion de présenter un peu vos initiatives et sans doute d’autres initiatives, il n’y a pas que les vôtres, évidemment. On va peut-être commencer par Duchess France avec Katia Aresti. Comme tu l’as dit tu es développeuse chez Red Hat, une entreprise du logiciel libre, et tu fais partie de Duchess France. Quel est l’objectif de Duchess France et quelles sont vos principales actions ?
Katia Aresti : Duchess France est une association qui a été créée début 2010 par quatre femmes qui avaient fait un constat : justement, elles faisaient des soirées techniques à Paris et elles se disaient « pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes ? Où sont les autres femmes, etc. ? Peut-être qu’elles ne sont pas motivées à venir à des soirées, etc. » Du coup elles ont créé ça avec justement l’idée de dire « vous n’êtes pas toutes seules, il y a des développeuses et des femmes techniques donc rencontrons-nous et créons ». Ça c’était l’origine du groupe. Je me suis inscrite au groupe dès le départ, dès la création en mars 2010, et ensuite, deux/trois mois après, je suis devenue membre organisatrice. Donc je ne suis pas fondatrice, mais je suis là depuis la fondation. Nos actions sont là principalement pour justement mettre en avant des femmes, pour que d’autres femmes s’inspirent des différents parcours, mettre en place toute une communauté sur Slack dans laquelle aujourd’hui on peut discuter.
Frédéric Couchet : Précise ce qu’est Slack.
Katia Aresti : Slack c’est un chat, un logiciel qui sert à créer des canaux de chat.
Frédéric Couchet : De communication.
Katia Aresti : Voilà. Du coup on peut poster sur différents sujets, échanger, etc., des trucs techniques comme personnels, n’importe quoi. On organise aussi des soirées techniques à Paris. On essaye que les intervenants dans les soirées techniques soient des femmes ou un homme et une femme. Parfois ce n’est pas possible, du coup on ne va pas refuser quelqu’un qui veut venir parler à Duchess parce que c’est un homme, mais le but c’est vraiment de pousser les femmes à parler, à partager leurs connaissances techniques, donc on fait des soirées autour de ça. Ça peut aussi être simplement un apéro. On fait plein de choses. Le truc n’est pas méga structuré dans le sens où on n’a pas une soirée tous les mois, c’est vraiment selon les besoins.
Frédéric Couchet : Au feeling.
Katia Aresti : Au feeling et selon les disponibilités de chacune parce qu’on fait tout ça en bénévolat, du coup ça prend quand même un temps fou et la plupart de nous avons une vie de travail, plus famille, plus mille trucs. La communauté est quand même assez grande sur Meetup qui est un site justement pour rassembler, pour organiser des événements et faire en sorte que les gens s’inscrivent, on était pas loin de 2500 inscrits ou 3000. En fait il y a plein de meetups, donc de soirées techniques comme ça sur Paris. Mon constat est que quand c’est Duchess qui l’organise la moitié des personnes qui assistent, sur des soirées très techniques, ce sont souvent des femmes. Alors que d’autres soirées techniques organisées par d’autres groupes, peut-être qu’il n’y a aucune femme, voire zéro, le pourcentage est vraiment beaucoup plus petit. Mais nous on n’organise pas que pour les femmes, on ne ferme à personne, en fait.
Frédéric Couchet : D’accord. On reviendra sur ta remarque, notamment sur les réunions mixtes ou non-mixtes ; les réunions non-mixtes peuvent avoir leur importance. Je relaie une question ou plutôt une suggestion qui est sur le salon web – n’hésitez pas à vous joindre à nous sur causecommune.fm –, Marie-Odile qui suggère sous forme de question d’enregistrer les conférences et de les publier et, en plus, je pense qu’elle pourrait rajouter qu’elle va les transcrire parce Marie-Odile c’est la personne qui transcrit les conférences. Question : est-ce que ces conférences sont enregistrées ?
Katia Aresti : Celles qu’on fait avec Duchess ?
Frédéric Couchet : Oui.
Katia Aresti : S’il y a moyen dans la salle qui nous héberge, oui, mais sinon non et parfois ce sont juste des ateliers de coding, c’est pour les pros. Souvent, ce qu’on fait, c’est pour les pros, ce n’est pas pour initier les gens au code, c’est vraiment pour les pros qu’on est là, donc ce sont des choses techniquement assez poussées, en fait.
Frédéric Couchet : D’accord. Caroline Corbal, de ton côté Open Heroines je pense que c’est assez proche. Tu vas nous expliquer ça. D’où vient Open Heroines et qu’est-ce que vous faites ?
Caroline Corbal : Il y a quelques similitudes avec ce que vient de dire Katia. Open Heroines, en fait, c’est un collectif international qui a été créé il y a quatre ans pour rassembler les voix de femmes qui agissent dans le numérique ouvert. Par numérique ouvert on entend le logiciel libre, l’open data, l’open gov, les communs numériques, etc. C’est un réseau international. Pour le coup c’est fermé aux hommes, c’est uniquement pour les femmes, elles se retrouvent sur un Slack international. Avec une amie, Cécile Le Guen, il y a deux ans on a décidé d’ouvrir le chapitre français de ce réseau face au constat qu’on rencontrait encore, dans nos environnements professionnels, trop de situations de sexisme ordinaire et qu’on avait vraiment besoin d’en parler entre femmes dans des espaces safes, où on se sent en sécurité pour en parler. Open Heroines en France est un réseau de confiance dans lequel chacune est bienvenue. C’est complètement informel, il n’y a pas de bullshit, pas de post-it.
Frédéric Couchet : Pas de quoi ?
Caroline Corbal : De bullshit. Comment dit-on en français ? On parle de choses sérieuses quoi ! Il n’y a pas de post-it, pas d’ordre du jour, pas de feuille de route. On va boire des bières [ou autres, Note de l’intervenante] régulièrement. On a une boucle sur l’application Telegram, pour échanger, sur laquelle toutes les femmes sont les bienvenues. D’ailleurs il y a aussi des femmes qui ne sont pas dans le numérique qui nous rejoignent parce qu’elles sont intéressées par nos discussions. De temps en temps on monte des projets quand le besoin s’en fait ressentir. Par exemple, récemment, on a organisé une soirée sur les femmes et la politique pour aider des jeunes femmes à s’engager en politique ; là, en plus, ça dépasse le sujet du numérique. Si vous souhaitez nous rejoindre n’hésitez pas à me contacter et je vous rajouterai dans la boucle des discussions.
Catherine Dufour : Volontiers. Oui.
Frédéric Couchet : D’accord. Invitation lancée. Petite question sur les ateliers ou, en tout cas, justement sur les rencontres non-mixtes, est-ce que tu pourrais expliquer l’importance de ces rencontres non-mixtes ? C’est un sujet qui a souvent été un sujet de discussion dans les communautés et mal compris. Est-ce que tu peux nous expliquer, ou bien sûr Katia et Catherine, l’importance de ces rencontres entre femmes ?
Caroline Corbal : En fait c’est vraiment là, pour le coup, venu du constat qu’entre femmes on ne se parle pas de la même manière que quand il y a des hommes et qu’il y a aussi beaucoup de femmes qui ne viennent pas à des réunions où il y a des hommes ou alors, si elles viennent, elles n’osent pas prendre la parole de la même manière. Vu l’ensemble des problèmes qu’on rencontrait, on avait besoin d’espaces où on se sent en sécurité, on se sent bien pour aborder ces problèmes.
Parfois on parle de soucis liés justement au sexisme ordinaire, de tous ces sujets-là, là on est encore mieux pour en parler entre femmes puisqu’on peut en parler librement, mais on parle aussi d’autres sujets. Je pense que la non-mixité n’est pas l’unique solution mais c’est une solution, c’est déjà quelque chose qui est fondamental pour que les femmes puissent s’organiser entre elles et trouver des solutions.
Frédéric Couchet : D’accord. On va revenir sur ce sujet-là, les propositions concrètes, parce que j’ai vu sur vos sites que vous avez pas mal de propositions, on reviendra notamment sur l’organisation des conférences, justement quels conseils on peut donner aux structures qui organisent des conférences.
On va faire une pause musicale. On va écouter Age of Feminine par Kellee Maize. On se retrouve juste après. Belle journée à l’écoute de Cause Commune.
Pause musicale : Age of Feminine par Kellee Maize.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Age of Feminine par Kellee Maize, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions.
Vous écoutez l’émission libre à vous !sur radio Cause Commune 93.1 FM en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm.
Nous allons poursuivre notre discussion concernant les femmes, l’informatique et le logiciel libre, toujours avec Catherine Dufour, Katia Aresti et Caroline Corbal.
Juste avant la pause musicale nous parlions d’Open Heroines et de Duchess France ; je précise que Duchess c’est sans « e » à la fin ; on citera les sites à la fin de l’émission, on les mettra évidemment en référence et vous les retrouverez sur les sites de l’April et de Cause Commune. On commençait un petit peu à parler des propositions, des pratiques des unes et des autres dans vos structures. Tout à l’heure Caroline Corbal, dans les problématiques, a cité ce qu’on appelle les « manels », c’est-à-dire les panels d’intervenants avec que des hommes. Effectivement il y a beaucoup de conférences où on retrouve principalement des hommes. Quels conseils donnez-vous et d’ailleurs je crois, Katia Aresti, de mémoire, que tu participes à un comité de programme ?
Katia Aresti : Oui.
Frédéric Couchet : On va commencer par Caroline puisqu’elle est au téléphone. Quels conseils pourriez-vous donner aux personnes qui organisent des conférences, des tables rondes ou des événements soit informatiques soit libristes, peu importe, justement pour donner aux femmes la place qu’elles méritent d’avoir ? Caroline Corbal.
Caroline Corbal : Déjà d’être vigilants sur cette question des « manels ». Déjà avoir un comité de programme paritaire il me semble que c’est un bon départ, c’est même une condition minimum. Ensuite, pour aller trouver des profils féminins, la question du référencement qui a été évoquée par Catherine tout à l’heure, il y a la plateforme Les expertes qui, du coup, est disponible et consultable et une autre plateforme pour l’international qui s’appelle speakerinnen.org où il y a pas de mal de profils féminins qui sont référencés. Le souci c’est qu’il y a pas mal de femmes qui n’osent pas encore se référencer sur ces plateformes.
Catherine Dufour : speaker quoi ?
Frédéric Couchet : speakerinnen.org.
Caroline Corbal : speakerinnen.
Frédéric Couchet : On mettra les références sur le site de la radio et sur le site de l’April puisque, effectivement, ce n’est pas évident à prononcer. Je précise aussi, et je te redonne la parole, que sur Duchess France il y a une liste d’expertes techniques, c’est d’ailleurs là que j’avais trouvé Katia Aresti quand je cherchais une développeuse pour l’émission de l’April. Je te laisse poursuivre.
Caroline Corbal : Je disais qu’il y a pas mal de femmes qui ne se référencent pas par manque d’information ou parce qu’elles ne se sentent pas légitimes à revendiquer une expertise. Mon message c’est vraiment « référencez-vous, vous êtes légitimes et votre parole compte » et si vous êtes un homme vous pouvez aussi référencer les femmes autour de vous ou, en tout cas, les inviter à le faire, à leur en parler.
Ensuite, pour terminer sur les conférences, je pense qu’il est important de créer un environnement dans lequel chacun et chacune se sente en confiance pour intervenir et que, pour ça, avoir des outils comme un code de conduite c’est quelque chose qui est tout à fait nécessaire pour créer des environnements dans lesquels on se sent en confiance.
Il y a aussi tout un tas d’outils qui sont expérimentés dans des conférences, beaucoup de conférences aux États-Unis où, par exemple à l’entrée de la conférence, on vous donne un badge avec le prénom par lequel vous voulez qu’on vous nomme lors de la conférence, est-ce que vous souhaitez ou non être pris en photo, etc.
Frédéric Couchet : D’accord. Katia Aresti.
Katia Aresti : Déjà je vais rajouter que ce qui arrive souvent aujourd’hui dans les conférences dès qu’il y a un panel dans lequel il n’y a pas de femmes, il y a quand même un peu de tweet bashing sur la conférence en mode « mais pourquoi il n’y en a pas ? Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez fait de la merde, etc. » Et, en fait, souvent ce sont des hommes qui organisent ou qui ont une équipe dans laquelle il y a peut-être une ou deux femmes mais majoritairement des hommes qui ont quand même fait un effort de chercher, mais elles ont dit non. Il y a des femmes qui ont dit non pour y aller parce que souvent nous sommes les mêmes qui sommes sursollicitées. Pourquoi je trouve que c’est un problème ? Ce n’est pas que nous disons non, le problème est que souvent il arrive que les personnes qui organisent se disent « ah, on veut inviter justement des femmes mais qui sont ces femmes-là ? ». Donc ils ne les connaissent que très peu parce qu’en fait ça ne suffit pas de s’intéresser pour faire venir parler des femmes, juste pour cocher une case « diversité », il faut s’intéresser avant, bien avant !, genre des mois et des mois avant que tu organises une conférence. Comme ça, quand on va t’inviter, tu vas savoir que ce n’est pas parce que tu es femme – ce qui est une horreur quand tu te fais inviter juste parce que tu es une femme – parce que dès tu es visible tu es quand même un peu sursollicitée et tu as quand même cette impression-là. C’est un truc qui revient souvent quand on discute chez Duchess France, tu te dis « est-ce qu’on m’invite parce que je suis légitime ou juste parce que je suis une femme et que je vais cocher une case "diversité" ». Mais quand tu es invitée parce qu’on connaît ton travail et qu’on t’invite parce qu’on te veut, on a beaucoup plus tendance à dire oui et à ne pas sentir ce syndrome d’imposteur pour y aller et oser se lancer.
Le conseil fondamental que je donne aux gens, comme l’a déjà dit Caroline, avoir une équipe mixte c’est très bien parce que souvent les femmes s’intéressent à d’autres femmes, mais les hommes qui sont en train d’organiser doivent aussi s’intéresser à ce que font leurs collègues féminines, s’intéresser avec beaucoup d’avance. C’est quand même comme ça que se crée cette communauté, qu’elle s’agrandit et les femmes ont vraiment envie d’aller parler dans leurs conférences. Et tu ne vas pas avoir cette impression de « on m’invite parce qu’ils veulent cocher une case "diversité" et pas avoir un Twitter bashing derrière ».
Frédéric Couchet : Ce que je trouve bien, après je donne la parole à Catherine Dufour, notamment sur Duchess France ou d’autres sites comme ça, c’est que votre expertise est mise en avant, notamment la tienne sur ton développement. En fait, je connais quelqu’un dans le monde du logiciel, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue, c’est Agnès Crépet que tu connais, qui est maintenant à Amsterdam chez Fairphone. En cherchant un petit peu les profils techniques j’ai vu que ce qui était mis en avant avant tout ce sont vos compétences techniques. On cherchait évidemment quelqu’un qui avait une expérience technique et aussi une longue expérience dans le développement logiciel, ce qui n’est pas forcément évident comme tu le disais au début, les gens qui ont 15 ans d’expérience dans le développement logiciel, ce n’est pas évident. Dans cette émission on voulait vraiment quelqu’un qui fait du développement et pas quelqu’un qui est devenu chef de projet.
Ce que je trouve bien sur ces sites-là ce sont ces mises en avant de la compétence technique, mais, comme tu le dis effectivement, il ne faut pas s’y intéresser au dernier moment, ça nécessite un travail et je pense, je poserai peut-être la question, que ça ne doit pas reposer, dans les comités de programme, que sur les femmes ; ça doit être la responsabilité du comité de programme, globalement, d’avoir cette démarche-là.
Une autre question me vient à l’esprit et je te laisse réagir, comme ça vous pourrez y répondre, un truc qui est dur à combattre c’est peut-être l’habitude des hommes, des réseaux, d’être entre eux ? Est-ce que vous avez vécu ça, par exemple quand vous participez à des comités de programme ou des événements, cette habitude que les hommes ont d’être entre eux ?
Katia Aresti : Justement, je pense que moi, comme femme, je vais avoir encore plus tendance à aller m’intéresser à des femmes. Je m’intéresse aussi aux hommes parce que c’est un milieu dans lequel j’ai énormément de collègues masculins, je suis habituée, j’ai beaucoup d’amis hommes dans l’informatique, mais, du coup je vais avoir cet intérêt-là. Donc je comprends que les hommes, par défaut, aient un intérêt pour d’autres hommes, comme tu dis, mais il faut qu’on essaye tous de briser ça, des deux côtés en fait, de s’ouvrir à des choses, c’est ça qui va aider. Justement, peut-être qu’au début tu ne vas pas forcément t’intéresser à ce que font d’autres gens et, en plus, pas que par rapport homme-femme mais aussi techniquement. Si tu fais beaucoup de trucs mais back-end.
Frédéric Couchet : Back-end ?
Katia Aresti : Désolée. Si tu fais beaucoup de Java peut-être que tu devrais t’intéresser aussi à ce qui se passe en JavaScript.
Frédéric Couchet : Ce sont deux langages de programmation qui ne sont pas exactement pareils. Il faut de l’ouverture.
Katia Aresti : Voilà. Il faut une ouverture dans tous les aspects, ça aide à aller justement sur un truc beaucoup plus diversifié dans tous les sens.
Frédéric Couchet : D’accord.
Catherine Dufour, je vous laisse réagir là-dessus et j’étends la question au monde professionnel sur le recrutement. Comment aujourd’hui, dans le recrutement en informatique, on peut encourager à avoir plus de femmes qui candidatent à des postes et qui sont recrutées après ? Catherine Dufour.
Catherine Dufour : Je me rappelle de mes débuts en tant qu’auteure, autrice de science-fiction ; des autrices de science-fiction en France à l’époque – je parle comme ça parce que je suis la cacochyme de l’émission, j’ai 53 ans –, donc il y a une vingtaine d’années, je crois qu’on était trois autrices de science-fiction. Eh bien j’y suis allée ! J’étais timide et je n’aimais parler ni sur des estrades ni dans le poste. Et j’y suis allée parce que sinon il n’y avait pas de femmes, il n’y avait personne. Il faut y aller et après il faut arracher le micro des mains des hommes, vous leur tapez sur la tête avec et vous prenez la parole. Vous n’êtes pas aimable et souriante parce que c’est ce qu’on attend de vous, vous parlez, vous râlez et vous protestez ; il n’y a que comme ça qu’on y arrivera. Peut-être que dans trois générations le sexisme ne sera plus qu’un mauvais souvenir, mais pour le moment le peu de femmes qui accèdent justement à un micro doit absolument y aller pour défendre les autres. Vous ressentirez, de toute façon, le syndrome de l’imposteur parce qu’on l’a toutes – de toute façon les bons ont le syndrome de l’imposteur, mâles comme femelles. Vous l’attrapez, vous faites comme Virginia Woolf, vous lui tordez le cou, après vous le mettez sur votre chaise et vous vous asseyez dessus des deux fesses.
Je suis allée à des tas de conférences avec des hommes. Ils parlent bien, ils ont un bel organe, ça déroule et ils ne me passent jamais le micro ! Tout ça c’est une question de pouvoir. Finalement tout ça c’est une question d’argent, c’est une question de pognon ; il y a un gâteau, chacun en veut la plus grosse part. Il est évident que ce sont les hommes qui ont la main dessus et s’ils ouvrent la porte et qu’ils laissent entrer 50 % de la population, et je ne vous parle même pas de la population non blanche, il va y avoir beaucoup plus de monde sur le gâteau. Donc il faut juste ne pas attendre qu’on vous tende le micro, il faut le prendre et s’en servir pour taper sur la tête des autres ; ce n’est peut-être pas très gracieux mais c’est absolument indispensable.
Frédéric Couchet : Avant de donner la parole à Caroline Corbal, si vous appréciez la prise de parole de Catherine, je vous encourage à lire son livre Ada ou la beauté des nombres, vous allez notamment découvrir plein de choses sur Ada, mais, en plus, il y a de la truculence dans le texte et je précise qu’on va enregistrer une interview de Catherine Dufour, sur son livre, qui sera diffusée normalement le 19 novembre 2019, donc dans 15 jours.
Caroline, est-ce que tu veux réagir et, par rapport à mes questions que j’ai étendues sur la partie recrutement, est-ce qu’il y a des choses spécifiques par rapport au recrutement dans les sociétés d’informatique ? Et la question du début que j’ai oubliée, à laquelle on n’a pas répondu, c’est : est-ce qu’il y a une spécificité, bonne ou mauvaise, dans la partie logiciel libre par rapport à l’informatique en général ou est-ce qu’il n’y a aucune spécificité ? Caroline Corbal. Ça fait beaucoup de questions !
Caroline Corbal : Ça fait beaucoup de questions. Déjà je suis en phase avec tout ce qui vient d’être dit, je rajouterais peut-être aussi sur le côté « les hommes sont beaucoup entre eux » que c’est quelque chose que j’ai énormément vu et ressenti et c’est là où je pense que la solidarité féminine doit vraiment jouer parce que j’ai aussi vécu des cas où ce n’était pas le cas et j’ai reçu des refus de femmes à m’aider, à me tendre une main, notamment parce qu’elles avaient sûrement accédé aussi à des situations de pouvoir ; c’est peut-être un mécanisme qui se répète, je ne sais pas, mais j’ai trouvé ça vraiment dur et je pense que la solidarité féminine doit être au cœur de notre action et on doit vraiment créer des réseaux d’entraide et de soutien nous aussi.
Sur la partie recrutement, je pense qu’il faut que les recruteurs pensent à adapter impérativement leur processus de recrutement, c’est-à-dire rédiger les offres de manière plus inclusive. Il faut arriver à faire comprendre aux chercheuses d’emploi qu’elles sont ciblées par ces offres et les partager aussi sur les bons réseaux. Aujourd’hui il y a des dizaines de réseaux qui sont dédiés aux femmes dans le numérique ; il faut envoyer ces offres sur ces réseaux-là.
Ensuite, il ne suffit pas de recruter des femmes dans vos organisations, il faut aussi les accueillir dans de bonnes conditions et ça implique nécessairement d’y investir du temps humain, des moyens, donc c’est forcément un budget. Il faut vraiment se donner les moyens pour arriver à progresser sur ces sujets.
Ça rejoint ce qu’on disait tout à l’heure pour les événements, c’est exactement la même chose, il faut arriver à créer des environnements qui soient inclusifs, dans lesquels chacun et chacune se sent en confiance pour travailler. Ça rejoint, Fred, exactement ce que tu disais, je pense que ça ne doit absolument pas reposer sur une seule personne qui est trop souvent une femme. Il faut vraiment qu’on accepte que la charge mentale de la diversité soit partagée par tous en interne.
Ça ce sont des principes qu’on peut très bien, dans une organisation, élaborer collectivement, par exemple lors de sessions dédiées et ensuite les formaliser dans un document commun qui peut prendre la forme d’une charte, d’un code de conduite ou autre, peu importe la forme qu’il va prendre à la fin.
Frédéric Couchet : D’accord. Petite question avant d’aborder le sujet suivant sur le rôle de l’éducation, de l’école, des parents. Pour que les hommes évitent de se faire taper dessus avec un micro par Catherine, au-delà d’arrêter de faire des blagues sexistes au travail ou même en société, est-ce que vous avez des conseils à leur donner, des conseils pratiques ou simplement le conseil principal que vous voudriez leur donner ? Caroline.
Caroline Corbal : C’est un travail que j’avais fait avec mes collègues, notamment dans mon ancienne entreprise. L’idée c’est vraiment d’être un bon allié et, pour ça, les points qu’on avait un peu élaborés, c’était déjà de dire que quand on a une discussion collective avec des hommes et des femmes autour de la même table, il faut écouter jusqu’au bout chaque prise de parole, accepter de ne pas prendre toute la place et respecter le leadership des femmes. Je sais que parfois c’est difficile mais vraiment il faut respecter le leadership des femmes et, s’il vous plaît, ne pas rire aux blagues et aux remarques sexistes par convention ; c’est quelque chose qui arrive hyper-souvent, il y a une blague qui est adressée à l’auditoire — souvent ce sont des blagues qui, en plus, ne sont pas du tout drôles — et par convention, par habitude, on rit tous. C’est vraiment un réflexe qu’il faut qu’on arrive à déconstruire parce que ça fait beaucoup plus de mal qu’on ne l’imagine.
Frédéric Couchet : D’accord. Sur cette partie-là est-ce que vous voulez compléter, Katia ou Catherine, avant qu’on passe au sujet suivant ? Katia Aresti.
Katia Aresti : Dans les conférences ou dans le travail ne pas affecter un rôle à une femme sur son apparence. Je dirais pareil : quand on n’assume pas que tu es assez technique ou qu’on t’assigne un rôle ou un autre, en fait, tu as l’impression qu’on ne te prend pas au sérieux. Donc assumer que la personne qui est en face de soi est aussi expérimentée que soi, qu’elle en sait autant que soi et que, si elle n’est pas technique, peut-être qu’elle va le dire elle-même. Mais ne pas penser, dans une conférence technique avec 3000 développeurs, que la femme qu’on croise fait forcément du marketing. C’est très bien de faire du marketing, s’il vous plaît, c’est très bien.
Frédéric Couchet : C’est très bien. Justement ça me fait penser à une question et après je passe la parole à Catherine par rapport au logiciel libre. Je crois me souvenir qu’il y avait une statistique qui était sortie sur une plateforme de développement logiciel, peu importe le nom, qui listait le pourcentage d’acceptation de code venant d’un pseudo de genre masculin ou de genre féminin et, quand c’était un genre féminin, il y avait moins de chance que le code soit accepté rapidement. Est-ce que je me trompe ou est-ce que c’est une réalité ?
Katia Aresti : Dans mon expérience, j’ai une équipe remote.
Frédéric Couchet : À distance.
Katia Aresti : On est distribués dans le monde, ce sont tous des garçons sauf moi, et je ne me sens pas différente des autres. En fait, mon équipe est super : je me sens appuyée, soutenue. Quand il faut dire que ce n’est pas bien, ils le disent vraiment à tout le monde, bref !, c’est super. Mais je connais justement une développeuse qui était une grosse contributrice d’un gros projet open source appelé Docker, elle avait deux comptes différents dont un pour pouvoir envoyer des trucs sans qu’on sache que c’était elle et elle disait que ça passait justement plus simplement. Après, j’imagine que ça dépend de la communauté, que ça dépend du projet.
Frédéric Couchet : Je crois que c’est une statistique qui a été faite sur GitHub qui est une plateforme de développement. On vérifiera et on mettra les liens si besoin. Peut-être que je me trompe, mais mon intuition ne doit pas être loin. Caroline.
Caroline Corbal : Tu as tout à fait raison, c’est une étude qui était sortie en 2016 sur GitHub qui s’appelle Gender bias in open source programming.
Frédéric Couchet : Les biais de genre dans le logiciel libre. Voilà.
Caroline Corbal : Exactement.
Frédéric Couchet : D’accord. On mettra les références sur les sites de la radio et de l’April. Catherine Dufour.
Catherine Dufour : Si on veut en savoir un peu plus, de façon chiffrée, sur ce problème-là, cette problématique-là dans le monde du travail, il faut lire TGS, Travail Genre et sociétés. C’est une revue qui est menée depuis, je ne sais pas, 20/30 ans, en tout cas fondée par madame Maruani. Ils vont tout simplement poser des questions aux jeunes : que veux-tu faire plus tard ? Et c’est toujours la même chose. Quand une jeune fille dit « moi je veux être maître-chien », on lui dit « mais non, c’est mieux coiffeuse. » Quand un homme veut être coiffeur, il arrive dans une promo de 100 où elles sont 99 et il est tout seul, il est accueilli, bien sûr, comme le Saint-Sacrement. Quand une femme décide de faire génie mécanique, sur une promo de 100 elles sont deux, et les autres étudiants n’ont de cesse de dessiner des bites sur leurs boîtes à outils, de faire des bruits de bouche et de faire, bien sûr, des blagues sexistes qui vous ravalent à votre foufoune jusqu’à ce que, en général, sur les deux il y en a au moins une qui craque et qui va faire coiffeuse !
Malheureusement ça ne change pas tellement. Il est évident qu’on rêve de pouvoir compter sur une solidarité féminine. Les femmes c’est comme n’importe quel peuple opprimé, il y en a quand même un sacré nombre qui ont intériorisé leur infériorité et qui se feront couper en deux plutôt que de montrer la moindre solidarité. Et ça c’est un vrai problème !
Le problème de la misogynie féminine, permettez-moi de vous dire, c’est encore une terra incognita à défricher ; je vais laisser des femmes plus jeunes que moi se débrouiller avec et j’en suis ravie !
[Rires]
Frédéric Couchet : Vous venez de parler des enfants quand ils ont des ambitions de métier quel qu’il soit. Justement, c’est le dernier sujet, enfin l’avant-dernier avant les petits conseils de lecture et de podcasts, sur le rôle, même si on en a déjà un peu parlé tout à l’heure, de l’éducation, des parents, de l’école.
Katia a raconté son expérience avec son papa. Tout à l’heure Catherine Dufour a expliqué le rôle central du père dans l’autorisation de faire telle ou telle chose. Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose sur ce point-là ? Est-ce que vous avez des conseils à donner aux parents, aux amis des parents ou, tout simplement, au système éducatif français. Caroline.
Caroline Corbal : Oui, sur le système éducatif, que l’école apprenne davantage déjà à connaître les nouveaux métiers qui utilisent le numérique. Tous les métiers, maintenant, vont utiliser du numérique – s’ils ne le font pas déjà – et je pense qu’il faut que les conseillers d’orientation et les profs qui accompagnent les élèves dans leurs choix puissent mieux parler de ces métiers-là, davantage les valoriser, les rendre plus attractifs pour donner plus envie et en parler évidemment de la même manière aux filles et aux garçons. Ensuite, je pense qu’il y a un rôle fort des écoles de code. Les écoles de code doivent aussi apprendre à lutter contre les situations de sexisme, je pense notamment aux polémiques qu’il y avait eues avec l’École 42. Ça faisait un petit peu froid dans le dos quand on lisait des témoignages de jeunes filles qui étaient rentrées brillamment dans cette école et qui en étaient sorties après quelques mois tellement elles disaient qu’elles expérimentaient au quotidien des situations de sexisme, de blagues, de réflexions sur leur tenue, etc.
Frédéric Couchet : Ça me fait penser, en termes d’école, et après je vais passer la parole à Katia et à Catherine, qu’il y a une école qui vient d’ouvrir ou qui va ouvrir, qui s’appelle Ada Tech School, principalement à Paris je crois, sauf erreur de ma part mais on vérifiera, qui est une école qui est ouverte à toute personne mais qui affiche très clairement, justement, un accueil bienveillant, inclusif, etc. Le nom d’Ada est évidemment choisi en référence à Ada Lovelace dont on parlera sans doute le 19 novembre avec Catherine Dufour.
Sur cette partie éducation, parents, enfants, amis des parents aussi parce qu’ils ont des rôles par rapport aux enfants, Katia Aresti tu veux ajouter quelque chose ?
Katia Aresti : Je ne sais pas, mais je constate que les enfants tout petits jouent vraiment au rôle de l’imitation, mais vraiment ! J’ai deux filles. Elles ont deux ans d’écart. Quand ma fille aînée a vu qu’on avait un bébé à la maison, elle a commencé à jouer à s’occuper des bébés. Quand elle avait trois ans et demi, un jour elle a monté un petit truc en Lego à la con et, d’un coup, elle s’est mise à faire « tic, tic, tic » comme ça. Le papa lui a demandé : « Qu’est-ce tu fais ? — Je fais comme maman à l’ordinateur. » ; « tic, tic, tic ».
Frédéric Couchet : Comme on est à la radio, je précise que Katia est en train de mimer quelqu’un qui tape sur un clavier.
Katia Aresti : Désolée. Je me croyais à la télé !
Frédéric Couchet : Bientôt !
Katia Aresti : Ce que je veux dire c’est qu’il y a un rôle d’imitation très fort qui se fait : les enfants imitent tout et justement, en tant que parents, il faut éviter de tomber dans des cases. Après il y a nous, il y a l’école, il y a les autres parents, il y a tout le monde. Moi je n’achetais pas de fringues roses à ma fille, mais là c’est juste pas possible, elle en veut. Malgré moi ! Du coup je ne sais pas comment faire. Je lui dis non ? Eh bien non, je lui achète aussi des trucs roses, à un moment donné je choisis mes batailles ! Je veux dire qu’il y a pas que nous. Oui, essayer de montrer différents exemples, surtout donner des choix et ne pas s’enfermer dans les box de marketing « ça c’est pour les filles, ça c’est pour les garçons », essayer de surpasser tout ça.
Frédéric Couchet : OK ! Catherine Dufour, vous vouliez réagir ?
Catherine Dufour : Oui. En général on essaye de donner l’éducation qu’on juge bonne à ses enfants et la société vient tout vous pourrir derrière, notamment en gavant les petites files de rose.
Il y a une très jolie petite histoire : madame de Maintenon, l’épouse de Louis XIV, ouvre une école pour filles, justement Saint Cyr [Maison royale de Saint-Louis]. Elle avait été une petite jeune fille plutôt mignonne, qui s’achetait des petites dentelles puis se mettait devant son miroir et elle se faisait des mines et des duckfaces comme toutes les gamines. Dans son école, deux bonnes sœurs ont chopé des gamines en train de se mettre du rouge à lèvres, quelque chose comme ça. Elles sont allées voir madame de Maintenon en disant « qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on les pend sur la place publique ? Est-ce qu’on leur donne 200 Ave et 200 Pater à réciter ? » Et madame de Maintenon a répondu : « Pour mourir à ces délicatesses il faut y avoir vécu, laissez-les faire ». C’est-à-dire que, globalement, il faut laisser les petites filles se gaver de rose jusqu’à ce qu’elles n’en puissent plus, elles lâcheront elles-mêmes la chose en temps voulu. On ne peut pas lutter contre la société complètement, on peut aiguiller et puis il ne faut quand même pas trop s’inquiéter : un gamin qui n’est pas trop contrarié sur une de ses lubies finira fatalement par passer par autre chose et, s’il est intelligent ou intelligente, par passer à quelque chose de bien.
Frédéric Couchet : D’accord. Il nous reste deux/trois minutes, donc ça va être la dernière question : quels conseils, ça peut être de lectures, de podcasts, de vidéos ou autres, vous conseilleriez que ce soit aux femmes, aux hommes, aux parents, aux enfants. On va commencer par Caroline Corbal.
Caroline Corbal : J’avais pensé à trois choses. Ce n’est pas lié directement au numérique mais ce sont des supports, des œuvres qui traitent de sujets féministes et qui me semblent très inspirants et éclairants pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent les dynamiques sexistes qui sont à l’œuvre dans le numérique.
En podcast j’avais pensé à Les couilles sur la table qui est animé et pensé par Victoire Tuaillon, qui sort bientôt en livre et qui est hyper-intéressant. Et aussi « Un podcast à soi » de Charlotte Bienaimé.
En BD, toutes les BD de Liv Strömquist qui est une auteure suédoise, qui est hyper-drôle en plus et je pense notamment à L’Origine du monde ou à I’m every woman. C’est drôle, ça apprend plein de trucs sur le féminisme et je trouve que ça donne des grilles de lecture vraiment assez intéressantes.
Et puis l’excellent Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet qui là, pour le coup, est un peu plus dense mais qui est tout aussi intéressant.
Frédéric Couchet : Tu m’enverras les références précises pour que je les rajoute sur le site. Je confirme que le podcast Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon est excellent.
Catherine Dufour, au-delà de vos livres, j’encourage vraiment à lire Ada ou la beauté des nombres – je l’ai fini avant-hier – et l’autre que je n’ai pas lu, que je vais commander, qui est le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas devenir princesses, est-ce que vous avez des conseils de lecture, de podcasts ou autres ?
Catherine Dufour : J’aurais un peu les mêmes. Vous pouvez faire tout Mona Chollet et après vous passerez à Sylvia Federici et vous commencerez par Caliban et la Sorcière. Après on se recause.
b>Frédéric Couchet : Je crois que l’an dernier ou il y a deux ans, Mona Choleta publié un livre Sorcières, la puissance invaincue des femmes.
Catherine Dufour : Sorcières. Avant elle avait fait un livre je ne me souviens plus du titre, c’est sur la façon d’habiter chez soi [Chez soi, une odyssée de l’espace domestique] et avant elle avait fait Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine. Tout Mona Cholet est effectivement incontournable.
Si vous préférez la BD, vous pouvez passer par Les Culottées de Pénélope Bagieu, ce n’est pas mal.
Frédéric Couchet : D’accord. Pareil vous m’enverrez les références que je n’ai pas. En tout cas les personnes qui écoutez l’émission, n’hésitez pas à nous envoyer des références et il y a d’autres sites ressources : on ne l’a pas cité mais, par exemple, opensourcediversity.org sur lequel il y a pas mal de références.
Par contre on n’a pas cité les sites web : Duchess France c’est duchess-france.org sans « e » à « duchess » et vous verrez sur le site pourquoi ça s’appelle Duchess, je vous laisse découvrir, ça a un lien avec la mascotte Java.
Open Heroines, c’est quoi le site principal Caroline ?
Caroline Corbal : C’est openheroines.org et, pour le chapitre français, vous pouvez plutôt nous retrouver sur le site codefor.fr.
Frédéric Couchet : OK. En tout cas je vous remercie, c’était passionnant et ce n’était qu’une première émission sur le sujet parce qu’il y a évidemment plein de sujets qu’on n’a pas abordés.
Nous étions avec Caroline Corbal de Code for France et d’Open Heroines, Katia Aresti développeuse chez Red Hat et Duchess France et Catherine Dufour ingénieure en informatique qui a écrit de la fantaisie et qui a publié récemment Ada ou la beauté des nombres chez Fayard et qu’on retrouvera le 19 novembre dans notre studio.
Merci à vous et passez une agréable fin de journée.
Catherine Dufour : Merci.
Katia Aresti : Merci.
Caroline Corbal : Merci.
[Virgule sonore]
Étienne Gonnu : Nous sommes de retour en direct après la rediffusion de ce sujet passionnant sur les femmes dans les métiers et communautés de l’informatique et du logiciel libre.
Vous écoutez Libre à vous ! sur radio Cause Commune, la voix des possibles, 93.1 FM et en DAB+ en Île-de-France, partout dans le monde sur causesommune.fm.
Vous retrouverez toutes les références citées pendant cet échange sur le site de l’April, april.org.
Nous allons à présent faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Étienne Gonnu : Nous allons écouter Room 208 par Aerocity. On se retrouve juste après. Une belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Pause musicale : Room 208 par Aerocity.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Room 208 ou « Chambre 208 » par Aerocity, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution. Vous retrouverez les références sur le site de l’April, april.org. D’ailleurs je précise que c’est un morceau que Valentin, des Joyeux pingouins en famille, avait commenté pour nous lors d’une émission spéciale La Playlist de Libre à vous ! que nous avons diffusée le 16 mars que vous pouvez retrouver, bien sûr, sur causecommune.fm et april.org.
Vous écoutez toujours l’émission Libre à vous ! sur radio Cause Commune.
Je suis Étienne Gonnu de l’April.
Nous allons passer à notre dernier sujet.
[Virgule musicale]
Chronique « Pépites libres » de Jean-Christophe Becquet, vice-président de l’April, sur le thème des données géographiques libres pour les territoires
Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre avec la chronique « Pépites libres » de Jean-Christophe Becquet, vice-président de l’April.
Salut Jean-Christophe, est-ce que tu es avec nous ?
Jean-Christophe Becquet : Je suis là. Bonjour à tous. Bonjour à toutes.
Étienne Gonnu : Salut. Je crois bien qu’aujourd’hui tu vas nous parler de données géographiques libres.
Jean-Christophe Becquet : Absolument. Le 9 mars dernier, j’ai eu le plaisir d’animer le sujet principal de Libre à vous ! consacré au système d’information géographique libre QGIS. Pour profiter librement d’un tel logiciel, il faut des données ouvertes.
Je voudrais saluer aujourd’hui l’ouverture au premier trimestre 2021 de plusieurs jeux de données par un établissement public qui fêtait récemment ses 80 ans, j’ai nommé l’Institut national de l’information géographique et forestière, plus connu sous l’acronyme IGN. Cela représente plusieurs téraoctets de données sous Licence Ouverte Etalab parmi lesquelles :
la BD TOPO, une base de données vectorielles qui contient notamment la description des contours administratifs, des bâtiments, des réseaux de transport, des lacs, fleuves et rivières ;
la BD ORTHO, qui donne une couverture photo aérienne de tout le territoire avec une précision de 20 cm par pixel ;
ou encore le RGE ALTI, pour Référentiel Grande Échelle, un modèle numérique de terrain qui renseigne l’altitude de chaque point du territoire.
On peut signaler au passage que l’IGN s’appuie sur du logiciel libre, notamment PostgreSQL/PostGIS pour produire la BD TOPO.
Il me semble intéressant de reparcourir quelques-uns des jalons qui ont permis d’aboutir à une décision que les défenseurs de l’open data appelaient de leurs vœux depuis de nombreuses années, le partage sous licence libre des données de l’IGN.
Dans son rapport publié en 2018, la députée Valéria Faure-Muntian préconisait de « diffuser à terme l’ensemble des données géographiques souveraines sous licence libre de type Etalab ». Elle expliquait fort à propos que « l’économie de la donnée n’est pas régie pas les mêmes règles que l’économie réelle. On constate que la richesse de la donnée est établie à partir de l’utilisation qui en est faite, donc de l’accès qui lui est donné. Ainsi, "ce n’est pas la vente de données qui crée de la valeur, mais sa circulation" ».
Quelques mois plus tard, la Cour des comptes adressait au Premier ministre un référé sur l’enjeu de l’ouverture des données publiques de l’IGN, de Météo-France et du Cerema [Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement]. Elle posait alors très clairement le problème : « Pour mettre fin à l’injonction paradoxale qui menace l’équilibre économique de ces établissements, auxquels il est demandé de développer leurs ressources propres grâce à la vente de leurs données tout en procédant à la diffusion libre et gratuite de celles-ci, il est indispensable que l’État clarifie la réglementation relative à l’ouverture des données et accompagne la redéfinition des modèles économiques de ses opérateurs. »
Dans sa réponse à l’interpellation de la Cour des comptes, Édouard Philippe, en mars 2019, annonçait sa décision « de généraliser la gratuité de la réutilisation des données notamment à l’IGN ». Il ajoutait : « Enfin, je partage le constat de la Cour que les services de l’État eux-mêmes n’utilisent pas systématiquement les données ouvertes en open data produites par d’autres acteurs publics. J’ai donc demandé que ces efforts d’ouverture soient soutenus par les services de l’État que j’ai invités à utiliser préférentiellement ces données ouvertes. »
Daniel Bursaux, le directeur général de l’IGN, déclarait à travers une tribune dans le journal Les Échos : « Désormais, la production des données géographiques doit donc s’organiser autour de trois concepts : mutualisation, collaboratif et libre accès. » ; il faudra encore deux ans pour que cette décision devienne effective.
J’aimerais prendre un moment pour analyser cette ouverture des données de l’IGN par rapport à la base de données libre OpenStreetMap. Nous avions consacré notre émission du 11 juin 2019 à ce projet collaboratif mondial que l’on désigne souvent comme le Wikipédia de la cartographie. On pourrait penser que ces initiatives sont concurrentes. Je dirais que c’est absolument le contraire. OpenStreetMap reste un projet absolument remarquable par sa diversité et sa réactivité. La communauté OpenStreetMap, qui compte plus de sept millions de personnes, jardine chaque jour la base de données pour l’enrichir, la compléter, la corriger, la mettre à jour. Les contributeurs expérimentent, ils innovent et la dimension mondiale du projet permet de produire des cartes qui ne s’arrêtent pas aux frontières. Les données de l’IGN, quant à elles, ont l’avantage d’offrir une couverture homogène et standardisée, de grande qualité sur l’ensemble du territoire national.
Les contributeurs OpenStreetMap vont pouvoir s’appuyer sur les données ouvertes par l’IGN pour aller encore plus vite et plus loin. Les collectivités et les administrations doivent apprendre à contribuer sur OpenStreetMap qui fait aujourd’hui référence pour de nombreux usages comme le vélo ou l’accessibilité par exemple. Les réutilisateurs, qu’ils soient services publics, entreprises, associations, écoles, universités et laboratoires de recherche, élus et citoyens, bénéficieront du meilleur des deux mondes. C’est pourquoi il est indispensable que nos décideurs politiques pérennisent le financement de l’IGN pour entretenir les données de référence, renforcer leur diffusion et traduire dans les faits la recommandation n° 7 du rapport Bothorel : « engager la puissance publique sur la voie d’une participation plus active aux communs numériques ». Jean Castex saluait d’ailleurs récemment « l’utilisation des données qui peut contribuer très significativement à l’amélioration des politiques publiques ».
Je voudrais conclure sur un jeu de mots emprunté à Sébastien Soriano, haut fonctionnaire nommé directeur général de l’IGN au début de l’année 2021. Pour bien comprendre, il faut se souvenir qu’OSM est le raccourci d’OpenStreetMap et SIG l’acronyme de Système d’Information Géographique. Sébastien Soriano s’amusait de constater : « OSM IGN » est une anagramme de « MON SIG ».
Étienne Gonnu : Pas mal ! Une petite question : est-ce que les cartes de randonnée SCAN 25, et tu pourras peut-être nous préciser en deux mots ce que c’est, basculent aussi sous licence libre ?
Jean-Christophe Becquet : Non. Les cartes SCAN 25 sont les cartes bleues de l’IGN, très connues des randonneurs. Elles ne sont pas concernées par l’ouverture des données de l’IGN en open data parce qu’elles intègrent des données qui n’appartiennent à l’IGN, qui sont gérées par d’autres détenteurs de droits, notamment la FFRP, la Fédération française de randonnée pédestre, pour tout ce qui a trait aux itinéraires de grande randonnée et de petite randonnée, donc l’IGN n’a pas les droits pour ouvrir ces cartes.
Étienne Gonnu : Entendu. On voit bien toute la complexité juridique qu’il y a autour de ce sujet.
Merci beaucoup pour ces chroniques et en plus, pour les personnes qui s’intéressent à la question de l’ouverture des données, on sait que l’IGN était un peu emblématique et résistante à l’ouverture des données, donc c’est intéressant de voir qu’on progresse enfin. J’ai trouvé très intéressant comment justement tu montres qu’à la fois les communautés peuvent s’appuyer et profiter de ces ouvertures, mais que les administrations elles-mêmes peuvent aussi en profiter. Une sorte de modèle gagnant-gagnant, même si je n’aime pas particulièrement l’expression.
Merci beaucoup pour cette nouvelle chronique Jean-Christophe et je vais te dire au mois prochain.
Jean-Christophe Becquet : Ça marche. Au mois prochain. Bonne fin d’émission. À bientôt.
Étienne Gonnu : Merci. Bonne journée. Salut Jean-Christophe.
Nous approchons de la fin de notre émission.
Nous allons terminer par quelques annonces.
[Virgule musicale]
Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre
Étienne Gonnu : Je vous le disais plus tôt, juste après l’émission nous vous proposons une session d’échanges en visioconférence, si vous avez envie de poser ds questions ou faire des remarques. Ça commence à 17 heures pile sur le site visio.libreavous.org. Vous retrouverez la référence sur le site de l’April, april.org. On pourra consacrer quelques minutes à un échange si le cœur vous en dit.
On débutera dans la même optique des sessions d’échanges chaque samedi à partir de 16 heures, à partir de ce samedi.
Ce week-end s’est déroulé en plus de l’AG, l’assemblée générale de l’April, un cycle de conférences, LibrePlanet de 2021, organisé par la Fondation pour le logiciel libre. J’ai eu le grand plaisir d’y participer. Je tiens tout d’abord à dire un grand merci à toutes les personnes qui ont organisé cet incroyable événement 100 % en ligne, ce n’est quand même pas une mince affaire. Je pense que toutes ces conférences seront bientôt disponibles en ligne, des conférences en anglais, étant donné que c’est une organisation américaine.
N’hésitez pas à aller sur agendadulibre.org pour retrouver des événements liés au logiciel libre près de chez vous.
Notre émission se termine.
Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission : Véronique Bonnet, Frédéric Couchet, Catherine Dufour, Katia Aresti et Caroline Corbal ainsi que Jean-Christophe Becquet.
Aux manettes de la régie aujourd’hui Adrien Bourmault.
Merci bien sûr à toute l’équipe qui s’occupe des podcasts ainsi qu’à Quentin Gibeaux qui découpe régulièrement le podcast avec grand talent et bien sûr à Olivier Grieco, directeur d’antenne.
Vous retrouverez sur notre site web toutes les références utiles ainsi que sur le site de la radio, causecommune.fm.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu.
Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission.
Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et également à faire connaître l’excellente radio Cause Commune, la voix des possibles.
La prochaine émission aura lieu en direct le 30 mars, une émission très particulière puisque ce sera la 100e. Nous essayons de vous faire découvrir un peu l’envers du décor et nous vous avons prévu quelques surprises.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve en direct le 30 mars 2021 et d’ici là, portez-vous bien.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.