Émission Libre à vous ! diffusée mardi 20 juin 2023 sur radio Cause Commune


Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Étienne Gonnu : Bonjour à toutes, bonjour à tous.
0 A.D. : Empires Ascendant , l’histoire et la vie d’un jeu vidéo libre, c’est le sujet principal de l’émission du jour. Également au programme « Défendons le chiffrement » et « Faire évoluer la mentalité des décideurs en France et en Europe ». Nous allons parler de tout cela dans l’émission du jour.

Soyez les bienvenus pour nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.

Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour, avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.

Nous sommes mardi 20 juin, c’est presque l’été, et nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission, Thierry accompagné aujourd’hui de deux nouvelles recrues en formation, Mélaine et Mag. Salut. Merci à vous trois.

Thierry Holleville : Bonjour à tous.

Étienne Gonnu : Bon courage avec la chaleur qui va se développer au sein de ce studio fermé.

[Jingle]

Chronique « Les humeurs de Gee » : « Défendons le chiffrement »

Étienne Gonnu : Gee, auteur du blog-BD Grise Bouille, nous expose son humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-internet de notre classe politique, il partage ce qui l’énerve, l’interroge, le surprend ou l’enthousiasme, toujours avec humour. L’occasion peut-être, derrière les boutades, de faire un peu d’éducation populaire au numérique.
Salut Gee.

Étienne Gonnu : Salut Étienne.

Étienne Gonnu : Je crois qu’aujourd’hui tu veux défendre le chiffrement.

Gee : Exactement.
Salut à toi public de Libre à vous !
Quand je prononce le mot « chiffrement », ça divise les gens qui m’écoutent en deux catégories : première catégorie, les gens qui savent ce qu’est le chiffrement ; deuxième catégorie, les gens qui ignorent ce qu’est le chiffrement, mais qui, par une sorte d’instinct étymologique, se disent que ça doit bien avoir quelque chose à faire avec les chiffres.
Si tu fais partie de cette deuxième catégorie, sache que ce que j’appelle « chiffrement » est probablement ce que toi, tu appelles « cryptage ».
Quand je prononce le mot « cryptage », ça divise les gens qui m’écoutent en deux catégories : première catégorie, les gens qui comprennent ; deuxième catégorie, les gens qui comprennent aussi mais qui savent que le terme correct est « chiffrement » et qui vont donc venir s’empresser de corriger.
Ces deux catégories étant quasiment les opposées exactes des deux catégories précédentes, tu l’auras bien compris.
Pour la défense des gens qui disent « cryptage » au lieu de « chiffrement », il faut dire que le mot « chiffrement » se traduit par encryption en anglais, et que, même en français, le sujet qui se rapporte au chiffrement s’appelle la « cryptographie ». Bon ! Je ne vais pas vous refaire le match façon numérique/digital, j’en ai déjà assez causé. Chiffrement, cryptage, peu importe !, l’idée, c’est qu’on transforme un message de manière à le rendre incompréhensible à toute personne ne possédant pas la clef pour le déchiffrer. Ou le décrypter, donc.

Le chiffrement, c’est un peu la base de la sécurité informatique. En effet, le fonctionnement même d’Internet fait que vous ne maîtrisez pas le chemin que prennent les données pour aller d’un serveur à votre ordinateur ou téléphone et vice versa. De fait, il vaut mieux les chiffrer. Sinon, ça voudrait dire que tous les intermédiaires pourraient lire vos données comme on lirait le dernier Voici dans la salle d’attente du dentiste. Enfin, le Voici de décembre 1998 dans le cas de mon dentiste !

Bref ! Ne pas permettre à d’autres personnes que les destinataires de lire ce qu’on envoie, ce n’est pas spécifique à l’informatique, c’est vieux comme les sceaux en cire sur les parchemins. Et c’est pour cela que votre médecin ne vous envoie pas les résultats de votre IRM par carte postale, mais dans une enveloppe fermée, en général.
Pourtant, figurez-vous que les pouvoirs publics de pas mal d’États, dont la France, aimeraient beaucoup que votre médecin vous envoie les résultats de votre IRM par carte postale. Et que tout le monde, en fait, ne communique que par carte postale. Qu’on arrête un peu avec ces bêtises d’enveloppes, avec, bien sûr, la possibilité de mettre des policiers dans les bureaux de poste pour lire l’intégralité des cartes postales en question !

Ce que je dis est faux : c’est une image ! Mais comprenez bien qu’attaquer le droit au chiffrement dans le domaine numérique, ça revient, en fait, à peu près à ça. Et le droit au chiffrement est attaqué de toutes parts en ce moment, et ce n’est pas vraiment bon signe.
La dernière affaire en date, c’est ce qu’on appelle l’affaire du 8 décembre. Le 8 décembre 2020 a eu lieu l’arrestation, par la DGSI [Direction générale de la Sécurité intérieure] et le RAID [Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion], de neuf personnes issues de « l’ultragauche ». Dans mon texte, il y a des guillemets à « ultragauche », forcément, à la radio vous les entendez pas. Parce que moi, ultragauche, ça m’évoque plutôt un super héros hyper-cool : ultragauche, tatada ! Mais ce n’est pas vraiment l’ambiance ici.

Sept des fameux ultra-gauchistes ont été mis en examen pour « association de malfaiteurs terroristes ». Sur quoi se base cette accusation ? Eh bien entre autres, sur :

  1. l’utilisation d’applications comme Signal, WhatsApp, Wire, Silence ou Proton Mail pour chiffrer ses communications ;
  2. le recours à des outils permettant de protéger sa vie privée sur Internet comme un VPN, Tor ou Tails :
  3. le fait de se protéger contre l’exploitation de nos données personnelles par les GAFAM via des services comme /e/OS, LineageOS ou F-Droid ;
  4. le chiffrement de supports numériques ;
  5. l’organisation et la participation à des sessions de formation à l’hygiène numérique ;
  6. la simple détention de documentation technique.

Ah Merde ! Je dis « ah merde ! » parce que sur les six points que je viens de lister, j’en coche facilement quatre ou cinq. J’avais une conscience assez nette d’être un gauchiste, mais ultra, c’est nouveau. Remarque, c’est la classe, ultra-gauchiste ! OK ! J’arrête.

La DGSI précise dans une note à l’origine de l’affaire : « Tous les membres contactés adoptaient un comportement clandestin, avec une sécurité accrue des moyens de communications, applications cryptées – ils n’ont pas lu le mémo sur le vocabulaire –, système d’exploitation Tails, protocole Tor permettant de naviguer de manière anonyme sur Internet et wifi public. » Oui ! Même utiliser le wifi du McDo, c’est suspect.

Si les éventuels mots que vous ne comprenez pas vous font peur, sachez que la liste ne comprend que des choses relativement courantes, même indispensables dans pas mal de domaines : le médical, c’est évident, mais aussi le domaine du légal pour les communications entre avocat et client, pour le journalisme, la protection des sources, tout ça.

Donc la criminalisation du chiffrement, quelles que soient les intentions de départ, c’est dangereux. Malheureusement, cette tendance ne se limite pas à la France : la Commission européenne a proposé en 2022, au nom de la lutte contre la pédopornographie, l’obligation pour les fournisseurs de messageries chiffrées à donner accès à chacun de nos messages pour les vérifier.
Lutter contre la pédopornographie, je suis pour ! Mais vous voyez, quand j’imagine un agent de l’État dans un centre de tri de La Poste ouvrir l’intégralité des enveloppes qui y transitent pour lire en détail nos correspondances privées, parce c’est bien cela que ça veut dire, même si c’est pour traquer des pédocriminels, j’ai du mal à l’imaginer autrement qu’avec des bottes en cuir et un brassard sur le bras, pardon pour le point Godwin.
J’en entends déjà me dire : oui mais ça va, on est en France, ça sera juste utilisé contre le terrorisme et la pédocriminalité, sinon ils s’en foutent de nos conversations privées, on n’est pas en Corée du Nord.
Déjà, le monde ne se divise entre les méchantes dictatures 100 % totalitaires et les gentilles démocraties toutes propres, il y a un paquet de nuances et force est de constater que la France glisse plutôt dans la mauvaise direction depuis pas mal de temps. Après, ça pourrait être pire, on pourrait avoir un parti fasciste, toujours plus près des portes du pouvoir depuis 20 ans, et qui aurait donc juste un gros bouton à pousser pour nous faire basculer beaucoup plus clairement du mauvais côté si d’aventure il passait les portes.
Et puis surtout, l’expérience montre que TOUTES les mesures anti-terroristes sont systématiquement détournées pour des motifs politiques : demandez aux militants écolos qui s’étaient fait assigner à résidence pendant la COP21 ! Sur quelles bases ? Sur les bases de l’État d’urgence décrété suite aux attentats du 13 novembre 2015, évidemment !

Si l’affaire du 8 décembre montre quelque chose, c’est qu’en fait ça marche à l’envers : on vous dit « la limitation du chiffrement ne sera utilisée que contre le terrorisme », mais ça devient : « l’usage du chiffrement sera un motif de suspicion de terrorisme ».
Quand on vous dit « ça ne sera utilisé que contre le terrorisme », attendez-vous à ce que la définition de « terrorisme » devienne suffisamment large pour inclure à peu près tout le monde, de votre voisine éco-anxieuse qui tracte pour Extinction Rebellion à votre neveu geek de 13 ans qui bricole son petit GNU/Linux dans sa piaule.

C’est bien pour cela que La Quadrature du Net a publié dans Le Monde une tribune pour défendre le droit au chiffrement des communications. Tribune signée par bon nombre d’organisations dont l’April, évidemment, et que je vous invite à lire et à partager.

Voilà. C’était ma dernière chronique pour cette saison de Libre à vous !. Je suis désolé de finir sur une note aussi pessimiste. Pour le côté joyeux, voyez la chronique du mois dernier sur les événements libristes.

En tout cas, je vous souhaite un bon été, pensez à vous hydrater et à chiffrer vos communications. Salut !

Étienne Gonnu : Merci Gee. Une question me brûle les lèvres : c’est la dernière chronique de cette saison, est-ce que tu penses nous faire profiter de tes humeurs à la saison suivante ?

Gee : Si vous voulez bien de moi, oui.

Étienne Gonnu : Je pense que ce sera avec plaisir. On fera un petit sondage auprès des auditeurs et auditrices.
Merci encore pour cette chronique d’utilité publique. Effectivement, l’April s’engage pleinement en soutien à cette tribune de La Quadrature du Net. Il y a évidemment une menace pour le chiffrement, mais ce sont bien toutes nos libertés informatiques qui sont menacées, d’où l’importance de faire un front commun.
Je vous propose à présent de faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Étienne Gonnu : Après la pause musicale, nous parlerons de l’histoire et de la vie d’un jeu vidéo libre, 0 A.D. : Empires Ascendant . Avant cela nous allons écouter Lemony par Minda Lacy. On se retrouve dans deux minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la radio des possibles.

Pause musicale : Lemony par Minda Lacy.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Lemony par Minda Lacy, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions. Je précise que j’avais eu le très grand plaisir d’interviewer Minda Lacy l’année dernière dans le cadre d’une émission spéciale Fête de la musique, puisque le 21 juin tombait un mardi. Elle nous avait parlé de ce morceau, justement, Lemony. Le lien de l’interview sur la page de l’émission.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Passons maintenant à notre sujet suivant.

[Virgule musicale]

0 A.D. : Empires Ascendant  : histoire et vie d’un jeu vidéo libre

Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui porte sur le jeu vidéo 0 A.D. : Empires Ascendant , un sujet animé par nul autre que Laurent Costy qui reçoit, pour l’occasion, Stanislas Dolcini, chef de projet pour le jeu.
Comme d’habitude, n’hésitez pas à participer à notre conversation soit au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat ».
Laurent, je te passe la parole.

Laurent Costy : Merci Étienne. Bonjour à tous et à toutes.
Un des arguments souvent avancé pour s’empêcher de passer sous GNU/Linux serait la pauvreté des jeux disponibles. Il est vrai que si on cherche tous les jeux dernier cri qui collectent aussi beaucoup de données et de métadonnées sur nos usages, il y a encore quelques limitations. Néanmoins, de plus de plus de possibilités s’ouvrent et c’est bientôt les vacances ! Nous avions parlé de Play.it dans l’émission 155, outil libre qui permet de jouer à des jeux pas libres sous Linux. Aujourd’hui nous allons parler d’un jeu libre qui a acquis une grande renommée et qui existe depuis de nombreuses années. Il s’agit de 0 A.D., je ne sais pas si on dit 0 A.D. ou 0 A.D., tu vas nous confirmer ça. Nous accueillons Stanislas, chef de projet bénévole pour nous en parler. Bonjour Stanislas.

Stanislas Dolcini : Bonjour à tous et à toutes.

Laurent Costy : Du coup, comment prononce-t-on ?

Stanislas Dolcini : À la française c’est 0 A.D., si on en croit Wikipédia c’est 0 A.D.. En soi, le mot en lui-même est un mot qui désigne l’an 0, une période historique qui n’existe pas. En gros on a – 1 av. J.-C. et 1 après J.-C. ; le « A.D. » c’est d’ailleurs after death, Anno Domini, « année de Dieu », avant on avait l’Antiquité, etc. En fait, ce nom-là a été choisi par des gens qui m’ont précédé pour ce côté qui permet justement une licence artistique un peu différente en disant qu’on fait un jeu qui a une grande connotation historique, mais on peut quand même se permettre de faire quelques écarts parce que ça reste un jeu, ça leur a permis d’avoir cela.

Laurent Costy : D’accord. Merci pour cette explication que je n’avais pas complètement cernée. C’est vrai qu’on a une forme d’universalité dans le Libre, on essaie de trouver des noms quand même relativement imprononçables, heureusement qu’il y a « Empires Ascendant » derrière.

Stanislas Dolcini : C’est un peu compliqué. Quelqu’un est venu nous voir récemment en disant : « Vous avez choisi un nom pourri, ça ne va pas du tout, etc. » C’est vrai que le nom n’a pas beaucoup d’avantages façon prononciation, on vient souvent nous voir en nous demandant si « O A.D. » c’est bien parce qu’en plus, le logo ressemble plus à un « O » qu’à un zéro. On a un avantage non négligeable : dans toutes les distributions Linux, nous sommes le premier paquet puisqu’on commence par un « 0 » et on est tout en haut de la liste, ce qui n’est quand même pas mal pour la visibilité. Mais, du coup, c’est toujours un peu compliqué. Ils ont choisi un nom il y a 20 ans et maintenant on fait avec.

Laurent Costy : C’est difficile de changer.

Stanislas Dolcini : À noter que 0 A.D. c’est l’équivalent de Age of Empires. En gros, si on avait Microsoft, Age of Empires Age of Kings, Microsoft la boîte, nous ce serait Wildfire Games, 0 A.D. et Empires Ascendant. L’idée c’était de faire plusieurs jeux. Au bout de 20 ans, on en est toujours au premier, on espère qu’on va le finir un jour qu’on pourra faire d’autres choses. L’idée c’était d’avoir Empires Ascendant, Empires Besieged et peut-être, un jour, une autre suite qui suivra le jeu.

Laurent Costy : D’accord. Il y aura donc d’autres versions du jeu plus tard, au gré des volontés des développeurs.
Avant de rentrer plus dans le détail du jeu, est-ce que tu peux nous raconter, nous expliquer comment on devient responsable bénévole du jeu pour Age of Empires ? Pardon ! Pour 0 A.D. ?

Stanislas Dolcini : Il faut commencer par contacter Microsoft ! Non ! En vrai, pour moi ça s’est fait un peu naturellement. J’ai commencé il y a 12 ans maintenant, je suis arrivé sur les forums de 0 A.D. avec mon petit logiciel de 3D propriétaire et je voulais juste faire des modèles 3D. Pendant six ans c’est ce que j’ai fait. J’ai travaillé principalement sur les modes. Les modes c’est une modification de 0 A.D., ça permet d’avoir du contenu additionnel au gré des volontés de chacun sur le jeu. L’avantage des modes, en l’occurrence, c’est que la barre d’entrée est plus basse, ça permet justement de pouvoir s’entraîner, de tester des choses, etc.

Laurent Costy : De mettre un pied dans la contribution du jeu sans que ce soit trop rude.

Stanislas Dolcini : C’est ça. À noter que le jeu principal n’est qu’un mode du moteur de jeu derrière 0 A.D. qui est pyrogenesis.
J’ai commencé tranquillement à faire ça. J’ai fait quelques civilisations, les civilisations des Chinois, par exemple, qui a été ajoutée dans la dernière Alfa après 10 ans de négociation.

Laurent Costy : Version Alpha, pour les gens qui ne connaîtraient pas, c’est quoi ?

Stanislas Dolcini : Le mot clef « alpha » a beaucoup de significations différentes. Quand les personnes qui ont lancé 0 A.D. ont dit qu’on était une Alpha ça avait un sens différent de celui de maintenant. Le mot consacré actuellement je pense que ce serait early access, en français accès rapide.

Laurent Costy : Accès avant la version définitive, opérationnelle, accès anticipé.

Stanislas Dolcini : Accès anticipé. Merci beaucoup.
Le stade de développement aurait trois phases : la phase alpha, la phase bêta et la phase gamma, la phase gamma étant la version finale livrée par les sociétés qui font des jeux.
Alpha c’est on explore un peu, on essaie de rajouter de nouvelles fonctionnalités, il risque d’y avoir des bugs, etc.
Bêta, les fonctionnalités sont fixées, du coup on ne fait que corriger des bugs, on polit le jeu pour passer en gamma et ensuite vendre le jeu, en tout cas le mettre à disposition du plus grand nombre.
Dans les années qui ont suivi, le mot clef alpha a un peu perdu son sens, on est plus passé sur bêta. Maintenant bêta et accès anticipé sont plus les mots qu’on utilise. Alpha c’est vraiment un jeu avec des cubes, c’est vraiment avoir juste le gameplay à peu près tracé, mais il n’y a plus beaucoup de jeux qui s’appellent Alpha comme ça.

Laurent Costy : D’accord. Merci beaucoup. Du coup, je t’ai un petit peu coupé sur le jeu. Peut-être peux-tu nous expliquer en quoi consiste le jeu pour ceux et celles qui ne le connaîtraient pas ?

Stanislas Dolcini : Le jeu est un jeu de stratégie en temps réel. Ça veut dire que vous contrôlez une civilisation que vous avez choisie parmi 14 disponibles et plus si vous utilisez des modes. Vous commencez avec un bâtiment, un certain nombre de personnages. Il va falloir aller récolter des ressources autour de vous pour pouvoir étendre votre civilisation, construire plus de maisons, construire plus de bâtiments, afin d’amasser encore plus de ressources. C’est un peu un jeu de déforestation par moments.
Ensuite, vous avez plusieurs modes de jeu différents.
Le mode assez classique, qui est commun à d’autres jeux, comme Age of Empires, StarCraft, etc., c’est le mode conquête : un adversaire est sur la même carte que vous et a exactement la même ambition que la vôtre ; vous devez vous développer plus vite que lui pour pouvoir avoir la suprématie sur lui.
On a d’autres modes de jeu. On a un mode de jeu « Merveille », par exemple. En fait, il faut construire une merveille le plus vite possible. Il va falloir quand même amasser des ressources rapidement et le premier qui a construit sa merveille doit la faire tenir dix minutes et il gagne la partie.
On a des modes où il faut capturer des reliques qui sont éparpillées sur la carte.
Vous pouvez aussi combiner tous ces modes pour avoir un mode de gameplay un peu sympa.
Il y a, par exemple, des gens qui ne sont pas très bataille, qui vont plutôt construire une ville, mettre des grands murs, essayer de se cacher derrière, et qui peuvent quand même gagner le jeu à travers un moyen alternatif.

Laurent Costy : Merci. Tout à l’heure je t’ai coupé, tu avais mis le pied dans le développement du jeu par les modes. Du coup, quelle a été la suite ?

Stanislas Dolcini : J’ai continué à m’améliorer d’un point de vue 3D pendant quelques années. J’ai finalement switché sur Blender, un logiciel de modélisation 3D libre. En plus, ça permettait un échange un peu plus facile justement sur les assets, etc., puisque les solutions propriétaires coûtent beaucoup d’argent : on est sur 3 000 euros la licence à l’année de 3ds Max. Quand on est étudiant, ça va, quand on n’est plus étudiant, c’est compliqué.

Laurent Costy : Quand on est étudiant ça va parce que c’est payé par la fac.

Stanislas Dolcini : Non. En fait, 3ds Max fournit des licences pour étudiant avec des limitations. On ne peut pas faire ce qu’on veut avec les assets produits sur 3ds Max, il y a pas mal de législations un peu compliquées là-dessus.
Blender est arrivé, je suis passé dessus. J’ai continué à m’améliorer. Au bout d’un moment, en fait, j’avais le même niveau que certains membres que l’équipe du jeu à cette époque-là. Ils m’ont dit « si tu veux, tu peux rentrer en tant qu’artiste ». La décision de me faire entrer dans l’équipe a toujours été un peu complexe parce que je ne faisais pas que des trucs artistiques, je faisais aussi du code, je faisais aussi pas mal de choses différentes. Me donner accès au code source, à la modification, pouvoir vraiment affecter le jeu directement présentait, entre guillemets, « des risques » sur le fait que si je n’étais pas totalement clean, je pouvais commencer à taper dans certaines zones. Ils ont mis longtemps à décider que je méritais la confiance et que je pouvais rentrer dans le jeu.

Laurent Costy : Pour bien comprendre, ça veut dire qu’on sépare bien les compétences quand on invite des gens à contribuer au jeu. Il y a des gens qui ne font que du code et des gens qui ne font que des choses artistiques. C’est ça ?

Stanislas Dolcini : La plupart du temps, les compétences des gens sont assez fermées, ce sont souvent des gens très experts dans leur domaine de compétences et qui, du coup, ne font que ça. Il faut quand même rappeler qu’à la base 0 A.D. est un hobby, ça a été fait par des hobbyistes. C’étaient des fans d’Age of Empires, des joueurs du jeu qui se sont mis ensemble en disant « on a beaucoup modifié Age of Empires, on est un peu limités, on voudrait faire notre propre jeu ». Ils se sont mis ensemble, ils ont brainstormé pendant trois ans sur la façon dont ils allaient faire le gameplay, etc. Ils ont commencé à travailler dessus en 2000, ils ont fini en 2009, ils ont dit « ça fait neuf ans, nos vies ont changé, on n’a pas forcément les moyens de continuer. On va rendre le jeu open source, on va libérer le code source en espérant que ça lui donne un souffle ». Ça marché, le pari est fait, 14 ans plus trad on y est toujours.

Laurent Costy : Ces gens-là étaient situés où ?

Stanislas Dolcini : C’était principalement des personnes américaines. L’un d’eux avait avait une grande passion pour les civilisations ibériques. Il nous a quitté en 2006, une des versions porte son nom l’Alpha 23 Ken Wood, en hommage à cette personne qui est morte du cancer, malheureusement.
Donc tout ce projet-là s’est lancé. Souvent les personnes sont relativement précises dans ce qu’elles veulent faire. Il y a des gens que ça intéresse de travailler sur le moteur graphique, ce qui affiche les petits triangles, des polygones et des unités sur le truc pour que ça soit joli, etc. C’est la seule chose qui les intéresse, le gameplay ne les concerne pas, etc. ; c’est vraiment ça. Ce sont généralement des skills set, des compétences qui sont assez spécifiques et assez précises, qui ne sont relativement pas communes même dans le métier de programmeur, etc., ce sont vraiment des domaines un peu de niche. En fait, on a des gens comme ça, qui ne bossent vraiment que ça.
J’avais « l’avantage », entre guillemets, de pouvoir faire de l’artistique, de pouvoir faire du code, de pouvoir parler aux gens ; la compétence de pouvoir parler à des gens n’est pas quelque chose de….

Laurent Costy : Ça faisait partie de ma question suivante, tu vas pouvoir y répondre. Du coup, comment fait-on pour faire travailler ensemble des gens ont des compétences très spécifiques ? À un moment donné, j’imagine que ça doit interagir pour que le jeu puisse fonctionner.

Stanislas Dolcini : La réponse simple c’est « c’est compliqué ». Il y a des gens qui travaillent mieux avec certaines personnes qu’avec d’autres. On a tous des comportements et des caractères différents qui font qu’il y a un travail de lissage à faire pour que tout le monde s’entende bien et arrive à travailler en harmonie.
0 A.D. a souvent travaillé par vagues dans le sens où on a eu, pendant un moment, énormément d’artistes, donc on a vachement fait avancer la partie artistique. L’Alpha 24 c’était vraiment ça, on avait une motivation, on avait plein de nouveaux arbres, plein de nouveaux animaux, on a vraiment bossé là-dessus.
Après, les artistes disparaissent, ils ont d’autres choses, d’autres priorités dans la vie, du coup on passe sur le code. Ça va être le moteur, des trucs de barbus un peu veters. Ça dépend vraiment.
En gros, c’est faire travailler tous ces gens-là en harmonie. Par exemple, les programmeurs vont souvent râler parce que les artistes sont, entre guillemets, « un peu moins rigoureux » sur la façon dont ils gèrent leurs assets, ce qui cause des bugs.

Laurent Costy : Les assets ? Excuse-moi.

Stanislas Dolcini : Les éléments du jeu : un personnage c’est un asset, un fichier qui contient les statistiques des unités c’est un asset, etc.

Laurent Costy : Du coup, ça veut dire, par exemple, que le personnage va être trop volumineux dans ses proportions, ça va poser problème après à la programmation.

Stanislas Dolcini : Soit il va être trop volumineux, soit il va coûter trop en performances parce qu’il a trop de détails pour sa taille. On va dire que chaque personnage est composé d’un certain nombre de triangles, plus il y a de triangles, moins il y a des performances. Plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère ! Du coup, si vous dépassez par exemple 20 000 triangles par personnage et que vous avez 20 000 personnages sur l’écran, forcément l’ordinateur va avoir du mal.
À noter que 0 A.D. tourne quand même sur des configurations qui sont relativement modestes, des ordinateurs qui ont parfois dix ans, etc. Tout le monde ne peut pas faire tourner le dernier jeu triple A qui vient de sortir !

Laurent Costy : C’est clair !

Stanislas Dolcini : C’est toujours un équilibre : on a l’artiste qui veut absolument faire le truc le plus beau possible, le programmeur qui veut faire le truc le plus performant possible. Il faut trouver un juste milieu entre les deux en disant « on ne va pas brider complètement les gens, mais, d’un autre côté, on ne va pas non plus laisser un champ des possibles incroyable qui, entre guillemets, nous « embêtera » dans le futur. »

Laurent Costy : Comment cela se structure-t-il ? Tu es chef de projet pour la partie francophone ? Comment cela se travaille avec les communautés qui ne seraient pas en France ? Est-ce qu’il y a une communauté globale ? Est-ce que ton rôle c’est de mettre en lien les personnes qui développent du code et les artistes ?

Stanislas Dolcini : Il faut déjà resituer la quantité de personnes qui travaillent sur 0 A.D. : nous ne sommes pas si nombreux que ça. Nous sommes plutôt, en équivalent temps plein, à 0,5 ou 0,25, quelque chose comme ça, ce n’est pas un truc sur lequel tous les gens travaillent tous les jours. On a des gens qui sont dans des périodes de creux d’activité et ils commencent à vraiment travailler.

Laurent Costy : Il n’y a aucun salarié, ça c’est sûr.

Stanislas Dolcini : Non, nous sommes tous bénévoles. Je crois que sur les 23 ans d’existence de 0 A.D. il y a eu un mois de travail payé, mais je ne suis même pas sûr en vrai, je ne sais si ça s’est fait au final ou si ça a été tacite. Ce sont vraiment 23 ans de travail acharné par des gens sur leur temps libre. Du coup, c’est toujours un peu la question qu’on a quand on arrive sur le salon en mode « comment êtes-vous payés ? Ça vous rapporte à un moment donné ? Vous vendez de la pub, vous vendez des NFT ? ». Non.

Laurent Costy : C’est impressionnant. Tu dis c’est 0,5, j’imaginais que c’était quand même un peu plus si on cumulait dans tous les pays. Tu es donc en lien avec des gens aux États-Unis très quotidiennement ?

Stanislas Dolcini : Aux US on en a beaucoup moins. Je pense que l’une des raisons principales de cela c’est que nous sommes principalement Européens maintenant. Ça a commencé full US, maintenant nous sommes principalement Européens, ça fait qu’il y a des problèmes de time zone, forcément, de fuseau horaire. Ce n’est pas forcément facile de contribuer avec des gens comme ça. À noter que les chats textuels ont tendance à augmenter la capacité des gens à se friter. C’est très difficile, de base, quand on parle la même langue, de faire passer des idées en chats textuels.

Laurent Costy : On a tous fait des boulettes par mails, des choses, comme ça, des interprétations de mails qui n’étaient pas dans le bon ton.

Stanislas Dolcini : Du coup, avec la barrière de la langue ça rajoute une subtilité qui peut être un peu particulière. Par exemple, on a des personnes russes qui ont une façon de parler qui est relativement froide, même si elles ne sont pas froides de base. Ce sont des gens qu’on gagne à rencontrer en vrai puisque ça permet de relativiser sur la personne : sans la rencontrer, on a l’impression que la personne n’est pas vraiment à fond avec nous. Ce sont toutes ces subtilités de chaque personne qu’il faut prendre en compte et essayer de dire « toi tu as envie de faire ça. OK, c’est bien. Lui a envie de faire ça. Est-ce qu’il y a moyen que vous vous parliez, que vous fassiez un truc tous les deux et que ça marche. Quand lui aura fini ça, il pourra t’aider sur ton truc. » C’est aussi un peu un système de faveurs. On travaille avec des gens qui sont là sur leur temps libre, on ne peut pas les forcer à faire des choses. Trop forcer quelqu’un à bosser sur son temps libre, il va juste partir et, du coup, vous n’avez personne même pour faire le taf qu’il voulait faire à l’origine, ce n’est pas optimal. Après, ça demande aussi beaucoup d’énergie pour concilier tout le monde. C’est une chose qu’on peut faire par phases. Sur le long terme, ça finit par user les personnes qui le font et, des fois, ça devient même plus contre-productif puisqu’on n’est plus en état de gérer les gens. Il y a pas mal de choses comme ça à mettre en place et en perspective.

Laurent Costy : Tu parlais des Russes, il y a des occasions de les rencontrer ? Au FOSDEM [Free and Open Source Software Developers’ European Meeting ] ? Des choses comme ça ?

Stanislas Dolcini : C’est ça. C’est un peu plus difficile avec les configurations géopolitiques actuelles. On a pu les rencontrer plusieurs fois au FOSDEM, on avait des Hollandais.

Laurent Costy : Le FOSDEM est une rencontre de libristes qui se passe à Bruxelles en général.

Stanislas Dolcini : C’est ça. Le FOSDEM est la plus grande rencontre internationale, ce n’est pas quelque chose comme ça ?

Laurent Costy : On se regarde, on croise nos regards, on n’est pas sûrs, on va vérifier. Je tiens à savoir !

Stanislas Dolcini : OK. On vérifiera. C’est une grande rencontre dans une université à Bruxelles, l’occasion de voir pas mal de gens. Ce sont beaucoup de projets, il n’y a pas beaucoup de jeux, c’est rare qu’on voie d’autres gens qui font des jeux, mais on y travaille, on essaye d’organiser des choses. Les gens de Godot, le moteur de jeux libres qui a bénéficié d’une carrière flamboyante ces derniers temps avec toutes les subventions qu’il a reçues, nous ont un peu snobés au FOSDEM cette année. On espère quand même qu’on pourra retravailler avec eux.

Laurent Costy : On leur lance un appel : retravaillez un peu avec les gens de 0 A.D..

Stanislas Dolcini : Avec tous les gens qui font du jeu vidéo dans le monde de l’open source. Comme je le disais tout à l’heure, je pense que c’est une série de compétences de niche et on gagnerait tous à travailler plus ensemble, parce que ça permettrait justement d’avoir plus de ressources pour chaque projet.

Laurent Costy : Très bien. J’ai entendu tout à l’heure que tu parlais de la libération du moteur vers 2009, je ne me trompe pas ? Du coup, le jeu est libéré depuis 2009, c’est un jeu libre. Avant 2009, il avait quand même tourné quelques années aussi ?

Stanislas Dolcini : C’était un freeware. Le code n’était pas libéré, il était la possession des développeurs de l’époque ; le jeu était gratuit et c’était vraiment une volonté qu’ils avaient de le rendre accessible. Je pense que c’est juste que l’open source n’était pas aussi développé à cette époque-là qu’il l’est maintenant. On a failli, à un moment donné, se faire racheter par une boîte qui a proposé, je crois, un million d’euros pour racheter le jeu avant qu’il devienne open source. C’est toujours un peu intéressant d’avoir l’évolution.
On parle un peu d’argent. Il y a eu un crowdfunding en 2013 sur une plateforme qui s’appelle Indiegogo, une récolte d’argent de masse par des personnes. Cette campagne de fonds n’a pas forcément marché comme les développeurs l’attendaient. Ils voulaient à peu près 160 000 euros et je pense que ce n’était même pas assez en vrai. Ça leur aurait permis d’embaucher un développeur à plein temps, pendant un an, pour essayer de finir le jeu. La dernière fois que j’ai regardé les forums, je suis tombé sur un post de 2010 qui disait « quand est-ce qu’on finit le jeu ?, on n’en est pas trop loin, etc ». On est encore là 13 ans après, je pense qu’on va toujours se poser la question.
On a récupéré 40 000 euros sur les 160 000. Contrairement à d’autres plateformes, Indiegogo permet aux récipiendaires de garder l’argent, ça peut continuer à servir de fonds, etc. Ça nous permet de survivre actuellement. On a à peu près 500 et quelques euros de frais de serveurs par an, plus 100 euros d’Apple Developer, plus deux/trois autres trucs qu’on paye tous les ans.

Laurent Costy : Apple Developer, c’est-à-dire ?

Stanislas Dolcini : En gros, pour pouvoir déployer des applications sur Apple, il faut payer 100 euros par an. Jusqu’à 2019 ce n’était pas encore trop gênant de ne pas l’avoir. Maintenant, si vous ne faites pas tout le processus de validation par Apple, vous ne pouvez pas lancer d’applications sans obliger les gens à ouvrir des terminaux et à taper des commandes un peu obscures. Si vous téléchargez une application qui vient d’une source non signée, elle est marquée comme corrompue et il vous dit de la mettre à la corbeille.

Laurent Costy : Super ! Merci Apple ! Vous reversez une petite partie de l’argent que vous collectez à Apple. Sympa !

Stanislas Dolcini : C’est ça ! On supporte les GAFAM ! On est vraiment à fond !
En gros, c’est notre fonds de roulement, il nous reste 27 ans, on a 27 ans pour finir le jeu et, chaque année, on a des donations, tout le monde est en mesure de faire une donation via PayPal, je crois, et, dans certains cas, vous pouvez les faire par virement bancaire, c’est un peu plus compliqué parce qu’il faut contacter. En gros, 0 A.D. est sous le joug d’une association à but non lucratif américaine qui s’appelle SPI, Software in the Public Interest, logiciel d’intérêt public, qui gère les fonds de plusieurs projets, notamment Arch Linux, The Battle for Wesnoth qui est un autre jeu libre, et d’autres projets, je crois qu’il y a peut-être Adélie Linux. Il y a en quelques-uns, je ne suis pas sûr que Debian n’y soit pas aussi.

Laurent Costy : D’accord. Je ne saurais pas répondre.

Stanislas Dolcini : Ils ont un certain nombre de projets dont ils gèrent les fonds. C’est une association à but non lucratif américaine, l’avantage c’est qu’elle ne paye pas d’impôts sur l’argent.

Laurent Costy : Sur les dons qui sont reçus.

Stanislas Dolcini : L’inconvénient, c’est que l’utilisation de l’argent est restreinte par cela. Dans les questions d’entrée, par exemple, on ne peut pas vendre des choses de manière légale puisqu’elle n’a pas de but lucratif. Pour justifier la réception d’« échanges », entre guillemets, il faut que ce soit un échange du type : je vous donne le tee-shirt, vous me donnez ce que vous voulez. En fait, je vous donne le tee-shirt et vous me donnez une somme d’argent. C’est toujours un peu compliqué. Dès qu’on a des dépenses à faire, il faut qu’on s’arrange pour voir comment on peut faire les choses, comment on peut rendre ça légal, donc faire des devis, etc., parce que, du coup, il y a toute la partie administrative à gérer derrière qui devient un peu plus compliquée.

Laurent Costy : Je n’avais pas du tout appréhendé cela. Ça veut bien dire que la structure qui supporte 0 A.D., qui aurait pu être une association française s’il y avait une qui avait été créée, au départ c’est une structure qui a « hérité », entre guillemets, du jeu à la libération du jeu en 2009, qui en est devenue gestionnaire, je ne sais pas comment on dit pour une structure comme ça. Ça vous renvoie effectivement aux États-unis par rapport aux dépenses, ce n’est peut-être pas forcément simple.

Stanislas Dolcini : La raison pour laquelle il n’y a pas d’association française pour 0 A.D. c’est que, pour l’instant, nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour justifier le travail à faire, entre guillemets « juridique », de management d’une association. S’il y avait 25 personnes en France peut-être qu’on envisagerait d’avoir un trésorier, etc., mais là !

Laurent Costy : Il faut écrire des statuts, déposer les statuts, faire une assemblée générale de création, faire une AG tous les ans, etc., après, ça dépend des statuts. En tout cas, ça demande une gestion qui, s’il n’y a pas beaucoup de monde, n’est pas forcément pertinente.

Stanislas Dolcini : C’est du temps qui est mieux investi à gérer ou à travailler sur le projet.

Laurent Costy : Très bien. Tu as parlé de The Battle for Wesnoth qui est aussi un jeu qui est quand même très connu dans les communautés du Libre. Quels sont, à ton avis, les éléments qui ont fait le succès du jeu ?, parce qu’on peut quand même considérer que c’est un grand succès du Libre. Quand on parle aux libristes de 0 A.D., en général ils savent de ce dont il s’agit. Comment expliques-tu le succès du jeu ?

Stanislas Dolcini : Je pense que le nom a beaucoup aidé. Le nom, le fait que ça soit gratuit aide quand même pas mal, du coup ça offre non seulement une alternative open source à des jeux comme Age of Empires, StarCraft, etc., mais aussi une alternative gratuite. On a tous été enfants, étudiants, avec pas beaucoup d’argent et c’est toujours sympa d’avoir un jeu qui est jouable et qui permet justement de quand même passer du temps. On a eu un petit moment sympa : à Noël, j’ai reçu un petit message d’une famille qui faisait des parties de Age of Empires tous les ans, c’était leur tradition de faire ça à Noël. En fait, cette année ils n’avaient plus assez de licences pour jouer tous ensemble. Ils sont tombés sur 0 A.D. et, du coup, ils ont fait une partie de 0 A.D. à la place. C’est le genre de petit moment sympa qui fait plaisir, le message qu’on aime bien recevoir.
On parlait graphisme tout à l’heure. La qualité graphique, la beauté du jeu a fait que c’est un de ses succès. C’est aussi une des raisons pour lesquelles les performances peuvent parfois souffrir un peu, mais c’est vraiment ça qui le fait briller dans le Libre. On a souvent pas mal de gens qui sont plus des programmeurs que des artistes à la base, même s’ils ont tous un petit côté artiste sur le jeu vidéo. On a vraiment eu cette chance d’avoir eu des artistes qui ont pu contribuer et travailler sur 0 A.D.. Un programmeur a souvent plus de temps à dédier du Libre, parce que le métier de programmeur paye suffisamment pour qu’on puisse se permettre de donner du code gratuitement. En général, un artiste aura souvent le choix entre manger à la fin du mois et contribuer à un projet libre, mais c’est rare de pouvoir faire les deux. On a vraiment eu eu la chance d’avoir des artistes qui pouvaient faire les deux et qui ont pu contribuer à 0 A.D. sur leur temps.

Laurent Costy : J’avais une question sur le genre des artistes. On m’a fait remarquer, dans la préparation de l’émission, que les femmes avaient une poitrine assez forte. La question un peu liée : est-ce que la majeure partie des artistes serait masculine ? Est-ce que ça pourrait avoir un lien ?

Stanislas Dolcini : La majeure partie des artistes est masculine. En vrai, il y a eu quelques filles sur 0 A.D. au fil des années, mais la majeure partie des artistes est masculine. Lors de la refonte de toutes les unités, c’est une personne masculine qui a fait les designs. J’imagine qu’il avait des goûts très personnels sur le corps des unités : les garçons sont assez balaises physiquement, ont une démarche assez masculine. Les personnages féminins ont un peu hérité de cet œil, disons intéressant, sur ça.
On arrive parfois avec des contributions comme ça. En l’occurrence, là c’était un des artistes officiels de l’équipe, il a fait ses modèles. Le but c’était de passer 0 A.D. cinq ans en avant parce qu’on avait dû prendre du retard et les modèles commençaient vraiment à être vieux. On a des contributions comme ça. Après, libre à chacun de venir et nous proposer un modèle féminin très anthropomorphique.

Laurent Costy : Très bonne réponse. Merci à toi.
Je pense qu’on va s’autoriser une pause musicale, Étienne.

Étienne Gonnu : Ça me paraît effectivement le bon moment dans le timing de l’émission. Je vous propose d’écouter Honor Bound par Omri Lahav, qui est le thème principal du jeu. On se retrouve juste après, toujours à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Honor Bound par Omri Lahav.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Honor Bound par Omri Lahav, disponible sous licence Creative Commons Partage dans les mêmes conditions.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu de l’April. Nous discutons de l’histoire et de la vie d’un jeu vidéo libre, 0 A.D. : Empires Ascendant , dont nous venons d’écouter le thème principal, Honor Bound, plus précisément c’est Laurent Costy qui discute avec Stanislas Dolcini, chef de projet pour ce jeu.
Toutes les musiques du jeu sont sous licence libre, il me semble, comme le reste des assets graphiques. Quelle est l’histoire de cette musique et de cet artiste ? Comment ce musicien est-il arrivé dans le projet ?

Stanislas Dolcini : Je crois qu’ Omri a trouvé le projet un peu par hasard. Pour présenter un peu la personne, c’est une personne qui est, je crois, israélo-américaine, qui sait jouer d’un nombre d’instruments assez grand, qui s’est retrouvée sur le projet à composer ses premières musiques. À la base, il m’avait dit qu’il l’avait faite à l’oreille. Les premiers morceaux de 0 A.D. ont été faits comme ça : il est arrivé, il a joué un morceau, il a fait « super, c’est bon, on le met dans le jeu ».
Son expérience a augmenté. Il y a eu un festival sur des séries il n’y a pas longtemps, à Lille je crois. Il a fait, je crois, toute la bande-son pour une série et je crois qu’il fait des bandes-son pour des films, il a fait pas mal de choses différentes dans sa vie. Fort de cette expérience, il a continué à faire des musiques de mieux en mieux. On a vraiment eu une chance incroyable d’avoir ces musiques-là et surtout sous cette licence-là.
Noter, d’ailleurs, que nous en sommes en discussion, un deuxième album va sortir. Le premier album est disponible sur Spotify et Bandcamp et, bien sûr, de façon libre sur le site, vous pouvez aller les télécharger directement. On est en train de travailler pour avoir le deuxième album, on a ajouté 26 nouvelles musiques dans la dernière version, elles vont être incluses dans « un nouvel album », entre guillemets, disponible aussi sur ces plateformes-là.

Laurent Costy : Merci pour toutes ces précisions. Ça faisait effectivement partie des questions. On a vu les développeurs, on a vu les artistes, plutôt sur la partie graphique ; ça complète un peu la manière dont le jeu se consolide avec la musique qui est effectivement essentielle, qui donne au jeu cet aspect extrêmement intéressant.
Tout à l’heure on a dérivé, mais je trouve que c’est plutôt naturel, c’est sympathique. Est-ce que tu peux revenir un peu sur ton bagage initial qui a fait que tu es arrivé là où tu en es en bénévolat dans le jeu ? Quel parcours as-tu en termes de formation initiale finalement ?

Stanislas Dolcini : Donc avant d’arriver sur 0 A.D. OK. J’avais 17 ans, j’étais encore au lycée et, à la base, je voulais faire un peu de création graphique, etc., je m’orientais plutôt vers une école d’art. Après avoir vu pas mal de conseillers d’orientation qui m’ont dit « non, ça ne va pas être génial, le métier du jeu vidéo est bouché, tu ne vas pas s’en sortir ! ». Je suis parti dans une carrière un peu plus classique, on m’a dit de ne pas faire de prépa, j’ai fait une prépa, une prépa intégrée un peu plus facile qu’une prépa classique, il n’y avait pas le concours à la fin : j’ai fait une école d’ingénieur pendant cinq ans, ingénieur généraliste, j’ai fait de la méca, j’ai fait de l’électronique, j’ai fait pas mal de choses différentes. J’avais une spécialité informatique avec une petite cerise en plus, sécurité. Actuellement je travaille, je suis consultant informatique pour une entreprise qui s’appelle OnePoint. J’interviens chez les clients pour développer des solutions.

Laurent Costy : Pas en Libre, à priori.

Stanislas Dolcini : Non, pas en Libre. On ne peut pas, malheureusement. Quand on va à l’Open Source Experience on se rend compte qu’il y a quand même pas mal d’entreprises qui font du Libre, mais là ce n’est pas le cas.

Laurent Costy : C’est pour cela que tu t’impliques dans 0 A.D. !

Stanislas Dolcini : C’est ça. Pour finir, vite fait, l’arrivée. Je suis devenu artiste, je suis rentré dans l’équipe. En fait, le chef de projet qui était en thèse sur la physique des supraconducteurs a commencé à s’effacer de plus en plus parce que ça lui prenait beaucoup de temps. Petit à petit, j’ai repris des petits morceaux par-ci par-là, j’ai ajouté des responsabilités à mes responsabilités précédentes jusqu’à ce que, en fait, à un moment donné, il me dise « est-ce que ça te dirait de devenir le chef de 0 A.D. ? ». Ce n’était pas exactement là que je voulais aller. Je pensais qu’il allait finir sa thèse, revenir, et que je pourrais continuer à travailler dans mon coin. Du coup, je me suis retrouvé avec ce poids-là sur les épaules. Le début a été relativement compliqué puisque ça faisait deux ans qu’on n’avait pas sorti de version, donc j’avais une pression. Je préfère boire la pression, mais là je me la suis mise très fort sur les épaules.

Laurent Costy : En quelle année ?

Stanislas Dolcini : C’était l’année juste avant le Covid je crois, 2020, c’est la dernière année où nous sommes allés au FOSDEM. On m’annonce « je vais arrêter, est-ce que tu veux prendre les rennes du projet ? ».
La version peinait à sortir. On avait pas mal de problèmes. Des distributions Linux nous disaient « vous dépendez de telle dépendance, on va la supprimer, donc 0 A.D. va disparaître de toutes les distributions, il faut que vous sortiez une version ». Ce n’était vraiment pas un bon début. Je pense que j’avais un peu l’impression de faire mes preuves genre on m’a donné ce titre, mais je ne le mérite pas, du coup j’ai vraiment pris cher cette année-là.
Finalement, j’ai réussi à sortir une version, puis j’en ai sorti une autre et on a sorti l’Alpha 26 l’année dernière. On devait sortir l’Alpha 27 courant été, mais, actuellement, je n’ai pas assez de temps pour le faire, donc on a préféré la reporter. Notre process fait que lorsqu’on va sortir une version on arrête de développer des nouvelles fonctionnalités, ce qui fait qu’on perd des contributeurs, puisque les gens ne sont plus intéressés, l’intérêt c’est de corriger tous les bugs qui vont arriver et, en général, il y en a quand même un assez grand nombre. Du coup, les gens ne veulent plus contribuer, il n’y a plus que des bugs à corriger et personne n’a vraiment envie de faire ça. Plutôt que bloquer le développement en disant que peut-être, dans quatre/cinq mois, je serai en mesure de faire une nouvelle release, on a dit on arrête le process, on recommence comme si c’était une nouvelle version, vous continuez à ajouter des nouvelles fonctionnalités et on verra dans six mois comment ça se passe.

Laurent Costy : Très bien. Merci pour ces éclairages, encore.
Qu’est-ce qui vous fait dire que le jeu n’est pas fini ? Quand est-ce que vous estimerez que le jeu est fini ? Quel est votre but, votre horizon pour dire que le jeu est vraiment terminé ?

Stanislas Dolcini : Il y a une façon dont le jeu va se finir : si un jour il n’y a plus de contributeurs, ce sera la fin technique du jeu.
Le jeu est la somme des travaux de chacun des contributeurs. Ça peut ressembler à un amalgame un peu étrange vu de l’extérieur, mais c’est aussi un peu ce qui fait sa force, ce sont des gens avec des motivations différentes qui travaillent sur un projet comme ça. On va avoir des gens qui sont vraiment à fond sur le gameplay, la compétitivité, les statistiques, etc. ; on va avoir des gens en mode « il faudrait que les arbres repoussent, je voudrais pouvoir gérer ma ville, je voudrais pouvoir avoir plus de ressources, etc. » ; on a des gens font des modes qui n’ont rien à voir : on a un mode Zelda avec 14 ou 16 civilisations de Zelda, on a un mode My Little Pony avec plein de petits poneys, avec des pégases, des licornes, etc. On a des gens qui contribuent de manières vraiment complètement différentes. Je pense que le moteur aura peut-être une stabilité qui fera qu’on aura un jeu stable : la performance est OK, tout le monde peut jouer, on n’a pas de gros bugs majeurs ; on va peut-être avoir des trucs en multigenre. On a les sauvegardes multijoueurs qui sont une fonctionnalité sur laquelle il y a une prime de 140 euros pour que la feature se fasse. C’est le genre de fonctionnalité que les gens veulent. Après, on a des choses qui varient en fonction. Peut-être qu’un jour je ne serai plus chef, que le prochain leader aura une idée beaucoup plus poussée sur un aspect du jeu et dira « on ne peut pas sortir tant qu’on n’a pas fait ça ».
Actuellement, ma ligne directrice est moins sur la fin du jeu et plus sur le fait de le partager au plus grand nombre. J’ai travaillé avec une école, à Rennes, qui s’appelle Activdesign, qui fait une formation artistique uniquement avec du logiciel libre. On a travaillé avec une équipe d’étudiants pour qu’ils fassent un mode de 0 A.D. C’est le genre de chose qui me fait vibrer : on peut partager. Pour moi, 0 A.D. a été très formateur, que ce soit au niveau artistique mais surtout au niveau du code, parce qu’on a tendance sur beaucoup de projets open source à avoir une espèce de pureté du code qui est parfois un peu malsaine mais qui permet aussi d’avoir, entre guillemets, de la « qualité ». Du coup, ça m’a entraîné à aller chercher un peu plus loin, à regarder la petite bête.

Laurent Costy : Pourquoi ce serait malsain ?

Stanislas Dolcini : Comme dans toutes les choses, si l’extrême est poussé à bout on ne fait plus rien. Un projet open source où on dit « tout ce qui n’est pas parfait n’arrive plus dans le jeu », fait qu’il n’y a quasiment rien qui rentre dans le jeu.

Laurent Costy : Le mieux est l’ennemi du bien !

Stanislas Dolcini : C’est un peu ça. En fait, souvent les personnes qui renforcent cela ne sont pas foncièrement parfaites non plus, elles font des choses qui ne sont pas forcément parfaites mais en font le reproche à d’autres gens et ça crée un climat qui peut être un peu tendu.
Comme je disais, dans le monde des programmeurs, il y a deux grandes catégories : il y a les défricheurs et les jardiniers. Il y a des gens qui aiment que tout soit bien ordonné et il y a des gens qui aiment explorer et faire des choses. Si on n’a que des jardiniers, le jeu n’avance pas : on est sur ce qu’on sait faire, on ne fait que corriger des petits détails, on réécrit pour la vingtième fois la même chose. Si on n’a que des défricheurs, le jeu ne marche pas : on a taillé la haie, on est passé à travers, on est chez le voisin, on a vu un nouveau monde, mais, à un moment donné, il va falloir réparer un peu tout ça, histoire que le chemin tienne la route.

Laurent Costy : Merci pour cette analogie. Je trouve que c’est intéressant pour les gens qui n’appréhendent pas du tout comment peut se concevoir un jeu vidéo. Je trouve que c’est assez éclairant.
On a parlé des artistes pour le graphisme, on a parlé des musiciens, on a parlé des codeurs. Pour l’aspect historique, est-ce que vous avez, dans la communauté, des gens qui sont motivés par les questions historiques pour faire respecter, par exemple, des questions anachroniques qu’il pourrait y avoir dans le jeu ? Comment cela s’intègre-t-il dan la communauté ?

Stanislas Dolcini : C’est assez rare, ce sont souvent des personnes qui sont assez secrètes, j’imagine qu’il doit y avoir des considérations sur des informations qu’elles ne sont pas autorisées à divulguer, etc., peut-être que dans les recherches qu’elles font elles n’ont pas le droit. C’est un peu comme Sci-Hub où il y a tous les papiers de recherche et, normalement, c’est 150 euros pour pouvoir accéder au manuel ou à l’information, etc., donc peut-être qu’elles ne sont pas autorisées. Souvent ce sont des gens qui ont quand même une espèce de voile opaque sur qui ils sont et ce qu’ils font. Ils nous donnent des informations, ils disent, par exemple, « les Celtes faisaient ça » ; les tonneaux, par exemple, sont une invention celte, les Gaulois les ont inventés, donc on pourrait s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de tonneaux chez les Romains. C’est ce genre de choses qu’on peut avoir. On peut avoir des choses sur les formations, comment les unités se mettaient en ordre de bataille, etc. On peut avoir des choses sur les équipements. Pour les Gaulois, on a vraiment été au bout de la recherche. On a pas mal de choses avec un heaume du 4e siècle, un heaume du 3e siècle. En fait 0 A.D. couvre la période – 500 à zéro actuellement, du coup on a des heaumes qui correspondent à toutes les périodes. Ce ne sont pas des améliorations, ils apparaissent de manière aléatoire, mais ils sont factuellement corrects. Ils ressemblent à la réalité, ils ont les mêmes caractéristiques qu’un vrai heaume, avec des épées en bronze, des épées en fer ; ceux-là avaient ça ; eux avaient des boucliers, eux n’avaient pas de boucliers parce qu’ils n’en avaient pas besoin. Les Spartiates, jusqu’à – 100 av. J.-C. je crois, n’avaient pas de murs parce qu’ils considéraient que, de toute façon, comme tout le monde était entraîné au combat, se cacher derrière un mur n’avait aucun intérêt parce que tout le monde allait se battre ! Quand leur civilisation a commencé à décliner, des siècles après, ils ont construit des murs, ils ont dit « là on ne peut plus protéger tout le monde ».
Tout à l’heure on parlait du rôle de la femme. Chez les Gaulois, c’était un peu plus égalitaire ; chez les Grecs, à part les Spartiates, on ne voyait pas les femmes, elles étaient dans les bâtiments, donc techniquement il faudrait qu’on les enlève toutes, qu’on les fasse disparaître et qu’on remplace tout par des travailleurs masculins.
On a, comme ça, des considérations qui pourraient être intéressantes à pousser.

Laurent Costy : Et qui sont échangées sur le forum de la communauté.

Stanislas Dolcini : C’est ça. Le plus gros travail historique que j’ai vu c’est sur la civilisation des Couchites, qui est une civilisation qui correspond à peu près à l’Éthiopie moderne. Ce sont 25 pages de forum avec des recherches, avec des fouilles archéologiques, avec des informations et tout. Tout est public, vous pouvez aller voir sur le forum.
On a fait des recherches sur les voix. En gros, dans 0 A.D., on a un objectif plus moins atteignable : avoir les personnages qui parlent la langue de l’époque. Pour toutes les langues qui ont été perdues, le proto-celtique, etc., toutes les vieilles langues, c’est compliqué. Par exemple, pour le breton je pense qu’on va utiliser du gallois, qui n’est pas dans la bonne branche des Celtes, mais c’est la langue la plus proche de ce qu’on pourrait avoir.
Pour les Couchites, par exemple, c’est le méroïtique, une langue parlée à l’époque. Ils ont trouvé les hiéroglyphes, les hiéroglyphes correspondent à des sons, on a fait de la phonétique. Du coup, les voix des Couchites dans 0 A.D., c’est ma voix et celle d’une autre personne qui était avec moi.

Laurent Costy : Je ne pensais pas toucher du doigt ce sujet-là en parlant de 0 A.D.. Du coup, ça ouvre vraiment des perspectives pédagogiques, potentiellement, sur les questions historiques : des enseignants qui pourraient se pencher sur ces questions-là, en allant sur le forum et en faisant jouer les jeunes. Je trouve que lien est extrêmement intéressant.

Stanislas Dolcini : Des gens qui étaient dans la recherche nous avaient demandé – ça se fait rarement parce que ça demande un investissement assez conséquent des deux côtés – « on voudrait montrer une période du néolithique avec trois/quatre bâtiments, montrer des placements, etc., et ce sont des choses qu’on peut faire. On peut aussi, dans 0 A.D., importer des informations géographiques type OpenStreetMap pour faire correctement des terrains avec les montagnes, etc. Ça permettrait, par exemple, d’importer trois zones des cavernes dans un setting particulier, avec des informations et pouvoir montrer les choses.

Laurent Costy : Toute la zone d’Alésia pourrait aussi être refaite.

Stanislas Dolcini : Par exemple. C’est possible aussi.

Laurent Costy : Très bien. Du coup je poursuis un petit peu sur cette question d’anachronisme ou de comparaison avec un jeu commercial. Je connais un tout petit peu le jeu commercial, privateur, World of Tanks où, effectivement, ils sont aussi partis d’une base historique, le jeu initial c’était de reproduire des tanks qui ont existé et après ils devaient faire des batailles avec ces tanks-là. Comme c’est un jeu commercial, à un moment donné, ils sont obligés de rendre les chars plus performants pour que les gens achètent, etc., du coup ils sont forcés de prendre de prototypes qui n’ont pas existé. Quand on est dans un jeu dans un jeu libre, on n’a pas cette contrainte-là, on n’est pas obligé d’avoir des anachronismes pour rendre le jeu attrayant.

Stanislas Dolcini : On ne l’a pas directement. Dans l’absolu, c’est la même analogie qu’avec le code, c’est-à-dire que dans l’absolu on pourrait écrire un code parfait. On pourrait faire un moteur avec du code 100 % parfait, qui tiendrait toute la vie et ce serait bien.
Le souci c’est qu’à la fin de la journée ça reste un jeu. Les attentes des jeux ont changé ces dernières années, maintenant on est sur de l’extrêmement compétitif, il y a encore des jeux vraiment en solo, mais souvent ils ont une petite dose de compétition ou de quelque chose qui n’est plus tout à fait personnel : on essaye d’en partager sur les réseaux, on monte des trucs. Je pense par exemple à Zelda où pas mal de gens montrent leurs créations ; il y avait Diablo où il y a des World Bosses et, justement, ils ne sont pas jouables tout seul, il faut absolument jouer dessus avec des amis sinon on ne peut pas finir le jeu.
On a donc une communauté sur 0 A.D. qui est très bavarde sur la question de l’équilibrage et du multijoueur. Ce n’est pas la majorité de nos joueurs, mais ce sont les joueurs qu’on entend. On entend rarement les joueurs qui sont contents, qui jouent chez eux au jeu. Du coup, par exemple quand on fait un changement on sait qui n’est pas content, mais on ne sait pas si les gens qui jouent chez eux sont contents du changement qu’on a fait. Souvent ça peut finir en chambre d’écho, avec l’impression qu’on ne fait que des changements qui ne plaisent pas.
Pour cette question-là on peut aussi aller très loin dans l’historique, faire des recherches, « là le bâtiment avait 15 colonnes, il était plus large, etc. », mais si le jeu n’est plus jouable parce que pour placer le monument d’Alykanas il faut une carte qui fait 20 par 20 et nous n’avons que des cartes qui font 10 par 10, les gens ne peuvent pas en profiter, le modèle ne sert à rien. On a quand même des contraintes techniques qui limitent un peu le côté historique.
Après, entre guillemets, c’est un « débat ». Des gens vont nous dire « on se fiche des gens qui veulent jouer en multijoueur ; là c’est une armée avec 4000 personnes, je veux 4000 personnes, le reste n’est pas intéressant ». C’est toujours un équilibre un peu fragile à trouver. Souvent ça se joue à la motivation des développeurs plus qu’à la motivation de la communauté, sachant que, parfois, la motivation des développeurs est directement corrélée à la communauté : on a rarement envie de travailler quand tout le monde est un peu négatif. Peut-être qu’un jour quelqu’un va venir et dire « j’aimerais bien changer ça ». Souvent, quand la personne nous dit « j’aimerais bien changer ça, est-ce que vous pouvez me montrer comment faire », on est déjà un peu plus enclin à faire le truc, plutôt que « de toute façon là votre palace Maurya ressemble à un bus, vous n’avez aucun sens du truc. »

Laurent Costy : Sympathique !

Stanislas Dolcini : Il y a la façon, etc., et des fois, en fait, même des choses anodines comme ça motivent un développeur. Les Couchites c’était vraiment parti de « on n’ajoute plus de civilisations dans le jeu, on ne fait plus rien, etc. ». Ce document est apparu sur les forums, du coup un artiste était vachement motivé, il a dit « je vais faire tous les bâtiments et ça va être bien ». En fait, on s’est retrouvé avec une civilisation. On a dit « c’est dommage, on l’a faite en entier, ne devrait-on pas l’intégrer ? ».

Laurent Costy : Merci encore une fois. Ça éclaire la manière dont se consolide le jeu au fil du temps.
Il nous reste un peu plus de sept minutes, sept/huit minutes. Je te laisserai le mot de la fin pour dire ce que tu aurais éventuellement oublié de dire et qui te semble extrêmement important à dire.
On m’a quand même signalé une biche peu farouche qui s’immisce entre le bûcheron et l’arbre que ce bûcheron essaye de couper. Parle-nous-en un peu si tu peux.

Stanislas Dolcini : En effet, c’est un problème, il y a le bon et le mauvais chasseur. Ce sont souvent des cas de bord. Quand on a beaucoup d’unités, beaucoup de choses, etc., on a forcément des effets de bord auxquels on n’a pas pensé. « Tiens on a rajouté une nouvelle fonctionnalité, la biche se déplace toute seule ! Par contre, du coup maintenant elle se met sur les terrains de construction. Que fait-on quand elle est sur le terrain de construction ? Est-ce qu’on la laisse au milieu ? Est-ce qu’on lui dit de partir ? Mais si elle ne peut pas sortir, comment fait-on ? ». Ce sont typiquement les effets de bord dus à la complexité, qu’on découvre à l’usage.

Stanislas Dolcini : J’en profite pour dire aussi qu’il y a peu de développeurs qui jouent vraiment au jeu. Quelques-uns sont vraiment fans, veulent vraiment faire ça et profitent du jeu. Pou moi, je sais que c’est assez frustrant comme expérience : en général je joue trois minutes, soit je vois des bugs, soit je me fais raser par n’importe quel joueur qui veut jouer avec moi ou l’IA, l’IA est quand même relativement forte quand on n’est pas très expérimenté. Le côté fan peut partir très vite. Ce qui me motive vraiment c’est plus de construire le monde que d’y jouer. C’est plus d’être dans ce partage-là et dire : quand j’étais petit j’ai joué à plein de jeux vidéos, ça m’a fait passer des bons moments, des mauvais moments, ça m’a aussi permis d’oublier les mauvais moments en jouant. Là j’ai l’occasion de pouvoir rendre ça de manière, entre guillemets, « gratuite » pour moi. J’investis mon temps mais ça me fait plaisir et c’est cool. Ça me permet de « rendre un peu », entre guillemets, tous ces gens.

Laurent Costy : J’ai essayé de rajouter deux personnes à la communauté dont tu vas nous donner le chiffre ou les chiffres que vous connaissez, qui sont relatifs.
Deux personnes, Loris et Louison, de 15 et 18 ans. La première personne, Loris, n’a pas réussi à installer parce que le disque dur était un peu saturé. J’avais demandé quelques retours à Lison qui m’a dit qu’elle a découvert le jeu, elle a déjà passé trois heures à lire le tutoriel pour découvrir le jeu, elle s’est quand même investie dans la découverte du jeu. Elle a plutôt apprécié le côté historique et tout l’aspect décor que tu signalais, qui est effectivement très significatif du jeu, qui donne une signature au jeu que je trouve extrêmement intéressante. Elle avait du mal à lire un peu les conseils quand il y a des moments de téléchargement, elle a trouvé que ça passait un peu vite, elle se posait la question de savoir si on peut les retrouver dans le jeu. Est-ce qu’on peut répondre à ces deux questions-là et nous éclairer sur la communauté ? Tu parlais du nombre de téléchargements tout à l’heure.

Stanislas Dolcini : Pour répondre à la question les tips, les astuces du jeu, actuellement il n’y a pas de moyen de passer les astuces pour les voir toutes. Par contre, le jeu est open source, donc si vous voulez vous pouvez aller les chercher, ce sont des fichiers textes qui sont dans les assets du jeu, il y a donc moyen d’avoir les choses.

Laurent Costy : Ce qu’on ne peut pas faire sur un jeu privateur puisque le code est fermé. C’est une très bonne réponse. Merci.

Stanislas Dolcini : Concernant les joueurs, on sait qu’on a à peu près 300 000 téléchargements par an, les statistiques sont publiques et visibles sur la page de téléchargement. 20 000 personnes ont installé le jeu sur Ubuntu. On sait qu’on a une centaine de joueurs par jour sur le lobby multijoueur, ça dépend, ça varie, on est monté à 400 pendant le Covid.

Laurent Costy : Le lobby multijoueur ?

Stanislas Dolcini : C’est un canal de discussion intégré au jeu qui permet à des joueurs de discuter avec d’autres joueurs, de trouver des parties et de pouvoir se connecter à distance, sans avoir à entrer des adresses IP et des choses compliquées. C’est vraiment double-clic, etc. Il y a d’autres considérations, mais voilà. Il y a une centaine de personnes qui se connectent là-dessus, on est monté à 400 pendant le Covid.
Le jeu dispose d’un système de retour anonyme qui permet d’avoir des informations sur le matériel que les joueurs utilisent – le processeur, la RAM, la carte graphique, etc. – pour savoir si on peut utiliser telle ou telle technologie parce que 90 % de nos joueurs les supportent. Ça nous permet, après, de prendre des décisions en disant « un nouveau moteur graphique est sorti, on pourrait l’intégrer, mais 1 % de nos utilisateurs le supportent, donc ça n’a pas d’intérêt, le travail n’en vaut pas le coup ». On a des petites infos, ces infos-là sont anonymisées. En fait, vous avez un ID [Identity Document] que vous changer, etc. Cet ID nous dit que 1500 personnes par jour nous pinguent en nous envoyant le message avec leurs statistiques, donc on sait qu’il y 1500 personnes par jour qui lancent le jeu. Ce ne sont pas toutes les mêmes, heureusement, parce que 1500 personnes qui lancent le jeu tous les jours !, j’aimerais bien avoir leur temps, mais c’est ça. On sait qu’on a quand même des gens qui nous sont fidèles, ça fait toujours plaisir d’avoir des statistiques comme ça.

Laurent Costy : Statistiques qui sont extrêmement minimalistes, mais c’est volontaire. Vous ne souhaitez pas avoir énormément d’informations sur les personnes qui se connectent, contrairement aux plateformes qu’on connaît.

Stanislas Dolcini : Il y a aussi des inconvénients. Par exemple, on ne sait pas le taux de rétention, on ne sait pas combien de personnes lancent le jeu et ne l’ouvrent plus jamais, parce que, par exemple, le menu serait trop compliqué. On n’a pas ces statistiques qui pourraient nous être utiles. Si ça se trouve on a 1500 joueurs par jour, ce sont 1500 nouveaux joueurs. La population de la terre étant finie, à un moment donné, on va arriver au bout !

Laurent Costy : Très bien. Est-ce que tu as encore une dernière chose à nous dire ?

Stanislas Dolcini : Merci de m’avoir reçu. Je suis très content de pouvoir passer à la radio. C’est la deuxième fois. C’est cool.

Laurent Costy : En tout cas c’était extrêmement intéressant, il y avait plein de sujets que je ne soupçonnais pas, que je ne pensais pas aborder pendant le cours de l’émission. Je repasse la parole à Étienne. Merci Stanislas.

Étienne Gonnu : Je vais rejoindre Laurent pour remercier Stanislas. C’était très intéressant à écouter, c’est passionnant d’écouter les gens parler des projets qui les animent et qui les passionnent, pour encore utiliser ce terme. C’était un grand plaisir de vous écouter.
Je vous propose, à présent, de faire une nouvelle pause musicale.

[Virgule musicale]

Étienne Gonnu : Nous allons écouter Comme Une Philosophie par La Muette. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Comme Une Philosophie par La Muette.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Comme Une Philosophie par La Muette, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu de l’April. Nous allons passer à notre dernier sujet.

[Virgule musicale]

Chronique « Les transcriptions qui redonnent le goût de la lecture » de Marie-Odile Morandi, lue par Laure-Élise Deniel, sur le thème : « Faire évoluer la mentalité des décideurs en France et en Europe »

Étienne Gonnu : Marie-Odile Morandi, membre du conseil d’administration de l’April et animatrice du groupe Transcriptions partage ses choix, voire ses coups de cœur, qui mettent en valeur deux ou trois transcriptions dont elle conseille la lecture. Une chronique lue par la talentueuse Laure-Élise Déniel, professionnelle de la voix, qui nous la prête bénévolement pour la réalisation de ces chroniques et pour certains jingles de l’émission.
Le sujet de la chronique aujourd’hui : « Faire évoluer la mentalité des décideurs en France et en Europe ».
On se retrouve dans environ dix minutes, toujours sur Cause Commune, la voix des possibles.

[Virgule sonore]

Marie-Odile Morandi, voix de Laure-Élise Déniel : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.

Au début du mois d’avril, s’est déroulé le Forum International de la Cybersécurité, le FIC, à Lille. La dernière séance plénière de cet évènement s’intitulait : « Cloud : l’Europe veut-elle faire sa révolution ? ». séance plénière se composait, entre autres, d’une table ronde menée par Julia Sieger, à laquelle participaient messieurs Tariq Krim, Alain Issarni, François Pellegrini, Michel Paulin et Dimitri Van Zantvliet. Elle était précédée respectivement des interventions de Tarik Krim et Alain Issarni.
La transcription de ces trois moments vous est proposée à la lecture, voire relecture. Vous trouverez les liens dans la page des références de l’émission d’aujourd’hui.

Tariq Krim est entrepreneur, pionnier du Web français, spécialiste de la géopolitique du numérique.
Alain Issarni a récemment été nommé à la direction du fournisseur de cloud français, NumSpot, qui entend proposer prochainement un cloud de confiance.
François Pellegrini a endossé sa casquette de vice-président de la CNIL,la Commission de l’informatique et des libertés, puis de professeur des universités.
Michel Paulin est le directeur général d’OVH, entreprise qui propose des prestations de cloud.
Dimitri Van Zantvliet est le chef des systèmes d’information des chemins de fer néerlandais, il intervient en anglais. Ses propos ont été transcrits puis traduits par le groupe Traductions de l’April.

Le sujet du cloud est essentiel, encore faut-il définir ce que c’est et quels sont ses intérêts. François Pellegrini nous rappelle que le cloud, c’est l’ordinateur de quelqu’un d’autre ! Cessons de parler de « cloud sans ordinateur », dit-il – pour rappel plus de 70 % des clouds relèvent des GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft – et donnons aux gens les bonnes clefs pour comprendre où est cet ordinateur et où sont leurs données.

Le cloud permet de mutualiser des machines, évite le gaspillage d’énergie et réduit les coûts. L’utilisateur est attiré par des fonctionnalités, par une facilité d’usage, parce qu’énormément d’argent est mis dans son ergonomie par ces grandes entreprises. Il permet le passage à l’échelle, une certaine flexibilité, une certaine sécurité, ces gros acteurs pouvant y consacrer de l’énergie, en tout cas celle qu’ils souhaitent !
Le cloud rend des services mais rend aussi servile : le service peut coûter de plus en plus cher, voire risque d’être coupé, sans compter que sortir de certains clouds devient difficile. Les législations extraterritoriales auxquelles sont soumis ces fournisseurs américains peuvent les contraindre, sans que leurs clients en soient informés, à transmettre au département de la justice des données potentiellement stratégiques. Une arme économique redoutable !, et on parle même de guerre par le droit.
Chaque entreprise doit connaître le niveau de confiance qu’elle peut accorder concernant l’utilisation de ses données afin de définir une stratégie : mutualiser, mais jusqu’à quel niveau ?, bénéficier d’économies d’échelle, mais rester dans un périmètre qui lui garantisse la maîtrise de son patrimoine informationnel et de ses services essentiels.
Nous savons que pour n’importe quel utilisateur lambda, il est aujourd’hui très difficile d’avoir des conversations personnelles, une intimité en ligne puisque celle-ci est entrée dans ce système extérieur, souvent sans qu’il en comprenne vraiment les enjeux.

Les acteurs de droit européen ont une conception du rapport à la donnée totalement différente de celle des écosystèmes chinois ou américains : en Chine le tiers de confiance c’est l’État qui contrôle tout et, aux État-Unis, on a une conception marchande des données. En Europe, parce qu’il y a un droit européen, que les opérateurs européens sont conformes à la loi, la protection des données est au cœur des écosystèmes, d’abord pour le marché, mais surtout pour les utilisateurs, les clients ; les intervenants reconnaissent que c’est un avantage concurrentiel au bénéfice des entreprises.

En Europe, le principal outil c’est la réglementation. François Pellegrini affirme que le RGPD, le Réglement sur la protection des données, est un texte équitable, qui va dans le bon sens : tous les acteurs qui veulent interagir sur le territoire européen doivent respecter réglementation.
Pour Tariq Krim, ce texte est arrivé à un moment où l’Internet, avec les réseaux sociaux, était totalement en train de changer, avec des conséquences dont on commence à peine à voir les effets néfastes qu’on a essayés de modérer avec pléthore de lois, la régulation européenne se positionnant beaucoup plus en réaction à ce qui se passe aux États-Unis. Le temps de mettre en œuvre ces lois, dit-il, le marché va encore évoluer avec ChatGPT et toutes les intelligences artificielles dites génératives, capables de fournir du contenu à partir des données qui leur ont été fournies.
Lorsqu’une nouvelle technologie se met en place, Dimitri Van Zantvliet pense que nous devons, en tant que société, laisser les choses se produire sur un mode expérimental et raccourcir les étapes préliminaires, quitte à établir des règles qui ne sont pas 100 % valables et applicables.

On entend volontiers parler du retard technologique des Européens et, pourtant, les compétences ne manquent pas. Historiquement, notre continent a été extrêmement productif avec des ingénieurs inventifs. La contribution de l’Europe a été essentielle à ce qu’est devenu l’Internet. Bon nombre d’innovations, dans le monde du numérique, viennent de la France et viennent de l’Europe : Linux, le Web, le MP3 pour la musique, le protocole de communication sur Internet IRC, le langage Python et la liste n’est pas exhaustive. Ces innovations, pour des raisons politiques et économiques, n’ont pas été déployées en Europe et ont été reprises par d’autres acteurs, ailleurs.
Un état des lieux montre qu’actuellement de nombreuses sociétés bâtissent des briques technologiques dans le domaine de la cybersécurité, dans le domaine du cloud, dans le domaine du logiciel. Donc les talents sont là, les compétences et les capacités sont présentes, reste à définir des politiques qui mettront en mouvement les différents acteurs.

L’identification politique de ces sujets est nécessaire. Les intervenants attendent un changement de mentalité de nos décideurs : ceux-ci doivent se défaire de leur mentalité de colonisé, se débarrasser de leurs préjugés injustifiés les portant à croire que les produits importés sont toujours de meilleure qualité que les produits locaux. Les plateformes sont construites ailleurs, on va bâtir dessus, mais on ne les remet pas en question.
Les initiatives françaises et européennes existent, il faut les financer de façon à intensifier la recherche, favoriser l’innovation et augmenter la qualité des produits. Une stratégie dans la durée doit être pensée, avec des moyens opérationnels dont la commande publique – les administrations étant de grands prescripteurs –, mais aussi la commande des grands groupes. Favoriser les achats de solutions technologiques auprès des petites et moyennes entreprises européennes, pour leur permettre de vivre et se développer, est une nécessité pour les intervenants.

Le sujet du logiciel libre est abordé. Monsieur Issarni se montre agacé, voire frustré de constater que ce sont souvent les solutions libres qui guident l’état de l’art, mais on préfère aller acheter le produit sur étagère. Beaucoup de décisions sont prises uniquement sur le critère d’immédiateté : on a besoin de quelque chose, on le veut tout de suite !
Si on veut créer de la valeur, donc des services de qualité, il faut intégrer des composants de qualité. Il faut arrêter le culte de la simplification où on appuie sur un bouton et tout va se faire de manière magique. L’Europe possède la potentialité de fabriquer des choses complexes et cependant simples pour les utilisateurs, dans le respect d’une certaine exigence de qualité.
Dans le Libre, on est face à des petites structures, des TPE, pas toujours en mesure de fournir à la fois le produit et les services et pas toujours faciles à identifier. Et pourtant, cela permettrait de leur attribuer des financements de façon à les aider à progresser, à fournir un meilleur service à leurs clients, c’est-à-dire faire leurs preuves, notamment les plus jeunes.
Le Libre est un facteur de puissance économique considérable, encore faut-il comprendre son modèle économique, le favoriser, savoir bénéficier de l’effet levier des communautés. Tout le monde est convaincu, in fine, que le coût sera moindre : quand on investit dans des briques libres, on protège le patrimoine informationnel, on investit dans la durée. Faire émerger des alternatives libres nécessite de la volonté.

Tariq Krim rappelle que la majorité du code des logiciels libres, bien souvent inventés en Europe, dépend désormais de fondations de droit américain, ce qui devient un avantage commercial ; il souhaiterait qu’un travail soit engagé pour une relocalisation de ces fondations en Europe.

La réindustrialisation est un objectif que tout le monde a compris. Avoir perdu l’acte de fabrication, c’est avoir perdu une source de connaissance importante. Réindustrialiser permettra à ce savoir de revenir. Cela se fera en tenant compte de nouvelles contraintes dont l’écologie, la question des déchets. Un vrai défi pour les jeunes ingénieurs qui devront construire tout un ensemble de choses nouvelles, de nouvelles chaînes de valeur.
Un sujet de préoccupation, et non des moindres, concerne aussi la géopolitique avec la protection des infrastructures, en particulier les câbles sous-marins transatlantiques, qui permettent l’accès aux services.

Il est rappelé que l’Internet ouvert s’est construit et ne peut fonctionner qu’avec la coopération de l’ensemble des acteurs, en confiance. C’est un joyau à préserver au-delà du business, au-delà des cultures et de la politique.

Le constat est unanime : aujourd’hui, il n’y a pas assez d’ingénieurs en Europe, le recrutement est un problème. Nos scientifiques et nos ingénieurs essaiment dans les meilleures entreprises du monde où qu’elles soient.
Il faut inviter les jeunes, particulièrement les filles, à aller vers les sciences dès avant le lycée ; on a besoin de tous les talents. Un profond changement d’état d’esprit global de notre société est indispensable ; il faut sortir de l’image du geek à capuche.
Il faut ensuite retenir ces talents : investir dans les universités pour faire en sorte qu’il y ait plus d’informaticiens, avec plus de mixité, des doctorants qui auront intérêt à rester sur le territoire européen, sachant que la question de leur rémunération reste cruciale. Il faut aussi mettre en œuvre des solutions pour retenir les entreprises, qu’elles ne soient pas rachetées plus tard par des entités tierces.

Ne soyons pas défaitistes. L’Europe n’a aucun retard, elle possède les atouts pour construire de la valeur commerciale, de la valeur technologique et de la valeur stratégique. Des personnes et des entreprises compétentes sont à l’œuvre. Nos décideurs doivent en tenir compte et favoriser l’apport qu’elles peuvent offrir au bien commun, aux intérêts de la France en tant que pays ou de l’Europe en tant qu’union politique.

[Virgule sonore]

Étienne Gonnu : C’était la chronique « Les transcriptions qui redonnent le goût de la lecture » sur le sujet « Faire évoluer la mentalité des décideurs en France et en Europe ».

Nous approchons de la fin de l’émission, nous allons terminer par quelques annonces.

[Virgule musicale]

Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre

Étienne Gonnu : Si vous étiez déjà avec nous en début d’émission, vous avez entendu l’appel de Gee pour défendre le chiffrement dans sa nouvelle chronique. Comme il le disait, après avoir révélé des informations particulièrement inquiétantes sur l’affaire dite du 8 décembre, La Quadrature du Net a publié une tribune ce 15 juin pour dénoncer la criminalisation du chiffrement des communications et, au-delà de cela, une alerte sur une pratique politique et judiciaire qui, au nom de l’antiterrorisme, pas au nom de la pédocriminalité, revient in fine à remettre en cause l’exercice même des libertés informatiques dans leur ensemble. Face à ces importantes menaces contre les libertés informatiques, l’April, comme 130 autres personnes physiques et organisations, a signé cette tribune pour faire front.
Jeudi 29 juin, nous vous invitons à découvrir les coulisses du Chapril, la contribution de l’April au Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, présentation en vidéoconférence via BigBlueButton de 21 heures à 22 heures 30. Pierre-Louis Bonicoli, animateur du groupe, vous présentera le fonctionnement du Chapril et répondra aux questions. D’autres personnes qui participent au Chapril devraient être présentes. C’est bien sûr ouvert à toute personne, sans avoir besoin d’être membre de l’April.
Vendredi 30 juin, nous vous proposons de participer à notre bilan de notre saison 6 et préparer la saison. Eh oui, la saison 6 arrive bientôt à sa fin, dernière émission le vendredi 4 juillet de mémoire. Cette réunion aura lieu le vendredi 30 juin 2023 de 10 heures 30 à midi maximum et est ouverte à toute personne qui le souhaite. Elle aura lieu elle aussi à distance en utilisant le logiciel libre BigBlueButton.
Si vous voulez nous voir en vrai, c’est bien aussi, l’April propose un apéro ce même vendredi 30 juin à partir de 19 heures dans nos locaux situés dans le 14e arrondissement de Paris, évènement ouvert à toute personne. Je précise toutefois que le local se trouve en demi-sous-sol, qu’on y accède par un escalier de quatre marches, que les toilettes ne sont malheureusement pas accessibles en fauteuil roulant. En fonction de la météo, on verra si on essaye d’organiser cela en pique-nique. Tenez-vous informés sur le site de l’April ou sur le site de l’Agenda du Libre, agendadulibre.org, que je vous invite à consulter pour trouver des évènements en lien avec le logiciel libre ou la culture libre près de chez vous, ainsi que les organisations locales qui font vivre le logiciel libre sur leur territoire.

Notre émission se termine.

Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission : Gee, Laurent Costy, Stanislas Dolcini, Marie-Odile Morandi, Laure-Élise Déniel.
Aux manettes de la régie aujourd’hui Thierry Holleville accompagné de Mélaine Desnos et Magali Garnero.
Merci également aux personnes qui s’occupent de la post-production des podcasts : Samuel Aubert, Élodie Déniel-Girodon, Lang1, Julien Osman. Merci également à Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio.
Merci aussi à Quentin Gibeaux qui découpe le podcast complet en podcasts individuels par sujet.

Vous retrouverez sur notre site web, libereavous.org, toutes les références utiles ainsi que sur le site web de la radio, causecommune.fm. N’hésitez à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration. Vous pouvez également nous poser toute question et nous y répondrons directement ou lors d’une prochaine émission. Toutes vos remarques et questions sont les bienvenues à l’adresse contact chez libreavous.org.

Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission. Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître également la radio Cause Commune, la voix des possibles.

La prochaine émission aura lieu en direct mardi 27 juin 2023 à 15 heures 30. Notre sujet principal portera sur les solutions libres d’apprentissage et d’enseignement en ligne.

Rendez-vous donc mardi 27 juin et d’ici là, portez-vous bien.

Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.