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Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Étienne Gonnu : Bonjour à toutes, bonjour à tous dans Libre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations et d’échanges sur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Nous vous donnons rendez-vous aujourd’hui Au café libre pour discuter des sujets brûlants du logiciel libre et des libertés informatiques. Également au programme les 10 ans d’Antanak et la guerre des IA.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.
Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.
Nous sommes mardi 11 février 2025. Nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission Bookynette. Salut Booky.
Bookynette : Salut.
Étienne Gonnu : Nous vous souhaitons une excellente écoute.
[Jingle]
Chronique « Que libérer d’autre que du logiciel » – « Les 10 ans d’Antanak »
Étienne Gonnu : Nous allons commencer par « Que libérer d’autre que du logiciel », la chronique d’Antanak qui a récemment célébré ses 10 ans. Isabelle est avec moi en studio, en chair et en os.
Le 14 janvier, différents membres d’Antanak ont partagé, à l’occasion de ces 10 ans, leurs témoignages et je crois, Isabelle, que tu as d’autres témoignages à partager avec nous. C’est bien ça ?
Isabelle Carrère : Voilà ! En fait, on n’a pas encore fêté les 10 ans, c’est samedi qui vient que c’est vraiment la fête des dix années. L’association a été constituée en 2015, donc nous avons déjà les 10 ans. Dix années au cours desquelles on a pu à la fois consolider et mettre en œuvre les principes fondamentaux qui ont structuré la constitution de l’association à ses débuts, mais aussi et surtout, on a pu, ensemble, inventer d’autres choses qui n’étaient pas du tout prévues au moment de la constitution de l’association, des nouvelles modalités de faire.
On a initié le rôle d’écrivain numérique public qui est désormais repris un petit peu partout et on a fait la preuve que, finalement, tout était possible sur le sujet de l’appropriation par tous et toutes du Libre et je suis vraiment ravie de ça.
J’avais appelé cette chronique, dès le début, « Que libérer d’autre que du logiciel » et vous l’aurez compris, je voulais indiquer majoritairement que ce que nous libérons à Antanak, ce sont des ordinateurs, puisqu’on écrase à la fois toutes les données, mais aussi tous les fichiers, les applications et les systèmes propriétaires qui sont ceux de Microsoft et de Apple.
Je voulais aussi dire qu’on essaye de libérer des pratiques, des façons d’être ensemble, des façons de s’entraider sans concurrence, de se poser des questions autrement quant aux discriminations, aux empêchements d’une société plus égalitaire, aux déconstructions nécessaires pour tout le monde afin d’inventer d’autres relations, d’autres rapports, d’autres façons de faire.
Et puis, je voulais aussi libérer la parole. Et là, je dois dire que je n’ai pas trop réussi. On n’a pas trop réussi, pas encore ! Donc, à cette occasion des 10 ans, j’ai vraiment poussé, je les ai embêtés, tous et toutes pourraient témoigner de ça, pour que ça ne soit pas que ma voix qu’on entende tout le temps sur cette chronique. Je me suis dit qu’au bout d’un moment les auditeurices vont croire que je suis toute seule, je fais croire que je suis une association et en fait pas du tout ! Pas du tout ! Nous sommes nombreux ! Donc le noyau a en effet commencé, il y a un mois, comme tu le disais Étienne, et vous avez entendu Nathalie, Sylvie, Ulfat, Sylvain, Jean, Chokri, Bénédicte et Cédric. Et là, aujourd’hui, Bookynette, si tu veux bien envoyer, on a d’autres gens.
Saïd : Bonjour. Je suis Saïd, bénévole depuis un an chez Antanak. C’est une association qui existe depuis 10 ans à Paris, pour fournir des PC à ceux et celles qui en ont besoin. Ceux-ci nous sont donnés soit par des entreprises, soit par des particuliers. Chacun de ces ordinateurs est nettoyé, vérifié et on installe du Libre, notamment Ubuntu, Xubuntu et d’autres avant de le remettre à la personne. Actuellement, nous avons plus de 1000 adhérents qui ont bénéficié de ces donations.
Je suis très content de contribuer à la mission d’Antanak et j’espère que je continuerai à rendre service pendant encore longtemps.
Bonne fête et merci.
Philippe : Bonjour. Je m’appelle Philippe. Depuis que je suis en RTT à vie, j’ai rejoint l’association Antanak après le Covid. Je consacre mon temps à Antanak deux jours par semaine, quand je peux. Je n’ai pas de compétences particulières, je me contente d’être un balayeur. Je balaye Windows des vieux ordinateurs et j’installe des systèmes d’exploitation libres comme GNU/Linux pour leur donner une nouvelle vie.
Je suis fier de pouvoir aider Antanak.
Tsering : J’ai rejoint Antanak en tant que bénévole depuis juillet 2024. J’ai travaillé au back office pour résoudre des problèmes internet. Antanak m’a donné l’expérience pratique d’ouvrir un ordinateur portable, de le réparer, de le reconditionner avec un système d’exploitation et des logiciels libres.
Tout le monde est très gentil et prêt à aider. Depuis que j’ai rejoint Antanak, je me sens acceptée et mieux intégrée dans la culture française. Plus je découvre ce que fait Antanak, plus j’aime cette association. À Antanak, je me sens comme dans une deuxième famille.
Florian : Antanak a été pour moi l’occasion de renouer avec l’informatique à un moment où je la percevais comme quelque chose de vraiment terminé, comme un outil au service des puissants, avec très peu de perspectives d’émancipation. Et quelque part, l’activité à Antanak m’a permis de me dire qu’il y a quand même encore des choses à faire. Ça permet d’atténuer la galère, parce que, même si on critique l’informatique, quand les États l’imposent aux personnes, il faut bien faire quelque chose et ne pas complètement leur laisser les mains libres. C’est un peu à cela que participe Antanak avec d’autres. C’est assez chouette !
Freco : Bonjour. Pour moi, Freco, l’aventure avec Antanak a commencé en 2017, à une époque où je passais mon temps sur les forums pour aider les gens sur Internet. J’en avais marre de passer mon temps derrière un écran et je voulais vraiment aider les gens en vrai. Ce qui est bien avec Antanak, c’est que c’est vraiment une association qui est directement pour les gens et pas pour les geeks, contrairement à beaucoup d’associations. C’est vraiment ça qui m’a plu et l’atmosphère, l’ambiance d’entraide, pas de prise de tête, on est vraiment dans l’esprit du Libre, on fait vraiment les projets qu’on l’on veut dans cette association, c’est vraiment sympa. J’ai bien accroché à cet enthousiasme, du coup, je suis content de pouvoir partager les différentes astuces pour rebooster les vieux ordinateurs, voire les ordinosaures. Notamment, la première fois je suis venu, j’étais content de pouvoir faire une démonstration d’un Toutoulinux qui peut redonner vie à un Pentium 3, donc montrer qu’il y a toujours des solutions, que la communauté trouve des solutions quand il y a des difficultés avec les vieux ordinateurs. Jamais rien n’est perdu. J’aime bien aussi partager les différentes astuces pour les smartphones, comment les libérer complètement de Google et compagnie.
Isabelle Carrère : Voilà. Vous avez entendu Freco à la fin, Tsering, Philippe, Florian et Saïd. Je les remercie, eux et ceux du mois dernier. Pour moi, c’était important, effectivement, que chacun, chacune, puisse dire un mot de sa relation avec l’association. Et ça permet aussi de voir un peu la variété à la fois des activités, mais aussi des personnes, de leurs raisons d’être avec nous dans l’association qui sont, vous l’avez vu, très variées. Dans cet enregistrement d’aujourd’hui, il y a plus d’informaticiens, la dernière fois c’étaient vraiment des gens moins informaticiens avant d’arriver à Antanak. Ça me fait assez plaisir que tout ce petit monde-là puisse être ensemble, se parler, communiquer, faire des choses aussi différentes soient-elles et qu’on participe aussi à la mixité, même si je n’aime pas ce terme, mais à quelque chose d’ouvert à toutes sortes de personnes, quelles que soient leur provenance, leur culture, la façon dont elles sont ici en France, le pourquoi, le comment, etc. C’est génial.
D’autres ont pas voulu parler parce qu’ils sont décidément très timides, mais je les salue quand même.
Et puis voilà, on est reparti pour la suite, pour d’autres aventures et j’espère que cette petite expérience permettra que les personnes se disent « oui, je peux parler aussi, je peux venir » et que je ne serai pas à nouveau la seule voix dans cette chronique d’Antanak. En tout cas, merci.
Étienne Gonnu : Merci à Antanak pour tout ce que vous faites et longue vie à Antanak, j’ai envie de dire. Merci encore Isabelle.
C’était la chronique « Que libérer d’autre que du logiciel », la chronique d’Antanak et pas seulement d’Isabelle.
Isabelle Carrère : Voilà ! À bientôt.
Étienne Gonnu : À bientôt pour une nouvelle chronique. Merci Isabelle.
Nous allons à présent faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Étienne Gonnu : Après la pause musicale, nous vous donnons rendez-vous Au café libre pour discuter des sujets brûlants du logiciel libre et des libertés informatiques.
Avant cela nous allons écouter Dementia par The Damned and Dirty. On se retrouve juste après. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Dementia par The Damned and Dirty.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Dementia par The Damned and Dirty, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.
[Jingle]
Étienne Gonnu : Nous allons maintenant passer à notre sujet principal.
[Virgule musicale]
Au café libre
Étienne Gonnu : Nous vous donnons rendez-vous aujourd’hui Au café libre pour discuter des sujets brûlants du logiciel libre et des libertés informatiques.
Aujourd’hui, avec moi autour de la table, Florence Chabanois, Vincent Calame et Pierre Beyssac. Merci à vous trois de vous être joints à nous.
N’hésitez pas à participer à notre conversation sur le salon web dédié à l’émission, sur le salon causecommune.fm, bouton « chat ». Toutes les références de l’émission seront rendues disponibles sur la page consacrée à l’émission, libreavous.org/235.
Florence, Vincent Pierre, bonjour,
Pierre Beyssac : Bonjour.
Vincent Calame : Bonjour.
Florence Chabanois : Bonjour.
Les logiciels de caisse sous licence libre
Étienne Gonnu : Je vous propose de commencer par une actualité de l’April. Je vais monopoliser un tout petit peu la parole pour remettre du contexte, le sujet n’est pas simple. On pourra, bien sûr, l’aborder si vous le souhaitez, sinon on avancera, en tout cas c’est l’actualité récente de l’April qui porte sur les logiciels de caisse sous licence libre.
L’Assemblée nationale, puis le Sénat, ont définitivement adopté le projet de loi de finances pour 2025 et l’article 3 de cette loi de finances supprime la faculté, pour les éditeurs et intégrateurs de logiciels de caisse, d’attester eux-mêmes de la conformité de leur solution à la loi. Jusqu’à présent, ces éditeurs/intégrateurs de logiciels de caisse pouvaient, pour prouver la conformité de leur solution, soit la faire certifier par un tiers, soit en attester eux-mêmes en engageant leur propre responsabilité. Les acteurs du logiciel libre s’appuyaient, pour leur immense majorité, sur ce modèle de l’attestation, pour cause, la certification est une procédure lourde et onéreuse, très mal adaptée à la réalité des marchés informatiques, en particulier pour les logiciels libres.
Malheureusement, la certification va devenir obligatoire, l’objectif avancé était la lutte contre la fraude à la TVA, même si on peine à voir comment cette réforme va aider à cela, quoi qu’il en soit c’est la loi qui a été adoptée. Ce n’est pas une bonne nouvelle, ce n’est pas fini pour autant. En effet, un décret doit préciser les modalités d’application de la loi et il doit être publié pour que la nouvelle loi soit mise en œuvre. La doctrine fiscale, notamment, doit être précisée et sera sans doute mise à jour, il y aura sans une instruction pour clarifier tout cela, tellement cette réforme peut avoir un impact important, notamment sur le marché des logiciels de caisse.
Il s’agira à présent de se mobiliser auprès de l’administration fiscale pour contribuer une réglementation aussi favorable que possible aux logiciels de caisse.
Je ne sais pas si l’un ou l’une de vous souhaitait réagir sur ce dossier.
Vincent Calame : Oui, on en a parlé avant. D’abord, ça fait un peu bizarre de penser qu’une loi de finances impacte le logiciel libre, comme quoi il faut vraiment surveiller tout ce qui se passe au Parlement. Ensuite, il y aura une autre chose à surveiller, moins urgente, qui va concerner beaucoup plus d’entreprises, qui est la généralisation de la facture électronique et son obligation quel que soit le niveau de l’entreprise. Il faudra donc vérifier que cela n’impacte pas aussi, sous prétexte de certification, nos libertés d’utiliser le logiciel qu’on veut pour la comptabilité.
Étienne Gonnu : Absolument. Si ces sujets vous intéressent, on a une liste comptabilité, une liste publique, je mettrai le lien en référence, où on peut discuter de ces sujets et il y a pas mal d’acteurs et d’actrices de logiciels de caisse, de facturation en général qui y sont et qui parlent justement de ces questions de facturation. Je ne vais pas me faire leur porte-parole, mais je sais qu’ils s’organisent entre elles et eux, parce qu’il y a une obligation de plateforme dématérialisée par laquelle il va falloir passer, pour essayer de proposer une plateforme qui soit basée sur du logiciel libre et qui soit une réponse communautaire. C’est aussi la force et la résilience du logiciel libre que d’être en mesure de s’organiser de cette manière-là. Donc à suivre.
Pierre Beyssac : Souvent la loi sert à éviter des problèmes réels. J’aurais une interrogation : est-ce qu’il y a eu des cas d’attestations bidons faites par des éditeurs véreux ? Et, dans le cas du logiciel libre justement, le code étant libre, on peut le vérifier, donc l’attestation semble quand même quelque chose de plus facile à établir et à vérifier par des tiers. Je suis donc un peu étonné par la dureté du législateur en la matière. Ce n’est pas la première fois, mais c’est un peu préoccupant.
Étienne Gonnu : Dans les amendements défendus c’était assez transpartisan, tant au Sénat qu’à l’Assemblée nationale, il y avait des arguments pour dire qu’il y avait effectivement des vendeurs peu scrupuleux, on va dire, de logiciels de caisse qui attestaient, qui permettaient de la bidouille. Limite, ils avaient des fonctions de fraude intégrées et dissimulées dans le truc. Certes, s’ils existent, ils s’appuient sur l’attestation, mais ils sont déjà dans l’illégalité parce que, en fait, le logiciel est non conforme de base. Donc, en fait, ils attestent à tort, ils produisent un faux, ils sont déjà dans l’illégalité. C’est sans doute un problème de contrôle. Il faudrait que l’administration ait les moyens de contrôler.
On peine à voir. On a eu des premiers contacts. On nous a assuré qu’il ne s’agissait effectivement pas de jeter le discrédit sur les logiciels de caisse. Je n’ai pas d’inquiétude sur le fait qu’on réussira à avoir des contacts et qu’on pourra avancer. Jusqu’où arrivera-t-on à trouver des équilibres ? Ce sont les discussions qui vont nous le montrer.
Une note positive, parce que, de toute façon, il faut avoir une sorte d’optimisme de forme et par nécessité, la situation est telle qu’elle est, on va avancer et faire ce qu’il faut. En 2016, il y avait déjà une autre loi de finances avec une mise à jour, une réforme, qui aurait pu, de la manière dont elle était rédigée, rendre impossible de proposer des logiciels libres de caisse, parce que ça aurait été impossible de les rendre compatibles avec la réforme proposée, je ne vais pas rentrer dans les détails. Quoi qu’il en soit, l’April avait contacté, avec les acteurs concernés, l’administration fiscale. On avait pu, par des échanges très constructifs, clarifier les jeux de responsabilité et ça avait été mis dans cette doctrine fiscale qui est comment l’administration entend appliquer la loi, c’est un document opposable à l’administration qui est donc extrêmement important. La doctrine fiscale définissait mieux ce qu’était le logiciel libre et intégrait, en fait, le fonctionnement des logiciels libres dans sa manière d’appliquer la loi, ce qui a donc rendu les modèles de logiciels libres compatibles avec la loi. On verra comment on peut avancer parce que la certification pose beaucoup de problèmes, que ce soit en termes de coût, d’accès aussi aux critères de certification parce qu’il faut payer ne serait-ce que pour accéder à ces critères qui ne sont pas tous publics.
Pierre Beyssac : C’est carrément un problème, ça aussi, les normes ouvertes et fermées.
Étienne Gonnu : Je ne suis pas du tout un expert des normes de certification, c’est vrai que c’est un chantier compliqué. Et puis, il ne faut pas oublier, au bout du compte, que ce qu’une loi a créé, une autre loi peut le défaire. Il y aura d’autres lois de finances, il y en a tous les ans, on pourrait donc essayer de proposer des amendements pour revenir sur cette réforme. Quoi qu’il en soit, je pense qu’on n’aura pas de mal à trouver des interlocuteurs et interlocutrices dans l’administration, il faut voir ce qu’il en sortira.
Florence Chabanois : Est-ce qu’une exception pour les logiciels libres a été demandée spécifiquement ou pas du tout ? Justement, comme disait Pierre, s’il suffit de s’auto-certifier pour faire passer des failles et pouvoir tricher sur la TVA, le fait que ce soit open source apporte une certaine transparence en termes de contrôle, en tout cas potentielle, que les autres ne peuvent pas proposer. Du coup, est-ce que ce genre de piste a été évoqué ?
Étienne Gonnu : Je pense qu’on va pouvoir l’évoquer avec l’administration. Stratégiquement, je trouve qu’il vaut mieux être dans une attitude de « ça pose problème ». Quand nous avons vu arriver le projet de loi de finances, cette proposition de réforme, j’ai contacté des collaborateurs parlementaires, etc., pour leur dire, justement, ce qu’on essaye de communiquer : on a tout intérêt à s’appuyer sur le logiciel libre qui est plutôt vecteur de sécurité, de transparence, qui permet un travail d’audit. C’est peut-être plus efficace, surtout dans un temps très court, d’être dans une démarche de « il vaut mieux rejeter la proposition, la retravailler », dire « vous allez peut-être un peu vite en besogne », que d’essayer de bricoler des exceptions où on n’aura pas forcément anticipé tous les effets de bord possibles. Maintenant qu’on en est à une étape où on va essayer d’être dans la dentelle, quelque part, je pense que c’est quelque chose qu’on pourra porter pour rappeler à l’administration qu’elle a peut-être tout intérêt à ce que les solutions libres soient fortes et bien reconnues parce que, quand elles sont bien installées, en fait, ça devient le bien commun des personnes qui proposent des solutions dessus. Donc, on a intérêt à ce que ce soit des solutions reconnues, solides, et on n’a pas intérêt à ce que les gens viennent faire n’importe quoi avec. Je pense que ce sera peut-être une des solutions à entrevoir. Je suis persuadé que ce serait tout l’intérêt de l’administration fiscale que les logiciels de caisse soit plutôt libres qu’autre chose.
Florence Chabanois : Ça dépend de l’objectif. Si ce qui les l’intéresse c’est de rendre service à des copains ou à des copines pour s’assurer qu’il y ait pas de concurrence, non. On ne sait pas quel lobby est intervenu.
Étienne Gonnu : Oui, parfois. J’essaye d’éviter d’avoir un regard cynique, je le dis aussi pour l’administration. Peut-être que certaines personnes se disent que c’est plus facile s’il ne reste que trois logiciels, deux ou trois gros logiciels, je n’en ai plus que deux ou trois à contrôler, à surveiller, alors que si j’ai pléthore de plus petits logiciels, aussi libres soient-ils, c’est peut-être plus compliqué. Je ne sais pas. Je pense que ce n’est pas forcément le bon calcul. Après, on peut essayer de deviner beaucoup de choses, ce n’est pas évident.
Florence Chabanois : Ça n’empêchera pas, même dans ta logique, d’avoir un seul grand logiciel libre, même si c’est un peu dommage.
Étienne Gonnu : Oui, ça serait dommage d’avoir une seule solution.
On passe au sujet suivant. Allons-y.
[Clochette]
GAFAM et consorts se rallient au nouveau président élu aux États-Unis
Étienne Gonnu : Difficile, en ce début d’année, de faire l’impasse sur ce qui se passe outre-Atlantique, malheureusement, notamment l’empressement d’un certain nombre de GAFAM et consorts de se rallier au nouveau président élu aux États-Unis, donc Trump. À ce sujet, j’ai trouvé cette formulation de Guillemette Faure, dans un édito de M, le magazine du Monde, particulièrement juste et drôle, merci Vincent de l’avoir retrouvée. Je la cite : « Les dernières semaines auront eu un avantage qui est que la Silicon Valley a tout disrupté sauf le bon vieux fayotage. » Au-delà de la boutade, je trouve que ça interroge quand même sur la dépendance aussi à leurs outils et c’est une triste illustration du caractère éminemment politique, même géopolitique, des choix en matière informatique. Le futur est très incertain, mais on sait que là, aujourd’hui, on dépend quand même beaucoup de l’outil de ces grandes entreprises. Je ne sais pas ce que cette situation vous évoque. Vaste sujet. Pierre.
Pierre Beyssac : Effectivement. J’ai été surpris par les grands de la tech américaine. Musk n’a pas caché sa sympathie pour Trump, mais Zuckerberg avait plutôt une orientation favorable aux démocrates jusque-là. Il a fait complètement la girouette, il a retourné sa veste. Dans une petite vidéo de trois/quatre minutes, il a expliqué qu’il allait balancer quasiment toute la modération sur Facebook, parce qu’il y en avait ras-le-bol des wokes, en gros, je caricature à peine. Gates a expliqué à quel point Trump était...
Étienne Gonnu : Il a dit qu’il était impressionné.
Pierre Beyssac : Donc, Bill Gates, le fondateur de Microsoft, a dit qu’il était impressionné. Marc Andreessen, un des fondateurs de Netscape, qui dirige un très gros fonds américain d’investissement, qui s’appelle Andreessen Horowitz, a des sympathies républicaines depuis un moment, mais il a également dit qu’il trouvait Trump très impressionnant. J’en passe et des meilleures. On sent effectivement que ce n’est pas complètement spontané, il y a de l’opportunisme, mais j’ai l’impression qu’il y a aussi de la peur derrière. Ils ont peur se faire cogner dessus au premier faux pas. Même Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, qui a été violemment critiqué par Trump pendant son premier mandat, n’a pas dit qu’il était totalement d’accord avec Trump, mais il a quand même expliqué, lui aussi, qu’il était vraiment favorablement impressionné, qu’il allait se passer des choses super. On sent que tout le monde a été mis au pas, c’est le mot qui me vient à l’esprit, c’est donc un peu inquiétant pour la suite. Même Google, qui était resté assez discret, s’est aligné sur les demandes de Trump de renommer le golfe du Mexique en golfe d’Amérique, ça a été mis à jour il y a quelques jours à peine. C’est tout frais.
Étienne Gonnu : C’est ce que j’ai vu. Si on est aux États-Unis, qu’on va sur Google Maps, on voit bien « golfe d’Amérique » et ce que j’ai cru comprendre, mais je n’ai pas encore vérifié, si on le fait depuis l’Europe, il y a encore écrit « golfe du Mexique », mais entre parenthèses « golfe d’Amérique » pour nous habituer.
Pierre Beyssac : Dans le monde entier, en fait, est écrit « golfe d’Amérique » entre parenthèses. Il y a d’autres zones sur lesquelles il y a des litiges territoriaux : mer du Japon qui s’appelle également mer de l’Est pour les Coréens, le golfe Persique aussi a un autre nom [golfe Arabique, NdT].
Étienne Gonnu : De l’importance du nommage des cartes. Je pense à Taïwan, par exemple.
Pierre Beyssac : Golfe d’Amérique est quand même particulièrement mis en évidence, plus que les autres, ça dépend aussi du niveau de zoom, c’est assez compliqué. Je pense que Google essaye d’éviter les coups, mais c’est quand même préoccupant.
Étienne Gonnu : Il faut montrer patte blanche.
Pierre Beyssac : On peut rappeler qu’il y a une carte libre qui s’appelle OpenStreetMap, qui est le Wikipédia de la cartographie. C’est géré par une fondation de droit britannique, je crois, mais avec des contributeurs libres comme vous et moi. On a quand même des cartographies indépendantes de ce genre d’influence, en tout cas plus indépendantes.
Florence Chabanois : Je crois qu’il y a aussi OpenAI. En fait, la vraie question que je me pose, c’est qui ne s’est pas rangé derrière Trump, quel millionnaire, milliardaire, ne l’a pas fait ? Je suis sans voix. Je pense qu’on n’a pas fini de toucher le fond et que ça va être compliqué.
Autre news que j’ai découverte ce matin : Accenture, donc en Europe, du coup éclaboussé, arrête toute politique de diversité/inclusion sous la pression de la Maison-Blanche. Je me pose d’autres questions. On ne peut pas dire que Trump n’est pas efficace dans sa vision. Quelle marge de manœuvre ces GAFAM ont-ils ?, parce que Bezos, Bill Gates n’ont plus rien à prouver. Ils ne sont pas du tout fragiles sur les monopoles, les oligopoles qu’ils ont, et pourtant ils font de la lèche à mort. Quand on voit, par rapport au soutien vis-à-vis de l’ONU, que Trump dit « on arrête tout tant qu’on n’a pas vérifié que vous avez enlevé toute mention de diversité, d’inclusion », je crois même qu’il ne voulait plus qu’on dise les mots « femme » ou « minorité ethnique ». En fait, il a une politique de menace. Au-delà du fait de se faire couper des soutiens financiers, on va dire, il a un pouvoir de nuisance tellement puissant que je me demande ce qu’il a fait ou dit pour que tout le monde tremble comme ça, même si je vois très bien pourquoi on tremble ou pas. Je me dis que c’est quand même bizarre et je me demande ce qu’il se passe s’ils ne le font pas. Est-ce que ça veut dire qu’avec la force de frappe qu’il a, il peut faire en sorte que Facebook ne soit plus, Instagram ne soit plus, Amazon ne soit plus ? Je commence à me dire que peut-être.
Oui, je les blâme, mais je me dis que vraiment on est mal. Je ne sais pas comment vous voyez, surtout que nous avons eu l’extrême droite pas si loin il n’y a pas longtemps. On devra apprendre et commencer à se préparer.
Pierre Beyssac : D’autant qu’il menace carrément d’annexer le Groenland, le Canada et le canal de Panama, voire le Panama tout court d’ailleurs, je ne sais même plus. Effectivement, jusqu’où va-t-il aller ? C’est très inquiétant. Mark Zuckerberg a fait le même genre de déclaration sur l’inclusivité dans la société et Facebook a commencé à supprimer.
Étienne Gonnu : Quand on voit comment Facebook a commencé, on est peu surpris, on va dire. C’était noter, donner des scores aux femmes dans je ne sais plus quelle université américaine, à Harvard, noter leur physique.
Pierre Beyssac : C’était un trombinoscope de femmes, c’était pour des rencontres.
Étienne Gonnu : On n’est pas surpris. En fait, c’est assez cohérent avec ce qu’il a dit récemment. Oui, c’est inquiétant. Je pense aussi qu’ils voient juste leur intérêt économique, ce sont des entreprises. Même si on sort de toute question de morale, leur intérêt économique est d’aller dans le sens...
Pierre Beyssac : Je pense qu’il y a eu des menaces assez brutales derrière de blocage, d’interdictions diverses. C’est sans doute leur intérêt économique.
Étienne Gonnu : Il y a sans doute des marchés publics. Je pense que l’État américain est un gros marché.
Pierre Beyssac : Après, Trump est en train de mettre au pas également l’administration. Ils ont fermé l’équivalent de la DGCCRF [Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes], mais sur les produits financiers, ça a été fermé lundi matin, ils ont dit aux gens « vous rentrez chez vous », le site web a été arrêté. À la NSA, ils ont fait le même genre de chose sur les politiques d’inclusion. Ils ont demandé à la NSA, l’agence de sécurité informatique américaine, d’ailleurs également de renseignement, de supprimer tous les mots type « diversité », « inclusion », « privilège » de tous ses serveurs, internes comme externes. « Privilège », en sécurité informatique, est un mot technique bien précis. Il y a plein donc de choses ahurissantes, comme cela, qui se passent. Il est également en train de mettre au pas le CNRS américain, la NSF [National Science Foundation], en disant aux scientifiques que les toutes les demandes de financement incluant le mot « climat » et tout ce qui tourne autour de l’écologie, etc., seront refusés. Les scientifiques sont en train de recadrer leurs demandes de financement. Il est vraiment en train de tout mettre au pas en profondeur. Au niveau administration, c’est facile pour lui vu qu’il est le président, mais, au niveau privé, ça risque d’être un peu le même genre de discours.
J’ai entendu, juste avant de venir, que le vice-président américain, qui est venu au Sommet sur l’IA, a fait une déclaration assez martiale disant qu’il fallait que l’Europe allège. Ils étaient manifestement un peu vexés que Macron essaie de leur piquer la vedette sur l’IA et il explique, en gros, qu’il va falloir qu’on collabore tous et que l’Europe fasse un petit peu sauter toutes ces règles ennuyeuses, comme le RGPD [Réglement général sur la protection des données[ DSA [Digital Services Act], DMA [Digital Markets Act] et AI Act, etc.
Étienne Gonnu : On est sur un enjeu géopolitique important.
Dans cette logique de modération, il y a effectivement tout le truc anti-woke, etc., mais on voit aussi que ça libère des postures un peu réactionnaires, qui nous concernent aussi plus directement. Une actu est passée. On apprend dans un article de Mélina Loupia, publié sur clubic.com, que depuis le 19 janvier 2025 Facebook bloque les publications et les groupes mentionnant Linux. La plateforme considère ces contenus comme des menaces pour la cybersécurité.
C’est vrai que ce sont des arguments qu’on avait peut-être l’habitude d’entendre il y a quelques années, sur le fait que, pour être sûr, il fallait être dans l’opacité. On pensait que cette époque-là était un petit peu révolue. En fait, peut-être pas tant que ça. En France, on a, sans lui donner plus de crédit que ça, une tribune de Luc Ferry qui disait, pareil, que l’intelligence artificielle open source posait des problèmes de sécurité. On ne va pas lui donner beaucoup de crédit au fond, mais il y a cette tendance, on revient sur ces idées un peu poussiéreuses anti-Linux, alors qu’on avait plutôt l’habitude, maintenant, que ce soit un peu entré dans les mœurs, que GNU/Linux c’est vachement bien. Je ne sais pas.
Florence Chabanois : Ça ne me paraît pas si vieux. Ça me fait penser à Parcoursup. L’un des problèmes d’APB [Admission Post-Bac], le prédécesseur de Parcoursup, c’était son opacité, on ne comprenait pas l’algorithme et c’était très anxiogène pour les élèves. On a donc sorti Parcoursup qui était censé être ouvert. Ça avait été demandé par une association, ils ont refusé pour des raisons de sécurité et c’était il n’y a vraiment pas si longtemps.
En fait, ils font ce qu’ils veulent et ça montre le côté arbitraire. De toute façon, à partir du moment où on suit juste la politique américaine, ça va être compliqué.
Vincent Calame : L’avantage de cette période, c’est que c’est quand même bas les masques. Pierre, tu citais l’exemple de Facebook. Facebook a beaucoup bénéficié d’une aura, en 2011, avec les Printemps arabes. Je me souviens que dans les milieux militants nous étions très gênés : on était à la fois contre Facebook et puis, avec le rôle de Facebook dans le regroupement des jeunes place Tahrir et tout, on ne pouvait pas dire du mal de Facebook. Maintenant, je crois que c’est vraiment terminé. Comme tu le dis, c’est un retour aux sources vu l’origine de Facebook. Je pense que le roi est nu et là, au moins, on voit ce qui est visible.
Par rapport à ce qui se passe avec les entreprises qui vont se plier devant Trump, ça me fait penser aux mouvements littéraires, dans les années 80/90, en science-fiction, style cyberpunk, qui imaginaient que les États allaient disparaître avec plutôt des méga-corporations. Avec les GAFAM, on a cru que c’était ça et, en fait, pas du tout. Les États forts sont vraiment là, sont très puissants, et les GAFAM qui font croire qu’ils sont hors-sol et tout viennent de montrer qu’ils sont liés aux États-Unis et c’est normal. Une entreprise n’est pas hors-sol, donc eux sont liés aux États-Unis ; ce sont des entreprises qui sont liées à l’État du gouvernement des États-Unis.
Étienne Gonnu : C’est très juste. Pierre, tu as évoqué le fait que le vice-président américain, J.D. Vance, invitait l’Europe à y aller un peu mollo sur la régulation. Ce sont donc des enjeux géopolitiques et toutes ces entreprises ont tout intérêt à avoir la force diplomatique et la puissance géopolitique de leur pays, à avoir cet appui-là dans la compétition économique qui les oppose au marché européen pour essayer d’obtenir des réglementations, s’assurer une réglementation qui soit un peu plus intéressante, on va dire, pour leurs intérêts économiques.
Je vous propose d’avancer au sujet suivant qui est tout à fait lié, on a même commencé à l’évoquer.
[Clochette]
Les équipes du DOGE d’Elon Musk s’emparent des systèmes informatiques de l’État américain
Étienne Gonnu : On parle de l’État fort, je vais parler d’Elon Musk et de sa commission DOGE [Department of Government Efficiency], j’ai oublié de noter ce que décrit l’acronyme, ce n’est pas grave, qui s’empare d’un certain nombre de SI [Systèmes d’Information] critiques. Musk est vraiment là pour détricoter l’État, en fait peut-être pas tant que ça, ou pour le réorienter d’une certaine manière. Vous le savez sûrement, Elon Musk était propriétaire de la plateforme Twitter qu’il a rebaptisée X. C’est une figure centrale de la campagne de Trump et maintenant de son équipe gouvernementale et il est donc chargé, avec cette commission DOGE, de travailler à l’efficacité gouvernementale ; en gros, il est là en cost-killer, pour casser les coûts. « Les équipes du DOGE d’Elon Musk s’emparent des systèmes d’information de l’État américain » titrait notamment Martin Clavey dans Next, le 3 février dernier. En gros, des équipes très réduites, souvent composées de très jeunes hommes, qui sont plutôt, de ce qu’on comprend, des fans de cette idéologie muskienne, débarquent un petit peu dans un certain nombre d’agences gouvernementales pour faire main basse sur les systèmes d’information. On peut citer, par exemple, l’Office of Personnel Management, en gros l’agence des ressources humaines pour les employés des États fédéraux américains qui gère donc la paye des fonctionnaires, on voit l’enjeu stratégique de ce genre d’administration ; ils ont fait ça dans plusieurs agences, la manière dont ça a pu se passer est assez terrifiante, mais il y a aussi eu des résistances, notamment des référés judiciaires de certains syndicats, des juges fédéraux ont limité ces accès-là et ont obtenu de l’administration qu’elle soit un peu plus calme. Mais bon !, ça fait trois semaines que ça a commencé, on va voir quels équilibres vont être trouvés là-dedans.
Je trouvais, et je voulais en discuter aussi avec vous, que ça montre aussi peut-être, dans des États qui se veulent démocratiques, déjà le rôle crucial en fait qu’occupent les systèmes d’information. La notion aussi de qui a accès à ces systèmes d’information et puis les contre-pouvoirs très institutionnels, comme la justice qui va gérer ça, et puis les contre-pouvoirs comme les syndicats qui vont pouvoir aussi résister.
Déjà, d’un point de vue de libriste, voir à quel point ces systèmes d’information sont des enjeux quand même hyper-importants dans une démocratie, je pense, quelque part, que c’est une révélation inquiétante.
Pierre Beyssac : Ce qui veut dire que, là-bas, déjà le RGPD n’a pas cours, mais là, on est très loin. Effectivement, ils ont pompé un maximum d’informations. Vu le manque d’éthique, même l’absence de limites, on va dire, de ces gens-là, on peut être très préoccupé sur ce qu’ils peuvent en faire.
Florence Chabanois : Effectivement, des juges sont intervenus. Je n’ai pas eu le temps de vérifier la source, mais j’ai vu passer une news – c’était sur un réseau social, donc ça n’a aucune valeur –, ce n’était pas du tout dans cette affaire, où, justement on commençait un peu menacer la démocratie dans la mesure où ils mettaient des bâtons dans les roues pour l’application des jugements. Donc même sur ça, ce contre-pouvoir : quand le président et son gouvernement s’entourent en plus de personnes aussi imprévisibles et qui lui prêtent allégeance, quels sont les réels pouvoirs de ces contre-pouvoirs ? Je ne sais pas.
Pierre Beyssac : Dans le style, il y a eu un gag au FBI, une erreur d’orthographe sur la nomination du nouveau directeur, donc quelqu’un d’autre a été nommé, je pense que ça va vite être rectifié. L’intention de Trump était de licencier tous les agents du FBI qui enquêtent sur l’épisode du coup d’État raté du 6 janvier 2021. C’est évidemment une affaire qui ne l’arrange pas du tout, il essaie donc de carrément supprimer l’enquête en licenciant les gens, il n’hésite pas à intervenir, il ne se cache même pas. En fait, c’est assez ahurissant, ce sont des méthodes totalement éhontées, décomplexées.
Florence Chabanois : Pour moi, il a déjà purgé. Il me semble que déjà le deuxième jour il a éliminé toutes les personnes qui avaient enquêté dessus.
Je me souviens de quelque chose que j’ai oublié de dire tout à l’heure sur Zuckerberg : Facebook a été l’un des premiers réseaux sociaux, suite à l’attentat du Capitole, à couper l’accès au réseau social de Trump. Et là, en dédommagement, Zuckerberg a donné 25 millions de dollars en dommages et intérêts à son cher président.
Je suis très troublée par cette période. je me dis que c’est fou ! Les personnes qui ont tenu tête non seulement retournent leur veste, mais, en plus, à se mettre complètement à plat ventre en disant « nous nous sommes trompées. »
Étienne Gonnu : Je suis abasourdi aussi par cette période.
Vincent Calame : Après il y a la culture particulière des États-Unis Il n’y a pas le statut de fonctionnaire, comme on a en France, dont on se moque, mais qui a ses avantages, dans le sens où on ne peut pas révoquer, comme ça, immédiatement, un fonctionnaire. Il y a quand même la tradition « au vainqueur, les dépouilles ». Avant ça se faisait dans un cadre culturel qui faisait qu’il y avait un équilibre des pouvoirs. Mais là, effectivement, on voit le cas d’une constitution qui est détournée.
Pour revenir à Musk, pour l’instant, il a quand même attaqué l’USAID [United States Agency for International Development], donc le développement. Je veux voir ce que ça va donner le jour où il va s’attaquer au Pentagone. Pour revenir à ce qu’on disait sur les États forts, je ne crois pas que Musk ira très loin. Je vais faire une référence historique : en 1961, dans son discours de clôture, Eisenhower avait dénoncé les risques que faisait peser le complexe militaro-industriel. Ça date d’il y a très longtemps et il est encore plus que puissant aujourd’hui. Donc, si s’attaque à ça, je ne sais pas ce que ça va donner pour lui.
Étienne Gonnu : Je pense qu’il y a beaucoup d’incertitudes, dans tous les sens et ça va évoluer. L’USAID c’est l’aide au développement international. Il a clôturé le site du jour au lendemain et je crois que ça fait partie de ces choses pour lesquelles un juge fédéral a dit « attention ». Il a licencié, il voulait passer de 10 000 salariés à seulement 300 ! C’est une purge !
Pierre Beyssac : Concernant l’USAID, c’est aussi un outil d’influence, de soft power. C’est peut-être « un mal pour un bien », entre guillemets, parce que ça finançait un certain nombre de journaux européens plus ou moins directement. Ils avaient un budget de 800 000 dollars pour l’AFP. À priori, ce sont plutôt des abonnements à des services de l’AFP, ce n’est pas une subvention, mais il y a quand même de l’argent de l’USAID qui circulait vers un certain nombre de journaux de presse européens, qu’on peut considérer comme du soft power.
Florence Chabanois : Je n’ai pas trop compris ce qu’il a fermé. Il y a aussi ForeignAssistance.gov.
Étienne Gonnu : Il y avait toute une liste.
Florence Chabanois : Et Children in Adversity. Du coup, il est contre tous les gens qui ont des maladies, les enfants ? Franchement, je ne comprends même pas sa limite.
Pierre Beyssac : Tout ce qui aide humanitaire, ce n’est clairement pas son trip.
Étienne Gonnu : On ne sait pas qu’elle est la logique, si ce n’est peut-être que ce sont des influence minimes qui ne sont pas capables de se défendre face à ce genre d’attaque. Je pense qu’il aura peut-être un petit peu moins la fleur au fusil pour essayer de s’attaquer au complexe militaro-industriel, ce n’est pas dans son intérêt.
Vincent Calame : Là, ce sont des soutiens à des organisations hors des frontières des États-Unis. C’est international. Il réduit effectivement l’aide internationale parce qu’il considère que ça ne rapporte rien aux États-Unis.
Phase 2 de HelloquitteX
Étienne Gonnu : Je vois l’heure qui avance. Il y avait un sujet que tu voulais évoquer et je pense que c’est bien de l’évoquer, parce que c’est aussi une forme de contre-pouvoir. On a parlé de X. Une initiative avait été évoquée par nos camarades lors du précédent Au café libre, l’initiative HelloquitteX. L’objet, c’était d’appeler à quitter la plateforme X et notamment, on va surtout parler de ça, pour migrer vers le Fédiverse, donc vers Mastodon, Mastodon qui est aussi une forme de contre-pouvoir. Tu voulais nous en parler.
Florence Chabanois : Oui, parce que la phase 2 a commencé. Vous ne le savez pas ce que vous êtes très purs. Normalement, on s’inscrit sur la plateforme et, du coup, les données sont collectées. Et plus il y a de monde, plus ils arrivent à faire des liens entre des comptes X et des comptes du Fédiverse et aussi de Bluesky. Il ne se passait rien depuis deux semaines, ce n’était que de la collecte. La phase 2 a ouvert dans le sens où si on se reconnecte, on se retrouve maintenant réellement connecté aux personnes d’avant. Ce n’est pas encore incroyable comme effet, je pense qu’il manque encore beaucoup de monde. Mais si vous l’avez pas fait, n’hésitez pas à le faire et surtout, parlez-en à votre entourage, probablement moins pur, pour qu’il y ait de plus en plus de monde sur ces alternatives. Moi, je l’ai quand même senti, même si ce n’est pas foufou.
Étienne Gonnu : Booky hoche la tête en régie.
Pierre Beyssac : Quelle proportion, à peu près, de gens que tu suivais as-tu pu récupérer ?
Florence Chabanois : 45 sur 900 !
Pierre Beyssac : Ce n’est pas si mal, quand même !
Florence Chabanois : C’est plus que zéro. Mon petit doigt qui clique sans trouver des personnes.
Étienne Gonnu : C’est tout l’enjeu pour les personnes qui sont justement sur les réseaux sociaux. On se construit ce qu’on appelle une timeline, une frise chronologique qui n’est pas que chronologique, mais de gens qu’on suit, qui vont façonner notre rapport au réseau social. C’est vrai que quand on va vers un autre, il faut reconstruire. Donc l’idée, effectivement, si on peut tout de suite facilement retrouver les personnes qu’on suivait déjà de base sur Twitter, les retrouver notamment sur Mastodon, ça facilite cet effort de transition vers un autre réseau.
Pierre Beyssac : J’ai essayé de m’y connecter, mais le truc qui m’a un peu perturbé, c’est qu’il faut donner accès à son compte Twitter et ce à quoi on donnait accès ce n’était pas très clair.
Étienne Gonnu : Je me suis fait la même réflexion.
Pierre Beyssac : Comme je suis le genre de personne casse-pieds qui lit les conditions d’utilisation, j’ai préféré m’arrêter là pour l’instant.
Étienne Gonnu : Il y a l’air d’avoir des gens sérieux derrière.
Florence Chabanois : Pour l’instant ça va, mais on ne sait pas.
Pierre Beyssac : En plus, la plateforme est en logiciel libre, elle est diffusée en open source me semble-t-il, on peut aller voir soi-même. J’ai juste eu la flemme d’aller voir derrière ce qu’il y avait.
Florence Chabanois : Une spécificité de cet outil par rapport à d’autres. Moi qui ai essayé de migrer plusieurs fois, en regagnant mes followers un par un sur Mastodon, beaucoup avaient fermé, donc la migration ne marchait plus, et là, c’est quelque chose qui se fait au fil de l’eau. Si on se logue une fois, on peut cocher une case, après on aime ou on n’aime pas, mais on n’a pas besoin de refaire une mise à jour régulièrement, ça synchronise aussi a posteriori.
Étienne Gonnu : Je vois que le temps file. On va faire une pause musicale.
Avant, pour les personnes qui n’ont pas encore un compte sur Mastodon et qui souhaitent se lancer dans cette aventure-là, et je pense qu’il faut expérimenter, ça ne coûte pas grand-chose, il y a plein d’instances différentes. On a une émission, je mettrai le lien, qui parle de Mastodon, si vous voulez mieux comprendre comment ça fonctionne. Vous allez sur pouet.chapril.org, pareil, je mettrai la référence, c’est l’instance portée par le Chapril qui fait partie de l’April, qui vous permet de vous créer un compte. Si vous ne savez pas par où passer, c’est une des solutions qui s’offrent à vous et vous êtes les bienvenus. Vous pouvez nous rejoindre sur Mastodon via ce canal.
Je vous disais une pause musicale. On a parlé de sujets un peu durs. Pour se détendre, on va écouter un peu de banjo féministe, punk, tendance antifasciste, ça va nous faire du bien. Nous allons écouter The Hunt par Cistem Failure. On se retrouve juste après sur Cause Commune.
Pause musicale : The Hunt par Cistem Failure.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter The Hunt par Cistem Failure, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.
[Jingle]
Étienne Gonnu : Vous êtes toujours Au café libre.
Je suis Étienne Gonnu de l’April et, avec Vincent Calame, Florence Chanbanois et Pierre Beyssac, nous discutons de l’actualité autour du logiciel libre et des libertés informatiques.
Avant la pause, on a évoqué la situation américaine, les questions géopolitiques, on va dire, autour des technologies informatiques et on ne va pas tant s’en éloigner avec le sujet suivant.
Intelligence artificielle : Paris organise un sommet pour « faire peser la France et l’Europe dans la bataille de l’IA »
Étienne Gonnu : On va revenir sur un sujet qui est très récurrent depuis quelques semaines, voire quelques mois, l’IA. Et pour cause, les 10 et 11 février, en fait ça a même commencé le 6 pour une journée préalable, la France organise un sommet mondial sur l’intelligence artificielle où se retrouvent des chefs d’État, J.D. Vance, le vice-président américain est là également, beaucoup de grands noms, de grands responsables, de chefs d’entreprise sont présents et l’objectif affiché par l’Élysée, qui pilote l’évènement, c’est de sortir de la dépendance de la Chine et des États-Unis, nous explique donc Rose Amélie Becel pour Public Sénat. Je crois que c’est Emmanuel Macron qui parlait de remettre l’intelligence artificielle au service de l’intérêt général, quant à définir ce que ça veut dire exactement, en tout cas, c’était l’ambition affichée. Donc l’IA encore et toujours, on y revient. On en a déjà parlé. Il y a beaucoup de manières d’aborder la question. Quand je vois ça, je me demande si c’est un vrai sujet politique ou si c’est encore le marketing techno-solutionniste.
L’intérêt de ce sommet, c’est que, du coup, plein de personnes profitent un petit peu de ce moment pour publier des tribunes, des positions. On voit que des solutions d’IA sont proposées à l’école, chez France Travail, il y a quand même pas mal d’actualités autour de l’IA, il y a beaucoup à dire. Je ne sais pas si des angles en particulier ont pu vous intéresser les uns ou les unes. Qui se lance ? J’ouvre une porte !
Vincent Calame : Je crois juste qu’on n’est pas près d’arrêter d’en parler. C’est vraiment un point très important. Un truc dont on parle un petit peu, ce sont tous les problèmes de sécurité que ça va poser.
On se pose la question : est-ce que c’est une bulle ? Je ne pense pas que ce soit une bulle parce qu’il y a des changements profonds, mais tout ce qui est autour. Quand on voit déjà, dans les systèmes informatiques actuels, toutes les possibilités de piratage, qu’est-ce que ça va être, dans le futur, des IA piratées, en plus avec du piratage très subtil ? Si vous attaquez un concurrent, vous piratez son IA pour qu’elle ait des réponses à moitié fausses, par exemple. On peut imaginer un nombre énorme de choses ! J’ai vu récemment un article dessus. C’est un aspect un peu ignoré sur les questions de sécurité. Qu’est-ce que ça veut dire d’avoir des IA qui se baladent, qui fonctionnent spontanément ? Se pose évidemment le problème des armes. Le dernier titre du Monde c’était « L’IA et le secteur militaire sont en train de faire un mariage », qui va être très prolifique, malheureusement, et là se posait la question aussi de la sécurité quand des armes qui vont décider d’elles-mêmes. Beaucoup de freins éthiques sont en train de s’effondrer en ce moment. Avant, il y avait l’idée qu’un opérateur humain devait toujours agir en final et, là, c’est en train de disparaître très rapidement. Je pense que c’est normal que ça nous inquiète.
Étienne Gonnu : Oui, on ne peut pas l’ignorer. C’est aussi pour cela qu’on en parle. Ce n’est pas juste un truc de marketing, de vraies questions se posent, notamment celles que tu évoques. Pierre.
Pierre Beyssac : Il y a quand même des dispositions dans l’AI Act européen pour éviter que dans des secteurs très dangereux, stratégiques – armement sécurité, police, etc. –, des IA soient utilisées n’importe comment. Ce qui est marrant et aussi dangereux avec les IA, c’est qu’on peut les baratiner comme des humains. Concernant la sécurité informatique, ce qu’on appelle ingénierie sociale pour piquer le code de la carte bancaire ou le mot de passe de quelqu’un en lui racontant des craques au téléphone, le coup de la fausse agence bancaire qui appelle, etc., on peut pratiquement le faire aussi avec des IA, en essayant d’extraire soit les informations du concurrent soit des choses que l’IA n’est pas censée dire. Il y a tout un tas de jeux, avec les prompts, pour récupérer un peu les informations sur ce que l’IA sait mais n’est pas censée dire. Par exemple, j’ai vu passer un truc totalement anodin sur l’IA Mistral. Il est possible de voir que Mistral l’instruit en lui disant dans quel pays on se trouve lorsqu’on commence une session, lui explique un petit peu comment elle doit répondre, etc., lui donne des instructions. Rien de très méchant.
Étienne Gonnu : Je précise que Mistral est une IA française.
Pierre Beyssac : Oui, Mistral est une IA française. C’est le « champion français de l’IA », entre guillemets, un champion parmi d’autres, mais celui qui est mis très en avant en ce moment parce qu’ils ont fait des IA open source de bonne qualité, qui sont plus conformes à nos habitudes européennes, disons. Ils ont fait une petite application qui s’appelle Le Chat qui marche pas mal, qui marche à peu près aussi bien que ChatGPT. Tout cela n’est pas parfait, mais ça montre une voix européenne face aux voix américaines habituelles, qui montre qu’on arrive quand même à faire des choses.
Florence Chabanois : Après, je précise que Mistral est quand même financée aussi par des Américains, en partie par Microsoft. Ils savent assurer leur survie, on va dire, pour avoir de l’influence sur nos territoires démocratiques.
Pierre Beyssac : Je peux ajouter quelque chose. Les plateformes américaines disposent effectivement de la visibilité, elles ont conclu un deal avec Microsoft pour être visibles et achetables sur les plateformes Microsoft. Je ne sais pas trop comment ça se passe derrière, mais ça leur donne une visibilité et un accès plus facile aux clients des services Microsoft. C’est effectivement à double tranchant, c’est clair.
Florence Chabanois : Tu parlais du Chat, du côté français et open source. Il y avait aussi Lucie qui était sortie, qui avait fait pas mal de bruit, à qui on pouvait demander comment exterminer les Juifs et qui répondait comment faire.
Vincent, tu parlais de piratage. En fait, même sans pirater, même sans problématique de sécurité, de par la nature de la façon dont ça se construit, donc sur les données qui sont disponibles et comment l’alimenter, il suffit juste de l’alimenter avec des fake news pour que ça devienne réel. Je trouve que la vraie différence entre une décision humaine, c’est qu’on n’a pas confiance en l’humain, alors qu’avec l’IA on se dit « c’est la machine qu’il l’a dit » et plus les gens grandissent, évoluent avec ça plus ils s’habituent, sauf s’il y a une experte ou un expert derrière qui a cette prudence de dire « c’est un outil ». Clairement, ça permet des avancées de dingue en matière de santé, de plein de choses. Si les personnes qui l’utilisent sont en mesure de dire « OK, ça m’aide, ça accélère un travail que je sais faire par ailleurs, ça me fait gagner du temps », c’est très différent de quelqu’un qui va prendre des décisions importantes en ayant dessus une confiance totale.
Pierre Beyssac : Comme je suis un peu un empêcheur de tourner en rond, j’ai tendance à demander aux gens, quand ils me sortent quelque chose de difficile à croire, quelle est leur source. Ça fait deux fois, ces derniers jours, où on me donne comme source ChatGPT qui disait des conneries. En fait, c’est même pire qu’un moteur de recherche web, parce qu’avec le moteur de recherche web, on a un document qui peut être de référence, pas forcément. Mais là, il y a des gens qui s’en servent directement alors que le truc peut leur raconter des craques absolument complètes, des gens qui s’en servent comme source de confiance. Il faut avertir les gens que c’est à éviter absolument, ce n’est pas du tout une source de confiance.
Florence Chabanois : Ça montre où on en est aujourd’hui. Les gens ont vraiment vachement confiance.
Vincent Calame : Pour rebondir sur ce que tu disais, Florence, l’IA a déjà un prix Nobel, puisque le prix Nobel de chimie a été attribué et un des récipiendaires travaillait notamment chez Google pour une IA pour deviner des structures de protéines. Dans des contextes où ce sont des experts, dans un but particulier, on comprend tout à fait l’apport que peut avoir l’IA et on n’est pas du tout dans le côté gadget là-dessus. En plus, l’IA couvre vraiment des choses tellement différentes, on n’a pas de problèmes pour trouver des domaines où l’IA a un apport positif. Quand on dit que c’est la nouvelle électricité du siècle, on a quelques questions à se poser. On a l’impression que tout le monde a envie d’y être, parce que tout le monde a peur de rater le coche.
Étienne Gonnu : On sent une urgence. Je crois que c’est un peu l’idée de ce sommet, c’est géopolitique. Il faut qu’on soit un petit peu le cœur battant de cette future révolution et on en oublie de se poser les bonnes questions. Ça rend aussi difficile de discerner les usages pertinents et il y a toujours la question de qui décide. On voit bien en termes de médecine, en termes d’accessibilité, qu’il y a plein d’usages qui peuvent être potentiellement hyper-intéressants et dans le sens de l’intérêt général, pour citer Emmanuel Macron, mais qui décide ? Dans quelle mesure ? Et on n’a pas tellement l’impression que c’est cette direction que prennent notamment les IA génératives, avec des usages vraiment bénéfiques par rapport aux coûts de production. Toute la production, comment on produit de l’IA, et les coûts environnementaux ou les coûts sociaux qui sont attachés posent aussi de grandes questions. Je pense que c’est le cœur d’une tribune du manifeste de Hiatus, notamment de nos amis de La Quadrature du Net. Ce sont aussi de grosses questions : comment produit-on l’IA, quel poids ça pèse aussi dans nos démocraties et qui décide, en fait, derrière ?, notamment dans le contexte américain qu’on évoquait.
Pierre Beyssac : Je trouve que c’est une bonne occasion pour promouvoir le Libre, justement parce que ça permet de l’auto-héberger, de le faire tourner sur ses propres moyens si on en a besoin, donc, pour des raisons de confidentialité ça peut être une bonne chose, et puis ça permet de savoir un peu quels sont les impacts, quelles sont les consommations, quelles sont les données qu’on utilise. Ça donne de la transparence par rapport à une IA qui tournerait sur un serveur à l’autre bout du monde ou chez une entité privée qui ne donnerait pas d’informations ; comme c’est considéré stratégique, il y a beaucoup de rétention d’informations sur ce qui se passe derrière. J’ai lu le manifeste de Hiatus, je trouve que ça fait complètement l’impasse sur la voie du Libre pour, justement, essayer d’encadrer tout ça, de mieux le comprendre, même de nous aider à nous l’approprier, ne pas être juste spectateurs du truc, d’en être nous-mêmes acteurs et de nous approprier, aussi bien en usage qu’en fonctionnement, ces technologies.
Étienne Gonnu : Ils exigent quand même une maîtrise démocratique de la technologie. J’entends ce que tu dis. Je me retrouve dans cette idée qu’il faut remettre du processus démocratique dans les décisions afférentes aux choix technologiques. Après, je pense que le cœur est assez critique.
Vincent Calame : Je me permets juste rebondir. Tu parles du Libre. Mon impression personnelle c’est qu’il y a vraiment gros changement de paradigme avec l’IA.
Avant, le logiciel était un peu sous deux formes : le code source et la compilation. Là, on introduit une autre phase qui est l’apprentissage, et je pense qu’il y a vraiment un changement, même dans nos manières d’appréhender l’informatique. J’avais une image. C’est un peu comme si en physique on disait qu’il y a deux états, l’état solide et l’état liquide, et puis hop !, on découvre un troisième état où la matière peut être à l’état gazeux.
Pour moi, même en tant que professionnel, informaticien, ça pose de vraies questions. Qu’est-ce qu’un logiciel maintenant ? C’est à la fois le code source, à la fois la compilation, mais c’est aussi toute la phase d’apprentissage. Par exemple, pour un service libre, ouvert, il y a l’idée que, du jour au lendemain, je peux récupérer mes données et, par exemple, l’auto-héberger. Mais si logiciel que j’utilise a eu toute une phase d’apprentissage, que c’est grâce à cette phase d’apprentissage qu’il m’était utile, quand je l’auto-héberge, je perds toute cette phase d’apprentissage. J’ai beau avoir le code source, j’ai beau avoir le code compilé, je n’ai pas cette phase d’apprentissage, donc, je n’ai plus cette possibilité de reproduire sur mon poste.
Pierre Beyssac : Ce n’est pas complètement conforme à la philosophie du Libre qui est de dire qu’on peut améliorer le modèle. On peut l’améliorer un peu, mais on ne peut pas le reproduire.
Vincent Calame : Mais je n’ai pas les données, je n’ai pas tout l’historique.
Pierre Beyssac : Effectivement tu n’as pas les données. Il faut avoir des corpus d’apprentissage également libres.
Étienne Gonnu : Je crois que l’OSI, l’Open Source Initiative, travaille et n’a pas encore abouti. Ils cherchent à obtenir une forme de définition de ce que serait une IA open source, une IA libre, et je sais que la question de l’accès aux données, à ces données d’entraînement, est assez centrale pour les questions de transparence et la reproductibilité. En fait être capable, à partir des mêmes données, de reproduire le même apprentissage, qu’est-ce que ça suppose, etc.
Vincent Calame : Je ne connais pas assez, mais je ne suis même pas sûr qu’avec les mêmes données, on obtient les mêmes résultats, parce qu’il y a sans doute une part d’aléatoire. Je ne sais pas comment les IA raisonnent, des spécialistes pourraient nous en parler. En fait, lors du précédent Café libre, Gee avait dit « on a l’habitude que logiciel soit déterministe », c’est-à-dire qu’on fait les mêmes actions, on arrive à la même chose. Et en fait, avec l’IA, on n’a plus cela.
Étienne Gonnu : On perd un peu la qualité de la liberté d’usage.
Vincent Calame : Je pense qu’il y a là une révolution assez profonde, on ne s’en rend pas compte. Il y a tout un barnum un peu ridicule, mais il y a quand même des changements profonds même dans la façon d’appréhender l’informatique.
Florence Chabanois : Même avant d’aller sur de l’IA générative où c’est encore moins déterministe qu’avant, pour plein de raisons, sur tout ce qui est data science ou sur les modèles de machine learning, l’interprétabilité des données par ces modèles-là a toujours été un sujet. On a tel résultat, quel facteur a joué pour arriver à cette décision ?, ce n’est pas du tout évident. Donc, même sur le sujet de transparence, tout ce qu’on pourra dire c’est : en données d’entrée, il y avait ça, en sortie, il y a ça, mais qu’est-ce qui a influencé telle décision ?, pour moi, aujourd’hui on n’a pas la réponse.
Étienne Gonnu : Est-ce qu’on arrivera, en fait, à être compatibles ? Quel équilibre va-t-on trouver par rapport à ce que nous défendons, en tant que libristes, d’éthique notamment avec la liberté d’usage et d’accès ? Je pense que ce sont des questions profondes.
Si vous êtes à l’April, et pas forcément qu’à l’April, mais si vous suivez les listes, à l’April, nous allons commencer à travailler sur le sujet. Vous pouvez, bien sûr, nous rejoindre, toutes les lumières sont les bienvenues, parce que c’est vrai qu’il y a beaucoup à défaire, à détricoter et ce ne sont pas des sujets simples, parce que nous sommes un petit peu poussé par une urgence et ce sont des sujets qui nécessitent du temps et une vraie réflexion.
Un dernier mot, peut-être sur le sujet, je vois que le temps avance.
Pierre Beyssac : Dans les sujets que tu as indiqués, c’est aujourd’hui un vrai sujet de recherche scientifique : essayer de comprendre comment les IA marchent. On sait que ça marche dans certaines conditions, essayer de mieux comprendre comment ça fonctionne à l’intérieur.
Étienne Gonnu : Exactement.
Je vais mentionner qu’une association européenne très importante, l’EDRi [European Digital Rights] a fait une lettre ouverte que je trouve intéressante, ça rebondit plus sur des points qu’on a discutés plus tôt. Elle appelle l’Union européenne à résister un petit peu à l’influence des GAFAM, pour ne citer qu’eux, parce qu’on voit bien que les grandes entreprises tech cherchent à détricoter et à affaiblir les législations européennes. C’est pour encourager nos amis l’EDRi dans cette résistance.
[Clochette]
F-Droid Awarded Open Technology Fund’s FOSS Sustainability Grant
Étienne Gonnu : Un dernier petit sujet peut-être un peu léger que je tenais quand même à souligner.
Un fonds qui s’appelle le Free and Open Source Software Sustainability Fund, qui, en gros, finance la pérennité de certains logiciels libres, a octroyé au magasin libre d’applications F-Droid la somme de 400 000 dollars. Je trouve que c’est l’occasion de féliciter, de dire bravo à F-Droid, un projet hyper-important. Est-ce que l’un ou l’une d’entre vous veut rappelez, en quelques mots, ce qu’est F-Droid ?
Florence Chabanois : C’est un magasin d’applications libre.
Pierre Beyssac : C’est l’équivalent de Google Play, mais version libre, c’est beaucoup plus ouvert.
Étienne Gonnu : On peut trouver toutes sortes d’applications, notamment des logiciels libres, la licence étant systématiquement précisée. Je ne suis pas technicien, mais je n’ai pas eu de difficultés, j’ai trouvé sur Internet comment l’installer, je l’ai vraiment fait tout seul, c’est assez simple à faire. Si vous avez un téléphone sous Android, que vous vous voulez commencer à libérer un petit peu votre téléphone, votre ordiphone, c’est une démarche qui est accessible, qui permet de commencer à libérer. Je pense c’est un projet hyper-important.
Pierre Beyssac : Tout à fait. Par exemple, on y trouve des applications qu’on ne trouvera jamais chez Google Play, des applications qui permettent d’écouter YouTube en n’écoutant que l’audio et sans avoir l’application en premier plan sur le téléphone ; ça permet d’écouter une vidéo YouTube alors qu’on est en train de courir ou de faire autre chose sur le téléphone. Avec YouTube, ce n’est pas possible. Une application parmi d’autres.
Étienne Gonnu : Et si vous avez besoin, vous pouvez nous écrire et Pierre vous trouvera la référence exacte.
Pierre Beyssac : Il y en a une qui s’appelle LibreTube sur F-Droid et une autre dont j’oublie le nom.
Étienne Gonnu : C’est la force de logiciel. Ils permettent des usages qui échappent aux logiques de marché et qui sont pourtant des usages réels.
Florence Chabanois : Par rapport à la non-difficulté d’installer F-Droid, c’est aussi sur le store de Google, en réalité. Personne n’est dépaysé et une fois qu’on passe par cette porte, on peut l’utiliser comme Google Play.
Étienne Gonnu : Merci de cette précision.
Un dernier mot, une dernière actu en une minute que vous vouliez évoquer, qu’on n’a pas évoquée ?
Il ne me reste plus qu’à vous remercier. Merci à Florence Chabanois, Vincent Calame et Pierre Beyssac d’avoir passé ce temps avec nous pour discuter des actions brûlantes du logiciel libre et d’informatique en général.
Florence Chabanois : Merci Étienne.
Pierre Beyssac : Merci.
Étienne Gonnu : Avant de passer au sujet suivant, je vous propose une pause musicale.
[Virgule musicale]
Étienne Gonnu : Après la pause musicale, nous entendrons la chronique de Benjamin Bellamy, « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous ».
Avant cela, nous allons écouter, désolé pour la prononciation, Dass wir die Leiden par Die Leere im Kern deiner Hoffnung. On se retrouve juste après. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Dass wir die Leiden par Die Leere im Kern deiner Hoffnung.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Dass wir die Leiden par Die Leere im Kern deiner Hoffnung, disponible sous licence Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.
[Jingle]
Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu de l’April. Nous allons passer à notre dernier sujet.
[Virgule musicale]
Chronique « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous » de Benjamin Bellamy – « La guerre des IA »
Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre avec « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous », la chronique de Benjamin Bellamy. Aujourd’hui, Benjamin, tu vas va nous parler de « la guerre des intelligences artificielles ».
Benjamin Bellamy : Bonjour Étienne ! Alors non, changement de programme. Aujourd’hui je fais un tuto bricolage. Pour faire une chronique vraiment utile, je me suis dit que j’allais plutôt vous apprendre à monter un meuble en bois quand vous avez perdu le tournevis. Regardez bien, vous allez voir, on s’en fait toute une montagne mais c’est très facile. [Bruit de coups de marteau, NdT]. Eh voilà ! Un bon coup de marteau, pas mal d’entraînement, et pas une seule vis ne résiste ! Prévoyez toutefois quelques centaines d’heures pour entraîner, sinon ça va se finir en catastrophe.
Comme je sais qu’on n’a pas beaucoup de temps je vais aller à l’essentiel et, dans les cinq minutes qui nous restent, je vais vous montrer, en 42 étapes, comment chopper le truc. Alors, étape 1, bien évidemment, pour commencer, un classique, la vis à bois à tête fraisée, cruciforme.
Étienne Gonnu : Attends, Benjamin, excuse-moi de t’interrompre, ton tuto a l’air vraiment très intéressant, mais déjà, ce n’est pas du tout radiophonique, et puis on s’était mis d’accord pour que tu parles d’IA, en plus ça tombe bien avec l’actualité, c’est la semaine du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle.
Benjamin Bellamy : Oui, mais j’avais vachement préparé mon tuto là, j’avais même posté une vidéo sur Loops pour illustrer mon propos.
Étienne Gonnu : On la mettra dans les notes de l’émission, si tu veux.
Benjamin Bellamy : Promis ?
Étienne Gonnu : Promis.
Benjamin Bellamy : Bon ! Eh bien je vais vous parler d’IA, mais c’est bien parce que c’est la semaine du Sommet pour l’action sur l’IA. Par où je commence alors ?
Étienne Gonnu : D’habitude tu simplifies et tu commences par une métaphore.
Benjamin Bellamy : Ah oui, bonne idée ! Disons que, dans une certaine mesure, l’IA permet de simuler les mécanismes d’apprentissage des êtres humains, d’où le nom « intelligence artificielle ». Voilà !
Étienne Gonnu : C’est-à-dire ?
Benjamin Bellamy : Imagine que tu joues à la pétanque. Tu vises le cochonnet. En cours de mécanique à l’école tu as appris que la somme des forces est égale au produit de la masse par l’accélération, donc c’est facile, quand tu lances la boule, tu calcules la vitesse 𝒗₀ et l’angle α pour calculer la distance parcourue, 𝒅, qui vaut (𝒗₀² / g) × sinus (2α) et ça correspond à la distance du cochonnet. C’est facile non ?
Étienne Gonnu : Mais personne ne joue à la pétanque comme ça !
Benjamin Bellamy : Oui, tu as raison. Il n’y a pas besoin de savoir calculer un tir balistique pour jouer à la pétanque. Mais comment c’est possible de réussir un lancer sans avoir la moindre idée des équations qui le régissent ? Eh bien, dans la pratique, on apprend par une succession d’essais. À force de lancer des boules de pétanque, en haut, à droite, à gauche, doucement, fort, des centaines et des milliers de fois, on finit par deviner ce qui va se passer sans passer par le calcul. Quand tu attrapes un ballon de basket c’est pareil. Tu pourrais calculer sa trajectoire en fonction de sa vitesse initiale, sa masse, etc., mais, dans la vraie vie, on développe des tas de raccourcis mentaux basés sur nos expériences, des heuristiques ou des biais cognitifs. Ils sont indispensables, sans eux on ne survivrait pas au premier passage clouté.
Et notre cerveau fonctionne naturellement comme ça pour tout, en commençant par le langage. Quand tu parles avec un étranger qui te pose une question de grammaire sur ta langue maternelle, il y a toujours un moment gênant où tu lui réponds « parce que ça sonne mieux comme ça ! ». Par exemple quand doit-on utiliser l’auxiliaire « être » ou l’auxiliaire « avoir ». Pff ! On a appris par l’expérience, on ne connaît même pas la règle et pourtant elle existe : on utilise « être » avec les verbes perfectifs qui expriment un mouvement ou un changement d’état et les verbes pronominaux.
Étienne Gonnu : Mais quel rapport avec l’IA ?
Benjamin Bellamy : L’IA fait exactement pareil. L’IA reste un programme informatique, mais plutôt que de modéliser le fonctionnement intrinsèque d’un système et de répondre à des questions en résolvant les équations sous-jacentes – c’est comme ça qu’on a envoyé des hommes sur la lune –, un programme basé sur l’IA va se contenter d’observer le système un grand nombre de fois dans des conditions diverses pour, ensuite, « deviner » les réponses aux questions en cherchant des similitudes probables. Si on filme assez de lancers de boules de pétanque, le programme n’a plus besoin de connaître les équations de mécanique pour savoir où la boule va tomber.
Étienne Gonnu : Un peu comme le biais cognitif dont tu parlais ?
Benjamin Bellamy : Tout à fait. Au sens des neurosciences, les mécanismes de l’IA s’inspirent beaucoup des biais cognitifs. Ça explique d’ailleurs pourquoi on entend souvent que les IA sont pleines de biais statistiques. C’est la conséquence directe de leur mode d’apprentissage. On voit là l’incroyable importance des données utilisées pour entraîner ces programmes. Dans le jargon on parle de datasets. Si ces datasets ne contiennent pas certains types de données, l’IA ne saura pas comment les interpréter quand elle les verra.
Étienne Gonnu : À quoi cela sert-il de prendre ces raccourcis à une époque où les ordinateurs sont devenus ultra-rapides ?
Benjamin Bellamy : En fait, c’est super utile. On a beau avoir des ordinateurs très rapides, il y a encore des tas de calculs où ils ne vont pas assez vite. Dès qu’on a des systèmes complexes, multidimensionnels, avec trop d’inconnues, on atteint encore des temps de calcul de l’ordre du siècle, voire pire. Exactement de la même manière qu’un Parisien traverse un carrefour en courant, sans sortir sa calculette pour calculer les trajectoires des voitures en mouvement, l’IA permet de trouver des solutions en quelques secondes alors que ça prendrait des années en résolvant « proprement » les équations. Sans compter les cas où on ne serait même pas en mesure de trouver le modèle mathématique sous-jacent.
Étienne Gonnu : Je suis un peu déçu. En fait, tu es un vrai défenseur de l’IA.
Benjamin Bellamy : Je n’ai pas à être pour ou contre l’IA, ça n’aurait pas plus de sens que d’être pour ou contre les multiplications. L’IA est un outil informatique pour résoudre des problèmes complexes dans un temps humainement acceptable. Mais bon !, les polémiques autour de l’IA sont de deux ordres : un, les champs d’applications totalement nouveaux qui ont émergé peuvent poser de nouveaux problèmes, et deux, la manière dont les IA sont entraînées est souvent suspecte.
Pour se qui est des nouveaux champs d’applications, on n’a aucune raison d’être inquiet puisque l’Europe a mis en application l’IA Act en août 2024 qui encadre les applications en définissant quatre niveaux de risque avec des exigences pour chacun et cela nous protège de tous les abus. Par exemple, de « l’identification biométrique à distance en temps réel dans des espaces accessibles au public ». Bon !, sauf dans le cas où les députés auraient aqua-poney parce qu’on accueillerait les Jeux olympiques en France mais, franchement, ça serait vraiment pas de chance !
Étienne Gonnu : Je te sens un peu cynique.
Benjamin Bellamy : Qu’on utilise une technologie non éprouvée et interdite en Europe ? Non ! Je ne vois vraiment pas pourquoi tu dis ça ! Et ils ont promis, juré, craché que c’est que pour la durée des JO.
Étienne Gonnu : Ah ! Donc, tu parlais de suspicion sur l’entraînement des modèles ?
Benjamin Bellamy : Oui. Pour pouvoir fonctionner, une IA a besoin d’entraînement, donc de données d’entraînement, les fameux datasets. Le premier souci c’est que bien souvent les données collectées pour constituer ces datasets le sont de manière totalement illégale : violation des droits d’auteur, des licences d’utilisation et, bien sûr, last but not least, du RGPD. Ils sont les nouveaux Napster : « Ce n’est pas super légal mais ce n’est pas grave parce que, regardez comme c’est super-méga-cool ! ». Que les choses soient bien claires, il n’y a pas besoin de légiférer là-dessus, la plupart de ces outils violent les lois de tous les pays où ils opèrent.
Étienne Gonnu : Et personne ne dit rien ?
Benjamin Bellamy : On entend quand même de plus en plus de voix s’élever contre ce pillage planétaire. Le problème c’est qu’il est difficile de retrouver les données volées juste en utilisant ces outils. Et même si certains fournissent quelques informations, ce n’est jamais suffisant. Ils ne donnent pas les datasets, les données avant entraînement.
Étienne Gonnu : Mais beaucoup sont quand même du logiciel libre !
Benjamin Bellamy : Non. Beaucoup le disent, c’est différent ! Se contenter de fournir le code source qui permet de faire tourner un modèle entraîné, les paramètres, et prétendre que c’est open source, c’est un mensonge, c’est de l’open source washing.
Étienne Gonnu : Dans les modèles fournis, ne devrait-on pas pouvoir retrouver les données initiales ?
Benjamin Bellamy : Ce n’est pas si simple. Si tu as appris à jouer à la pétanque en regardant faire les pros et qu’aujourd’hui, grâce à eux, tu as un bon petit niveau, est-ce que, pour autant, tu seras capable de décrire tous les coups que tu les as vus jouer ? Un modèle entraîné, c’est quasiment une boîte noire, on ne sait pas comment il a été généré. Et aujourd’hui, tous ces organismes qui engloutissent en masse nos données et des kilowattheures pour vanter leurs IA et qui font la course à celui qui a la plus grosse, c’est juste ça la guerre des IA. Comme pour les moteurs de recherche il y a 25 ans, tous craignent qu’à la fin le gagnant rafle la mise et qu’il n’en reste qu’un, façon Highlander.
Étienne Gonnu : Et dans cette course, en France, on est encore plutôt à la traîne, non ?
Benjamin Bellamy : J’aurais plutôt dit qu’on fait la course en tête, mais je n’ai probablement pas les mêmes critères. J’imagine que tu fais allusion à Lucie, raillée sur les réseaux sociaux, accusée d’avoir le QI d’une australopithèque shootée au LSD. Bon !
Ici on parle de LLM, les grands modèles de langage. Ces systèmes ont un fonctionnement probabiliste. Ils fonctionnent comme un joueur de dominos, ils alignent les mots les uns derrière les autres, en posant le mot suivant le plus probable par rapport à ce qui précède, à la lumière du dataset sur lequel ils ont été entraînés. Ces outils peuvent être vraiment extrêmement utiles pour manipuler des données textuelles, en entrée ou en sortie. L’important, c’est de comprendre un minimum comment ils fonctionnent pour les utiliser à bon escient.
Étienne Gonnu : Ce que tu dis ressemble quand même pas mal à de la langue de bois !
Benjamin Bellamy : Ce n’est pas mon genre ! Je vais expliciter ma pensée. On a vu qu’un modèle entraîné posait plusieurs problèmes, c’est une boite noire, donc on ne peut pas savoir si des données illégales ont été utilisées. Et puis, si l’outil se met à halluciner trop fort, on n’a pas vraiment de moyen de comprendre l’origine du problème pour le corriger. Si tu as Mein Kampf dans un dataset, c’est quand même mieux de le savoir. Lucie, elle, fournit tout : le dataset complet, les paramètres, le modèle entraîné, les codes sources de tous les programmes. Pas les autres. Désolé, pas désolé, rien que ça, pour moi, ça élimine tous les autres, il n’y a même pas de débat.
Étienne Gonnu : Oui, mais tu sais bien comment ça se passe. C’est peut-être triste, mais on préférera toujours un outil qui fonctionne mieux à un outil fourni avec la notice complète de montage.
Benjamin Bellamy : Effectivement, c’est triste, mais c’est surtout une mauvaise analyse. Pour être tout à fait honnête, les tests que j’ai vu passer sur Lucie ont fait naître en moi un profond sentiment de désespoir dans les utilisations faites de l’IA. Par exemple, j’ai vu passer en boucle un test de calcul arithmétique simple, « 5 × (3 + 2) », et Lucie répondait 17 au lieu de 25.
Étienne Gonnu : Tu ne peux quand même pas dire que c’est juste !
Benjamin Bellamy : Je ne dis pas que c’est juste, je dis que poser une question de calcul mental à un LLM c’est juste totalement débile !
Étienne Gonnu : Mais c’est pour tester. Si sur un calcul aussi simple le résultat est faux, qu’est-ce que ça donnera avec des calculs plus compliqués ?
Benjamin Bellamy : Le problème de fond, c’est qu’un LLM ne comprend absolument rien à ce qu’il écrit. Rien ! Il n’y voit aucun sens. Il se contente d’aligner les mots comme des dominos par rapport à ce qu’il a déjà vu. S’il a déjà vu « (5 × 3) + 2 = 17 », il va trouver que ça ressemble quand même vachement, donc, statistiquement, 17 est effectivement la réponse la plus probable. C’est sûr qu’en engloutissant beaucoup plus de données et d’énergie, en bachotant sans rien piger, il va finir par y arriver. Mais quand l’arrête-ton ? Quelle est la limite ? Parce que là, le calcul est simple et l’erreur se détecte facilement, mais attention, tous les LLM, tous, font des erreurs, c’est inhérent à leur conception. On va juste pouvoir repousser un peu leurs limites, le moment où ils font l’erreur. Et si le calcul est compliqué, on ne sera même plus en mesure de se rendre compte que la réponse est totalement bidon. Alors que d’autres outils, au hasard une calculette à 5 euros, le feront sans erreur et sans nécessiter la consommation électrique d’un datacenter pendant des mois d’entraînement.
Demander à un LLM de faire des calculs n’a aucun sens, aucune utilité réelle qui ne soit pas dangereuse. Vouloir utiliser des IA sans comprendre leur mécanisme, juste parce que ça a l’air cool, est idiot. Et, désolé de le dire ainsi, mais c’est aussi con que de vouloir insérer une vis avec un marteau !
Étienne Gonnu : Merci Benjamin, on te retrouvera le mois prochain et d’ici là tous les mercredi dans ton podcast RdGP, le podcast sérieux qui vous emmène au cœur des enjeux des droits numériques, des libertés individuelles et de la vie privée.
Benjamin Bellamy : Merci Étienne !
Étienne Gonnu : Nous approchons de la fin de l’émission. Nous allons terminer par quelques annonces.
[Virgule musicale]
Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre
Étienne Gonnu : Commençons par une annonce des plus importantes. La campagne de mobilisation pour la 24e édition de Libre en Fête est lancée. Pour accompagner l’arrivée du printemps, toutes les organisations ayant à cœur la promotion du logiciel libre et de la culture libre sont invitées à proposer des événements de découverte partout en France autour du 20 mars, dans une dynamique conviviale et festive. L’édition 2025 de Libre en Fête aura lieu du samedi 8 mars au dimanche 6 avril. Nous comptons sur vous pour faire de cette 24e édition une belle réussite.
L’assemblée générale de l’April approche, elle aura lieu le samedi 15 mars à l’Université Jussieu à Paris. Si l’assemblée générale elle-même est réservée aux membres, ce n’est pas le cas de deux événements qui l’accompagnent.
Samedi 15 mars, au matin, un temps de conférences éclairs est prévu. C’est une succession de mini-conférences de cinq/six minutes pour aborder tout un tas de sujets et vous pouvez en proposer jusqu’au 2 mars ou, tout simplement, venir y assister le matin de l’AG.
Le dimanche 16 mars aura lieu un April Camp, l’occasion de se réunir entre membres et soutiens de l’April pour faire avancer différents projets de promotion ou de défense du logiciel libre ou, plus simplement, pour discuter, faire connaissance. Il aura lieu à Paris et en distanciel, on vous donnera de plus amples informations sur le site de l’April.
AlpOSS, L’événement isérois de l’écosystème du logiciel libre aura lieu le jeudi 20 février 2025 à Échirolles, avec notamment Jean-Christophe Becquet qui présentera ses pépites libres préférées.
Je vous invite, comme d’habitude, à consulter le site de l’Agenda du Libre, agendadulibre.org, pour trouver des événements en lien avec le logiciel libre ou la culture libre près de chez vous, ainsi que les associations qui les font vivre.
Notre émission se termine.
Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission : Isabelle Carrère, Vincent Calame, Florence Chabanois, Pierre Beyssac et Benjamin Bellamy.
Aux manettes de la régie aujourd’hui Bookynette qui a fait une magnifique régie pour sa reprise après plusieurs semaines d’absence, c’est un vrai plaisir de se retrouver.
Merci également aux personnes qui s’occupent de la post-production des podcasts : Samuel Aubert, Élodie Déniel-Girodon, Lang 1, Julien Osman, tous et toutes bénévoles à l’April, et Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio.
Merci aussi aux personnes qui découpent les podcasts complets des émissions en podcasts individuels par sujet : Quentin Gibeaux et Théocrite, bénévoles à l’April, et mon collègue Frédéric Couchet.
Vous retrouverez sur notre site web, libreavous.org/235, toutes les références utiles de l’émission de ce jour, ainsi que sur le site de la radio, causecommune.fm.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu, mais aussi des points d’amélioration.
Vous pouvez également nous poser toute question et nous y répondrons directement ou lors d’une prochaine émission. Toutes vos remarques et questions sont les bienvenues à l’adresse bonjour chez libreavous.org.
Si vous préférez nous parler, vous pouvez nous laisser un message sur le répondeur de la radio pour réagir à l’un des sujets de l’émission, pour partager un témoignage, vos idées, vos suggestions, vos encouragements ou pour nous poser une question. Le numéro du répondeur est le 09 72 51 55 46.
C’est aussi l’occasion de rappeler que Libre à vous ! est une émission qui se veut collective et participative, nous sommes vraiment preneurs de toute proposition de sujet.
Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission.
Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître également la radio Cause Commune, la voix des possibles.
La prochaine émission aura lieu en direct mardi 18 février 2025 à 15 heures 30 et le sujet principal n’est pas encore défini, donc à suivre, notamment sur Mastodon, on l’évoquait.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve en direct mardi 18 février et d’ici là, portez-vous bien.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.