Jean-Pierre Archambault : Bonjour. Nous sommes pour parler des manuels scolaires libres. C’est une question importante. J’ai tendance à dire que dans l’éducation le Libre, c’est bien sûr le logiciel mais n’est-ce pas aussi, éventuellement et surtout, les ressources pédagogiques libres, étant entendu qu’en France il y a 10 millions d’élèves, qu’il y a des enjeux financiers très forts et que toutes les difficultés, les obstacles qu’on a pu rencontrer dans le déploiement du Libre depuis une quinzaine d’années dans le système éducatif en France, est-ce qu’il n’y pas ça en arrière plan ?
Alors rapidement il y a trois types de ressources pédagogiques :
il y a celles que les enseignants fabriquent depuis toujours pour préparer leurs cours,
il y a les ressources éditorialisées des éditeurs, des auteurs, avec un modèle économique puisque c’est une activité professionnelle
et puis il y a aussi les ressources qu’on appelle brutes, un film, une interprétation d’un opéra, qui sont des ressources qui n’ont pas été fabriquées à des fins pédagogiques mais qui peuvent, bien entendu, être utilisées dans le cadre d’un cours et qui posent la question de l’exception pédagogique, c’est-à-dire la possibilité, pour un enseignant, d’utiliser gratuitement, dans le sens de l’intérêt général, des ressources qui ne sont pas des ressources éditorialisées.
Il est clair que l’équilibre qui avait mis au moins 100 ans, 150 ans, de l’édition scolaire a été complètement perturbé, mis à mal par l’arrivée de l’informatique, par la banalisation des outils de production de ressources pédagogiques et puis par le développement des réseaux. Quelque part ça interroge et en premier lieu les éditeurs. On va donc parler de cela mais d’une manière assez ouverte, libre.
Je vais d’abord donner la parole à Gilles qui va partir d’une expérience d’un manuel qu’on a fait sur l’enseignement de l’informatique, la question d’un modèle économique, d’une éventuelle licence globale avec les régions qui, en France, financent les manuels scolaires. Un certain nombre de questions, licence sous laquelle on a mis le manuel et puis François-Élie qui nous parlera de : quid de l’institution par rapport à la production de ressources pédagogiques libres, étant entendu qu’en France on a un grand succès dont on est très fier qui est Sésamath, qui est devenu le premier acteur éditorial pour les mathématiques au collège. Pour autant, la question de l’implication de l’institution et posée. Gilles.
Gilles Dowek : Merci. Je vais essentiellement vous raconter une histoire qui est l’histoire d’un échec mais c’est qui ’est important, dans la vie d’apprendre de ses échecs, donc ce n’est pas très grave de rencontrer quelques échecs de temps en temps.
Comme Jean-Pierre l’a rappelé, l’an dernier, enfin il y a à peu près 18 mois, nous avons commencé à écrire un manuel d’informatique qui s’adressait à des élèves français de la classe de Terminale, la dernière classe du lycée, et qui correspondait à l’introduction de la discipline informatique au lycée après une longue histoire où elle avait été mise, supprimée, remise, etc. Il nous semblait important qu’il y ait un manuel scolaire dès la première rentrée, c’est donc un livre qu’on a écrit un peu dans l’urgence avec l’idée qu’il devait être absolument prêt en septembre 2012, à la rentrée dernière.
Dans ce livre, il y a tout un tas de paragraphes qui parlent de choses différentes, la boucle while, la boucle for, le codage des sons, le codage des images, les algorithmes de tri, etc., mais il y a aussi un certain nombre de questions qu’on se pose, avec les élèves. On incite les élèves à réfléchir sur la manière, par exemple, dont la notion de propriété a évolué sous l’influence du développement d’objets informatiques, en particulier de logiciels qui sont copiables à coût nul, qui sont donc des biens non rivaux, que chacun peut utiliser sans que cela empêche d’autres personnes de les utiliser.
À force de réfléchir nous-mêmes pour faire réfléchir les élèves et les lecteurs du livre, cela nous a amenés à nous demander s’il était raisonnable que ce livre soit simplement édité et vendu comme un livre traditionnel, c’est-à-dire essentiellement quelque chose qui n’est pas accessible gratuitement sur le Web ou ailleurs.
Avec l’équipe, ça a été vraiment un travail collectif, nous étions une équipe de huit auteurs, dans les réunions que nous avions pour réfléchir au contenu du livre, à la fin une petite réunion, on réfléchissait à sa diffusion. Il nous semblait qu’une bonne chose était de terminer le livre et de le mettre au moins à disposition de tous sur le Web, disons sous la forme d’un PDF. On n’avait pas énormément réfléchi à l’idée de rendre le livre interactif, de mettre des vidéos, d’en faire un MOOC, etc. À cette époque, on était plus sur une idée de diffuser des informations sous forme d’un PDF ou d’un fichier texte, peu importe, que dans l’idée d’innover en utilisant l’informatique, qui est aussi une idée intéressante, mais ce n’était pas notre idée à cette époque.
On s’est quand même heurté à une certaine difficulté : ce projet avait besoin d’argent. On avait quand même besoin d’argent. Écrire un livre ça coûte de l’argent. Il y a un certain nombre de coûts différents.
Il y a d’abord la rémunération des auteurs. C’est ce qui pose le moins de problèmes, puisque la plupart des auteurs sont ou bien profs en lycée, donc déjà payés par l’institution pour travailler 24 heures sur 24 à l’instruction des élèves, ou bien professeurs à l’université, ou chercheurs dans une institution publique, donc également déjà payés par les contribuables pour, en particulier, l’édification des professeurs qui effectivement vont contribuer à l’édification des élèves.
Il s’avère que la plupart des auteurs étaient éventuellement prêts à travailler gratuitement. On n’est pas sûrs que ce soit la meilleure chose : pourquoi après tout devraient-ils travailler gratuitement puisque c’est un travail supplémentaire par rapport à leur travail habituel ? Mais disons que cela n’avait pas l’air de poser trop de problèmes.
En revanche ce qui posait un véritable problème, c’est que quand on écrit un livre pour des lycéens ce n’est pas tout à fait pareil que quand on écrit un polycopié pour des étudiants de master ou quelque chose comme ça. D’abord, il est important qu’il n’y ait pas de fautes d’orthographe dans le livre, qu’il n’y ait pas trop de fautes de français, de grammaire, etc., il y avait donc un travail d’édition minutieux. Un livre ça demande un travail d’édition plus minutieux qu’un polycopié qu’on donne à des adultes, disons des jeunes adultes, enfin des vieux ados qui sont plus sensibles à cette qualité.
Il y avait également besoin d’un travail d’illustrateur professionnel. On avait fait un certain nombre de figures un peu à main levée, un peu en Xfig, enfin avec des outils du 20e siècle, et on se rendait compte que, par rapport à un livre scolaire traditionnel, nos talents d’illustrateur étaient un peu en deçà des talents d’illustrateurs professionnels, donc que le risque était qu’on ait un livre qui soit un peu cheap, qui véhicule une idée que l’informatique c’est toujours un truc qui se fait avec trois bouts de chandelle et on ne voulait pas de ça. Même pour le travail de mise en page, on pouvait faire un truc très sobre, très austère, en LaTeX par exemple, mais il s’avère que les lycéens sont habitués à des trucs avec du rouge, du vert, du bleu, des encadrés, des trucs qu’on ne sait pas très bien faire. Donc, on n’avait pas ces compétences dans l’équipe et on n’a trouvé personne qui veuille travailler jour et nuit avec nous pour faire des illustrations, éditer le livre, etc., gratuitement. Quand on écrit un livre, le travail d’édition a l’air d’être une espèce de coût incompressible qui est.
Donc l’idée de faire ça de manière artisanale, d’écrire juste ce PDF et de le mettre sur le Net tout seul ne nous semblait pas une bonne idée, on a donc plutôt cherché à avoir des financements.
Ce n’est pas très difficile trouver des financements, puisque, en France, les livres scolaires des lycéens sont sponsorisés par des régions. Donc il y a 22 régions qui ont des modes de financement des livres scolaires très différents les unes des autres.
Il y a des régions qui achètent les livres scolaires aux éditeurs et qui les distribuent aux lycéens.
D’autres qui impriment des coupons et distribuent des coupons aux lycéens puis les lycéens vont à la librairie, ils achètent avec les coupons et les coupons ensuite sont échangés, sont rachetés par la région.
Mais quel que soit le mode de financement, il y a des régions qui achètent tous les bouquins, il y en a d’autres qui donnent 100 euros ou 80 euros par lycéen, ça dépend. Ça ce n’est que pour les lycées.
Pour les collèges, ce sont les départements et pour l’école ce sont les communes.
Si vous n’êtes pas Français, vous ne pouvez pas comprendre toute cette articulation entre des régions, des départements, des communes, etc., mais bon, il y a différentes structures administratives, il y a des structures administratives plus complexes.
Le bon modèle nous semblait celui de la licence globale, c’est-à-dire que les régions, qui sont structurées dans une association qui s’appelle Association des Régions de France, nous payent une fois le texte et, comme cela, ça nous permettait de l’écrire. On ne leur demandait pas beaucoup d’argent. On leur avait demandé 10 000 euros pour les auteurs, nous étions huit auteurs prêts à se partager 10 000 euros comme droits d’auteur une fois et après zéro. On leur avait aussi demandé 10 000 euros pour pouvoir payer un illustrateur, un éditeur et un metteur en page.
On avait même un peu complexifié le modèle économique puisqu’il y a eu une longue discussion qui n’est toujours pas terminée sur la vertu d’avoir un exemplaire papier d’un livre, en plus de l’avoir sous forme électronique, ou bien que ce soit en ligne ou bien que ce soit sur son ordinateur ou sur sa liseuse ou sur sa tablette ou que sais-je. Il y a un certain nombre de personnes qui n’ont peut-être pas nécessairement tort et tant qu’on n’est pas absolument sûr qu’elles ont tort, il faut prendre au moins en compte leur avis. Elles disent que c’est beaucoup plus agréable et beaucoup plus efficace pour un lycéen d’avoir un livre, un exemplaire papier, que d’avoir simplement la version électronique. Il y a en particulier un argument : quand on a la version électronique, on ne sait pas quelle est la part du bouquin qu’on a lue, enfin c’est plus compliqué de le savoir, alors que quand on a un exemplaire papier ouvert au milieu ou au tiers ou aux trois quarts, on sait à peu près où on en est, on sait quelle est la partie qu’on a lue, qu’on n’a pas lue.
On avait donc un peu complexifié le modèle économique avec un éditeur, on avait trouvé un éditeur qui était prêt à nous accompagner dans ce projet : en plus de la licence globale qui concernait le texte, donc le contenu immatériel du livre, on proposait d’imprimer le livre pour un coût de huit euros, donc, au lieu d’avoir un manuel scolaire à 25 euros, le coût du manuel scolaire était décomposé en une partie fixe qui correspondait à la partie non rivale, c’est-à-dire le contenu, et une partie proportionnelle si jamais les lycéens voulaient des.…
On avait même complexifié le modèle économique puisqu’on avait dit qu’une fois que le PDF était en ligne, si les régions voulaient les imprimer elles-mêmes, elles pouvaient le faire, si elles voulaient se regrouper pour faire des économies d’échelle, elles pouvaient le faire et on pouvait nous aussi leur proposer des exemplaires à huit euros.
J’arrive à la fin de l’histoire. Nous avons, avec cet éditeur, contacté l’Association des Régions de France qui a lu notre dossier, qui nous a dit « c’est une très bonne idée, mais on va faire ça l’année prochaine ! » Comme la rentrée arrivait, qu’on était au mois de mai, qu’on voulait absolument que le livre soit disponible en septembre, qu’il leur fallait plus d’un an pour réfléchir sur le bien-fondé de notre proposition de leur demander 20 000 euros que 22 régions devaient rassembler, c’est-à-dire que chaque région devait donner en moyenne 800 euros, peut être que certaines auraient pu donner plus, certaines auraient pu donner moins, mais, apparemment, le process était trop compliqué, donc il prenait tellement de temps qu’il nous a semblé plus important de sortir le livre à temps.
Nous avons finalement trouvé une solution de compromis puisque les Éditions Eyrolles ont proposé que l’exemplaire papier soit vendu 20 euros, c’était déjà moins cher que les manuels scolaires habituels, mais aussi de mettre le PDF en ligne exclusivement à l’usage des profs de manière à ce que les profs puissent préparer leur enseignement même si rien n’empêche quiconque d’accéder au texte. Le texte est accessible, mais disons que le code de bonne conduite qu’on propose c’est davantage que les lycéens achètent le livre et que les profs l’aient gratuitement. Ce n’est pas quelque chose qui est complètement formalisé.
Juste pour la petite histoire, on a vendu 5000 exemplaires du livre, ce qui n’est pas si mal quand on sait qu’il y a 10 000 lycéens qui ont commencé l’informatique cette année. Si vous multipliez 5000 par 20, vous verrez qu’il y a déjà 100 000 euros qui ont été dépensés pour acheter ce livre, donc, même si on pense qu’il n’y a que la moitié de ces 100 000 qui ont été subventionnés par les régions, elles ont déjà payé deux fois et demi ce qu’on leur demandait !
C’est un échec qui a plusieurs explications.
La première c’est qu’on a un peu pris l’Association des Régions de France par surprise, on les a contactés au printemps pour leur demander un chèque tout de suite. Ils étaient donc un peu comme des lapins dans la lumière des phares, tout d’un coup on leur posait une question à laquelle ils n’avaient jamais réfléchi et ils ne pouvaient pas donner de réponse tout de suite. J’espère que sur le long terme ce type d’idée va finir par davantage maturer dans ce type de structure.
Il y avait aussi le fait que 2012 était une année d’élections et, apparemment, c’est très difficile de prendre une décision en France une année d’élections. Bon !, c’est un détail historique.
Il y a quand même un point qu’ils ont soulevé qui, je pense, mérite d’être discuté, je ne vais pas le discuter tout de suite parce qu’il ne faut pas que je monopolise la parole, mais c’est une vielle discussion interactive qui pourrait être intéressante. L’Association des Régions de France nous a demandé : « Qu’est-ce qui se passe si, demain, dix personnes, comme vous, viennent me demander 20 000 euros ? Cent personnes, comme vous, qui viennent me demander 20 000 euros ? Mille personnes, comme vous, qui viennent me demander 20 000 euros ? Est-ce qu’on doit leur dire oui à toutes ? Est-ce qu’on doit choisir ? Comment est-ce qu’on fait ? » On leur a donné quelques éléments de réponse, mais c’est une vraie question. On ne peut pas faire juste comme si cette question n’existait pas.
Jean-Pierre Archambault : Merci Gilles. Avant de passer la parole, une autre vraie question, c’est qu’on a mis ce livre sous licence Creative Commons avec la clause NC et que, on en parlait tout à l’heure, ça a donné lieu à une longue discussion passionnée avec Richard Stallman qui nous a dit « non, pas possible d’avoir choisi la clause NC » ; c’est aussi une vraie question. François.
François Élie : Je viendrai à ce vrai problème tout à l’heure.
Mon point de vue va être un peu celui du payeur, c’est-à-dire celui des gens qui, dans les régions, les départements, les communes, pour les écoles, les collèges et les lycées financent les manuels scolaires. C’est le point de vue que j’ai sur le développement du logiciel au sein de l’ADULLACT, et je vais essayer de montrer les analogies entre la production du logiciel et la production de manuels scolaires.
Je ne vais pas revenir sur ce qui a été dit auparavant. Effectivement, ce qui caractérise les objets numériques, c’est d’être des objets non rivaux, distribution à coût marginal nul, mais ne jamais oublier que ce ne sont pas pour autant des objets gratuits parce qu’il faut les produire, même s’il faut les produire une fois, il faut les produire. Donc, d’une certaine façon, si ça percute les modèles de l’édition, les modèles traditionnels, il ne faut surtout pas s’imaginer que l’ère du tout gratuit est arrivée.
D’ailleurs les livres sur le gratuit sont payants. C’est un signe ! L’ère du tout gratuit n’est pas arrivée. On n’est pas arrivé dans un modèle où il n’y a plus d’argent et en même temps on ne peut pas inventer des modèles qui excluent complètement l’édition, le métier d’éditeur. C’est très important parce que, pendant longtemps, j’étais plutôt sur une ligne où il fallait pourfendre ces métiers de gens qui ne servaient à rien et puis, progressivement, je me suis rendu compte qu’ils servaient à quelque chose, première chose, et puis surtout que la préoccupation des politiques est presque davantage, je ne sais pas si on est écouté, de refonder l’industrie numérique que de refonder l’école. Je simplifie, mais l’écoute qu’on a au niveau des politiques sur ces gens qui créent les emplois, qui irriguent le territoire, etc., c’est très important. Il ne faut donc pas être naïf en allant trop vite et oubliant de faire tourner les bons porte-avions parce ça aussi c’est important.
Une fois qu’on a dit ça, on n’a encore rien dit parce ce qui compte ce n’est pas tant la question qui nous a occupés pendant quelques années, qui était de militer pour l’utilisation des manuels scolaires libres qui existaient. À l’époque, c’était le début de Sésamath où on disait « c’est bien d’utiliser du Libre ». C’est la même chose pour le logiciel. Mais en même temps ce qui est le plus important, c’est ce qui m’occupe depuis dix ans pour les collectivités, ce n’est pas les logiciels qui existent, c’est bien de les utiliser. Ce qui est le plus important, c’est de faire exister ce qui n’existe pas et, à ce moment-là, les choses commencent à devenir intéressantes et je me félicite qu’aujourd’hui on se préoccupe de réfléchir sur des expériences, réussies ou pas, de production, plutôt que de diffusion, d’utilisation, de marketing autour d’objets qui existent.
L’expérience que j’ai de la production de logiciels, c’est qu’en fait il y a deux moments.
Il y a un moment où on est en train de remplacer le modèle éditeur de distribution habituelle par un modèle de souscription. Il faut payer une fois la production. Ça c’est un premier problème. Avec ce que vous mentionniez tout à l’heure, c’est-à-dire la question de savoir comment on passe à l’échelle, il est hors de question que les régions, les départements, les écoles voient venir pour chaque matière plusieurs projets libres qui leur proposent des souscriptions en disant « on va faire pour l’espagnol, pour le latin, pour la philosophie », toutes sortes de matières, des projets qui vont produire une complexité là où ils ont essayé, eux, de faire de la simplicité.
À ce problème il y a une réponse relativement simple qui est de mettre en place des plates-formes de production, des forges de production d’objets qui, à la différence des manuels qui seraient simplement numérisés, seraient des objets granulaires, modulaires, permettant au professeur de faire ce qu’il fait d’habitude, c’est-à-dire de piquer à droite et à gauche dans les manuels qui l’arrangent de quoi construire son cours à partir d’objets qui correspondent à son projet.
Donc, d’une certaine façon, qu’est-ce qu’il faut payer une fois ?
D’abord les outils de production, quitte à ce qu’ensuite on s’arrange pour régler le problème de la rémunération des auteurs. Et à ce moment-là, la rémunération des auteurs peut être négociée entre le prescripteur, qui est l’État, et les payeurs que sont les collectivités territoriales. Parce que, pour l’instant, l’État, courageusement, prescrit par les programmes, par les inspections, ce qu’il ne paye pas. Il y a un moment où ceux qui payent peuvent dire « on aimerait payer autrement, on aimerait, par exemple, que ce soient des professeurs qui puissent produire des contenus », parce que, actuellement, ce sont quand même les professeurs qui les produisent mais, en plus, c’est payé par les éditeurs, donc on peut régler ce problème par une négociation entre les payeurs et les prescripteurs.
Quel est le rôle des éditeurs ? Il peut être de répondre à un appel d’offres de forge de production. Ce sont eux qui sont peut-être les mieux à même de gérer des forges de production. Simplement leur rémunération sera différente, peut-être sera mieux garantie que par d’éventuelles ventes qui iront, pour certaines, au pilon.
Reste que là, on n’a résolu qu’un seul des problèmes.
Depuis dix ans qu’on fait du développement de logiciel métier dans les collectivités, on sait que pour faire vivre un logiciel il y a deux moments : le premier moment pour le faire exister, il faut financer, il faut développer et puis une fois que la version 1.0 est sortie, le pire commence et les vrais problèmes commencent.
La question ce n’est pas de payer une fois, c’est de continuer à faire exister ce qu’on a fait exister. Et d’une certaine façon, si on produit un logiciel ou si on produit un manuel, il faut assurer sa pérennité, son évolution dans le temps et ce qui menace tous les projets, c’est de mourir dès qu’ils sont nés. Donc, la question qui se pose après, et ça va être le plus difficile, parce que c’est très difficile de mutualiser. Ça ne m’étonne pas du tout que les régions préfèrent payer dix fois plus que si elles avaient été intelligentes parce que ce qui coûte le plus cher ce n’est pas de dépenser de l’argent, c’est de faire ensemble. Ça coûte une fortune de se mettre d’accord, de se mettre autour d’une table, d’oublier les rivalités de territoires, quand ce ne sont pas des rivalités politiques entre gens du même camp, enfin, c’est une catastrophe ! On est dans un monde où les couteaux se prennent dans le dos par les amis C’est très compliqué !
Plus compliqué encore que de mutualiser ensemble, c’est de faire vivre ensemble, et la difficulté qu’on rencontre alors c’est la difficulté à oublier son ego. Les régions aimeraient bien tatouer tous les projets qu’elles font en disant « c’est moi qui l’ai fait et si les autres l’utilisent c’est parce que c’est moi qui leur ai donné. » La difficulté c’est de mettre en marque blanche en disant « on l’a payé ensemble et c’est pour tout le monde. » Ça, c’est très très difficile !
Les Espagnols, un jour, étaient venus à l’invitation du gouvernement français pour donner le retour d’expérience de dix ans d’expérience de financement libre, et ils étaient venus pour dire une chose : « Mettez tout en marque blanche. » L’expérience, le retour de toutes les mauvaises pratiques, c’est que l’ego freine les projets. Donc, pour faire vivre ensuite un projet qu’on a initialisé, il va falloir renoncer à mettre son tatouage partout et dire « on fait pour tous. » Et là aussi on peut se féliciter qu’en France, au moins, les programmes sont nationaux et on a un ministère qui a la main sur les contenus. Ça peut aussi avoir un intérêt d’avoir cette puissance régalienne pour dire « sur les contenus, vous ne mettrez pas votre tampon. » De ce point de vue-là ça permettrait de régler ce problème.
Je pense que si on veut passer à l’échelle il faut parvenir à convaincre les financeurs de faire quelque chose qui ressemble, qui s’apparente à une licence globale pour l’initialisation du projet, pour les financements globaux, mais qu’ensuite ils mettent en place des dispositifs de pérennisation qui permettent de mettre à jour, peut-être de profiter en ré-injectant. Un professeur qui fait son cours, qui utilise des granules pour les assembler, que ne les remet-il pas dans le paquet ?
Dans le monde du logiciel, il y a un problème, c’est que le code produit du service et le service produit très peu de code. Ça commence à inquiéter énormément les gens du Libre. Les sociétés de service en logiciel libre re-déposent extrêmement peu de code qu’elles développent. D’ailleurs, elles en développent parfois plusieurs fois, elles font payer parfois plusieurs fois leurs clients. Je ne veux pas me faire des ennemis, mais le programme upstream, faites remonter les productions, est un programme essentiel. De la même façon que pour le logiciel, il faut demander à ceux qui l’utilisent de ré-injecter ce qu’ils ont fait, de la même façon, il faut que les utilisateurs deviennent des contributeurs, c’est-à-dire qu’on mette dans la boucle les professeurs qui ont utilisé ces granules pour mettre en place des publications de scénarios, des manières différentes d’utiliser des granules, et tant qu’on n’aura pas fait tourner cette roue-là il manquera la deuxième étape.
Je pense qu’il y a les deux enjeux à la fois, faire exister les objets et ensuite les faire vivre. Il faut donc amorcer la roue pour que ça tourne. Je pense qu’il y a une bonne analogie à faire entre le logiciel et les manuels numériques dès lors qu’on s’interroge sur la production et pas simplement sur l’utilisation.
Jean-Pierre Archambault : Merci François. À vous !
Public : En septembre 2013, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui va se passer ? Il y a eu un accord d’associations ?
Gilles Dowek : Non. On a laissé tomber. On a changé les éditeurs. Maintenant, notre projet c’est juste de passer la bonne parole à d’autres projets, d’autres manuels, d’autres disciplines. Il y a un travail d’explication à faire aux régions dans le cas du lycée, aux départements et communes dans les autres cas. Les régions c’est relativement simple, puisqu’il n’y a que 27 régions. Il y a 101 ou 102 départements et il y a 36 000 communes. Je pense que quand il va falloir coordonner 36 000 communes, ça sera plus compliqué que coordonner 27 régions, ce qu’on n’a déjà pas réussi à faire.
Maintenant le manuel vit sa vie. Il a existé dans une première version l’an dernier. Cette année, il va sortir dans deux versions différentes : les programmes sont en Java dans une version, en Python dans l’autre. Il y a une vie du manuel, mais maintenant elle se fait hors de ce projet, sauf que le manuel est en ligne, toujours en ligne, mais de manière un peu anecdotique.
Public : Donc actuellement il n’y a pas de promotion disponible ?
François Élie : non.
Public :Qu’est-ce qui vous a motivé à mettre une clause NC ?
Gilles Dowek : D’abord, j’aimerais bien que tout le monde soit gentil si on discute de ce point. Tu as posé la question très gentiment ! Dans la licence Creative Commons il y a un certain nombre d’options et l’option NC dit, en gros, je ne suis pas tout à fait un spécialiste, que tout le monde peut réutiliser le contenu qu’on met à disposition, tout le monde peut le modifier, tout le monde peut le rediffuser, sauf d’une manière commerciale. NC signifie non commercial.
Public : Sans autorisation de l’auteur !
Gilles Dowek : Sans autorisation de l’auteur.
Public : Il y a moyen de s’arranger avec l’auteur.
Gilles Dowek : D’accord. Il s’avère qu’on a finalement pris un modèle qui est beaucoup plus classique que celui qu’on avait imaginé au début. Donc on a un éditeur et quand on a vu cet éditeur, Eyrolles, on lui a demandé si, par hasard, ça l’intéresserait, si, par hasard, il trouvait que c’était une bonne idée de mettre le PDF du livre, qui est coproduit par eux et nous – c’est vraiment la chose qui ensuite est mise sur la rotative qui fabrique l’objet physique qui est vendu ensuite –, en libre accès sur le Web. Il y a donc eu une négociation qui s’est faite avec l’éditeur sur la licence et l’éditeur, donc Eyrolles, souhaitait avoir cette clause NC. Eyrolles explique assez simplement la raison. Ils ont eux-mêmes investi de l’argent d’une part en nous payant les droits d’auteur, mais les droits d’auteur sont proportionnels au nombre d’exemplaires, donc ce n’est pas très important, mais ils ont également investi sur des coûts fixes qui sont des coûts de fabrication de la maquette, les trois professions que j’ai évoquées – éditeur, maquettiste et mise en page. Donc, ayant fait cet investissement, ils voulaient éviter que l’éditeur qui se trouve au quartier latin, juste en face de la rue, récupère le PDF, l’imprime et le vende un euro de moins, auquel cas un autre éditeur aurait pu faire ça puisqu’il n’avait pas les coûts fixes, donc son point mort, son point zéro était à un endroit différent. Eyrolles a envisagé que cela puisse se passer, sans avoir, je pense, un éditeur en tête, donc nous a proposé ou bien de ne pas le mettre en accès ou bien de le mettre en libre accès avec cette clause. On a dit oui.
Jean-Pierre Archambault : On avait eu le même débat l’année d’avant avec le livre qu’on avait fait pour les profs avec un éditeur du service public, le CRDP de Paris. Et pareil, il y avait eu la même licence avec la même clause.
Public : Concernant les problèmes de pérennité, enfin l’avenir du truc, ce qui pourrait être intéressant dans ces cas-là, c’est de négocier que l’ouvrage soit disponible sous licence NC tant que l’éditeur n’est pas rentré dans ses frais. Le problème c’est que la clause, là, s’applique potentiellement pendant longtemps, sans accord de l’auteur, mais parfois on ne retrouve pas les auteurs.
Public : Oui, et puis, en l’occurrence, c’est l’accord aussi de l’éditeur. Parce que c’est l’éditeur qui a les droits de distribution.
Public : Et si c’est motivé par la nécessité économique de l’éditeur de rentrer dans ses frais, il faudrait que la clause tombe lorsque l’éditeur est rentré dans ses frais.
Public : Et puis il y a aussi le problème des œuvres orphelines… On peut aussi imprimer Wikipédia et le vendre.
Gilles Dowek : Il y a une toute petite différence avec Wikipédia : Wikipédia est par nature dynamique, change tout le temps, donc, dès que tu l’imprimes il est obsolète. Ce n’est pas tout à fait le cas d’un manuel qui au mieux a une édition par an.
Public : Le dictionnaire qui a cinq ans est encore à peu près utilisable. Le Larousse, le Robert !
Gilles Dowek : Oui. OK. J’ai l’impression que dans les raisons qui expliquent le succès de Wikipédia, le fait qu’il soit tout le temps à jour est très important. C’est beaucoup moins le cas d’un manuel scolaire où on pense que ce qu’on dit sur la boucle for ne va pas être obsolète dans quinze jours, mais peut-être !
Public : Pour les contenus, c’est un peu moins important parce que tu peux très bien avoir du contenu figé qui ne bouge plus pendant 15 ans et qui est toujours pertinent 15 ans plus tard.
Gilles Dowek : Quinze ans sans doute non, mais trois ans oui.
Public : Inaudible.
François Élie : Je pensais, pour poursuivre l’analogie avec le logiciel, que le fait de réinjecter la manière dont les professeurs dans leurs situations d’enseignement vont utiliser ces contenus, c’est la vraie vie de ces objets. Bien sûr, les contenus d’un cours de philosophie, d’un manuel – enfin, on n’a pas de manuel en philosophie –, les contenus sont là, mais la manière de les scénariser, la manière de cheminer dedans, c’est cela la vraie vie d’un contenu. Et, de ce point de vue là, c’est ce dont les éditeurs rêvent, c’est d’avoir un retour pédagogique pour affiner. C’est vrai que les contenus sont les mêmes, mais la manière dont ils sont organisés va changer du tout au tout.
Public : Et puis les nouvelles habitudes pour les adolescents, avec tout ce qu’ils ont, avec les smartphones, etc., leurs façons d’aborder de manières très différentes. Vous parliez de l’exemplaire papier qui permettait d’avoir un feed-back rapide pour savoir où on en est dans la quantité de matière qu’il resterait à voir par exemple. Mais les adolescents, je vois bien ça avec ma fille qui a 16 ans, zappent quand même assez vite. N’y a-t-il pas aussi une réflexion à avoir par rapport aux nouveaux comportements ?
François Élie : J’ai toujours zappé avec du papier, enfin, je ne sais pas comment font les autres, mais j’ai rarement fini les livres. Je ne suis pas sûr que ce soit essentiel. On n’est pas dans la culture du zapping. On zappe autrement. Il faut leur apprendre à mieux zapper. C’est très bien de zapper ! J’ai toujours commencé les livres par la table des matières et j’ai fait mon marché. Peut-être que l’usage des tables de matières est plus intelligente sur le papier. Il faudrait, je le disais tout à l’heure, inventer des PDF qui s’usent, avec des pages qui deviennent cornées pour qu’on sache où on en est resté, ce sont des dispositifs techniques assez faciles à mettre en œuvre.
Public : Avec tous les liens, on peut facilement sauter d’un sujet à un autre.
Public : Je ne sais pas trop comment ça se passe dans le monde éducatif, mais j’ai le sentiment quand même que les régions sont souvent beaucoup plus armées. On avait des enveloppes de 200 000 euros, voire plus, que des enveloppes de 800 euros. J’aimerais bien votre avis de ce côté-là. On a un outil vraiment puissant avec l’Internet et le Web pour faire des souscriptions. Avez-vous essayé de rentrer dans la démarche du style Ulule ?
François Élie : Fundraising
Public : Je pense que récolter rapidement sur ce genre de plateforme, ça semble assez facile.
Gilles Dowek : On ne l’a pas fait essentiellement, comme je l’ai expliqué, mais ça ne veut pas dire que c’est une mauvaise idée, c’est juste que ce n’était pas approprié pour ce bouquin. On a commencé le bouquin en janvier, on l’a terminé en avril. On voulait qu’il soit publié en septembre, on n’avait donc pas tellement le temps de faire du marketing viral, de compter sur le bouche-à-oreille, etc. Cela dit, ça pose un problème de fond qui est : qui doit payer ? Moi, je reste attaché à l’idée que c’est la République qui doit payer les manuels scolaires des lycéens. Alors, si on peut les faire d’une manière moins chère, d’une manière plus efficace, etc., c’est bien. Cela me poserait un problème d’écrire à des parents en leur disant : « Si vous ne donnez pas 20 euros ou 30 euros, vos enfants n’auront pas de manuel scolaire à la rentrée, c’est donc leur avenir qui est en jeu. » C’est un discours qui est un peu difficile à tenir malgré tout.
Public : Je travaille en primaire, donc avec des enfants de 3 à 11 ans. En France, il n’y a pas cette multiplicité d’acteurs, il n’y en a pas 36 000 parce qu’il y a plein de communes n’ont plus d’école depuis longtemps, mais peu importe, la difficulté est de donner à cette masse d’interlocuteurs institutionnels – je parle des collectivités territoriales, pas du tout des parents d’élèves, donc ce sont eux qui mettent au pot – l’énergie pour se rencontrer, ce qui est bien plus important que l’argent à mettre. La problématique la plus forte, de mon point de vue, se pose plus entre acteurs institutionnels que par rapport aux familles ordinaires.
Mais là on a deux problématiques auxquelles on se heurte : l’une c’est que le secteur de l’édition existe, a une réalité économique, en tout cas a aussi de bonnes raisons pour cela, que l’école est un marché totalement captif, à très peu près, et qu’on n’abandonne pas sans de fortes résistances un système qui fonctionne aussi bien malgré tout.
De l’autre côté la vraie valeur ajoutée, François l’évoquait tout à l’heure, ce n’est pas tant le contenu manuel, etc., que la façon dont ces ressources sont utilisées. Or aujourd’hui, à très peu de choses près, l’institution est largement déficiente sur la façon d’apporter cette valeur ajoutée, qui existe au demeurant, aux instituteurs, et les collectivités territoriales, dont beaucoup sont conscientes, notamment parce qu’il y a des terminaux interactifs. Les collectivités territoriales sont maintenant face à la problématique de la formation des enseignants qui, pour différentes raisons, ce n’est pas le lieu ici, n’est pas assurée par l’institution, vraisemblablement ne le sera pas. Ils sont hors de leur champ de compétence. Un maire, un conseiller général qui dirait « j’ai mis des tableaux interactifs, les profs ne s’en servent pas, il faut les former », ne peut pas le faire, en tout cas pas directement. Par contre, sur ces systèmes collaboratifs à financement mutualisé, là ce n’est pas pareil, puisque c’est bien un outil mis en place et mis à disposition des profs et de qui veut, profs du public, profs du privé, parents d’élèves. Après, les profs s’en saisissent ou ne s’en saisissent pas, mais on peut passer au-dessus de l’obstacle institutionnel majeur dans le contexte français pour les écoles publiques. Dans le privé, il y en a beaucoup qui ont compris !
Gilles Dowek : Je ne crois pas qu’il y ait eu un très fort lobbying des éditeurs qui aurait fait pression sur l’Association des Régions de France pour que nous ne soyons pas financés. Je pense simplement que nous étions trop petits. Si on avait voulu, je ne sais pas, faire une version libre de Lagarde et Michard, ou un truc comme ça, à ce moment-là je pense qu’il y aurait peut-être eu ce type de pression. Mais nous étions vraiment trop insignifiants pour que le lobby des éditeurs s’intéresse à nous, ou alors, il est vraiment mieux organisé que ce qu’on imagine. Je ne crois pas qu’ils le soient à ce point là !
Sur la question du crowdsourcing, faire du crowdsourcing auprès d’institutions publiques, c’est un peu compliqué. Je ne sais pas si les institutions publiques peuvent, elles n’ont pas de carte bancaire par exemple. C’est difficile de virer quelques euros sans avoir de garantie de retour, etc. Alors que justement elles ont plutôt une culture de marché public, de choses comme ça.
Public : Ce n’est compatible avec les institutions.
Gilles Dowek : Voila, c’est ça. C’est quelque chose qui reste à inventer. On ne sait pas encore faire.
Organisateur : Je suggère que nous changions de conférence. Il y a des gens qui peuvent changer de salle. Il faut que nous évitions de prendre du retard. Vous êtes encore là dans les heures qui suivent ? Il est possible de vous rencontrer ? En bas ? Oui ?
Jean-Pierre Archambault : Eh bien merci. On continuera, on renouvellera, parce que la question n’est pas terminée.
[Applaudissements]