- Titre :
- Une nouvelle figure de l’amateur - Entretien
- Intervenant :
- Bernard Stiegler
- Lieu :
- Institut de recherche et d’Innovation - Paris
- Date :
- Octobre 2014
- Durée :
- 51 min 20
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Partage de connaissances et éducation populaire à l’heure du numérique
Transcription
Je m’appelle Bernard Stiegler. Mon premier métier c’est d’enseigner la philosophie. J’enseigne à l’université de Compiègne, je suis aussi directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation qui est attaché au Centre Georges Pompidou et président de l’association Ars Industrialis qui est une association de citoyens qui réfléchissent sur l’avenir du monde industriel.
L’ère du numérique
Le numérique apparaît en 1993. Ce qu’on appelle le numérique c’est la transformation de l’objet informatique en un objet quotidien, qui se décline y compris dans les automobiles, absolument partout aujourd’hui. Le numérique c’est une transformation totale de la vie des gens et de toutes les formes de savoirs : les savoir-vivre, les savoir-faire et les savoir-conceptualiser. Le web, comme on l’appelle maintenant, a rendu accessible à tout le monde l’internet. Moi j’ai commencé à utiliser l’internet en 1989. Le web n’existait pas. J’ai commencé à l’utiliser parce que l’internet, qui vient du réseau Arpanet de l’armée américaine, qui était un réseau, en fait, de défense nucléaire, disons un réseau pour garantir la résilience, comme on dit aujourd’hui, de la défense nucléaire américaine, a été socialisé dans les années 70 par l’armée américaine pour s’attirer, d’ailleurs, la collaboration des universitaires américains, et donc a été ouvert dans une université américaine. Et, dans les années 80, une politique a été menée par les États-Unis pour que, finalement, les universitaires du monde entier viennent sur le réseau internet. Et dans ce contexte-là, moi-même, j’ai eu une adresse internet dès les années 80.
Mais en 1993, ce qui s’est passé c’est que tout le monde est devenu capable d’accéder à ce réseau. Et pourquoi est-ce que ça s’est fait ? Parce qu’un type qui s’appelait Al Gore qui n’était pas un idiot, qui n’est toujours pas un idiot, qui était vice-président des États-Unis à l’époque, suivait de très près ce que faisait le CERN. Le CERN, qui est un centre de recherche européen sur la physique nucléaire, qui a été créé par l’Europe, finançait quelques centaines de scientifiques fonctionnarisés, payés par l’Europe, et ces scientifiques disaient : « Mais aujourd’hui on pourrait, avec Internet et toutes ces choses-là, développer un système qui permettrait à tout le monde d’accéder très facilement et d’échanger des choses, de produire du savoir, de confronter des points de vue ». Ces gens-là, dont le plus important s’appelle Tim Berners-Lee, ont inventé une suite logicielle et surtout des langages et, en particulier, deux des protocoles, comme on les appelle, deux protocoles, l’un s’appelle HTML, et l’autre le protocole d’adressage des URL. Ils ont mis au point quelque chose qu’ils ont décidé de verser dans le domaine public. Pourquoi ? Parce qu’ils ont dit : « On a été payés par la puissance publique, donc ça doit appartenir à tout le monde ». Dès que le CERN a versé dans le domaine public ces technologies, ceux qui se les sont appropriées ce sont les États-Unis, avec Al Gore en tête, qui d’ailleurs, à ce moment-là, a dit : « Il faut défiscaliser toutes les créations d’entreprises, ça va être un boom ». Et il a eu évidemment raison.
Ça a produit une énorme transformation. Moi-même j’ai été missionné, en 1994, par l’Union européenne, enfin par la Commission européenne et la région Nord-Pas-de-Calais. Pourquoi est-ce que j’ai été missionné ? C’est parce que j’avais développé à l’Université de Compiègne un laboratoire qui s’appelle Costech, qui travaillait sur ces questions. Et en 1987 j’avais fait une exposition au Centre Pompidou, qui s’appelait « Mémoires du futur », dans laquelle je disais : « Au 21e siècle, tout sera en réseau. Les gens accéderont à des tas de fonctions et ils pourront manipuler des images, faire des journaux, etc. » Ça apparaissait totalement utopique pour les gens généreux et absolument fantaisiste pour les gens qui me prenaient pour un fou. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle l’Union européenne m’a proposé ce travail sur l’impact du développement du numérique sur le territoire du Nord-Pas-de-Calais. Et nous avons souligné, évidemment, les pertes de fiscalité, les dangers pour la vente par correspondance, les opportunités, etc.
La grande transformation du numérique c’est l’Europe qui l’a accomplie avec de très bons scientifiques européens, de très bons ingénieurs européens. Nous avons, aujourd’hui encore, les meilleurs mathématiciens du monde, en France. Nous avons un pool d’informaticiens extraordinaires. Moi j’en forme beaucoup. Ils foutent tous le camp en Californie. C’est quand même malheureux ! Et pourquoi est-ce que c’est comme ça ? C’est parce que si vous regardez le rapport Pisani-Ferry, par exemple, qui vient d’être donné, il n’y a pas un mot sur ces questions-là. Le numérique c’est une énorme transformation, extraordinaire, qui ouvre des possibilités fabuleuses, mais qui constitue des dangers énormes. Et si on ne se saisit pas des possibilités qu’il ouvre, alors on va les subir, et on va les subir à nos dépens. C’est ce qui est en train d’arriver à l’Europe en ce moment.
Les enjeux du numérique
Le numérique c’est un pharmacon, au sens où Socrate a employé ce mot. Socrate parle d’un pharmacon qui n’est pas le numérique mais qui est l’écriture, l’écriture alphabétique. Ça peut paraître très surprenant que Socrate dise de l’écriture que c’est un poison. Ça peut paraître très surprenant parce qu’on étudie Socrate grâce à l’écriture et qu’on demande à tous ceux qui lisent Socrate d’appendre à lire et à écrire. Comment se fait-il qu’on empoisonne les cerveaux des jeunes gens à qui on demande de lire Socrate ? En fait, c’est parce que Socrate dit que l’écriture est un poison et un remède. Quand Socrate parle de l’écriture, la société va mal et elle va mal, d’après Socrate, parce que l’écriture lui fait mal. Et pourquoi est-ce que l’écriture fait mal à la cité ? C’est parce que les marchands, d’après Socrate, ce qu’il appelle les sophistes, se sont emparés de l’écriture pour manipuler les esprits des gens. Parce que l’écriture est devenue quelque chose d’accessible à tous. C’est un peu comme le web qui a donné Internet accessible à tout le monde, si vous voulez, l’écriture alphabétique a donné l’accès à l’écriture à tout le monde. Et dans la cité grecque tous les citoyens savent lire et écrire. La première chose que crée la cité grecque, ce sont des écoles. Et ce qui fait que la cité est une cité, c’est que son droit est positif. Qu’est-ce ça signifie ? Ça signifie qu’il est écrit, qu’il est connu de tous : positif en grec ça veut dire thetic, ça vient de la thesis, la position. Il est publié, le droit est public. Il constitue ce qu’on appelle une chose publique, en latin une res publica, ce qui s’appelle la République. Ce qui constitue la cité grecque, c’est la publication de la loi et pas simplement de la loi juridique, ça veut dire les rapports entre les individus, mais la loi géométrique par exemple, Thalès. Et puis finalement la loi historique, Hérodote, etc.
Je veux dire par là que la société grecque, sur la base de l’écriture, constitue ce qu’on appelle des savoirs positifs. Et non seulement positifs, mais rationnels, y compris avec le principe de ce qu’on appelle le raisonnement apodictique qui veut dire le raisonnement démonstratif. À un moment donné, à la fin du Ve siècle av. J.-C, ce qui était la condition de constitution de la cité devient ce qui détruit la cité. Parce que ce qui était mutualisé et ce qui appartenait absolument à tout le monde, les sophistes s’en emparent et ils en font un moyen de manipuler l’esprit des gens.
Si je dis cela c’est parce que je considère que, dans une espèce de très grand raccourci, lorsque Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, et tous ceux qui ont créé le web, l’ont mis dans le domaine public, ils ont dit : « Il ne faut pas privatiser le web. Le web doit appartenir à tout le monde, c’est un espace public. Il ne faut pas le marchandiser. » Et malheureusement les hommes politiques européens et les acteurs économiques européens n’ont pas compris ce propos. Le web a explosé, très vite il a fallu créer des serveurs, etc., et tout de suite les gens ont dit : « Mais comment est-ce qu’on finance ça ? » Réponse : Google a donné des réponses, Amazon a donné des réponses. Réponse : on va financiariser, monétariser tout cela et on va le privatiser.
Aujourd’hui le numérique est devenu empoisonnant. Pourquoi est-ce qu’il est devenu empoisonnant ? C’est parce que, loin de faire ce pourquoi il était fait au départ, à savoir faire monter l’intelligence collective en garantissant l’ouverture du débat public à tout le monde et en créant, avec le web, des possibilités formidables par exemple de participation, de contribution, d’échange, de vulgarisation intelligente, c’est pour ça qu’il était fait, et de controverses scientifiques, de transparence de la circulation des informations et de la production des savoirs, eh bien il a été progressivement préempté, et aujourd’hui il est devenu ce qu’on appelle des plates-formes. Le numérique aujourd’hui, bien sûr que le web existe toujours, mais de plus en plus les gens vont sur le numérique à travers Amazon, par exemple, à travers Facebook, à travers des réseaux sociaux qui sont de plus en plus privatifs.
Et il y a là, malheureusement, une évolution qui ressemble beaucoup à celle qui s’est passée avec les premiers sophistes et qui est extrêmement toxique. Elle est très toxique et, en plus, elle est en train de préparer une autre très grande transformation qui est l’automatisation généralisée de la société.
Je voudrais décliner deux points sur ce sujet.
Premièrement, je fais partie du Conseil national du numérique. J’ai, avec mes amis du Conseil national du numérique ou mes collègues, participé à l’écriture d’un rapport qui vient d’être rendu public, il y a deux ou trois jours, qui s’appelle Jules Ferry 3.0. C’est un rapport que nous avons produit dans le cadre de ce qu’on appelle une auto-saisine, puisque le Conseil national du numérique a le droit de se saisir lui-même pour dire : « Il y a un sujet très important qu’on ne traite pas et nous avons pris la décision de nous exprimer collectivement sur ce sujet ». Ce sujet c’est le numérique à l’école.
Personnellement ça fait, je l’ai dit tout à l’heure à travers l’exposition « Mémoires du futur », ça fait presque trente ans que je travaille sur le numérique et l’impact du numérique sur le savoir, et je fais partie des gens qui considèrent absolument indispensable de faire pénétrer le numérique à l’école. Il n’y a pas que moi qui pense ça. Microsoft aussi pense ça. Google aussi pense ça. Toutes sortes de gens pensent cela. Je suis pour l’introduction du numérique à l’école, mais intelligemment. Je ne suis pas pour qu’on vienne fourguer des tablettes, comme ça, sur le marché scolaire, en donnant ça à des profs qui ne savent même pas ce qu’il faut en faire, en les déstabilisant totalement devant des mômes qui vont se moquer d’eux, en disant : « Pam, vous voyez, mon prof n’est même pas capable d’utiliser le truc », et pour finalement ruiner l’Éducation nationale.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’au Conseil national du numérique nous pensons absolument indispensable d’introduire le numérique à l’école, mais d’une manière raisonnée. C’est la raison pour laquelle nous avons dit que le numérique doit rentrer à l’école, bien sûr, mais pas forcément en maternelle, peut-être même pas en CE2. Parce que moi, par exemple, je pense que pour utiliser un ordinateur il faut d’abord avoir appris à lire et savoir bien lire. Je ne pense pas qu’il faille utiliser l’ordinateur pour apprendre à lire. Il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec moi au Conseil national du numérique là-dessus, d’ailleurs. Bon, c’est un débat. Mais en tout cas ce débat, pour l’instruire, nous avons préconisé que, dès l’année prochaine, l’État français finance cinq cents thèses, tous les ans, sur le numérique et les savoirs, et que ces thésards fassent un travail avec des écoles, avec des lycées, avec des collèges, avec des universités, avec les étudiants, pour faire de la recherche-action et de la recherche contributive, pour faire élever le niveau de compréhension de l’impact du numérique sur les enfants, sur les savoirs, etc. Et aussi pour réfléchir au fait que, par exemple, l’histoire contemporaine est totalement transformée par le numérique. Les mathématiques sont transformées par le numérique : aujourd’hui on fait faire des démonstrations automatiques par des ordinateurs. C’est un changement total des axiomes, des pratiques des mathématiques. Il faut évidemment que les profs soient formés à ça. Maintenant le numérique est là. On ne peut pas attendre qu’on forme une génération. C’est dix ans former une génération de profs, donc il faut le faire entrer tout de suite, mais avec un accompagnement scientifique et donc on a une démarche de type-là.
Aujourd’hui c’est le savoir dans sa totalité qui est transformé par le numérique. Il faut donc absolument que la France et l’Europe se donnent une puissance intellectuelle, collective, majeure. Imaginez que l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre, la Suède en fassent autant. Cinq cents thésards chacun. Disons que l’Europe produirait chaque année cinq mille thésards. Ça veut dire qu’au bout de dix ans, on a vingt-cinq mille thésards européens qui vont travailler là-dessus, et comme il y a des directeurs de recherche, on a cinquante mille chercheurs. Alors on peut commencer à discuter avec la Chine et les États-Unis. Je dis la Chine parce que le plus gros calculateur, aujourd’hui, est à Pékin. Il n’est pas aux États-Unis. La Chine et les États-Unis ont une politique du numérique. L’Europe n’en a pas ! Et ça m’amène au deuxième problème.
Peut-être avez-vous entendu dire que Jeff Bezos, le patron d’Amazon, il y a quelque mois, a annoncé qu’il allait recruter dix mille robots. Il a acheté, il y a trois ans, deux ans et demi, une entreprise de fabrication de robots. Et il a répondu à ce journaliste anglais qui avait, je ne sais plus pour quel grand canard, très bon journal anglais, qui s’était fait recruter chez Amazon comme magasinier, et qui avait fait un article qui a fait le tour de la planète, en disant « mais Amazon c’est pire que le 19e siècle. On les traite mais vraiment comme de la merde. On a des conditions de travail infernales, on travaille avec 50 degrés, ce n’est pas climatisé et on a un rythme et on devient dingue. » Bezos très tranquille, très serein : « Pas de problème, aucun problème. Dix mille robots ! Je n’ai pas besoin de ces gens-là. Ils ne me servent à rien. J’ai conçu mon truc depuis le début pour ça ! », ce qui est vrai. Si vous regardez l’architecture des entrepôts d’Amazon, ils sont faits pour que des robots puissent absolument tout traiter. Et donc, depuis cette année, il implante dix mille robots dans les entrepôts.
Si vous avez lu le supplément EcoFutur de Libération d’hier ou avant-hier, hier, il y avait tout un truc sur la robotisation de la médecine dans lequel Laurent Alexandre, le patron de DNA Vision, qui est un chirurgien dit : « Dans vingt ans il n’y aura plus besoin de chirurgiens. Les gens auront plus confiance dans les robots que dans les chirurgiens, parce que le robot est plus fiable que le chirurgien ». Le journal Le Soir de Bruxelles, c’est un journal belge, grand journal de Bruxelles, c’est l’équivalent du Monde un peu, a titré, le 19 juillet dernier :« Dans dix ans nous pourrions perdre 50 % de nos emplois ». Et sur quoi est-ce qu’il s’appuyait ? Sur une étude d’Oxford qui a été faite aux États-Unis, qui a montré que 47 % des emplois pourront disparaître dans dix ans, en Amérique du Nord, par la robotisation. Cette étude a été reprise par l’Institut Bruegel, en Belgique, et l’a appliquée à l’économie belge et ils ont dit :« C’est 50 % en Belgique et grosso modo ce sera pareil dans tous les pays européens. »
Bill Gates, le 13 mars dernier, à Washington, dans un truc qui s’appelle l’Institut de l’entreprise américaine, qui est un think tank, a dit à ses collègues patrons, c’est un truc qui ne réunit que des grands patrons : « Dans vingt ans, il n’y a plus d’emplois ! » Il y aura des emplois, mais ça sera des exceptions, comme aujourd’hui il y a des gens qui sont professions libérales ou qui sont artistes, c’est l’exception. Il y aura des robots. Tout sera remplacé par des robots.
Ce qui est très intéressant c’est qu’il conclut. Bill Gates. en disant : « Vous savez, si vous voulez qu’il y ait encore un peu d’employés, il faut baisser les charges sur les salaires, il faut diminuer les salaires ». Donc il emploie ça comme un argument. évidemment. pour encore diminuer quoi ? Le pouvoir d’achat. Mais le problème c’est que le pouvoir d’achat il est produit par les salaires. Et si le pouvoir d’achat descend, la consommation descend. Alors qu’est-ce qu’il faut faire pour entretenir le pouvoir d’achat ? Eh bien il faut créer des subprimes et des credit default swap, c’est-à-dire des systèmes où on va faire de la cavalerie numérique automatisée pour dissimuler l’insolvabilité et, à un moment donné, ça craque. Depuis 2008, nous sommes très mal, nous les Européens, parce que ça fait six ans maintenant que ça dure, que ça a craqué, et on ne s’en remet pas. Et c’est plus grave que 1929 ce qui s’est passé en 2008.
Robotisation de l’économie
Dans les années qui viennent il va se poser un problème incontournable, avec lequel on ne pourra plus éviter de le poser. Ce problème c’est que la majorité des employés, quand je dis employés je ne parle pas des employés de bureau comme on le disait autrefois, c’était ça qu’on appelait les employés autrefois. Un employé c’est un salarié. Donc d’Alan Greenspan à la femme de ménage en passant par l’urologue, le chirurgien dont je parlais tout à l’heure qui ne vous opère plus de la prostate parce que les robots font ça mieux que lui et les avocats, parce que les avocats sont en train de se retrouver au chôme-du, dans ce moment très dur aux États-Unis déjà, tous ces gens-là vont se retrouver licenciés. Je ne parle pas, évidemment, des ouvriers qui travaillent à la chaîne. Mercedes a déjà, depuis des années, une entreprise qui produit les moteurs des grosses cylindrées, à Munich, où il n’y a aucun employé. Enfin si, il y a dix ingénieurs, voilà. Le reste ce ne sont que des robots. Tout ça c’est fini !
Et ça pose un très gros problème, c’est que tout ce que vont produire ces robots, il n’y aura plus personne pour l’acheter. S’il n’y a plus de salaires, il n’y a plus de pouvoir d’achat, et s’il n’y a plus de pouvoir d’achat, il n’y a plus d’acheteurs. S’il n’y a plus d’acheteurs, il n’y a plus de marché, donc tout se casse la gueule. Inévitablement !
En fait je pense que c’est une très bonne nouvelle, la robotisation. C’est la nouvelle que Karl Marx, dans les Grundrisse, dans les Fondements de la critique de l’économie politique avait, en 1857, posé. Il n’a pas repris cette thèse ensuite dans Le Capital, mais il disait à ce moment-là : « En réalité les machines vont encapsuler de plus en plus de savoirs. Et à un moment donné, elles seront automatiques et il n’y aura plus besoin de salariés ». Il a dit ça Karl Marx. Il a dit : « À ce moment-là, eh bien l’homme pourra se mettre à vraiment travailler, parce que travailler, ce n’est pas être salarié. Le salarié ne travaille plus. Le salarié, il fait ce qu’on lui demande parce qu’il a été prolétarisé ». Qu’est-ce que c’est que le salariat ? C’est la prolétarisation. Les salariés apparaissent lorsque leur savoir est capté par la machine, qu’ils deviennent un serviteur d’une machine dont ils ne savent plus comment elle marche. C’est ça la prolétarisation que décrit Karl Marx en 1848. Et en 1848, il dit : « Et ça touchera tous les salariés ». Pas seulement les ouvriers, ça commence par les ouvriers, après ça sera les cadres, ce qu’on appelle les agents de maîtrise, puis les ingénieurs, puis finalement ça touchera tout le monde.
Eh bien figurez-vous que le 23 octobre 2008, il y a un type qui a été convoqué à Washington, il s’appelle Alan Greenspan, et on lui a demandé de s’expliquer. « Mais M. Greenspan, comment se fait-il que vous ayez nommé Bernard Madoff à la tête du Nasdaq ? Pourquoi avez-vous laissé s’écrouler Lehman Brothers ? Et les subprimes ? Et les credit default swap ? Etc. C’est vous tout ça. C’est vous le patron de la banque fédérale. » Quelle est la réponse de Greenspan ? Il dit : « Messieurs attendez, non, ce n’est pas moi ! On a donné un prix Nobel d’économie qui préconisait l’automatisation des traitements pour aller plus vite que les hommes à faire de la vente d’actions à la nanoseconde, pour permettre de combler l’insolvabilité ! C’est pour ça qu’on a créé les subprimes ». Il dit : « Maintenant je me rends bien compte, on est le 23 octobre, ça fait deux mois que je vois la catastrophe. Je me rends bien compte que c’était une énorme erreur. C’est une énorme erreur », dit-il « parce qu’on a perdu l’intelligence du fonctionnement de tout ça. On a tout délégué aux automates. On a tout délégué à des algorithmes et, en réalité, on n’avait plus de critique du fonctionnement de ces automates. On avait perdu la connaissance du fonctionnement de ces automates. » Qu’est qu’il dit Alan Greenspan ? Il dit qu’il a perdu le savoir de l’économie qui a été piqué par les automates. Mais il dit exactement ce que dit Karl Marx en 1848.
En 1857 il dit : « Mais la conséquence ça sera qu’il y aura des robots », il n’appelle pas ça des robots, il appelle ça des automates « qui se développeront et finalement tout le monde pourra avoir du temps, pour quoi faire ? Pour apprendre, pour développer de nouvelles formes de savoir et finalement pour être capable de dés-automatiser les automates ».
Qu’est-ce que je veux dire ? Je vous recommande la lecture d’un article [1] qui est paru dans Le Monde diplomatique d’un roboticien, informaticien, automaticien et mathématicien qui s’appelle Frédéric Kaplan. Je le connais très bien, je l’ai fait venir à plusieurs reprises ici au Centre Pompidou. Il travaille en Suisse, à Lausanne, et il a écrit un article sur Google il y a deux ans. L’article s’appelle « Quand les mots valent de l’or ». Le sous-titre c’est « Le capitalisme linguistique de Google ». Il explique que Google a fait de la langue un trésor. Pas seulement de la langue, mais des gens qui utilisent les langues. Les centaines de langues du monde entier sont aujourd’hui tracées, traquées, par des technologies de traçabilité, par les algorithmes de Google et avec ces algorithmes, Google, par l’utilisation de ces algorithmes et l’analyse en temps réel des comportements de vous et moi sur Google, est capable de faire de la traduction automatique qui n’est pas de très bonne qualité. Mais si vous recevez un message en chinois, par exemple, moi je ne lis pas le chinois, vous pouvez mettre votre message reçu en chinois sur Google Translate et vous aurez une traduction. Google me prend de vitesse. Je suis en train de commencer à taper un mot, et hop il me termine le mot et puis il me propose plusieurs autres mots avec ce qu’on appelle un popup. Et en fait il m’attire sur les AdWords, parce qu’il a intérêt à ce que j’aille voir ça. Parce que là, pour ça, ce sont des mots qu’il a vendus aux enchères. Il les a vendus aux enchères sur le marché des AdWords, parce qu’il garantit le résultat quand il vend un mot aux enchères, chaque fois qu’il y a un hit sur ce mot-là, eh bien il garantit son résultat. Et en plus, quand il dépasse le résultat, il peut augmenter sa prime.
Donc c’est un système extraordinaire, fabuleux. Moi je m’en sers tous les jours, je vais sur Google peut-être deux/trois cents fois par jour, mais ça me pose un problème. Ça me pose le problème de, progressivement d’abord, vous l’avez peut-être remarqué sur vous-mêmes, l’autocomplétion. On trouve ça sur Google, on trouve ça sur les SMS, on trouve ça, en fait, partout aujourd’hui. Tous les systèmes font de l’autocomplétion. L’autocomplétion, ça a pour effet que, ça vous arrive peut-être de relire vos mails et de dire : « Oh là là, toutes les fautes que j’ai laissées dans ce mail ! » Nous sommes tous dis-orthographiés, c’est ce que montre Frédéric Kaplan. Et nous le sommes parce que nous nous habituons progressivement à ce que le robot garantisse l’orthographe à notre place. Mais Frédéric Kaplan dit : « C’est bien, mais ça va poser un problème à un moment donné. Parce que quand on sera totalement dysorthographiques, le robot n’arrivera plus à nous corriger, ça deviendra absolument incohérent ».
Et ça, c’est en train d’arriver aux jeunes générations. C’est pour ça que je veux qu’ils apprennent d’abord l’orthographe avant d’utiliser les ordinateurs. C’est pour ça que je veux, moi je n’ai jamais été contre l’emploi des calculettes à l’école, mais à une condition, c’est d’abord qu’ils aient appris les tables de multiplication, les résolutions d’équations, les extractions de racines carrées, etc. Parce que sinon ils sont dépendants du système, ils sont prolétarisés. Il faut aujourd’hui utiliser l’automatisation pour déprolétariser les individus.
Vous savez, aujourd’hui c’est bien connu, tout le monde apprend ça à l’école maintenant. Quand j’étais petit on n’apprenait pas encore ça à l’école. Maintenant on apprend à l’école que l’univers est en expansion, qu’il est entropique c’est-à-dire qu’il s’indifférencie. C’est une grande combustion nucléaire qui aurait eu lieu à l’époque de ce qu’on appelle le Big Bang et cette grande combustion nucléaire produit des cendres qui retombent, et qui retombent dans un désordre généralisé c’est-à-dire une indifférenciation de l’univers.
Depuis Schrödinger, qui était un grand physicien, mécanique quantique et astrophysique, etc., Schrödinger et beaucoup d’autres, cette théorie de l’entropie a connu une autre théorie qui s’appelle la théorie de la néguentropie. Schrödinger dit au début du 20e siècle : « Le vivant c’est un processus de néguentropie, de lutte contre l’entropie ». Les êtres vivants vont dans le sens contraire de l’univers. L’univers se dégrade, tout devient poussière, tout se décompose. Par exemple le granit que vous voyez, dans cent ans, ce sera du sable, etc. Tout fout le camp, si vous voulez, comme nos corps se dégradent, mais tant que nous sommes vivants nous luttons contre notre propre dégradation en mangeant, en copulant, et finalement, depuis Darwin, on sait que tout ça produit de la différenciation, de ce qu’on appelle de l’évolution. La théorie de l’évolution de Darwin c’est un effet de ce que Schrödinger appelle la néguentropie.
Les langues, les objets techniques, les œuvres d’art, c’est une super néguentropie. C’est une manière que l’humanité a de différencier encore plus, de produire de l’intelligence, c’est ce qu’on appelle de l’intelligence. C’est-à-dire que des singularités, je ne sais pas moi, Léonard de Vinci par exemple : ce type dessine, il y a déjà pas mal d’années maintenant, quelques siècles, un truc qui vole. Et Clément Ader, à la fin du dix-neuvième dit : « Ce truc qui vole il va vraiment voler ». C’est le premier avion. C’est très singulier de penser un truc qui vole. Ça c’est une entropie faite par des êtres humains, pas simplement par des asticots ou des grands singes, mais par ce qu’on appelle les êtres humains. Ces êtres humains ont la capacité à développer des choses, à produire énormément de nouveautés et les langues qui sont extrêmement diversifiées, y compris à l’intérieur d’une même langue : la langue de Proust n’est pas la langue de Molière, qui n’est pas la langue de Camus ou de Zola. Donc il y a des singularités qui inventent sans arrêt la langue, y compris la bonne de Proust, Françoise dont il dit : « Mais elle aussi engendre des fautes ». Elle a inventé quelque chose de la langue. Il reprend les inventions de sa bonne, de Françoise.
Eh bien Kaplan montre que Google est en train de détruire cette diversité, parce que Google hiérarchise tous les mots en fonction de ses annonceurs, donc un petit peu comme la hiérarchisation du JT, si vous voulez, du journal télévisé je voulais dire, progressivement, au gré de la variabilité linguistique. Et en plus, la dysorthographie fait que, progressivement, on devient de plus en plus dépendants de Google donc on perd de la compétence linguistique et orthographique et ça c’est très dangereux. Et c’est le même problème que Greenspan. Les robots c’est très bien à condition de développer une intelligence collective capable de les dés-automatiser et de les faire évoluer donc d’être plus intelligents que les robots. D’utiliser les robots pour ce pourquoi ils sont utiles et, à un moment donné, de les brider, de les limiter et d’inventer d’autres types de robots pour produire quelque chose de nouveau. Pour cela il faut développer ce que nous appelons, à Ars Industrialis, une économie de contribution.
L’économie contributive
L’économie de contribution c’est une économie qui ne repose plus du tout sur le partage d’abord entre production et consommation.
Je vous disais tout à l’heure pour solvabiliser la production industrielle, il faut du pouvoir d’achat. Ce concept de pouvoir d’achat n’est pas très ancien. Ça date de Keynes. Vous savez qu’au début du 20e siècle, un type qui s’appelait Henry Ford inventait le travail à la chaîne. Henry Ford était un lecteur de Frederick Taylor. Il a repris les idées de Frederick Taylor et il a dit : « On peut multiplier par trois, quatre, cinq, dix, la productivité en mettant des méthodes de travail scientifiques dans la production ». Mais il a très vite compris que son problème ça serait de vendre. Parce que c’est très joli de faire un million de bagnoles par an, c’est ce qu’a fait Ford au bout de quinze ans de ce modèle. Ça a commencé en 1908, exactement cent ans plus tard ça s’est cassé la figure, d’ailleurs. Mais bon ! Vendre un million de voitures, il faut qu’il y ait des clients pour vendre un million de voitures. Donc Ford a dit : « Pour qu’il y ait des clients, il faut que les voitures ne coûtent pas cher et que mes ouvriers gagnent très bien leur vie et ils pourront acheter les bagnoles qu’ils produisent. » Ça, c’est le modèle qu’on appelle fordiste. Ce modèle, en fait, n’a pas vraiment marché. Il a marché un certain temps et puis ça s’est cassé la figure parce que toutes les structures du capitalisme américain, qui était ultra spéculatif, étaient incompatibles avec ce modèle. Donc il y a eu la crise de 29. Et entre 1929 et 1933, un type qui s’appelait Roosevelt a réfléchi. Il a fait venir un type qui s’appelait Keynes d’Angleterre. Et finalement ce Keynes est arrivé en disant : « Il faut complètement repenser le système, il faut créer un Welfare State à l’américaine, qui va garantir un pouvoir d’achat minimum, des conditions de travail, une limitation du temps de travail, une éducation, une protection sociale, etc. » Et c’est comme ça qu’est né le keynésianisme. C’était de donner du boulot aux gens. On se retrouve avec le même problème en ce moment. Maintenant arrive la robotisation totale. Et la robotisation totale, ça veut dire qu’il n’y aura vraiment plus du tout d’emplois.
Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut redistribuer du pouvoir d’achat par d’autres voies que le salaire. Il n’y a pas d’autres solutions, il n’y a plus de salaires. Et c’est tout à fait possible. À Ars Industrialis nous disons qu’il faut reprendre le modèle des intermittents du spectacle, parce que, en fait, la question qui va se poser demain c’est de produire de plus en plus d’intelligence.
Le numérique, je reviens à la question du numérique, a une très grande vertu. Vous avez vu ça, vous utilisez Wikipédia comme tout le monde. Vous pouvez peut-être penser, comme certains universitaires français, que Wikipédia c’est de la crotte, etc. Ils disent ça, mais ils s’en servent aussi. Et c’est archi-faux que c’est de la crotte. Ce n’est pas vrai du tout. Wikipédia, il y a une étude qui a été faite, est plus fiable que les encyclopédies logicielles. C’est de meilleure qualité, c’est mieux relu, c’est mieux critiqué et, en plus, c’est beaucoup plus rapide. C’est-à-dire que vous avez des articles sur une découverte qui a été faite il y a quinze jours. Allez voir dans l’encyclopédie Universalis, vous attendez cinq ans pour avoir un article sur une découverte ! Donc il ne faut pas dire que ce n’est pas bon, c’est archi-faux.
Wikipédia, ça a constitué une force contributive. Qu’est-ce que c’est que cette force contributive ? C’est une force qui produit plus d’intelligence. Cette intelligence est produite sur Wikipédia par à peu près cinq cent mille à un million de contributeurs qui sont des contributeurs assez permanents. C’est-à-dire que ce sont des gens qui modèrent des articles. Il y a des centaines de millions, en fait à peu près deux milliards de personnes, qui utilisent Wikipédia. Je dis à peu près deux milliards parce qu’il y a deux milliards d’internautes sur la planète et tout le monde utilise Wikipédia, c’est le cinquième site mondial. Ça fonctionne avec cinquante salariés. Ça ne produit pas une thune, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun business modèle. Ça ne vit que des dons, et ça s’est développé à cause de ce qu’on appelle la libido sciendi, l’amour du savoir. Il y a des gens qui ont développé ça parce que, tout simplement, ils aiment ce qu’ils font. Il y a des pêcheurs de truites par exemple là-dedans. Il y a des gens qui vont vous dire, ce sont des gens qui savent pêcher à la mouche, il n’y en a pas tant que ça, qui vont vous dire : « Attendez, non, ce n’est pas comme ça qu’on pêche à la mouche. Je suis désolé et la meilleure façon de faire une mouche, c’est comme ça que ça se fait ». Donc vous trouvez la pêche à la mouche, vous trouvez un article sur le deuxième principe de la thermodynamique, vous trouvez tout ce que vous voulez sur Wikipédia.
Toutes les formes de savoir-vivre, de savoir-faire et de savoirs conceptuels sont sur Wikipédia. Et c’est fabuleux. Ça produit une valeur colossale. Wikipédia c’est une entreprise purement coopérative, contributive. Il n’y a pas de but lucratif. Google c’est à but très lucratif : c’est aujourd’hui le meilleur taux de rentabilité du monde. Ils ont piqué la publicité à peu près à tout le monde et ils gagnent des milliards. Moi je me souviens très bien, en 2000, quand je suivais Google, tout le monde disait : « Pff ! Google ça ne marchera jamais ! » Google c’est une entreprise contributive. C’est une entreprise contributive que je combats, dont je me sers sans arrêt, j’en suis un des clients et des fournisseurs, mais c’est contributif parce que je contribue à Google. En me servant du moteur de recherche de Google je nourris le moteur recherche Google. Le contributif, c’est aussi un pharmacon. Tout est un pharmacon. Il y a du mauvais contributif. Tout ce qui se développe aujourd’hui, Amazon, Google, Facebook et tous ces machins-là, c’est contributif. Ce n’est pas le modèle classique, mais c’est du mauvais contributif parce qu’il reste financé par le consumérisme. C’est ce que j’appelle un hyper consumérisme. Mais ce que je crois c’est que c’est un contributif transitoire. Si vous voulez, Google, c’est comme les voitures hybrides de Toyota. Ça marche à l’électricité et à l’essence, en attendant d’être tout électrique. Eh bien, il va y avoir du tout contributif. On n’en est pas encore là. Il y aura du tout contributif quand il n’y aura plus du tout de salaires : on sera bien obligés de redistribuer.
Alors il y a deux façons de dire « on va redistribuer ». Il y en a une, d’un type que vous connaissez bien qui est Milton Friedman, le théoricien ultralibéral, élève de Hayek, etc., qui dit : « Il faut laisser jouer le marché à fond ». Il a inventé un truc qu’on appelle aujourd’hui le revenu minimum d’existence. Ça ne vient pas du tout des gauchistes ou des hackers, ou je ne sais pas. C’est Milton Friedman qui a dit : « À un moment donné, on n’aura plus besoin de salariés, donc il faudra bien leur donner un revenu minimum d’existence. » C’est-à-dire qu’il faudra faire en sorte qu’il y ait une classe de sous-pauvres, mais qui aient quand même encore de quoi acheter un peu, et puis des gens ultra-riches.
Moi je ne crois pas du tout à ce truc-là. Je pense que c’est totalement insolvable, outre que socialement c’est injuste et que ça conduit forcément à des conflits sociaux absolument violents. Je pense qu’il faut développer ce que nous appelons, nous, le revenu contributif fondé sur le modèle des intermittents du spectacle. Pourquoi ? La valeur contributive qui se produit aujourd’hui sur Wikipédia, c’est ce qu’un ami à moi et un collègue de l’université de Compiègne qui s’appelle Yann Moulier-Boutang, appelle l’économie pollen. On sait aujourd’hui que les abeilles permettent de produire de la valeur monétisable à travers le miel : les apiculteurs récoltent le miel des abeilles et le vendent. Mais la valeur qui est produite par les abeilles ce n’est pas le miel, vous le savez bien, c’est la pollinisation des végétaux. Les abeilles, et plus généralement les hyménoptères, sont des animaux, des insectes qui pollinisent les végétaux. On dit que Einstein aurait affirmé que l’humanité crèverait d’avoir tué les abeilles, parce qu’Einstein savait très bien que si on détruit les hyménoptères, il n’y a plus de fécondité des végétaux. Et s’il n’y a plus de fécondité des végétaux, il n’y a plus rien à manger, ni de végétal ni d’animal, parce que l’animal mange des végétaux. Et donc c’est la chaîne, toute la chaîne du vivant qui est détruite. On est, en ce moment, arrivés à ce stade puisque, aujourd’hui, en Chine, il y a certains endroits où il n’y a plus d’hyménoptères. Et on est obligé de polliniser à la main. La pollinisation c’est quelque chose qui n’est pas monétisable. Si on veut le monétiser, ça ne marche plus. Si on veut faire des gens qui vont vendre des abeilles pour polliniser ça ne marche pas. C’est quelque chose qui vient en plus.
Ce que je crois c’est que l’économie de contribution c’est une économie de pollinisation. Et je pense que le problème de l’humanité de demain, enfin de la génération qui vient là, les jeunes qui vont vivre le passage de sept à neuf milliards d’habitants, c’est ce qu’on nous annonce pour les trente ans qui viennent, cette génération-là, il n’y aura plus de travail : elle va devoir être extrêmement intelligente. Quand je dis extrêmement intelligente, ça ne veut pas dire simplement être capable d’extraire des racines carrées ou de faire des théorèmes. Ça veut dire intelligente au sens où, à l’époque de Mme de La Fayette que Sarkozy avait dit :« On ne va pas ressortir ça », on appelait intelligence. L’intelligence c’était la relation sociale, être en bonne intelligence avec les gens. Il va falloir sortir du consumérisme qui nous a quand même tous crétinisés. Regardez comme on est totalement désocialisés, on a des comportements de gorets en tant que consommateurs. On se comporte vraiment n’importe comment, comme des porcs. Et ce n’est plus vivable. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a des mômes qui passent du côté du djihadisme extrême, qui ne sont pas des musulmans, parce qu’ils ne croient plus du tout à ça, ça les dégoûte, ça les rend méchants. Il y en aura de plus en plus des gens que ça rend méchants tout ça, parce que c’est bête. La bêtise rend méchant. Il faut élever l’intelligence ou le niveau de l’intelligence. On va avoir besoin de produire énormément de capacité collective. Et donc, au lieu de donner un revenu minimum d’existence aux gens, il faudra donner un revenu contributif, sur le modèle des intermittents du spectacle.
Comment ça marche les intermittents ? On donne à des gens de l’argent, ce n’est pas somptueux mais c’est correct, ça permet de vivre correctement. Et donc ça leur permet d’aller suivre des cours, par exemple les cours de INA Formations, j’ai été directeur de l’INA pendant quelques années, ça leur permet de rencontrer des gens, de réfléchir. Ça leur permet de se donner du temps pour produire quoi ? De l’intelligence, de la dés-automatisation. Et pendant ce processus où ils se dès-automatisent, ils développent des idées et à un moment donné ils trouvent, je ne sais pas moi, le Théâtre du Rond-Point, l’INA, ou je ne sais pas qui, qui leur dit : « Tiens, si tu venais pendant trois mois avec nous en production avec tes trucs ». Et ils créent quelque chose de nouveau et alors là ils rentrent en production. C’est-à-dire qu’ils monétisent, ils augmentent leur salaire, ils passent à dix mille euros par mois, ou je ne sais pas quoi, ils accumulent des droits pour être éligibles à la contributivité. Et donc ils ont garantie que le travail qu’ils ont fait s’est socialisé, donc il a été utile à la société et donc ils prouvent qu’ils sont contributifs. Ils peuvent retourner ensuite à leur truc.
Je pense que ce modèle doit être généralisé parce que, alors ce modèle ou un autre, ce modèle peut être transformé, amélioré, mais le modèle, là, repose sur l’idée de ce qu’on appelle la contributivité : je vous garantis un droit de faire ce que vous voulez, en utilisant Wikipédia, en allant à l’INA, ou en allant à l’école ou en regardant des MOOC, ou ne je ne sais pas quoi, à condition de valoriser votre développement, votre capacitation comme dirait Amartya Sen, à un moment donné, dans un projet collectif. Ça peut être une association, ça peut être un service public, ça peut être créer une entreprise, faire du business. Voilà. Mais vous valorisez une partie de votre spectacle, comme les intermittents du spectacle. Et vous valorisez votre chose et vous le monétisez. Et cette monétisation, qui n’est pas forcément faire du business, ça veut dire simplement rentrer dans un circuit d’échanges, vous rend des droits pour redevenir contributeur, pour redevenir un intermittent qui va vous permettre de développer, par intermittence donc, votre capacité.
Je pense que ce modèle doit se développer. Il se développera inévitablement parce qu’il n’y a que ça qui soit rationnel. Je pense qu’il faut, aujourd’hui, créer un système pour que la valeur des gens profite à tout le monde. Et ça, c’est ce qu’on appelle l’économie de contribution. Cette économie de contribution c’est un modèle de redistribution. C’est ce dont je viens de parler, mais c’est aussi un modèle d’organisation du travail.
J’ai commencé à m’intéresser à ces questions-là, moi, quand j’ai commencé à travailler avec des développeurs informatiques et j’ai découvert le logiciel libre. Et le logiciel libre c’est un modèle contributif en matière d’organisation du travail. Dans les modèles de logiciel libre, tout le monde peut prendre la parole. Il n’y a pas de hiérarchie. Il y a une hiérarchie, mais ce n’est pas une hiérarchie fordiste, si vous voulez, ou keynésienne, c’est une hiérarchie très différente, et c’est une démocratie entrepreneuriale, si vous voulez. Et en plus, il n’y a pas de consommateurs : c’est-à-dire que quand vous utilisez un logiciel libre, vous êtes invité, en tant qu’amateur, à contribuer à ce logiciel, en proposant des transformations du logiciel.
Et ça m’amène à la fin de mon propos sur la contribution. L’économie de contribution c’est une économie d’amatorat où les gens ne sont pas les professionnels d’un côté et les professionnels de la profession d’un côté, comme disait Godard, et puis de l’autre les crétins, le public, qui doivent consommer. Non ! Au départ Godard était un spectateur. Godard, lui, il voulait analyser les films. C’était un amateur de cinéma. C’est Henri Langlois qui lui a transmis ce virus, la passion du cinéma. Il s’est mis à faire des films, au départ pas pour faire des films, mais pour montrer comment il les voyait. Et je pense que c’est comme ça que naissent les grands artistes, les grands écrivains, mais les grands personnages en général ce sont des amateurs. Ce sont des gens qui font les choses pour l’amour de l’art, c’est ça que veut dire amateur. Après, qu’ils soient professionnels ou pas professionnels, c’est secondaire.
L’économie de contribution c’est une économie d’amatorat. Sur Wikipédia vous avez plein d’amateurs. Et cet amatorat qui est une forme de la libido sciendi, amatorat ça vient d’amour, amor, amateur ça vient de amor, aimer, c’est une forme de la libido au sens de Freud, mais c’est une libido sciendi, c’est-à-dire que c’est une libido sublimée dans un travail, un travail au bénéfice de tous. Donc on retrouve quelque chose qui s’appelle tout simplement la civilisation.
Rôle de l’amateur
Quand nous avons créé l’IRI c’était à la demande du Centre Pompidou, à la demande, plus exactement, d’un président du Centre Pompidou qui s’appelle Bruno Racine, qui est maintenant le président de la Bibliothèque nationale de France, et qui avait présidé mon conseil d’administration lorsque j’étais à l’IRCAM. Et quand j’étais à l’IRCAM, j’avais proposé aux gens de l’IRCAM d’utiliser toutes ces technologies extraordinaires qui ont été développées pour les compositeurs, d’en faire des technologies pour les amateurs, et pour les amateurs au sens le plus large du terme, c’est-à-dire pour les gens qui écoutent de la musique, tout simplement. Bruno Racine a beaucoup soutenu cette politique, il m’a aidé à convaincre le ministre de la Culture de l’époque, qui était Jean-Jacques Aillagon, et le ministre de l’Éducation nationale, de donner de l’argent à l’IRCAM pour développer des choses comme ça. Puis un jour il m’a demandé de venir au Centre Pompidou pour développer ce genre de choses pour tout le Centre Pompidou, pas simplement le champ musical, pour la musique bien sûr, avec l’IRCAM, aussi pour le spectacle vivant, pour la peinture, pour tous les arts, la littérature, le cinéma.
J’ai commencé par le cinéma. Nous avons développé ici, il y a huit ans, un logiciel que vous pouvez trouver en ligne qui est libre d’accès, c’est un logiciel libre, qui s’appelle Lignes de temps donc, et qui est un logiciel que nous avons développé pour créer des ciné-clubs d’amateurs en ligne à la façon dont Henri Langlois et les Cahiers du cinéma les envisageaient, il y a fort longtemps. Jean-Luc Godard, François Truffaut et quelques autres, tous ceux qui s’occupaient des Cahiers du cinéma, au départ, n’étaient pas des cinéastes, c’étaient des critiques de cinéma. Ils avaient sur le cinéma américain, en particulier, et le cinéma français,une partie, en particulier Jean Renoir et des gens comme ça, des idées très précises. Et ils passaient leur temps à la cinémathèque de France. Il se trouve qu’un jour, le Nagra et la caméra 16 sont apparus sur le marché. Ils se sont achetés ces matériels, Nagra, caméra, etc. Et ils ont fait des films d’un nouveau genre, c’est ce qu’on appelle la nouvelle vague. Ce sont des amateurs.
Moi-même, à l’époque, pourquoi est-ce que je rêvais d’une caméra Beaulieu ? C’est parce que je faisais partie de la Fédération française des ciné-clubs de France. Ça, ça n’existe plus. Les ciné-clubs, il n’y en a plus. Et nous, quand nous avons créé l’IRI, nous nous sommes dit « le Centre Pompidou doit devenir l’organe de la réinvention des amateurs de cinéma ». Et nous nous sommes dit « avec le numérique et le web, on peut annoter les films ». Donc on a créé un système qui permet d’annoter des films. On a d’ailleurs fait venir les premiers membres des Cahiers du cinéma, Jean-louis Comolli et un certain nombre d’autres, Alain Bergala, etc.
Avec eux, avec une dizaine de très bons connaisseurs qui ont fait partie des Cahiers du cinéma, on a essayé de reconstituer une critique cinématographique en ligne. Nous avons d’ailleurs un projet avec le CCAS [2] pour développer des communautés de contribution d’amateurs. Nous avons avancé beaucoup sur ce genre de choses, nous avons fait ça pour le festival d’opéra d’Aix-en-Provence, nous avons fait ça pour le Théâtre de Lyon, nous travaillons pour toutes sortes de gens, nous travaillons pour France Télévisions, nous avons fait des choses aussi pour France Culture, où nous mettons en place des systèmes qui permettent aux individus de partager leurs points de vue. Et partager leurs points de vue non pas simplement comme on peut trouver sur les journaux comme Mediapart, Rue89, et maintenant tous les journaux, quasiment, avec des gens qui donnent leur point de vue et c’est souvent extrêmement pollué par toutes sortes de comportements bizarroïdes et en plus c’est un peu informe. Nous, nous travaillons sur des nouveaux modèles de réseaux sociaux, qui sont des communautés d’amateurs, où il y a, pour entrer dans la communauté, des protocoles qui sont partagés et des processus de modération collective, à travers ce que nous appelons la catégorisation contributive, et où des groupes se forment et, en particulier, pour réactiver les polémiques et les controverses.
Si vous regardez aujourd’hui une critique de film, de film mais aussi de technologie ou de, je ne sais pas, par exemple un article sur l’avenir des nanotechnologies, un article sur telle molécule dans le monde de la pharmacie ou un article sur tel film de Fincher qui vient de sortir, etc. Qu’est-ce que vous trouvez ? Ce n’est pas de la critique du tout, c’est du marketing plus ou moins rédactionnel. C’est-à-dire, ou bien j’éreinte le truc, ou bien je l’encense, mais je ne vais jamais utiliser des arguments critiques parce qu’on considère aujourd’hui que le public est débile et ne comprend rien. Ce qui est archi-faux. Le public comprend très bien et il voudrait faire de la critique. Donc aujourd’hui il n’y a plus de critique, dans les modèles classiques. Mais ce qui ressort et qui marche comme Wikipédia, ce sont des choses qui cherchent à reconstruire de la critique.
Donc nous, nous essayons de développer ce que nous appelons des espaces critiques et des outils contributifs pour développer de la critique. Et, par exemple, nous avons des programmes avec France Télévisions, ou d’autres, pour faire de la lecture contributive.
Imaginez que mille personnes lisent le même roman. C’est très intéressant qu’elles puissent partager leurs notes. Pour ça, il faut développer des outils de partage, c’est ce que nous sommes en train de faire. Alors là nous sommes en train de le faire, en réalité, pour des astrophysiciens et pour des historiens, parce que nous sommes en train de développer ça en ce moment pour les doctorants, pour les étudiants de master, etc., parce que nous pensons que ça devrait devenir, finalement, des outils de base des instruments de recherche. Mais ce sont aussi des outils de base pour des amateurs en général. Donc nous pensons qu’il est possible, dans le champ culturel en particulier, de reconstituer non pas une consommation culturelle, parce qu’aujourd’hui malheureusement les gens sont des consommateurs. J’ai été très frappé quand j’ai créé l’institut, il y a neuf ans, ici, de lire une étude du Musée du Louvre qui disait qu’en moyenne les gens passaient 42 secondes devant les tableaux du Louvre. Donc vous avez une espèce d’incompatibilité entre, d’un côté, le temps des œuvres, qui est un temps de la contemplation, de la fréquentation, de l’intermittence, et de l’autre côté le temps du consumérisme, qui est de 42 secondes par tableau, parce qu’il faut faire du chiffre, il faut faire tant d’entrées par jour et ça, ce n’est pas possible. Donc nous avons développé pour le Centre Pompidou des travaux pour essayer de faire que les gens reprennent du temps et reconstruisent des publics d’amateurs.
Je ne sais pas si vous le savez mais le Centre Pompidou ça a été un très grand succès. Tout le monde promettait l’échec garanti, et ce qui a fait marcher le Centre Pompidou ce sont les amateurs. Parce que ceux qui ont créé le Centre Pompidou et vous savez que c’étaient des gaullistes, amis avec les communistes, enfin amis plus ou moins, mais disons qu’ils se respectaient, ils avaient fait la guerre ensemble, ils ont utilisé les comités d’entreprises et les correspondants du Centre Pompidou, les méthodes qui étaient utilisées par ce qu’on appelle l’éducation populaire. Et moi j’ai travaillé avec le Centre Pompidou à cette époque-là, ça existait encore. Il y avait des correspondants. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que dans toutes les villes de France il y avait des gens qui étaient les correspondants du Centre Pompidou. Et quand on faisait une nouvelle expo au Centre Pompidou, les correspondants venaient, donnaient leur avis, pouvaient emmerder le commissaire et les commissaires râlaient. Mais en même temps ça créait une espèce de dynamique, de vraie dynamique d’éducation populaire. Et aujourd’hui ça, le numérique, ça permet de le faire à la puissance dix. Il y a aujourd’hui à réinventer l’éducation populaire, mais avec ces technologies. Ça ce n’est pas facile parce que quand vous allez voir les professionnels de la profession qui s’appelle l’éducation populaire, « hou là là, moi ces technologies-là je ne connais ». Ils ne veulent pas être mis en question. Personne ne veut être mis en question, mais il faut se remettre en question.
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