Asma Mhalla : Aujourd’hui dans CyberPouvoirs, la rivalité entre les deux hyper-puissances technologiques États-Unis et Chine avec mon invité du jour, Thomas Gomart, spécialiste des relations internationales et directeur de l’Ifri [Institut français des relations internationales].
Thomas Gomart, voix off : Le capitalisme global se love dans les rapports de puissance, ce n’est pas l’inverse. Ces rapports de puissance sont en train de se modifier avec l’équilibre à trouver entre la Chine et les États-Unis et dont, au fond, les effets sont directs sur les pays européens.
Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job c’est de décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer autour de la tech. Chaque semaine, nous nous plongeons dans une grande affaire technologique pour ensuite tirer ensemble, méticuleusement, le fil de l’histoire, lever le voile sur ce qui se joue en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques, qui s’affrontent et qui nouent le cœur des jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Pour la der des der de CyberPouvoirs , j’aimerais vous parler d’un des sujets qui m’a probablement le plus occupée ces derniers mois, la rivalité stratégique entre les deux techno-puissances États-Unis et Chine, une rivalité féroce qui remet en jeu l’ordre mondial.
CyberPouvoirs sur Inter, c’est parti.
Voix off : Navettes 5 et 6 en phase d’arrimage. Nous rappelons aux invités que sur la plateforme 1 les armes, la téléportation et la religion sont interdites. La mort de la Terre est prévue pour 15 h 39 et sera suivie d’un cocktail dans le salon de Manchester.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.
Asma Mhalla : En 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, le chercheur et politologue américain Francis Fukuyama [1], l’anti-prophète, provoquait le monde entier avec une thèse très forte : et si nous étions arrivés à la fin de l’histoire ? Chute du mur, fin de la guerre froide, victoire du modèle des démocraties libérales sur le communisme moribond, clap de fin, l’affaire semble pliée. Mais en fait non ! Comme à chaque fois on aurait dû se méfier, l’Histoire est rusée. Et 34 ans plus tard, un nouveau couple s’affronte et l’Histoire se remet en mouvement. Dans mon champ de travail et de recherche, disons, et pardon pour le barbarisme, la techno-géopolitique, cette rivalité se cristallise autour de ce que d’aucuns appellent la guerre technologique que se livrent la Chine et les États-Unis.
En fait, cette rivalité ne date pas du tout d’aujourd’hui. Si je devais choisir un marqueur, je choisirais l’année 2008. 2008, parce que c’est l’année qui verra advenir la première victoire de Barack Obama qui était alors en rupture avec les années Bush. C’est aussi une année et un moment charnière aux États-Unis où le contexte national de la guerre contre le terrorisme et l’axe du mal, rappelez-vous, ne fait plus tellement le poids dans l’opinion publique. C’est aussi un moment où la croissance et l’ambition de plus en plus fortes de la Chine commencent à s’affirmer. À partir de là, les États-Unis vont commencer à construire leur narratif de leadership technologique et idéologique contre la Chine.
Côté Chine, on va lancer dès 2015 le plan Made in China 2025 [2], qui va d’ailleurs être mis à jour en 2021. Le plan va donner la priorité aux nouvelles technologies avec, comme ambition, la domination militaire. L’objectif est d’arriver à une armée de rang mondial, je cite « pour les 100 ans du régime, c’est-à-dire en 2049 ». Le cyber, l’intelligence artificielle, le quantique, les semi-conducteurs sont des priorités absolues et nationales. Bref ! La Chine va compter sur son autosuffisance et son leadership. C’est la fin d’une certaine conception de la mondialisation et le renouveau de l’Histoire avec un grand « H ».
À partir de 2021, les États-Unis, sous Joe Biden cette fois-ci, vont poursuivre la politique de containment, c’est-à-dire d’endiguement de la Chine, en durcissant les mesures de coercition économique et en renforçant une politique de protectionnisme techno-industriel parfaitement assumée. Deux priorités à l’agenda : les semi-conducteurs et les batteries.
Les semi-conducteurs, ce sont ces micro-puces qui alimentent aujourd’hui à peu près tout, les micro-ondes, vos smartphones et même les armes militaires. Elles sont nécessaires au développement de tout un tas d’usages de pointe. Les semi-conducteurs représentent donc un enjeu de sécurité nationale qui va pousser les États-Unis à développer une double approche, d’abord défensive : le Congrès américain va très vite voter un texte, le CHIPS and Science Act [3] qui va subventionner massivement le secteur. Et, sur le volet offensif, des restrictions américaines vont empêcher les principaux concepteurs américains de puces, comme Nvidia ou AMD, et en particulier les puces de dernière génération, d’exporter leurs composants les plus avancés vers la Chine. Pour en fait quoi ? La bloquer.
Voix off : Technopuissance : qui dominera le 21e siècle ?
Asma Mhalla : Côté chinois, la réaction a d’abord été relativement discrète jusqu’en mai 2023 quand le régulateur chinois du cyberespace va finir, lui aussi, par blacklister certains produits de Micron, une entreprise américaine de semi-conducteurs justement et à peu près pour les mêmes raisons que les Américains, une histoire une défaillance de sécurité, donc de sécurité nationale. Même topo dans le secteur des batteries au lithium qui sont absolument nécessaires pour le développement des véhicules électriques, mais, le rapport de forces est cette fois-ci en faveur de la Chine.
Voix off : S’il est un secteur, en revanche, où la Chine domine son rival, c’est bien celui des batteries, indispensables pour produire les voitures électriques. Deux tiers des batteries en lithium y sont déjà produites, ce qui préoccupe aussi bien le Pentagone que le constructeur de véhicules électriques, Elon Musk, patron de Tesla, lequel a d’ailleurs investi en Chine en construisant, en 2019, sa première Gigafactory en dehors des États-Unis.
La clef de cette domination chinoise c’est aussi l’accès de Pékin aux terres rares. En 2020, les mines chinoises ont ainsi produit près de 60 % des terres rares mondiales, alors que les mines américaines n’en ont produit que 16 %.
Asma Mhalla : Les tensions vont aussi se répercuter dans ce qu’on va appeler la climate tech, c’est-à-dire l’écosystème de startups technologiques qui est en train de se développer autour de solutions technologiques pour lutter contre le changement climatique.
En miroir aux mesures prises par les États-Unis sur les micropuces, Pékin va réviser sa politique en matière d’exportation d’équipements, par exemple pour les panneaux solaires, un secteur qui est dominé par la Chine.
Aux dernières nouvelles, dans l’industrie spatiale les deux hyper-puissances sont au coude à coude.
Bref ! La guerre technologique fait rage. L’enjeu c’est toujours un peu le même, le leadership mondial. Pour essayer de prendre une longueur d’avance, les États-unis vont développer tout un tas de buzzwords et de concepts. Par exemple, ils vont assez vite parler de découplage, c’est-à-dire découpler les secteurs stratégiques et les industries les plus critiques pour eux pour les relocaliser aux États-Unis et les découpler de la Chine, zone devenue, disons, à risques. Mais ce n’est pas simple de déclarer des hostilités quand votre économie est enchevêtrée à celle de votre rival ! Alors ils vont décélérer et, en avril 2023, ils vont tenter d’assouplir un tout petit peu la posture en remplaçant le concept de découplage par celui par dérisquage, c’est-à-dire une notion un peu plus souple et moins hostile vis-à-vis de la Chine. On écoute Pierre Haski en parler.
Pierre Haski, voix off : La grande différence avec la première guerre froide, c’est qu’il y avait peu d’échanges commerciaux entre les États-Unis et l’URSS. Mais avec la Chine, ils ont atteint l’an dernier 690 milliards de dollars, un record. D’où la nuance désormais de rigueur entre découplage et réduction des risques. Découplage ça voudrait dire tout stopper, c’est tout simplement impossible à cette échelle. Réduction des risques, de-risking en anglais, signifie couper uniquement les liens dans les secteurs sensibles, ne plus dépendre excessivement de la Chine.
Asma Mhalla : Mais peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, oserais-je dire !
Et l’Europe dans tout ça ? Eh bien oui, l’Europe est toujours absente, il faut le dire. Elle essaie de mettre en place une politique industrielle cohérente à la hauteur de ces enjeux absolument colossaux, mais elle part tard, elle part de loin et parfois un peu maladroitement, mais elle s’éveille tout doucement.
Ces nouvelles et en même temps éternelles tempêtes géopolitiques, nous allons tenter dans un instant, sur France Inter, de les dompter avec mon invité du jour, Thomas Gomart, spécialiste des relations internationales et directeur de l’Ifri.
Pause musicale : Hello you, Arctic Monkeys.
Asma Mhalla : C’était le groupe Arctic Monkeys, sur France Inter, avec Hello you.
Quant à nous, on continue d’explorer la technopuissance en ce début de 21ᵉ siècle avec Thomas Gomart.
Voix off : CyberPouvoirs sur France Inter.
Asma Mhalla : Pour désépaissir ce brouillard géopolitique, je suis très heureuse de recevoir dans CyberPouvoirs Thomas Gomart, historien des relations internationales et directeur de l’Ifri, l’Institut français des relations internationales.
Thomas Gomart a publié, entre autres, deux ouvrages chez Tallandier, que je ne saurais trop vous recommander, Guerres invisibles – Nos prochains défis géopolitiques en 2021 et plus récemment, en début d’année 2023, Ambitions inavouées – Ce que préparent les grandes puissances, tout un programme.
Cher Thomas Gomart, bonjour.
Thomas Gomart : Bonjour Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Merci beaucoup d’être parmi nous ce matin pour clore, en fait, cette saison de CyberPouvoirs et essayer, justement, d’y voir un peu plus clair.
Il me semble qu’il est toujours bon de poser les bons termes du débat. Cher Thomas, vit-on une deuxième guerre froide ou est-ce que c’est un phénomène différent et un peu plus inédit de ce qu’on peut entendre à droite et à gauche, souvent, pour caractériser cette époque qu’on est en train de vivre ?
Thomas Gomart : Nous vivons un croisement entre une seconde guerre froide et un phénomène plus inédit, c’est-à-dire qu’il y a des éléments de guerre froide et je crois que le principal qui est, peut-être, insuffisamment souligné, c’est qu’il y a un régime qui, sur le plan idéologique, n’a pas changé entre la guerre froide et la période de la mondialisation, c’est la République populaire de Chine et le Parti communiste chinois. Au fond, l’élément de continuité entre la période de la guerre froide et la période actuelle, c’est probablement celui-là.
Après, il y a effectivement un phénomène plus inédit. La grande différence entre la guerre froide et la situation actuelle c’est que, pendant la guerre froide, les principaux partenaires économiques des États-Unis étaient leurs principaux alliés militaires ; aujourd’hui, c’est une situation tout à fait dissemblable, c’est-à-dire que le principal partenaire économique des États-Unis c’est la Chine qui est son rival stratégique. Cela crée évidemment une situation de complexité supplémentaire, qui me conduit effectivement à croiser, au fond, vos deux notions de départ.
Asma Mhalla : Est-ce que ce que vous pointez-la c’est la fameuse notion ou concept de dérisquage ou de découplage, dont on a tellement entendu parler récemment, notamment par Jake Sullivan [4] qui est le conseiller à la sécurité intérieure de Joe Biden, président des États-Unis ?
Thomas Gomart : À mon avis, le découplage est une notion trompeuse dans la mesure où, quand vous regardez les chiffres, au fond l’économie chinoise et l’économie américaine sont deux économies siamoises. Les liens économiques, financiers, ne cessent de s’intensifier en volume et, parallèlement, la Chine est devenue le premier partenaire commercial et économique de l’Union européenne en 2021. De ce point de vue-là, se représenter les choses comme un découplage entre les deux principales économies mondiales est une erreur d’analyse.
En revanche, il y a un découplage très précis sur certains segments, en particulier sur certains segments technologiques clefs, stratégiques, pour la notion de puissance technologique ou de puissance cyber. Il y a des dimensions liées à l’intelligence artificielle, il y a des dimensions liées au quantique qui sont l’objet, désormais, de découplage. Vous mentionnez Jake Sullivan qui a eu cette formule très éloquente qui est « un jardin très délimité, mais avec des très hautes barrières de protection ». Ça montre bien que sur certains segments très précis, il y a découplage parce que ce qui est en jeu c’est la supériorité technologique.
Le point complémentaire c’est que, pour l‘Union européenne, ça a des incidences évidemment très différentes parce qu’on sent bien qu’on est quand même dans une tension très forte entre la Chine et les États-Unis.
Asma Mhalla : Pris en étau.
Thomas Gomart : Oui. Pris en étau effectivement, avec la difficulté d’avoir à la fois des relations économiques qui s’intensifient avec la Chine, comme je le disais, et un système d’alliance militaire qui reste construit dans le cadre transatlantique.
Asma Mhalla : Comment définissez-vous, Thomas Gomart, la politique de puissance chinoise ? On parle beaucoup des États-Unis sur lesquels on a une énorme visibilité, une vision, parce qu’ils communiquent beaucoup, parce qu’on a beaucoup de rapports, de débats, de discours, de narratif aussi parfois sur ce qui est en train de se jouer, mais côté chinois, quelle est leur vision ?
Thomas Gomart : C’est une vision qui est très construite sur le plan doctrinal, c’est-à-dire qu’il y a toute une production doctrinale que l’on peut suivre, qui est traduite.
Je pense qu’il y a deux traits principaux.
Le premier, je le disais précédemment, c’est la matrice marxiste/léniniste du Parti communiste chinois qui reste, à mon avis, tout à fait structurelle dans la mesure où le Parti communiste chinois, fort de ses 90 millions de membres et 20 millions de cadres, est l’organisation au monde probablement la plus sélective et la plus opaque. Il y a donc cette dimension enracinée dans ce principe marxiste-léniniste du Parti communiste chinois.
Il y a un autre élément que je trouve très intéressant, dont on n’a probablement pas encore mesuré toutes les implications, c’est qu’une certaine doctrine chinoise présente le pays comme étant celui qui doit être la première puissance décarbonée au monde. Au fond, il y a une réflexion à avoir, à mon sens, sur la nature de la puissance et l’usage qui a pu être fait des énergies fossiles, en particulier du pétrole et du gaz. Cette notion de puissance décarbonée est très intéressante parce que le passage de relais entre la puissance britannique et la puissance américaine au 20e siècle s’est fait par le pétrole et, au fond, l’économie politique internationale sur laquelle les États-Unis se sont construits repose, au sens très global du terme, sur le contrôle du pétrole. À partir du moment où on est dans une anticipation, où la part du fossile va diminuer dans le mix énergétique mondial, les modalités de la puissance vont également se modifier et cela ouvre évidemment un espace, à ce jour, pour la Chine, même si, à mon avis, c’est un espace difficile à délimiter puisque la Chine reste elle-même très dépendante des énergies fossiles.
Asma Mhalla : Et en même temps il me semble, et je parle sous votre contrôle, que la Chine est aujourd’hui, par exemple sur la question des batteries au lithium ou même des panneaux solaires, ce qu’on va appeler rapidement la climate tech, c’est-à-dire que tout l’écosystème technologique justement en vue de cette décarbonation, est au coude à coude, voire, sur certains secteurs, un petit peu plus en avance ?
Thomas Gomart : Je présenterais les choses un peu différemment.
Vous avez, je dirais, une géopolitique classique, une géopolitique du fossile qui est très étudiée, qui reste, à mon avis, décisive parce que le fossile c’est à peu près 85 % du mix énergétique mondial. Et puis vous avez ce qu’on pourrait appeler une géopolitique du renouvelable, c’est-à-dire que quand vous faites de l’éolien ça a des conséquences géopolitiques, quand vous choisissez l’hydraulique, quand vous choisissez le nucléaire, ça a des conséquences géopolitiques. Et puis, entre les deux vous avez l’activité minière. Ce qui est très intéressant à observer, c’est l’investissement fait par la Chine sur l’activité minière et c’est un avantage pris par la Chine qui est dans la dualité suivante : c’est à la fois un des mix les plus carbonés reposant encore sur le charbon, mais, en même temps, probablement le pays qui a le plus investi sur sa transition énergétique.
Quand vous regardez ensuite, avec plus de recul, en réalité le pays qui peut jouer, je dirais, les deux géopolitiques, c’est-à-dire celle du fossile et celle du renouvelable, c’est davantage les États-Unis que la Chine, parce que les États-Unis conservent un avantage sur le fossile avec ce concept de energy dominance, qui, je dirais, court à travers les administrations, et ils ont fait un pas de côté qui est tout à fait important à saisir avec l’IRA, Inflation Reduction Act [5] qui, au fond, aimante un volume très important d’investissements, ce qui fait que l’économie américaine peut basculer très vite vers le renouvelable. La Chine ne peut pas faire cela puisque, au fond, elle reste très dépendante de ses approvisionnements fossiles, pétroliers et gaziers, venant de l’extérieur. De ce point de vue-là, il y a un déséquilibre qui, à mon sens en tendance, est favorable aux États-Unis.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Je suis toujours accompagnée de mon invité aujourd’hui Thomas Gomart, historien des relations internationales et directeur de l’Ifri, l’Institut français des relations internationales.
Vous évoquiez à très juste titre l’IRA, l’Inflation Reduction Act qui est ce grand texte américain qui subventionne, vraiment dans des proportions inégalées, justement cette transition, ces secteurs-là d’avenir, disons de technologies propres, entre autres, pas que, et ça a posé un énorme problème entre Bruxelles et Washington. En fait, il s’agit d’une forme de capitalisme politique ultra-interventionniste, voire un peu protectionniste, pour relocaliser sur le sol américain des industries ou des secteurs aujourd’hui stratégiques et d’avenir et, de ce point de vue-là, ils déshabillent un tout petit peu l’Europe, il me semble.
Thomas Gomart : Ça provoque effectivement un sujet sur la compétitivité européenne, c’est certain. D’ailleurs, ça été l’objet de la visite d’État du président Macron en décembre 2022 qui s’est inquiété des conséquences industrielles pour l’Europe, dans la mesure où l’IRA, comme je le disais, a effectivement un effet d’aimantation sur les investissements industriels.
Du point de vue européen ce n’est pas ressenti de la même manière, évidemment. Il y a un effet de dépossession et surtout de perte de compétitivité, avec une très grande difficulté, pour un certain nombre d’entreprises européennes – ça dépend beaucoup des secteurs que l’on observe – entre leur degré d’exposition sur le marché chinois et leur degré d’exposition sur le marché américain. Ces différences peuvent conduire, à un moment ou à un autre, encore une fois sur des secteurs particuliers, à des choix de nature politique, c’est-à-dire où est-ce que je décide d’être le plus exposé ? Une autre manière de poser la question c’est : à partir de quel moment les autorités, chinoises ou américaines, me demandent-elles de faire tel ou tel choix d’investissement ?
Asma Mhalla : C’est incroyable. Ce que vous dites là c’est que dans le rapport de forces qui s’installe, parce que, certes, on peut être allié mais, évidemment pas amis, l’Europe, en fait, n’a absolument plus du tout la main.
Thomas Gomart : Je pense que l’Europe a une marge de manœuvre.
Asma Mhalla : Laquelle ?
Thomas Gomart : C’est une marge de manœuvre qui s’est évidemment rétrécie. Le problème fondamental des Européens c’est qu’ils sont en train de se rendre compte des effets, en termes d’économie politique, du choix de désarmement qui a été le leur depuis le début des années 70. C’est cela qui est en train de se révéler au grand jour. C’est-à-dire que les Européens, en tendance, désarment depuis le début des années 70 et ont continué à le faire après le 11 septembre, date à laquelle les compétiteurs stratégiques, en particulier les États-unis et la Chine, mais aussi la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, ont réarmé. Aujourd’hui, à fortiori dans une situation géopolitique marquée par la guerre d’Ukraine, les Européens réarment mais, en réalité, avec un retard d’une génération.
C’est également une difficulté parce que, pour un grand nombre de pays européens, je pense en particulier à l’Allemagne, le modèle jusqu’à février 2022 était un modèle consistant à dire au fond nos garanties de sécurité sont données par l’Otan, donc on n’a pas tellement à investir sur notre défense et notre sécurité, d’où les 1,5 % de PiB allemand consacrés à la dépense militaire ; on prend du gaz russe bon marché, on exporte massivement vers la Chine et vers les États-Unis et on a un modèle mercantiliste très rémunérateur. Cela s’arrête quasiment du jour au lendemain avec la guerre d’Ukraine et ça accélère la prise de conscience qui avait été formulée notamment par les capitales comme Paris avec les interventions sur la souveraineté européenne du président Macron, ça accélère, en fait, la prise de conscience selon laquelle les Européens sont dans une situation de dépendance énergétique qui s’accentue, c’est-à-dire qu’ils ont dû compenser leurs approvisionnements venant de Russie par d’autres voies à prix beaucoup plus élevés. Dans le même temps, ils ont su, pour certains pays, en particulier la France et l’Allemagne, préserver des bouts de BITD, base industrielle de technologie et de défense, mais ces éléments-là les maintiennent à la fois dans une certaine course, mais ne leur permettent plus d’être effectivement dans un rapport d’égal à égal, s’ils l’ont jamais été d’ailleurs, avec les États-Unis.
Au fond, ça conduit à une conclusion qui est, à mon avis, peut-être intéressante au terme de cette série : on est en train de se rappeler une évidence que des historiens comme Fernand Braudel [6] avaient toujours expliquée, mais qu’on a oubliée sous le discours de la mondialisation, que le capitalisme global se love dans les rapports de puissance, ce n’est pas l’inverse. Et ces rapports de puissance sont en train de se modifier avec l’équilibre à trouver entre la Chine et les États-Unis qui, à eux deux, représentent 40 % du PIL mondial et dont, au fond, les effets sont directs sur les pays européens.
Asma Mhalla : On revient sur ces notions de découplage, non pas géographiques forcément mais disons conceptuels, entre géopolitique, intérêts économiques et capitalisme, tout de suite sur Inter, dans CyberPouvoirs.
Pause musicale : The year after , French 79.
Asma Mhalla : C’était le génial French 79 avec The year after sur France Inter.
On continue, dans CyberPouvoirs, d’explorer les rapports de forces et de puissance qui dessinent ce début de 21e siècle.
Voix off : Technopuissance : qui dominera le 21e siècle ?
France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Nous sommes toujours dans CyberPouvoirs sur France Inter. Nous sommes avec Thomas Gomart, l’une des plus grandes références en géopolitique, en France en tout cas, parce que je le vois lever le sourcil !
On continue cet échange, qui est absolument passionnant, les grilles de lecture pour comprendre ce qui est en train de se jouer actuellement sur l’échiquier international dans cette recomposition.
J’aimerais revenir sur la question disons climat/énergie, parce que je crois que dans votre dernier essai, Ambitions inavouées – Ce que préparent les grandes puissances, vous faites une focale là-dessus en parlant, d’ailleurs vous m’arrêtez si je me trompe, de la nécessité de la coopération, partant du principe que ça sera le grand, peut-être l’un des plus importants enjeux du 21e siècle et que, sans coopération, résoudre la question serait un tout petit peu plus compliqué. Vous maintenez cela ?
Thomas Gomart : Trois choses.
La première. Dans les Ambitions inavouées j’ai essayé d’indiquer la nécessité, à mon sens, d’aller vers ce que j’appelle des grandes stratégies vertes. Les grandes stratégies, c’est ce concept qu’on utilise dans la réflexion sur les questions de sécurité et de défense, pour penser, au fond, à une ou deux générations. Ce sont des choses qu’on a oubliées alors que, de mon point de vue, la dégradation environnementale, la mise en données du monde, créent une urgence à penser le long terme. En fait, c’est un long terme qui est très proche. J’avais publié, avec Martin Briens, un article fin 2021 « Comment préparer 2050 ? » [7] parce qu’on s’était demandé à l’époque : est-ce qu’on est capable de jalonner les choses jusqu’à 2050 ?, en particulier dans le domaine énergie/climat qui doit être, à mon sens, la pierre angulaire de toute grande stratégie. Quand on regarde les choses de manière, je dirais, latérale, ce que j’ai essayé de faire dans les Ambitions inavouées, c’est que les neuf pays que j’étudie dans les Ambitions inavouées ont, à mes yeux, une politique énergétique relativement facile à déchiffrer.
Dans le cas de la France, on a eu évidemment un certain nombre d’hésitations, voire d’errance, je pense en particulier à ce qui a trait au nucléaire civil, qui rendent cette lecture plus difficile.
Le deuxième point, ce sont les scénarios qui, de mémoire, envisagent – ce sont les États-Unis dans leur effort prospectif qui disent ça – un rapprochement entre l’Union européenne et la Chine sous la pression des écologistes. C’est extrêmement intéressant.
Asma Mhalla : C’est fascinant ! Vous y croyez ?
Thomas Gomart : Ça ne me semble pas du tout impossible parce que, quand on regarde le tabou ultime de certaines forces politiques en France à gauche de l’échiquier, d’ailleurs à l’extrême droite aussi, il tient en cinq lettres qui sont c, h, i, n, e, Chine. Il y a une focalisation sur les États-Unis, bien compréhensible historiquement, mais une très grande difficulté à apprécier la Chine à la fois dans ses ambitions géopolitiques d’une part, dans son modèle économique d’autre part, et enfin dans sa perspective écologique, puisque la Chine, comme vous le savez probablement, a élaboré une notion de civilisation écologique qui serait, en quelque sorte, l’aboutissement du socialisme. Ce sont aussi des ressorts idéologiques qui, à mon avis, sont très négligés, en particulier en Europe, mais qui ne le sont pas dans la lecture faite par le National Intelligence Council.
J’ai annoncé un troisième point que j’ai oublié en route parce que je suis parti sur cette dimension Chine.
Asma Mhalla : Continuons quand même sur ce scénario d’un rapprochement entre les démocraties européennes et la Chine, sur cette question verte. Les États-Unis laisseraient-ils faire ? C’est-à-dire que, tout d’un coup, on ostraciserait finalement un peu plus les États-unis alors que c’est absolument, dans la lecture actuelle qu’on a à date, totalement contre-intuitif.
Thomas Gomart : Oui et non. Ce qui est contre-intuitif c’est effectivement la solidité de la relation transatlantique resserrée par la guerre d’Ukraine et qui passe, pour faire simple, à la fois les questions énergétiques, les questions militaires via l’Otan, les questions financières. Après, on verra qui sera élu fin 2024, mais ce que les États-Unis nous ont montré sous plusieurs administrations, pas seulement l’administration Trump, c’est leur pouvoir de déstructuration. Leur histoire montre aussi que la grande différence entre les États-Unis et l’Europe et la Chine c’est que les États-Unis ont deux façades océaniques. De ce point de vue-là ils peuvent aussi, compte-tenu de leur mix énergétique dont on a parlé, faire un choix solitaire de manière beaucoup plus rapide que les deux autres acteurs que sont la Chine et l’Europe.
Asma Mhalla : Absolument.
Cher Thomas Gomart, on a pris pour habitude, dans CyberPouvoirs, de terminer nos entretiens avec une question signature. Rapidement, d’un mot, avec tout ce qu’on vient de se dire : qui dominera ce début de 21e siècle ? Il y a pas mal d’États ou de puissances en lice, visiblement, dont deux dont on a beaucoup parlé.
Thomas Gomart : Votre question c’est sur le début du 21e siècle ou c’est sur le 21e siècle ?
Asma Mhalla : Qu’est-ce que vous préférez ?
Thomas Gomart : Sur le début du 21e siècle, ça me semble assez clair, ce sont les États-Unis, quoi qu’on en dise.
Asma Mhalla : Quoi qu’on en dise ?
Thomas Gomart : Oui, parce que, à mon avis, la centralité des États-Unis se trouve renforcée notamment par la guerre d’Ukraine. Je dirais que sur les années 30 du 21e siècle, ce sont encore les États-Unis. Sur la suite, peut-être qu’au fond il n’y aura pas une puissance dominante. La question devrait être reformulée : qui souffrira le moins du chaos qui s’annonce ?
Asma Mhalla : Vous entendez le silence ! Je ne m’attendais pas du tout à cette chute-là. Vous êtes pessimiste, Thomas Gomart, sur la deuxième partie du siècle ?
Thomas Gomart : Je corrige mon pessimisme, mais j’observe qu’il y a quand même beaucoup de feux qui clignotent au rouge. Quand vous accumulez à la fois l’accélération de la dégradation environnementale, l’évolution technologique et les enjeux liés à la géopolitique de l’énergie dont on a parlé, oui, il y a une tension parce que, fondamentalement à mon avis, ce qui se joue c’est la maîtrise du capitalisme global et cette compétition est désormais ouverte entre la Chine et les États-Unis.
Asma Mhalla : Thomas Gomart, merci d’avoir été avec moi dans CyberPouvoirs. Votre éclairage, comme toujours, a été extrêmement précieux. Je vous avoue que vous m’avez soufflée sur la fin !
C’était le dernier épisode CyberPouvoirs de la saison. Ce fut un bonheur que de vous le proposer. J’aimerais remercier infiniment France Inter qui a osé ce pari, celui de mettre à l’antenne et à votre disposition une grille de lecture de ces enjeux géopolitiques et politiques de la technologie.
Merci d’avoir été avec moi chaque dimanche. J’ai été très heureuse de vous avoir accompagnés tout au long de cet été.
Cette odyssée n’aurait pas été possible sans le concours, l’abnégation et la patience des formidables équipes d’Inter et en particulier un énorme merci à Adèle, Yann, Antoine, Anne-Sophie, Thierry, Ester, Charlotte, Fanny. À la réalisation : François Touchard. Attachée de production : Mathilde Sourd.
Je vous souhaite, du fond cœur, la plus belle des rentrées et surtout, portez-vous bien.