Voix off : Canal Académies – L’entretien de la semaine – Rencontre avec un académicien
Marie Cathelin : Rendre le monde meilleur telle était l’ambition des pionniers de l’Internet des années 80, une utopie numérique portée par quelques hippies descendants du Summer of Love californien, mais 40 ans plus tard que reste-t-il vraiment de cet idéal ? La vague capitaliste de la nouvelle Silicon Valley aurait-elle tout emporté sur son passage ?
Il reste quelques poches de liberté résistant à la marchandisation et à la privatisation du numérique. Le succès de Wikipédia et des logiciels libres ou encore de la science ouverte le prouvent, des communs numériques qui nous sont indispensables pour faire face aux défis écologiques, sanitaires, ou encore démographiques de demain, c’est la thèse de Serge Abiteboul et François Banchillon, tous les deux auteurs d’un véritable plaidoyer pour les communs numériques [1]. Ils publient Vive les communs numériques ! aux Éditions Odile Jacob et, pour en parler, nous avons la chance de recevoir Serge Abiteboul au micro de Canal Académies.
Serge Abiteboul, bonjour.
Serge Abiteboul : Bonjour.
Marie Cathelin : Vous êtes chercheur en informatique à l’Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique], membre de l’Académie des sciences, et vous vous intéressez de près à la notion de communs numériques, une notion qui, peut-être, ne parle pas forcément à tout le monde et pourtant nous les utilisons tous les jours pour certains : l’encyclopédie en ligne Wikipédia [2], le navigateur Firefox [3], OpenStreetMap [4], ou encore les systèmes d’exploitation GNU/Linux [5]. Quel est le dénominateur commun à toutes ces ressources ?
Serge Abiteboul : Il faut remonter un peu dans l’histoire. Aujourd’hui, on parle de communs numériques, mais la notion de communs est une notion bien plus ancienne. D’ailleurs, d’une certaine façon, la notion de communs préexistait à la propriété privée, c’est-à-dire que, dans le temps, il y avait des forêts où l’on allait chercher du bois, il y avait des endroits où l’on pouvait faire paître ses troupeaux, c’étaient des communs, ça n’appartenait à personne. Et puis, petit à petit, on a vu cette notion de communs s’articuler un peu plus, des endroits où on avait eu le droit d’aller chercher du bois et où on avait eu le droit de faire paître ses animaux en contradiction, peut-être, avec des parties de plus en plus privatisées qu’étaient ces terres, donc on a parlé d’enclosures, c’est-à-dire les gens qui fermaient les terres pour pouvoir dire « ça, c’est à moi et vous n’avez pas le droit de venir sur mon terrain ». On a donc vu la propriété privée se développer. Il y a eu des combats assez homériques entre les gens qui voulaient faire paître leurs troupeaux, on voit ça dans les westerns, Lucky Luke dans la prairie, par exemple, donc on voyait ça et, en même temps, il y avait des gens qui, de plus en plus, développaient la propriété privée.
En schématisant un peu, on a d’un côté la propriété privée, on sait très bien ce que c’est – c’est à moi, c’est mon usine, c’est mon terrain, c’est ma voiture ; vous avez la propriété publique, c’est à l’État – c’est l’armée, c’est un hôpital public ; et puis, entre les deux, il y a une zone un peu grise, une zone qui est ni publique ni privée, qui ce qui est, d’une certaine façon, ouvert à tout le monde.
Dans le numérique, cette notion de communs, qui avait tendance un peu à disparaître sous la poussée du privé d’un côté, du public de l’autre, les communs se rétrécissaient, et, avec le numérique, les communs ont retrouvé une nouvelle vie, parce que, justement, on s’est aperçu que cette notion de communs, qui n’était donc ni privé ni public, collait vachement bien avec la notion de numérique parce qu’il y avait cette notion de « on peut plus facilement organiser des grandes communautés avec le numérique », avec cette notion aussi que ce sont des biens non rivaux. Vous prenez une pomme, une fois que j’ai mangé la pomme, il n’y a plus de pomme ; si je dis « poisson », c’est pareil. Par contre, j’écris un logiciel libre, 100 000 personnes peuvent l’utiliser et si ça ne suffit pas, un million de personnes peuvent l’utiliser et c’est pareil avec Wikipédia. C’est donc cette nouvelle vie des communs numériques.
J’aurais dû citer Elinor Ostrom [6], qui est la vedette de ce domaine-là. Cette personne a eu le prix Nobel d’économie pour cela, bien qu’elle ne soit pas économiste, elle n’était pas économiste à l’époque, pour avoir, justement, bien étudié et articulé cette notion de communs qui, encore une fois, était bien plus ancienne qu’Elinor Ostrom, mais qu’elle a vraiment bien expliqué et mis en évidence.
Marie Cathelin : Elle n’a pas seulement travaillé sur la notion de communs numériques, elle a travaillé sur les communs de façon générale et a beaucoup apporté à cette notion-là, notamment autour de la question de la gouvernance des communs. Qu’est-ce qu’on lui doit exactement ?
Serge Abiteboul : Elle a travaillé aussi, à la fin, sur les communs numériques, mais massivement sur les communs matériels.
Peut-être que là, maintenant, il faut s’arrêter une seconde pour dire ce qu’est un commun numérique ou ce qu’est un commun de manière générale. Je vais un peu simplifier, comme on l’a fait dans le livre. Ce sont trois choses : premièrement, c’est une ressource, c’est quelque chose qu’on va partager, donc il faut une communauté ; c’est donc une ressource, une communauté et, ensuite, il faut une gouvernance et ce sont les trois, c’est ce triangle-là qui forme la notion de commun.
Je vais prendre en exemple un commun que j’adore qui est le réseau internet, ce réseau est commun à tout le monde. Il y a donc la communauté des gens qui utilisent ce réseau, il y a aussi la communauté des gens qui développent ce réseau, et puis, enfin, il y a une gouvernance, c’est-à-dire que pour que ça fonctionne, il faut qu’il y ait des protocoles, il faut que l’on mette en place des règles pour défendre cette ressource, pour éviter que les gens fassent des enclosures comme ils l’ont fait sur les terrains et viennent se l’approprier.
Marie Cathelin : Les communs sont des ressources portées par une philosophie profondément humaniste, en théorie, qui repose sur des notions de partage, de communauté, d’entraide. Qui sont les personnes, les idéologues si je puis dire, ou les pionniers, qui sont à l’origine de ce mouvement ?
Serge Abiteboul : C’est un petit peu plus compliqué que ça et on va bien voir ça autour des logiciels libres.
Dans les logiciels libres, c’est Stallman [7] qui est la figure tutélaire, Richard Stallman, un Américain qui a vraiment articulé la notion de logiciel libre, qui a écrit beaucoup de logiciels libres lui-même, qui a écrit les premières licences, qui a développé les premières licences de logiciels libres. Mais, quand on regarde, on s’aperçoit qu’il y a une notion qui est très proche, ce sont les logiciels open source, à code ouvert. Et là, on se demande quelle est la différence entre les deux.
Ce qui s’est passé c’est que Stallman est arrivé avec tout ce que vous avez dit — le partage, l’humanisme, le fait qu’il faut pouvoir collectivement développer du logiciel et l’utiliser —, et les entreprises ont eu du mal. Une entreprise, c’est fait pour gagner de l’argent, c’est fait pour avoir des clients, etc. Les entreprises ont regardé ça. Certains PDG ont traité Stallman de communiste ce qui, aux États-Unis, est la pire des insultes, c’était vraiment quelqu’un qui voulait tout détruire ! Pas du tout ! Par contre, ils ont bien accepté cette idée d’ouvrir le code, qui est quasiment la même idée, qui est de dire « si vous voulez faire du logiciel de façon intelligente, il faut ouvrir le code ». Pourquoi ? Parce que si vous ouvrez votre code, si vous montrez à tout le monde comment on peut utiliser ce code, d’abord les gens vont l’utiliser beaucoup plus, ça peut donc vous créer du business, ensuite, les gens vont collectivement l’améliorer, vont écrire d’autres logiciels qui vont s’articuler avec le vôtre, qui vont s’interopérer avec le vôtre, ça va donc être beaucoup plus efficace. »
On arrive donc à cette notion de logiciel partagé soit pour des raisons très humanistes, et on appelle ça du logiciel libre, soit pour des raisons de performance, d’efficacité, et on appelle ça du logiciel open source. Quand vous regardez les licences d’un peu loin, ce sont à peu près les mêmes, il n’y a pas de grandes différences, il y a des différences, mais c’est quand même très minime. Et ces gens qui traitaient de tous les noms Stallman, ce sont aujourd’hui des grandes entreprises qui font énormément pour le logiciel open source, il ne faudrait surtout pas leur dire que c’est du logiciel libre !
Dans ma bouche, c’est presque la même chose et c’est ça qui est absolument génial dans cette notion. On voit très bien ça dans les logiciels : on peut arriver à peu près à la même chose soit si on regarde ça d’un point de vue de comment on fait pour s’entraider, pour partager, pour être plus humain, ou quand on regarde ça d’un point de vue de comment on fait pour être plus efficace, pour être plus performant.
Les communs numériques ont vraiment ces deux aspects : c’est à la fois quelque chose qui peut être, d’une certaine façon, défendu pour des raisons purement humanistes, mais c’est aussi quelque chose qui peut être défendu pour des raisons complètement de performance et d’efficacité.
Marie Cathelin : Tout de même, définir un commun numérique précisément n’est pas une chose forcément très facile. Je vous propose d’expliquer par l’exemple à travers un petit quiz, rapide. Je vais vous laisser plusieurs ressources et vous nous direz si on peut les classer dans la catégorie des communs et sinon, pourquoi.
Je commence peut-être avec le plus facile, Wikipédia. C’est un commun ?
Serge Abiteboul : C’est le prototype parfait du commun numérique.
Marie Cathelin : Instagram ?
Serge Abiteboul : Instagram, c’est le prototype parfait de ce qui n’est pas un commun numérique. C’est une entreprise privée. D’une certaine façon, tout le monde y a accès, tout le monde peut utiliser Instagram, donc ça pourrait sembler quelque chose qui ressemble un peu à un commun, puisque c’est la propriété de tous les gens, tout le monde peut aller dessus, tout le monde peut échanger dessus, mais il y a une question clé, c’est la gouvernance. La gouvernance d’Instagram n’est pas faite au service des utilisateurs d’Instagram et par les utilisateurs d’Instagram, la gouvernance est faite par un conseil d’administration qui essaie de maximiser les produits d’une entreprise, en l’occurrence Meta, donc, ça n’a rien à voir avec un commun.
Marie Cathelin : Google Maps ?
Serge Abiteboul : Google Maps, c’est un petit peu pareil. Ça peut être mis au service de la collectivité, on peut développer des choses avec Google Maps, mais, d’un autre côté, c’est contrôlé par une entreprise privée.
Vos exemples sont particulièrement intéressants, parce que d’une certaine façon, là encore, on peut dire qu’on se fout un peu de la différence : à partir du moment où c’est collectif et que les gens peuvent l’utiliser, ça ressemble quand même beaucoup à un commun, c’est comme le Canada Dry ! Oui, mais il y a une différence. Par contre, ce qui est intéressant, ce n’est pas tellement d’être un commun, de mettre un label « vous êtes ou pas un commun », c’est comment vous évoluez.
Si on met cette application, ce service, de plus en plus au service des utilisateurs, si, par exemple, des lois, comme le DMA [8] en ce moment en Europe, comme le DSA [9] en Europe, qui, petit à petit, obligent ces entreprises à plus de transparence, obligent ces entreprises à non pas purement et simplement travailler pour augmenter leurs profits mais aussi pour se mettre au service de la collectivité, on est en train d’aller vers des communs. On en est encore très loin.
Marie Cathelin : OpenStreetMap, qui est une alternative à Google Maps est un commun. Les deux applications proposent le même service, pourtant l’un est en commun et l’autre ne l’est pas.
Serge Abiteboul : Vous avez complètement raison, ça semble être la même chose, mais il y en a un qui est au service de sa collectivité, qui est gouverné par sa collectivité, c’est OpenStreetMap, un commun parfait, et l’autre, je suis désolé, est au service de Google et dont les règles du jeu, d’une certaine façon, sont définies par un conseil d’administration, celui de Google.
Marie Cathelin : On a cité quelques communs, Wikipédia, OpenStreetMap, ce sont des services gratuits. Est-ce qu’un commun est toujours gratuit ?
Serge Abiteboul : Pas du tout. D’ailleurs, dans le livre, on a essayé d’éviter de se mettre un peu en censeurs en disant : ça ce sont des communs, c’est bien, ça ce ne sont pas des communs, ce n’est bien ça ; d’une certaine façon, on s’en fout un peu. Ce qui est intéressant, c’est l’état d’esprit, etc.
Pour nous, un commun n’a pas besoin d’être forcément gratuit, parce qu’il faut qu’il fonctionne et, d’une certaine façon, il faut un minimum d’argent pour le faire fonctionner. Wikipédia, par exemple, est gratuit, d’accord. Pourquoi ? Parce qu’il y a des gens qui font des donations. Si Wikipédia décidait, demain matin, d’être payant, ça ne me choquerait pas. Plutôt qu’il y ait une personne sur 1000 qui donne de l’argent, si on demandait à chacun un euro, je ne trouverais pas ça forcément choquant. Le fait d’être payant ou pas n’est pas pour moi un critère.
Marie Cathelin : Vous avez parlé à l’instant de Wikipédia. Je voulais m’arrêter un instant sur la gouvernance de Wikipédia. Vous citez un chiffre assez conséquent, vous dites que plus de 100 000 contributeurs par jour rajoutent, modifient des articles sur cette plateforme, ce sont des citoyens comme vous et moi qui collaborent à cette plateforme, c’est une gouvernance horizontale qui régit la plateforme Wikipédia ?
Serge Abiteboul : C’est devenu quelque chose d’assez important.
Il y a une grosse collectivité, pratiquement tout le monde est utilisateur de Wikipédia, le nombre d’utilisateurs est gigantesque. Ces gens-là posent des requêtes en permanence, il faut des ordinateurs pour pouvoir répondre à leurs requêtes, etc. Ensuite, il y a un nombre de collaborateurs, dont je fais très modestement partie, qui sont des gens qui vont écrire dans Wikipédia, mais tout le monde peut le faire, pas besoin de passer un examen : vous pouvez vous y mettre demain matin, au bout de dix minutes, vous allez commencer à changer les pages de Wikipédia. Il faut évidemment qu’il y ait des contrôles, il faut que tout ça fonctionne, et pour que tout ça fonctionne et il faut qu’il y ait une gouvernance un petit peu plus structurée, avec des gens qui sont des employés de Wikipédia, avec une fondation qui contrôle tout ça. C’est donc une gouvernance, mais, encore une fois, elle est au service, en l’occurrence, des gens qui sont plutôt les éditeurs de Wikipédia, ce sont eux qui forment plutôt la masse des gens de la fondation, mais ce n’est pas fait pour gagner de l’argent, ce n’est pas fait pour optimiser les profits de certains, c’est fait pour faire le service le plus parfait, offrir l’encyclopédie de la meilleure qualité possible. Et, là, il y a déjà une petite nuance : d’un côté vous avez la communauté des gens qui écrivent, qui est importante mais quand même plus limitée que la communauté des utilisateurs. En l’occurrence, c’est plutôt la communauté des gens qui écrivent qui est importante pour la vie de l’encyclopédie, parce que, si ces gens-là s’arrêtent d’écrire, c’est fini, il n’y a plus de Wikipédia.
D’une certaine façon, dans un commun, les producteurs sont vraiment la valeur ; la ressource principale, ce sont les gens qui contribuent, les contributeurs et, d’une certaine façon, les contributeurs de Wikipédia sont essentiels et leur bonheur, leur plaisir, c’est ce qui va déterminer si l’encyclopédie va continuer à fonctionner ou pas.
Marie Cathelin : Au collège, nos professeurs nous disaient toujours « n’allez surtout pas sur Wikipédia pour préparer vos exposés, certaines informations sont parfois approximatives ». Oui, on peut trouver de fausses informations, mais tout de même, Wikipédia est devenu un canal d’information sur lequel on se repose beaucoup et il y a une raison derrière. Sur ce genre de site, c’est fondamentalement le principe d’intelligence collective qui fonctionne. Est-ce que vous pourriez définir, expliquer ce principe-là ?
Serge Abiteboul : C’est intéressant parce qu’au début, quand Wikipédia est arrivée, les gens ont dit « ça ne peut pas fonctionner, ce sera plein d’erreurs, n’importe qui peut écrire et ça va être bourré d’erreurs ! ». Des gens ont fait des études, il n’y a pas plus d’erreurs que dans une encyclopédie classique et le cadre est gigantesque, beaucoup plus grand que dans une encyclopédie classique. On peut trouver des sujets très mineurs qui sont quand même traités. C’est de bonne qualité !
C’est de bonne qualité exactement pour ce que vous avez dit, c’est-à-dire l’intelligence collective : les gens, collectivement, contribuent, se vérifient. Il y a aussi un peu une religion dans Wikipédia qui est de citer les sources. Il ne suffit pas de dire « une base de données relationnelle c’est ça, ça et ça », il faut citer d’où on tient sa source. Et le fait d’être un expert, dire « je suis un expert, je suis professeur, je connais tout ça », ça ne sert à rien, j’ai appris ça un peu à la manière dure. La première fois, je suis arrivé en disant « là-dedans il y a des erreurs, je vais corriger », j’ai corrigé et je me suis fait rentrer dedans ! Par contre, vous dites « tout ça est dans un livre », que le livre soit de vous ou pas, ça ne compte pas, « c’est dans un livre, c’est expliqué dans le livre et c’est pour cela que je le dis », on croit vos sources. Il y a donc une vraie religion et c’est important. À l’époque des fake news et où le Web est plein de trucs qui racontent n’importe quoi, dans Wikipédia il peut y avoir des erreurs, et il y en a, mais s’il y en a, les gens, collectivement, essayent de les corriger et, quand il y a un doute, à chaque fois, il faut appuyer son point de vue sur des sources.
Marie Cathelin : Il y a les sources, donc la puissance du nombre qui est au fondement de cette intelligence collective, il y a des lois statistiques au cœur de ce principe-là, le théorème du jury de Condorcet [10] , par exemple, ou le miracle de l’agrégation [11]. En fait, plus on augmente le nombre de personnes qui vont participer, plus on va obtenir une meilleure précision. C’est comme cela que fonctionne Wikipédia, si on peut résumer ?
Serge Abiteboul : C’est comme cela que fonctionne Wikipédia, c’est pour cela que le logiciel libre fonctionne bien.
Vous allez demander à une équipe d’ingénieurs, d’informaticiens, dans une start-up ou une boîte, même développée, à des gens qui sont très brillants, ils vont écrire un logiciel, il y a peut-être des fautes dedans, même s’ils sont brillants.
Vous allez faire la même chose en open source ou en logiciel libre, vous allez avoir peut-être le même nombre de personnes qui vont écrire le logiciel, il y aura peut-être des erreurs, peut-être plus parce qu’ils sont peut-être moins forts, je n’en sais rien, ce n’est pas important, parce que d’autres gens vont aller regarder le logiciel, d’autres gens vont l’utiliser, d’autres gens vont le tester et, petit à petit, la foule, la masse de gens qui va utiliser ce logiciel va arriver à le déboguer, comme on dit, c’est-à-dire enlever toutes les erreurs. Il ne suffit pas de dire « parce que c’est un open source, il n’y aura pas d’erreurs ». Non ! Au moment où on met l’open source, il y a probablement autant d’erreurs, peut-être plus que si c’était un logiciel propriétaire. Mais, à partir du moment où il y a une collectivité qui, ensemble, le vérifie, le teste, l’utilise, eh bien, petit à petit, elle va enlever les erreurs et le logiciel va devenir de meilleure qualité.
Aujourd’hui, Internet fonctionne massivement avec du logiciel libre.
L’IA, dont on parle beaucoup, c’est beaucoup de logiciels libres.
Marie Cathelin : Aujourd’hui, le succès de Wikipédia est tel que l’encyclopédie a remplacé d’autres encyclopédies, d’autres ressources payantes en ligne. Vous citez l’Encyclopædia Britannica. En France, par exemple, on pourrait dire que Encyclopædia Universalis aussi a été un petit peu mise de côté à cause de Wikipédia.
Serge Abiteboul : Oui, c’est quelque chose auquel on assiste. Quand vous arrivez avec une nouvelle ressource que vous mettez en commun, les ressources privées vont essayer de se défendre, vont essayer de lui faire la peau. Et puis, on peut arriver à plusieurs situations. Dans le cas de l’encyclopédie, la qualité et l’idée de l’encyclopédie Wikipédia a tellement été un rouleau-compresseur que les autres ont disparu. Il y a d’autres cas, par exemple des cas de logiciels, où ça peut coexister. Par exemple, pour les bases de données, il y a un logiciel qui s’appelle MySQL et d’autres qui sont en logiciel libre et puis des logiciels propriétaires et ça coexiste. Dans certains cas, le logiciel en commun a énormément de mal à s’installer : vous utilisez probablement un logiciel qui s’appelle Word de Microsoft, pour écrire vos textes, eh bien là ça fait des années qu’il y a des concurrents de Word comme LibreOffice [12] ou Open Office qui essaient de s’installer, ils ont beaucoup de mal, donc il y a des tensions, il y a des avancées, il y a des reculs. C’est un petit peu une guerre, mais c’est une guerre dans laquelle il peut y avoir des moments où les gens sont du même côté et puis des moments où ils s’affrontent.
Marie Cathelin : Aujourd’hui, n’importe qui peut lancer un commun. Qui est derrière ? Des militants principalement, des entreprises, quels sont les acteurs derrière ces communs ?
Serge Abiteboul : Principalement, dans la vraie notion de communs, c’est la communauté qui décide de s’emparer d’une ressource et de la faire vivre. C’est le cas d’école.
Après, il y a des domaines un peu plus particuliers, on n’a pas parlé, par exemple, de l’open data. Là, on parle de données publiques, donc c’est l’État qui va décider, pour des questions de transparence, de vie publique plus transparente, pour des questions aussi, parfois, d’efficacité, de prendre ses données et de les mettre en accès ouvert. Ce n’est pas un commun. Vous insistiez, tout à l’heure, sur la base de ce qu’est un commun, ce n’est pas un commun parce qu’il n’y a pas encore véritablement de communauté. On peut parler de la communauté des utilisateurs, mais il n’y a pas véritablement de gouvernance, c’est l’État qui possède ces données. Dans certains cas, ça suffit bien : la liste de toutes les entreprises, il n’y a pas besoin que ce soit autre chose que ça, c’est l’État qui la maintient, c’est l’État qui la gère, c’est de l’open data.
Et puis, dans certains cas, on peut dire qu’on aimerait bien créer une communauté autour de ces données, qu’on arrive à les ouvrir beaucoup plus, que des gens s’en emparent, que des gens décident de les améliorer, et là on est dans le passage vers un commun. Par exemple, l’IGN fait beaucoup de travaux autour de ça, en travaillant avec OpenStreetMap, par exemple. Ça approche de cette notion de communs où on retrouve des utilisateurs qui sont des gens comme vous et moi, l’État, des entreprises, tout ça essayant de travailler autour de la même ressource.
Marie Cathelin : L’IGN, pourriez-vous juste dérouler l’acronyme ?
Serge Abiteboul : L’Institut géographique national, qui est une très belle maison, une vieille maison, qui, pendant très longtemps, a gardé ses données fermées, les gardait dans son coin, ce sont eux qui vendaient des cartes, je ne sais pas si vous vous souvenez. On avait déjà payé une première fois parce que c’était payé par l’État qui construisait la carte et puis, quand on achetait une carte, on payait une deuxième fois. Maintenant, l’IGN met ses données à disposition de la communauté et en fait des communs.
Marie Cathelin : Justement la communauté, un mot sur les profils des contributeurs, c’est-à-dire les personnes qui alimentent tous ces communs. Vous expliquez, dans ce livre, qu’il y a un important biais de genre dans la communauté. Par exemple, il y a seulement 13 % de contributeurs femmes sur Wikipédia, moins de 10 %s sur OpenStreetMap, c’est encore pire pour les logiciels libres. Ce sont des hommes, principalement, qui mettent à disposition toutes ses ressources.
Serge Abiteboul : À part pleurer, que voulez-vous que je fasse ? C’est souvent vrai. Il n’y a aucune raison pour que ce soit particulièrement des hommes. Il se trouve que les femmes ont quand même été beaucoup exclues du monde numérique et de l’informatique en général, depuis une trentaine d’années, alors qu’elles étaient beaucoup plus présentes au début. C’est quelque chose sur lequel il faut travailler, c’est quelque chose qui n’est pas vrai dans tous les pays. Il y a des pays où, par exemple, dans les écoles d’informatique il y a 50 % d’hommes, 50 % de femmes. En France, ce sont massivement des garçons. C’est quelque chose sur lequel, en France, il faut vraiment qu’on se pose des questions et qu’on corrige.
Après, le fait que le monde de Wikipédia, des logiciels libres, d’OpenStreetMap soit plutôt masculin, à part le regretter, je ne sais pas trop l’expliquer.
Marie Cathelin : En tout cas, vous vous présentez, Serge Abiteboul, d’ailleurs comme les autres auteurs du livre, comme un militant des communs numériques. Ce n’est pas pour rien que vous avez appelé ce livre Vive les communs numériques !. Selon vous, il faut voir les communs un peu comme des accélérateurs de démocratie, aujourd’hui on en a plus que jamais besoin avec tous les défis qui nous attendent. Vous citez les défis écologique, sanitaire, démographique. Aujourd’hui, les communs sont devenus indispensables.
Serge Abiteboul : C’est un point de vue, comme vous dites, un peu militant.
Je regarde la situation et je vois un outil, les communs numériques, qui, à la fois, favorise tout ce qui est échanges, partage, tout le côté, d’une certaine façon, humaniste, que j’aime bien, je dois le reconnaître, et, de l’autre côté, démontre une énorme efficacité. On pourrait dire que c’est juste de l’humanisme, il vaut mieux regarder la performance, les entreprises doivent être performantes et si l’industrie est plus performante on y arrivera mieux, etc. Oui, sauf que ça se trouve aussi être quelque chose qui a un côté hyper performant. J’ai un outil que sont les communs numériques, j’ai quelque chose qui permet d’être beaucoup plus performant.
Il a aussi quelque chose, dans le numérique, essentiel dans ce cadre-là, qui est le fait qu’on puisse organiser des communautés. La difficulté de tout cela c’est aussi d’organiser cette communauté. Vous avez une communauté de gens qui veulent faire des choses ensemble. Quand c’était aux temps d’avant, il fallait que ces gens se réunissent au café du commerce ou de temps en temps, une fois par an, pour un conseil suprême, etc., et c’était un peu lourd. Donc, d’une certaine façon, ils se sont fait laminer par des formes beaucoup plus efficaces qui étaient la propriété privée, la propriété publique.
Là, aujourd’hui, on n’est plus du tout dans cela. On peut organiser une communauté de milliers, centaines de milliers de personnes, voire de millions de personnes de façon hyper efficace avec le numérique. Une encyclopédie comme Wikipédia n’est concevable que parce que vous avez le numérique, que parce qu’il y a un logiciel qui permet à tous ces gens-là de coopérer. Au 18e siècle, au moment où l’encyclopédie a été inventée, peut-être que d’Alembert aurait aimé que l’encyclopédie qu’il a créée soit collective, que ce soient les connaissances collectives de toute la population, mais ce n’était juste pas possible de le faire, la façon de fonctionner ne permettait pas ça. Aujourd’hui, on peut le faire, il faut donc essayer. Encore une fois, ça ne veut pas forcément dire que ça va être la panacée à tout, ça ne pas résoudre tous les problèmes, mais il faut essayer de regarder cette approche qui permet une grande efficacité et, d’une certaine façon, du partage, qui va être plus économe, plus sobre. Au moment où on nous demande d’être plus sobres énergétiquement, par exemple, peut-être qu’il faut essayer de regarder quelles sont les solutions qui permettent de le faire.
Marie Cathelin : Dans une très récente interview, l’homme d’affaires Reid Hoffman, qui est le cofondateur de Linkedin, qui fut un temps proche d’Elon Musk, se dit réticent sur les logiciels open source ouverts à tous dans l’intelligence artificielle. Je le cite : « En les ouvrant à tous, on ne les donne pas seulement aux journalistes et au corps académique, mais aussi aux États voyous, aux terroristes et aux gens qui veulent attaquer l’écosystème de l’information. » Est-ce bien raisonnable d’ouvrir les vannes absolument partout ?
Serge Abiteboul : J’ai lu cette même interview, j’ai bugué là-dessus, je suis totalement en désaccord, mais ce qui est dit est vrai. C’est-à-dire que si on commence à développer des grands modèles de langage et qu’on les met à la disposition de tout le monde, on va les mettre aussi à la disposition de gens qui vont essayer de faire des fake news, on va les mettre aussi à la disposition de pays qui sont peut-être hostiles, etc. Il a raison là-dessus. La question est donc : est-ce qu’on va ouvrir, est-ce qu’on va continuer à être transparents ou est-ce qu’on va tout fermer ?
Je pense que si on ferme tout, ils auront quand même un accès, ils trouveront quand même des façons d’obtenir l’accès à ces modèles, ils trouveront quand même le moyen de les développer et ça ne les bloquera pas. Par contre, toute cette ouverture va nous permettre de détecter leurs attaques plus facilement, de vérifier plus facilement ce qu’ils sont en train de faire, de plus facilement les bloquer. Ce n’est pas une preuve, mais je vais essayer de vous donner une analogie. L’analogie c’est la cryptographie [13].
L’idée de la cryptographie, c’est : vous voulez envoyer un message de A à B et vous ne voulez pas que les ennemis puissent s’accaparer le message. De tout temps, on a essayé de faire des codes de chiffrement pour chiffrer les messages, pour que l’ennemi ne puisse pas les lire. De tout temps, il était considéré que la bonne façon de faire, c’était non seulement d’avoir une méthode, un algorithme pour chiffrer et déchiffrer, mais aussi qu’il ne fallait surtout pas donner à l’ennemi cet algorithme pour chiffrer et déchiffrer, parce que, si on le donnait à l’ennemi, il allait pouvoir s’en servir, il allait pouvoir utiliser cette information pour déchiffrer votre message. C’était ce qu’on croyait. Et puis est arrivée la technique RSA [14], qui est le chiffrement à clé publique et clé privée, dans lequel on vous dit « non seulement je vous donne l’algorithme de chiffrement, il est public, c’est un papier, vous allez lire cette référence et vous aurez l’algorithme, mais, en plus, je donne ma clé de chiffrement, n’importe qui peut m’envoyer un message avec ce chiffrement. » des gens ont essayé de casser cette méthode, ils n’y sont arrivés. Donc, maintenant on sait que si on utilise cette méthode qui est la plus ouverte possible puisqu’on sait quelle est la méthode de chiffrement et on sait quelle est la clé publique, malgré ça c’est la méthode qui est utilisée aujourd’hui pour chiffrer des messages et s’envoyer des messages confidentiels. Tout est public.
Donc, je crois que cacher les choses n’est pas forcément la bonne façon de faire. La bonne façon de faire, c’est de vérifier, de manière transparente, que tout se fait proprement.
Marie Cathelin : Aujourd’hui, quelques activistes très connus dans le milieu, se battent pour imposer la philosophie des communs, Aaron Schwartz [15] ou encore Alexandra Elbakyan [16] qui milite pour un accès total aux publications scientifiques. Ce sont des personnalités qui ont eu maille à partir avec la justice. L’idéologie de certains activistes des communs numériques n’est pas tout le temps compatible avec ce que dit la loi.
Serge Abiteboul : Vous avez donné deux noms, je vous remercie, c’est bien de garder ces gens en tête. Aaron Schwartz en est mort. Alexandra Elbakyan est toujours vivante, elle s’en sort parce qu’elle est au Kazakhstan. C’est une jeune du Kazakhstan qui a décidé quelque chose d’absolument révolutionnaire qui est de dire « les scientifiques – on est à l’Académie des sciences, c’est quand même important – doivent avoir accès à tous les résultats de la recherche scientifique et comment je fais ça ? Maintenant, il y a un truc génial, qui est Internet. Je vais donc publier tous les articles scientifiques sur lesquels je vais pouvoir mettre la main. » D’une certaine façon, elle suit, là-dedans, une loi qui est une loi de l’Union européenne qui est que les scientifiques doivent avoir accès à tous les résultats de la recherche. En faisant ça, elle enfreint une autre loi, la loi sur les copyrights. Elle a publié des journaux qui sont privés, qu’elle n’a pas le droit, normalement, de publier. Donc, si elle va dans un certain nombre de pays, peut-être même en France, je n’en sais rien, en tout cas si elle va aux États-Unis elle se retrouve en prison tout de suite, en France, il est possible que soit la même chose, je ne sais pas. En tout cas, pour moi, c’est vraiment une des personnes les plus importantes pour la science du siècle puisqu’elle donne accès à tout le monde : vous êtes dans un petit laboratoire au fin fond d’un pays le plus perdu, vous allez pouvoir faire de la recherche parce que vous avez accès à toute la littérature scientifique, grâce à Alexandra Elbakyan et puis, évidemment, à tous les gens qui se sont mis à aller dans son sillage et à faire la même chose qu’elle. Vous pouvez donc faire de la recherche sans avoir aucun frein et sans vous dire « ce papier-là est fondamental, j’en ai besoin pour ma recherche. Ah oui, mais c’est dans un journal, je n’y ai pas accès, c’est trop cher, je ne peux pas l’avoir. » Je militerais même pour que l’Académie des sciences, la France, suive ce mouvement. Pour moi, Alexandra Elbakyan est quelqu’un d’extrêmement important.
Marie Cathelin : On citait aussi Aaron Schwartz il y a quelques instants. Vous disiez qu’il en est mort. Que s’est-il passé exactement ?
Serge Abiteboul : J’ai peur de ne pas avoir exactement l’histoire en tête. Il est allé rechercher plein de papiers de recherche, c’était aux États-Unis, il les a mis sur Internet, il les a publiés alors que, pareil, ils étaient protégés par le copyright. Il a donc fait exactement ce qu’a fait Alexandra Elbakyan, plus tôt, sauf que lui était aux États-Unis. On a donc commencé à le poursuivre pour violation de la propriété privée, il a eu des tas d’ennuis avec la justice et il a fini par se suicider.
Marie Cathelin : On peut citer aussi Edward Snowden [17] qui a divulgué des données ultraconfidentielles du gouvernement américain et qui, aujourd’hui, rencontre pas mal de problèmes avec la justice. C’est un cas différent ?
Serge Abiteboul : Le cas Snowden est un petit peu différent. Dans le cas de Schwartz et de Elbakyan, ce sont essentiellement des données scientifiques, on imagine que, là, il n’y a qu’une loi qui est que la recherche scientifique devrait avoir accès à tous les résultats scientifiques. Dans le cas de Snowden, c’est un petit peu plus compliqué, parce qu’on parle de démocratie, d’informations publiques ou pas, le cas est un petit peu différent.
Marie Cathelin : Aujourd’hui, les communs sont-ils menacés ?
Serge Abiteboul : Les communs ont toujours été menacés. On a même vu toute une période où ils se sont rétrécis. À une époque, la majorité des terrains étaient communaux, c’était comme ça, par défaut le terrain était communal et puis, petit à petit, on a vu de plus en plus des gens mettre des barrières et dire « ça c’est chez moi, etc. »
Les communs numériques sont évidemment menacés parce qu’il y a la propriété privée et, si on ne défend pas les communs numériques, d’une certaine façon la propriété privée va essayer de gagner du territoire en s’en emparant.br/>
Par exemple Internet, vous en avez parlé au tout début et j’ai beaucoup aimé les phrases que vous avez dites dessus, c’est quelque chose qui était véritablement pensé, au début, dans un espace de liberté, dans un espace de partage. Aujourd’hui, de plus en plus, on voit des grandes entreprises qui, sans privatiser Internet, vont, d’une certaine façon, essayer de vous garder dans des silos à elles, on appelle ça des apps, des applications sur le téléphone. Elles vont essayer de vous garder chez elles, elles vont essayer de vous mettre dans un terrain grillagé, d’accord, donc, là, on est en train de s’écarter du beau rêve du début.
Donc oui, c’est quelque chose qui en même temps se développe, le logiciel libre se développe, la science ouverte, qui est pour moi quelque chose de fantastique, est en train de se développer de façon considérable, l’éducation ouverte se développe, l’open data, pour le gouvernement, se développe, on voit donc des tas de dimensions dans lesquelles ça se développe, mais on voit des dimensions où il y a des résistances dues à la propriété privée.
Encore une fois, on n’a pas voulu faire un plaidoyer contre la propriété privée. François Banchillon et moi-même avons monté des start-ups, surtout lui. D’ailleurs, on considère qu’il y a beaucoup de cas où la bonne solution c’est de développer un logiciel propriétaire, de le vendre et de vendre des services autour. Ce n’est pas du tout pour dire que la seule solution ce sont les communs numériques.
On a voulu expliquer qu’il y a un espace, un espace important dans lequel les communs peuvent se développer.
Marie Cathelin : On a beaucoup parlé d’Américains depuis le début de l’interview, du monde occidental, mais qu’en est-il de la Chine et de la Russie ? Est-ce que ce sont également des pays adeptes des communs numériques ?
Serge Abiteboul : Ce que je ne savais pas trop au début, qu’on a un peu étudié pour essayer de comprendre, et la réponse est oui, notamment les logiciels libres, mais aussi l’open data, contrairement à ce qu’on pourrait croire, se développe en Chine. Évidemment, on connaît bien la chape du gouvernement chinois, mais, localement, il y a des initiatives dans les régions, dans les villes, pour développer de l’open data.
Sur le logiciel libre, ce sont les Chinois, les Russes à peu près partout dans le monde, ce sont des applications, c’est vraiment un domaine qui se développe énormément.
C’est une réponse aussi au fait que vous avez des logiciels propriétaires qui coûtent très cher et qui coûtent très cher aussi à des pays qui n’ont pas forcément énormément d’argent. Il y a des logiciels propriétaires qui peuvent vous être fermés du jour au lendemain si vous ne faites pas plaisir au gouvernement qui les développe, au pays d’où ils viennent, typiquement les États-Unis. Il y a donc une solution à cela, c’est de développer des logiciels libres.
Pendant très longtemps, la Russie piratait des logiciels américains ; du temps de l’URSS, on piratait les logiciels américains ; maintenant on n’est plus à l’URSS, la Russie ne pirate plus les logiciels américains ou les pirate peut-être moins. Une façon beaucoup plus légale et beaucoup plus propre de faire c’est dire qu’on veut utiliser plutôt des logiciels libres et on va développer des logiciels open source, on va dire, on va participer au développement des logiciels open source. La Chine est extrêmement forte sur le développement des logiciels open source.
Marie Cathelin : Et aujourd’hui, ce sera ma dernière question, comment protéger, comment préserver les communs numériques ?
Serge Abiteboul : Il y a une diversité absolument considérable de communs : diversité de ce qu’on met en commun ; diversité de gouvernance ; diversité sur la communauté, il y a des communautés toutes petites, des communautés très grandes, des communautés très libertaires, des communautés beaucoup plus industrielles, donc le paysage est extrêmement varié et la situation varie énormément d’un domaine à l’autre ; l’éducation ouverte, ce n’est pas du tout la même chose que l’agriculture ou les logiciels libres dans l’agriculture. Il y a énormément de variétés, je pense que les réponses à votre question peuvent dépendre de ces différents domaines et de ces différentes situations.
Je pense que l’essentiel c’est quand même la vigueur, la passion de la communauté. Quand une communauté se porte bien, que les gens sont dynamiques, la communauté avance, le commun avance. Je pense donc que c’est d’abord une histoire de communauté.
Après, comme dans tout, il peut y avoir aussi des contextes plus ou moins favorables. Je pense que la loi est quelque chose d’assez important. Je pense, par exemple, que la loi favorise beaucoup trop la propriété privée ou le public et que la zone grise des communs mériterait d’être beaucoup mieux défendue dans la loi. Aujourd’hui, d’une certaine façon, vous n’êtes pas assez protégé quand vous développez un commun et on peut venir vous piller, le plus souvent du côté de la propriété privée, donc des lois pour mieux protéger, en France, aux États-Unis, partout. En gros, les lois sont très souvent faites pour protéger la propriété privée. D’une certaine façon, c’était bien au début, parce que la propriété privée, c’était aussi quelque chose qui vous protégeait de l’arbitraire royal, de l’arbitraire des princes ; la loi venait vous protéger, d’une certaine façon, protégeait votre propriété : le prince n’avait pas le droit de se pointer chez vous et, à un certain moment, le droit de cuissage a disparu parce que cette propriété est passée du prince à l’individu. Et puis, à un certain moment, la femme a été libérée, il n’y a plus eu de droit de cuissage.
Je pense qu’il faut qu’il y ait des lois qui soient mieux organisées pour protéger ces communs et puis, après, il peut y avoir aussi la commande publique. Par exemple l’État peut décider, comme l’Éducation nationale le fait beaucoup en ce moment, plutôt que d’acheter des logiciels propriétaires d’encourager le développement de logiciels libres.
Marie Cathelin : Merci beaucoup Serge Abiteboul.
J’espère que les communs n’auront presque plus de secrets pour nos auditeurs. Pour en savoir plus, je rappelle le titre du livre Vive les communs numériques ? que vous avez coécrit avec François Banchillon, avec une préface de Gérard Berry. Si vous voulez tout savoir sur les communs numériques, c’est une véritable bible et c’est aux éditions Odile Jacob.
Merci beaucoup.
Serge Abiteboul : Merci à vous.