Luc : Décryptualité. Semaine 9. Année 2022. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Le sommaire de cette semaine. On a un petit peu plus d’articles que la semaine dernière.
Le Monde Informatique, « Harvard recense les paquets open source les plus utilisés », un article de Scott Carey.
Manu : Ce sont des chercheurs qui, comme plein d’autres groupes, d’institutions, d’associations, se sont mis à s’intéresser au logiciel libre, à dire qu’est-ce qui existe et qu’est-ce qu’on peut faire avec ça. Leurs conclusions sembleraient que c’est de lister. Eh oui, les gens veulent lister du logiciel libre, c’est à la mode. Je trouve ça assez rigolo.
Luc : Ça va un peu dans le sens de ce qu’on avait dit dans nos podcasts de ces dernières semaines. Si on veut commencer à financer les logiciels libres critiques utilisés comme briques dans différents produits, eh bien il faut les connaître, donc faire une liste c’est le premier pas.
Siècle Digital, « La drôle de rançon exigée par les pirates de Nvidia », un article de Benjamin Terrasson.
Manu : Honnêtement c‘est un sujet en soi. Je pense qu’il faudra qu’on en fasse un podcast parce que c’est presque drôle que Nvidia, une entreprise qui fait des cartes graphiques, mais aussi des cartes graphiques utilisées pour miner des bitcoins se soit fait hacker, et le hacker leur fait du chantage, rien de moins.
Luc : Tu veux dire pirater.
Manu : Oui, ils se sont fait pirater, mais en même temps le gars essaye de revendiquer un côté gentil. Nvidia a décidé que les cartes graphiques utilisées pour les bitcoins ne soient pas utilisables à 100 %, elles ne sont utilisables qu’à 50 %, elles sont bridées. Lui voudrait les débrider. Je suis presque d’accord avec lui si ce n’est que ce sont des bitcoins, donc Nvidia a répliqué.
Luc : Oui, ils ont piraté les serveurs qu’ils ont pu trouver où il y avait les données qu’il leur a piquées. L’affaire n’est pas très claire, peut-être que comme ils ont refusé de payer, finalement les pirates demandent autre chose.
Manu : Oui, ils demandent à libérer les drivers, rien que ça !
Luc : Je trouve que c’est un petit peu absurde ! Autant on est pour qu’il y ait un maximum de libre, mais, d’une part, c’est furieusement illégal et, d’un point de vue moral et des libertés, tu ne peux pas contraindre les gens à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire, la liberté c’est également ne pas faire du logiciel libre. En plus de ça, d’un point de vue pratique, s’ils n’ont pas envie de le faire, ils peuvent bien mettre une licence sur des données complètement inutilisables ou des choses comme ça, je pense que ça n’a pas un grand avenir !
Manu : Mais c’est amusant, comme une sorte de bizarrerie.
Luc : Acteurs Publics, « Laurent Bossavit : "Les méthodes agiles impliquent une forme de rébellion” ».
Manu : C’est plutôt sympa, il se met en avant, il se présente comme un coach à beta.gouv.*. En gros ce sont toutes ces idées de faire de l’agile dans les institutions, dans les administrations françaises, quelque chose que je trouve plutôt intéressant, plutôt bien même si, quelque part, ça a été un peu repris par Macron qui a essayé de pousser sur le côté startup nation et là ça nous fait un peu rigoler jaune. N’empêche, il y a de bonnes idées. Par exemple, les rituels de la méthode agile sont plutôt intéressants, ce sont des bonnes pratiques que tout le monde commence à utiliser à la place du cycle en V, un vieux truc tout pourri qu’il ne faut plus utiliser, il ne faut plus faire ça. Oui, il faut s’intéresser un petit peu à ces méthodes qui viennent du logiciel libre, du monde ouvert, d’Internet et qui percolent petit à petit, y compris dans les gros mastodontes que sont nos administrations. Quelqu’un comme lui change les choses dans le bon sens et on peut plutôt approuver, même si après, effectivement, il y a des reprises un peu cheloues.
Luc : Next Inpact, « Libre en Fête 2022 », un article de la rédaction.
Manu : Ça met en avant une initiative [1] de l’April, donc c’est plutôt sympa. Effectivement, tous les printemps, on essaye de mettre en avant des événements autour du logiciel libre et d’en faire une fête. C’est plutôt sympa. Il y en a beaucoup, ils sont répertoriés sur l’Agenda du Libre [2], que je produis avec d’autres, Cédric Delage notamment, un super modérateur. Plutôt sympa et on va espérer qu’il y aura beaucoup de monde encore cette année.
Luc : Très bien.
Notre sujet de la semaine sera un peu dans l’actualité, non pas l’Ukraine mais les élections.
Manu : Eh oui, les élections, parce qu’on y arrive et parce qu’on en sort aussi. Il y en a eu dans le passé et rétrospectivement on peut essayer d’analyser un petit peu. On en a déjà parlé, essayer de voir un petit peu l’impact de l’information dans ce domaine-là, de l’informatique aussi, et voir notamment une approche que je trouve plutôt intéressante, l’impact de l’abstention qui est plutôt pas mal.
Luc : Nous avons été motivés sur ce sujet par à un article de Hacking Social, hacking-social.com, rédigé par Viciss Hackso, un pseudo bien entendu. C’est un article qui s’intitule « Comment manipuler les élections avec l’abstention, l’intimidation et le dégoût » [3]. Ça revient sur Cambridge Analytica [4] dont on a souvent parlé ces dernières années. L’article est très intéressant parce qu’il va lister toute une série d’infos et faire une sorte de bilan sur ce qu’ils ont pu faire, notamment sur une chose qui avait été évoquée, mais je n’avais jamais vu d’article qui soit vraiment pile sur ce sujet-là, qui consiste à faire des manipulations au travers des réseaux sociaux et de la communication pour inciter les adversaires à s’abstenir afin de favoriser la victoire du camp qu’on va défendre.
Manu : Il se base sur des exemples, sur des cas réels, qui sont inhabituels. En tout cas je n’avais pas réalisé qu’il s’était passé ces choses-là. Par exemple à Trinité-et-Tobago on a dégoûté les électeurs pour favoriser un camp, d’après Cambridge Analytica.
Luc : L’article a des tas de références. Chaque fois que quelque chose est annoncé dans l’article, il y a des références vers des articles externes, des choses comme ça. Il est bien documenté et c’est vraiment super bien.
Une des choses qui peut être peut-être une limite, c’est qu’il va faire régulièrement référence à la communication de l’entreprise qui a changé de nom entre-temps, ces cas-là sont relativement anciens. Dans la critique qu’il peut y avoir de ces exemples, c’est de dire forcément c’est une boîte qui essaye de vendre ses services, donc elle va se vanter d’avoir fait plein de choses, ça ne veut pas dire qu’ils les ont faites, surtout que ce sont un peu des spécialistes en manipulation et en mensonges.
À Trinité-et-Tobago il y avait notamment un mouvement, une sorte de mouvement de la jeunesse qui s’appelait « do so » en anglais. L’analyse qu’ils avaient faite et la chose qu’ils ont mise en avant c’est que là-bas il y a deux grandes communautés qui sont la communauté noire et la communauté indienne. Ils avaient établi que, des deux côtés, les jeunes étaient dégoûtés par la politique, mais que les jeunes de la communauté indienne, dans des hiérarchies familiales plus fortes, étaient plus obéissants. Du coup, en lançant un mouvement sur toute la jeunesse, quelles que soient les communautés, les jeunes Noirs allaient s’abstenir alors que les jeunes Indiens n’allaient pas s’abstenir parce qu’ils allaient faire ce que leurs parents leur disent de faire.
Manu : Je trouve que c’est brillant de saleté ! Vraiment ! Il y a une profondeur dans cette analyse ! C’est affreux ! Je jette l’opprobre sur tout, mais il va en rester quelque chose qui ne sera pas si pire, en tout cas ça va me convenir, c’est vraiment affreux, mais je peux imaginer que ça fonctionne. Ça me fait mal au cœur, mais je peux imaginer qu’effectivement tu dégoûtes tellement de gens et que ceux qui resteront seront ceux qui sont obligés. C’est juste affreux ! Il donne d’autres exemples et il y a eu le passé. Je retiens toujours Hillary Clinton quand elle s’est fait huer, plein de cas sont ressortis sur elle pour essayer de dégoûter ses électeurs, pas pour qu’ils votent pour Trump – clairement ils n’allaient pas aller jusque-là, normalement –, mais pour qu’ils ne se déplacent pas le jour même.
Luc : Il y a d’autres exemples, notamment en Afrique. Celui-là est un peu plus proche de nous, on avait pas mal parlé de l’élection de Trump. Quand on regarde le nombre de votes, j’avais fait ça à l’époque, effectivement entre l’élection d’Obama et l’élection où Hillary Clinton était candidate, on a le sentiment qu’en fait ce n’est pas tellement Trump qui a gagné l’élection mais plutôt que c’est Hillary Clinton qui l’a perdue. Elle avait beaucoup moins de voix que ne pouvait en avoir Obama, même si le scrutin américain est différent puisque ce sont les grands électeurs qui sont élus par territoire, mais quand même ! On voyait bien qu’il y avait une sorte de désintérêt disant on ne va pas voter pour elle. Ils avaient mis le paquet pour révéler des mails, la mettre en cause, etc., effectivement pour dégoûter ses électeurs.
Manu : Moi je vois quelque chose là-dedans. Luc, tu es en train de rouler contre l’abstention. En France il y a plein de gens qui se revendiquent abstentionnistes, je pense par exemple à Pierre-Emmanuel Barré que j’aime bien. Il y a des gens qui disent « non, moi je ne veux pas légitimer le système politique en place, les élus, par mon vote, même si je vote contre eux ». Là tu es en train de dire que ces gens-là ont tort.
Luc : Ce n’est pas moi qui le dis c’est l’article ! En tout cas, l’article a cet intérêt de pointer le fait que s’abstenir dans les manipulations dont on peut être l’objet et dont on est nécessairement l’objet et de dire « je ne veux pas en être », ce n’est pas nécessairement faire un choix et c’est peut-être déjà jouer le jeu de quelqu’un d’autre. Après, je comprends complètement cette problématique face à la politique où il n’y a pas d’offre satisfaisante, où on dit « OK, je suis censé ne pas m’abstenir, mais je vote pour qui ? »
Manu : Oui. Surtout quand tu sais que ce sont les milliardaires qui choisissent grâce aux médias qu’ils possèdent et qui vont pousser leur poulain. Je peux comprendre aussi ce dégoût-là.
Luc : Oui, voilà. Dans toute cette question de la communication politique on sait, on en avait parlé, que les réseaux sociaux sont de droite ; ça a été mesuré, il y a eu des études là-dessus, les idées de droite circulent mieux et plus vite que les idées de gauche. On avait parlé des fameuses bulles de filtre où chacun a tendance à ne voir que ce qui l’intéresse, donc même quelqu’un qui est de gauche, quelqu’un qui va être très à gauche, verra plus d’idées de droite que quelqu’un qui va être de droite qui lui ne verra que des idées de droite et ne verra jamais, ou presque, des idées de gauche.
J’avais vu des mentions de sondage sur des grandes valeurs en France, je l’avais vu aux États-Unis il y a des années, malheureusement je ne l’ai pas noté. Dans les deux cas on avait la même chose : la majorité des habitants du pays ont des valeurs qui sont plutôt sociales, ils considèrent que les gens ne devraient pas être dans la pauvreté, avoir accès à des soins, avoir accès à l’éducation, toutes ces choses-là. Mais quand on regarde le débat tel qu’il est dans les médias ou sur les réseaux sociaux, etc., il y a finalement un décalage qui est assez énorme. On se rend bien compte qu’on est dans un système de discussion et de débat qui est orienté, qui n’est pas le reflet d’une majorité et nous sommes intégrés là-dedans. Je pense que c’est quelque chose qui est très intéressant. On l’a à la fois en politique et également sur les réseaux sociaux. Olivier Ertzscheid [5], un chercheur qui est à Nantes, qui a écrit plusieurs livres sur les réseaux sociaux, dit une chose très intéressante là-dessus, il dit que c’est une question de poule et d’œuf. Est-ce que les réseaux sociaux nous manipulent ou est-ce que nous manipulons les réseaux sociaux ? En fait les deux à la fois. Effectivement celui qui a le pouvoir de légèrement orienter dans un sens, il arrive à changer ça.
Manu : Je pense que ça s’applique assez bien à cette problématique d’offre politique. Effectivement, beaucoup d’hommes politiques sont opportunistes et s’ils pensent qu’ils vont gagner des votes, qu’ils vont gagner des places en orientant leurs discours et en orientant leurs promesses dans un certain sens, ils vont le faire, normalement, en tout cas c’est comme ça que ça semble s’organiser. Si, au contraire, ils pensent que ça ne sert à rien parce que les gens ne vont pas se déplacer le jour dit, qu’ils seront abstentionnistes, oui, clairement il va y avoir une motivation à orienter leur offre politique d’une autre manière. La poule et l’œuf s’appliqueraient assez bien.
Luc : Je vois ça comme un problème économique, que ce soit de l’économie de l’attention ou du temps de média ou de l’argent. Aux États-Unis on sait que les candidats sont massivement financés par des entreprises. S’ils veulent avoir des sous pour faire une campagne, il faut que les entreprises qui les financent soient contentes, donc ça va orienter les choses. Chez nous, il faut qu’un politicien soit présent dans les médias s’il veut arriver à quelque chose. Si ce qu’il dit ne correspond pas au temps des médias et au genre de débat qu’ils veulent faire, que ça ne fait pas assez de buzz ou ce genre de chose, alors ils n’y sont pas. Donc ils sont tentés, pour des questions d’existence dans les médias, d’aller là où ça marche et de faire du débat stérile, débile, etc. En face les autres disent « c’est ça qui marche ». Même si, individuellement, ils préféreraient peut-être avoir des débats intelligents et sur des vrais sujets, etc., ils se disent « si on fait de la merde scandaleuse on fait de l’audience ». Du coup, on se retrouve dans des systèmes dans lesquels il n’y a pas de pilote. Souvent on aime bien cette idée de dire « les réseaux sociaux vous manipulent » avec cette idée d’un truc complètement hiérarchique, or on est dans des boucles. Je pense qu’on est effectivement plus dans ce système-là. Des gens vont essayer de pousser dans un sens ou dans l’autre, mais finalement personne n’arrive vraiment à le diriger, ce qui est peut-être assez inquiétant au final.
Manu : Je rajouterais que je pense que le vote est un outil particulièrement utile, très utile, il n’y a aucun doute là-dessus, mais ce n’est pas l’alpha et l’oméga de nos systèmes démocratiques. C’est très légitime quand on est auprès de la population : les maires sont souvent considérés comme les plus légitimes parmi les différents élus, alors que le président de la République, malheureusement, il a l’élection la plus visible et la plus importante médiatiquement, historiquement, en tout cas qui semble avoir le plus d’impact, pourtant c’est lui qui est le plus éloigné, le plus distant. Je trouve que les élections sont un peu un marteau et on imagine que ça va s’appliquer sur tous les clous, que ça va résoudre tous les problèmes du monde. Ça ne marche pas dans tous les cas. On devrait utiliser d’autres outils, d’autres marteaux, je pense au tirage au sort que je trouve intéressant. Ce n’est pas non plus un idéal, mais on devrait essayer de creuser un peu plus là-dessus.
Luc : Au-delà de ça je pense que ce n’est pas qu’une question de désigner des gens, c’est aussi une question de discuter, d’avoir des débats. Aujourd’hui on est dans une situation où on a relativement peu de pouvoir dans ces choses-là par manque d’organisation. Au final, ce sont les forces les plus organisées qui arrivent à avoir le plus de poids pour orienter un débat.
Si on veut faire un parallèle avec l’informatique et l’informatique libre. L’informatique libre c’est bien, mais on se retrouve face à des systèmes, par exemple du code où, en face, il y a beaucoup d’argent qui permet de faire du code propriétaire et d’enfermer les gens, etc. Du coup d’un côté, dans des grandes entreprises, ils peuvent dire « on est prisonniers de Microsoft, on aimerait bien ne pas l’être », mais à aucun moment ils n’arrivent à en sortir parce qu’ils n’ont pas la surface nécessaire. Ou par rapport aux réseaux sociaux avec ces questions d’orientation, par exemple YouTube. Il y a plein de youtubeurs qui aimeraient en sortir, qui critiquent la plateforme, mais ils disent « c’est tellement central que si on n’est pas dessus on n‘existe plus, donc on arrête de faire ce qu’on fait ». C’est bien cette question d’avoir des organisations collectives qui nous permettent d’exister, d’avoir du poids dans ce débat-là et dans cette espèce de foire d’empoigne dans laquelle il n’y a pas de chef mais où il y a quand même des gens qui pèsent plus lourd que d’autres.
Manu : Et qui nous manipulent, n’oublions pas. Il faut y réfléchir et prendre du recul.
Luc : Et qui se manipulent eux-mêmes.
Manu : Oui, sûrement !
Luc : Pour moi, la chose la plus inquiétante au final c’est que je pense que par envie de gagner, d’y aller…
Manu : Ils croient probablement à leurs propres mensonges au bout d’un moment.
Luc : Voilà ! Ou ils se lancent dans des trucs complètement cons en se disant que la fin justifie les moyens, donc ils ne contrôlent pas vraiment où ça va, ce qui est tout à fait inquiétant et qui veut dire qu’il ne faut pas leur faire confiance ou espérer qu’il y aura un homme providentiel. Le père Noël n’existe pas. Donc il faut se prendre en main, le logiciel libre c’est une chose qui permet de le faire et on peut tous le faire de plein de façons différentes, essayer de s’organiser, de peser, essayer d’avoir des zones de débat, des outils. Toutes ces choses-là sont absolument nécessaires si on veut parvenir à reprendre un peu de pouvoir dans ce grand jeu-là.
Manu : Je termine. Le pouvoir est une charge trop lourde qui corrompt. Il faut la décentraliser, il faut la répartir et il faut éviter un père Noël dans lequel on met tous ses espoirs sinon ça ne marche pas ! Un dernier mot, je te dis à la semaine prochaine.
Luc : À la semaine prochaine. Salut.