Réseaux sociaux : les nouveaux maîtres du jeu politique ? Politiques Numériques

Décrypter l’influence grandissante des réseaux sociaux sur le pouvoir politique. Au cœur des débats : le cas Elon Musk, la modération des contenus et les nouveaux enjeux démocratiques.

Delphine Sabattier : Bonjour, c’est Delphine Sabattier. Vous écoutez POL/N, l’émission politique sur le numérique. Dans cet épisode, on va s’intéresser au pouvoir des réseaux sociaux dans un contexte politique nouveau, instable en France et très nouveau aux États-Unis. On en parle avec un élu, le député européen écologiste, chef de la délégation française des écologistes au Parlement européen, David Cormand. Bonjour.

David Cormand : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes membre des commissions marché intérieur et protection des consommateurs, agriculture et affaires juridiques, et puis visiblement sensibilisé à ces défis numériques puisque vous organisez, en marge du Sommet pour l’action sur l’IA [1], un événement intitulé « Réinventer l’intelligence artificielle : pour une révolution numérique au service de l’humain et de la planète » [2].
Avec vous, pour ce débat, Gilles Babinet. Bonjour.

Gilles Babinet : Bonjour.

Delphine Sabattier : Vous êtes entrepreneur du numérique, tout le monde vous connaît dans ce secteur, dans cet écosystème. Vous êtes aussi professeur à Sciences Po Paris sur le numérique et les politiques publiques et le coprésident du Conseil national du numérique [3], qui est une instance consultative sur ces grands enjeux du numérique, dont l’une des missions est d’éclairer le gouvernement sur cette révolution. Je précise quand même que les membres, bénévoles, sont nommés par le Premier ministre, on y trouve aussi des parlementaires qui, eux, sont choisis par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Bienvenue à tous les deux. Première question que j’ai envie de vous poser : est-ce que, finalement, vous considérez les réseaux sociaux comme un nouveau lieu de pouvoir politique ?

David Cormand : Oui, indéniablement. D’ailleurs le numérique en général devient, est un espace d’expansion du pouvoir, d’expression du pouvoir, à la fois pour ce qui concerne le débat public, y compris l’accès à l’information, aux contenus d’information, ou aux contenus de désinformation, d’ailleurs, mais aussi sur tout un tas de domaines qui relèvent traditionnellement de la souveraineté des États : les infrastructures stratégiques majeures, donc de défense, y compris le fait de battre monnaie, avec les cryptos, le fait de pouvoir échapper à l’impôt.

Delphine Sabattier : Échapper à l’impôt. Vous faites le lien entre les cryptos et échapper à l’impôt ?

David Cormand : Non. Je fais le lien entre les puissances industrielles et économiques numériques et leur capacité de prescription de règles du jeu qui font qu’elles sont, quelque part, soit rivales, soit l’égal de ce qui relevait jusqu’à maintenant des États-nations. Si la question est : est-ce que les réseaux sociaux jouent un rôle politique ? Oui, au-delà même de leur capacité d’émettre des informations et d’influencer les citoyennes et citoyens.

Delphine Sabattier : Gilles, est-ce que c’est un lieu de pouvoir comme les autres ? Quelle place le réseau social tient-il aujourd’hui ?

Gilles Babinet : C’est une évolution très notable dans le fonctionnement des démocraties. C’est probablement le fait qui a le plus d’incidence dans l’évolution de ces vingt dernières années. La question est réellement posée de savoir si les démocraties sont solubles dans l’ère des réseaux sociaux. Je me pose de plus en plus cette question et j’y réponds, en réalité, avec de plus en plus d’inquiétude, parce qu’on a vu en Slovaquie des phénomènes qui s’exprimaient juste préalablement à des élections, qui auraient pu les faire changer, on a vu récemment des événements en Roumanie et on voit de plus en plus de facteurs d’ingérence internes et externes. Et au-delà de ça, je crois que le plus préoccupant c’est la polarisation du débat, c’est-à-dire le fait qu’on ne débat plus, qu’on ne débat plus de choses complexes, on s’invective de plus en plus et le propre de la démocratie c’est d’arriver à mettre d’accord des gens qui partent de points de vue opposés, du moins de points de vue différents.
On avait cette vision, dans les années 90, au début des années 2000, finalement d’une formidable agora, d’une capacité, en amenant l’information, à créer une nouvelle ère de transparence. C’était la vision fukuyamienne [4], mais aussi friedmanienne [5], et je crois qu’on est très loin de ça et on a toutes les raisons de s’inquiéter.

Delphine Sabattier : Je voulais vous faire réagir justement à une étude, en tout cas des travaux ont été menés par le Conseil constitutionnel dans leurs nouveaux cahiers, c’était en 2017. Ils disaient que « les réseaux sociaux s’opposaient à l’inertie, à la verticalité et la hiérarchisation de la politique pour une conception horizontale de l’espace public, et qu’ils renversent indirectement le présupposé de la compétence politique. » On peut se féliciter de cela et c’est toujours le cas aujourd’hui. On est vraiment dans une discussion très horizontale sur les réseaux sociaux, quand on regarde les opinions politiques se confronter et tout le monde peut se revendiquer d’avoir une certaine compétence, chacun à son niveau d’expertise.

David Cormand : Ça se discute. Ce que je trouve intéressant dans l’évolution – je n’ai pas de compétences techniques –, j’ai 50 ans, donc j’ai vu émerger les réseaux sociaux, l’Internet, et j’ai perçu une forme d’évolution entre l’Internet comme espace de liberté, d’horizontalité, comme vous le dites, y compris avec des moments, rappelez-vous quand on a parlé des Printemps arabes, les réseaux sociaux avaient joué un rôle et on avait tout un récit qui correspondait d’ailleurs à une part de réalité sur une libéralisation de l’agora publique, la capacité de débattre. Je crois effectivement qu’on n’en est plus du tout là. Je pense même qu’il y a eu un basculement. Vous parlez du fait que tout le monde a accès aux réseaux sociaux, donc ça installe une forme d’égalité entre les citoyens et on peut s’en réjouir, y compris récemment, il y a tout un tas de thématiques qui peut être, avec les médias traditionnels, auraient eu plus de mal à émerger, je pense à #MeToo, etc.
Le problème, ce sont les algorithmes. Le problème, c’est qui détient le contrôle de ce que, en réalité, vous voyez en tant qu’usager. Et c’est là qu’on n’est plus du tout, de mon point de vue, dans un espace de liberté et d’égalité. C’est qu’en fait vous avez aujourd’hui, autour de ces réseaux sociaux, au-dessus de ces réseaux sociaux, une maîtrise absolue de ce qui est diffusé et, plus intéressant encore, de ce qui est diffusé à qui.

Delphine Sabattier : C’est la question du pouvoir derrière les réseaux sociaux.

David Cormand : Vous parliez, à juste titre, de l’histoire de communautés qui se créent. En fait, quand vous utilisez les réseaux sociaux, d’abord vous avez un intérêt objectif à choisir des contenus qui vont créer ce qu’on appelle des interactions négatives, parce que c’est cela qui génère de la donnée et c’est cela qui, du coup, donne de la valeur à la personne qui exploite le réseau social et qui maîtrise l’algorithme, vous avez donc un effet d’entraînement.
Vous avez ensuite un autre phénomène, c’est pour cela, par exemple, que je suis parti de X, c’est que, quand vous détenez un algorithme, y compris entre des personnes qui sont dans le même camp politique, vaguement progressiste, vous pouvez choisir, si vous détenez un algorithme et que vous êtes plutôt, par exemple d’extrême droite, dire à des gens progressistes, mais pas tout à fait progressistes comme les autres « attention, ce candidat-là pense presque comme vous, mais pas tout à fait », donc les démobiliser. Donc tout ce phénomène altère considérablement, de mon point de vue, la sincérité du débat.
Il y a un autre point. Vous disiez, à très juste titre, que la condition de la démocratie c’est de pouvoir débattre et trouver des compromis. Il y a autre chose qui surgit, c’est qu’aujourd’hui, notamment à cause des réseaux sociaux, on n’est même plus d’accord sur quelle planète on vit. La condition fondamentale de la démocratie, c’est, au moins, d’être d’accord sur les constats et faits et ensuite on débat à partir de ces faits, « on pense qu’il faut faire comme ça ». Mais même sur les faits, il n’y a plus de possibilité de débattre sur des faits en partage et c’est cela qui menace de façon radicale les conditions d’une démocratie.

Delphine Sabattier : N’est-ce pas aussi la peur du politique face à la contestation populaire qu’on peut entendre, quand on parle de défiance vis-à-vis des réseaux sociaux ?

Gilles Babinet : La question de la démocratie représentative ou participative est ancienne. Il me semble que votre parti, d’ailleurs, souhaite qu’il y ait une part participative qui soit plus importante, sans doute à juste titre, d’ailleurs c’est ce qu’on a beaucoup espéré avec l’avènement d’Internet, on s’est dit « on va avoir une part d’engagement plus forte. On pourra aller demander aux gens de s’impliquer depuis chez eux » et c’est d’ailleurs ce qui se passe à moindre égard. La ville de Paris, où nous sommes, permet de voter pour 5 % du budget. Ils font des grandes publicités dans la rue disant « vous pouvez décider pour 5 % du budget, donc faites-le ! ». Ils ont des difficultés à avoir ce taux préliminaire d’engagement, parce que les gens ont autre chose à faire et c’est difficile. On s’aperçoit, quand on compte le nombre de personnes qui votent sur une mesure portée par la mairie de Paris, que c’est assez faible. Vous pouvez d’ailleurs avec, finalement, une très faible majorité, réussir à voter un budget assez conséquent, c’est ce que j’ai constaté.
Je crois que le problème se série en plusieurs choses.
Il y a ce que dit très justement David, la propriété de l’algorithme, c’est-à-dire le fait que pour des questions à la fois économiques, parfois idéologiques, on a des algorithmes qui sont biaisés et, au-delà de ça, pire encore, on a des algorithmes dont on ne connaît pas la nature. On demande aux propriétaires de ces plateformes « montrez-nous votre algorithme. » Ils ne le font pas parce qu’ils ont toutes les raisons de ne pas le faire.

Delphine Sabattier : Il y a aujourd’hui des obligations de transparence imposées au niveau européen.

Gilles Babinet : Oui, mais paradoxalement, qui n’obligent pas nécessairement à montrer la nature de l’algorithme. En tout cas, ce n’est pas tout à fait comme ça que la loi fonctionne et c’est dommage. C’est donc un biais important, il faut acheter de la publicité, mettre de la publicité sur sa plateforme et biaiser le débat.
Vous pouvez mettre en avant certains types d’acteurs, donc des gens qui ont les mêmes idées que vous.
Vous pouvez, dans un contexte politique, sans même mettre en avant un certain type d’acteurs, créer une ambiance. Vous pouvez dire « je vais mettre en avant toutes les musiques angoissantes. »
Puis, un peu comme à la télé, sur CNews par exemple, vous pouvez dire « je vais mettre en avant tous les faits qui parlent de délits et de crimes. »
Donc un choix éditorial extrêmement fort là-dessus, et vous pouvez le faire à l’échelle non pas de quelques dizaines de milliers de personnes, mais à l’échelle de milliards de personnes. C’est donc très puissant. Vous avez une capacité à influencer le débat qui est supérieure à celle des acteurs élus comme vous, par exemple, et c’est un sujet de préoccupation majeur et ça devrait le rester, parce que, pour le moment, ça va de mal en pis en réalité. Ça, c’est le premier problème.
Vous avez un deuxième problème que, je crois, on n’a pas vu tellement venir, en réalité, moi compris, surtout moi d’ailleurs, on s’est dit « le fait de pouvoir avoir accès à l’information, c’est vraiment la quadrature, c’est vraiment la problématique première. » Et puis, on ne s’est pas rendu compte que les gens allaient passer en moyenne sept heures devant les écrans dans le monde ; aux États-Unis, c’est quatre heures de télé plus quatre heures de réseaux sociaux. On les superpose, parce que, à la fin, ça ne fait que sept heures, parce que vous êtes avec votre téléphone devant la télé, je crois même que c’est un peu plus que ça, mais peu importe. Ce sont deux heures et demie de TikTok, neuf heures le week-end, etc. Et ce faisant, on n’a plus ce que Robert Putnam [6] appelle les conversations désagréables. Auparavant vous aviez le bal du village, vous aviez les petits commerces de proximité, vous aviez l’église, vous aviez le service militaire, vous aviez le service public où, finalement, les gens vous expliquent l’esprit de la loi. On vous dit : « Vous voulez telle aide ? – Mais non, parce que la loi n’a pas été pensée comme ça », et on explique quand même le sens commun de ce genre de chose. Vous vous retrouvez, un moment, assis sur la place du village à discuter avec le gars qui n’a pas du tout votre opinion et vous percevez d’où il regarde. C’est très important et on a perdu ça. Les gens sont dans une situation où ils disent « je ne veux même plus parler avec eux. Ils ne sont tellement pas d’accord avec moi que je peux m’éviter de parler avec eux. J’ai une perception du réel qui est totale, puisque j’accède à l’information », donc, finalement, je me polarise et, d’une certaine manière, je me radicalise, et c’est très problématique. Il n’y a pas que les sociétés occidentales, la plupart des sociétés, en réalité, sont confrontées à ça et on ne sait pas comment dépasser ça pour l’instant.

Delphine Sabattier : Est-ce que vous diriez que ça a même changé la façon de faire de la politique ? Est-ce que les réseaux sociaux ont changé le politique ?

David Cormand : Oui, indéniablement. Notre sujet, c’est de parler des réseaux sociaux, mais je pense que c’est important de dire que les raisons qui provoquent des brisures dans les sociétés, la crise identitaire, sont avant tout des raisons très matérielles, d’inégalités qui ont explosé, la fin d’un modèle de développement qui trouve ses limites, etc. Je précise cela.
D’abord, c’est ce que j’essayais d’indiquer tout à l’heure, je vois mes collègues et parfois j’ai aussi la même tentation : quand on poste des choses sur les réseaux sociaux, en fait son intérêt et ce à quoi on est accro, finalement, c’est de voir combien de partages, combien de likes, etc. Donc, quand on participe à un débat sur une chaîne d’information, quand on fait une intervention dans l’hémicycle, la tentation est très forte de chercher une confrontation : le but, si je suis en débat, c’est non pas d’essayer de discuter avec mon interlocutrice ou mon interlocuteur, mais essayer de placer un tunnel de 40 secondes où je vais être particulièrement désagréable avec la personne en soulignant à quel point je suis radicalement contre. Ensuite, j’ai une équipe qui va monter ce passage vidéo et ça donne, sur les réseaux sociaux, « comment j’ai clashé le macroniste ou je ne sais qui ».

Delphine Sabattier : Ça a toujours existé, en politique, ces petites phrases.

David Cormand : Oui, sauf qu’il y avait une régulation par un intermédiaire – je ne dis pas que c’est bien ou pas bien – qui était souvent les professionnels du journalisme, qui disaient « oui, il a dit ça, je mets en contexte, la dernière fois, il avait dit ceci. » Là, il y a une sorte d’immédiateté et une absence de corps intermédiaire qui fait que la tentation est trop grande. Des chercheurs ont analysé, en France, l’évolution en très peu de temps, je crois depuis 2017, 10 ans, les mots qui étaient utilisés et les registres qui étaient utilisés dans les interventions à l’Assemblée nationale, qui s’appuient beaucoup plus sur l’émotionnel qu’avant et beaucoup plus sur une forme de mots interpellant, sans aller jusqu’à l’insulte [7]. Vous allez me dire « oui, mais dans les débats à l’Assemblée nationale, il y a toujours eu le jeu des invectives, etc. », mais c’était pour le théâtre à l’intérieur de l’hémicycle, là, c’est autre chose qui se joue et l’image que retiennent les citoyens leur fait dire que la démocratie n’est devenue plus que ça. J’ajoute, ce qu’on disait juste avant, que l’usage qui sera fait ensuite, par les algorithmes des réseaux sociaux, le sera soit en fonction de leurs clients soit de leur orientation idéologique, afin d’utiliser ces contenus pour orienter la réflexion dans tel ou tel sens. Donc, en fait, c’est là qu’il y a un risque.

Delphine Sabattier : Vous, en tant qu’élu, vous êtes donc conscient de ces biais. Comment vous en sortez-vous avec ça ? Est-ce que finalement, vous utilisez aussi ces ressorts ? Vous vous en méfiez ?

David Cormand : Je m’en sors fort mal, enfin fort mal ! Comme je n’ai pas envie de donner non seulement mes données, mais surtout, je n’ai pas envie que les gens qui me suivent, quelque part, soient utilisés, si on parle de X, j’ai arrêté de l’utiliser, pour d’autres raisons, mais aussi, en partie les mêmes. Je n’ai jamais, par exemple, utilisé TikTok, mais je continue à utiliser d’autres réseaux sociaux qui soit dès aujourd’hui, soit demain – Meta, Facebook, Instagram – posent les mêmes problèmes. Ça pose un vrai sujet, une vraie question, y compris pour nous, élus, soit de nous en remettre uniquement aux médias traditionnels, y compris en donnant une impression de distance par rapport aux citoyennes et aux citoyens qui, eux, se sont habitués, et je comprends leur point de vue, à utiliser les réseaux sociaux, avec une autre difficulté qui est que les médias traditionnels sont mis en danger, leur modèle économique est aussi menacé par l’émergence de ces nouveaux acteurs, les réseaux sociaux. On est dans un moment un peu critique et ces questions doivent être posées.

Delphine Sabattier : Nous trois là, nous n’avons pas quitté X, chacun pour ses raisons. Vous avez invité à quitter X, je l’ai vu, sur la plateforme, mais finalement vous êtes resté et vous continuez.

David Cormand : Je ne poste plus.

Delphine Sabattier : Vous ne postez plus.

David Cormand : Plus depuis le 20 janvier. Je n’ai pas fermé mon compte parce que je ne veux pas qu’il soit utilisé.

Delphine Sabattier : Je comprends.
Gilles, votre réaction quand vous avez vu cette opération qui invitait les citoyens à quitter X [8] parce que c’était un danger pour la démocratie. Vous vous êtes dit « oui, c’est intelligent, non, il ne faut pas déserter cette plateforme ». J’aimerais bien vous faire réagir aussi sur le politique face à ces réseaux sociaux. Est-ce que ça fait du bien, du mal à la politique ?

Gilles Babinet : Je trouve très louable l’analyse que fait David, parce que, effectivement, ce travail remarquable de Yann Algan est extraordinaire. Il montre que la polarisation amenée par les réseaux sociaux fait qu’il n’y a plus de débat, que la complexité disparaît et la démocratie, c’est la complexité. J’ai l’impression que le Parlement européen n’est pas sujet à ça, beaucoup moins en tout cas de ce que j’en vois.

Delphine Sabattier : Peut-être pas encore.

Gilles Babinet : On a quelques députés qui ont bien compris ce truc-là, je pense à Sarah Knafo qui utilise ce truc à fond, mais ça reste quand même plus un épiphénomène centré sur quelques-uns et j’ai l’impression qu’on a quand même encore des débats de fond. Mais, à l’Assemblée nationale, c’est impressionnant, c’est-à-dire que s’ils ratent la prise – vous n’avez pas le droit de filmer vous-même à l’Assemblée nationale, c’est LCP, Public Sénat qui s’en charge – si la caméra n’est pas sur eux, ils vont redemander la parole pour refaire exactement la même déclaration, un truc format TikTok, ça a été pensé pour ça. Et quand on est un observateur derrière – je ne l’ai pas fait, j’ai des copains qui m’ont raconté ça, qui disent que c’est impressionnant –, on voit bien que le truc est complètement décousu ; la prise est ratée, on va refaire le truc. Dans ce contexte, on n’est plus dans l’agora souhaitée depuis les Grecs, pour ainsi dire. C’est extrêmement problématique et on essaie de réfléchir à ça.
J’ai discuté avec Yann Algan, je suis en train d’écrire un papier avec lui pour le Sommet sur l’IA sur « IA et démocratie » [9], l’auteur du papier que citait David à l’instant, et on est un peu contre le mur à cet égard.

Delphine Sabattier : Est-ce que vous voyez quand même une évolution, finalement, du fait de l’ampleur des réseaux sociaux qui sont vraiment installés dans la société ? Là, on est à un point de bascule quand même particulier. Je disais qu’il y a un contexte politique très spécifique aux États-Unis, avec une prise de pouvoir de Donald Trump qui donne des nouveaux pouvoirs à Elon Musk, qui est le propriétaire d’une plateforme sociale très importante qui s’appelle X. Gilles, est-ce qu’il vous semble que c’est un point de bascule qui fait que cette plateforme en particulier devient problématique ?

Gilles Babinet : La question de la solubilité de la démocratie dans les réseaux sociaux est entière. On est en danger, il faut le dire comme ça, il faut l’exprimer comme ça, on est à un point de bascule. Les États-Unis se sont précipités dans la ploutocratie, chaque jour nous montre que c’est plus le cas. La question de savoir si c’est encore une démocratie est posée. Ce qui se passe aux États-Unis n’est plus de la démocratie. Je n’aime pas Trump, je peux le dire publiquement, mais au-delà de ça, j’observe vraiment un scénario qui va au-delà des scénarios dystopiques que l’on avait en tête. On gouverne avec un type, Elon Musk, qui n’a aucun rôle officiel, puisque, pour le moment, il n’a pas passé les auditions dans les deux chambres pour pouvoir être dans cette position. Il prend des décisions qui ont des conséquences très importantes. C’est la même chose dans le domaine de la santé. Ils sont en train de débrancher toutes les agences qui traitent des enjeux de contraception, de santé féminine, etc. C’est juste du délire intégral et c’est fait en dépit et en déni des principes démocratiques américains.
C’est très intéressant, que David le dit, il y a des enjeux de répartition des richesses, d’inégalités, et je pense que c’est très difficile de démêler quelle est la part de cette dynamique-là de celle qui recouvre typiquement la technologie et les réseaux sociaux. Je comprends qu’on puisse dire que, finalement, le sous-jacent ce sont quand même les inégalités, mais la puissance de la technologie est quand même considérable dans cette affaire. Je vois dans ma famille, plutôt une famille bourgeoise, cette polarisation apparaître de façon extrêmement forte. Je pense que beaucoup de familles sont confrontées à ça et, quand on le vit « de l’intérieur », entre guillemets, c’est très impressionnant.

Delphine Sabattier : Je voulais avancer sur le niveau d’influence qu’ont vraiment les réseaux sociaux aussi sur les citoyens au moment du vote, parce que, pour l’instant, ce n’est pas avéré, en tout cas en France. Les quelques études qui ont été menées, notamment par le CEVIPOF [Centre de recherches politiques de Sciences Po] sur les dernières élections, nous disent qu’il n’y a pas de preuves que ce qui se passe dans les réseaux sociaux, cette radicalisation, cette polarisation, se retrouve dans les urnes. J’ai noté quelques chiffres, mais la seule vraie différence, en tout cas notée par le CEVIPOF, entre les usagers intensifs et les usagers occasionnels, c’est que les premiers sont plus abstentionnistes, 36 %, que les seconds, 22 %. C’était lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Vous allez me dire que depuis les choses ont sans doute un petit peu évolué. Est-ce qu’on n’a pas un miroir déformant, en fait, quand on regarde les réseaux sociaux ? Aujourd’hui, on ne retrouve pas forcément ce qui se passe sur les réseaux sociaux dans les urnes.

Gilles Babinet : Je me permets de répondre. Actuellement, effectivement, les académiques ont ceci de remarquable, c’est qu’ils essaient d’éviter de se retrouver dans des analyses, finalement, de data, de données qui corrèlent, mais qui n’ont pas de corrélations causales, c’est-à-dire qu’on voit des choses qui vont ensemble, mais, pour autant, on ne peut pas démontrer que l’un est à l’origine de l’autre, et c’est un problème connu à l’égard des réseaux sociaux. On voit beaucoup de corrélations par exemple sur la dépression chez les jeunes adolescents, qui sont très impressionnantes, c’est un triplement de la dépression chez les adolescents aux États-Unis. C’est une explosion d’intentions de suicide chez les jeunes adolescentes. Il y a beaucoup de facteurs et on commence à avoir des premiers travaux aux États-Unis, mais pas en Europe, qui évoquent des corrélations causales et qui font des démonstrations. C’est très difficile de trouver des protocoles qui sont incriminants à cet égard.

Delphine Sabattier : On a aussi vu des documents internes sortir de la maison Meta, qui est tout à fait consciente des risques, grâce à Frances Haugen [10].

Gilles Babinet : Tout à fait, notamment sur le suicide, vous faites bien de la citer. Mais me semble-t-il, face au faisceau d’éléments « corrélants » entre guillemets, je pense qu’à un moment on va se retrouver à peu près comme on était avec la cigarette, c’est-à-dire que, notamment face à la puissance des lobbies technologiques, auparavant on vous disait « non, c’est parce que vous pliez le bras que vous attrapez des cancers. » On a été dans cette situation, je crois, et c’est impressionnant, jusqu’au milieu des années 80, où vous aviez tout un tas d’études qui étaient décrédibilisées par l’industrie ; on est dans cette situation et, à un moment, on se réveille et on se dit « en fait, les gens meurent par millions. »

Delphine Sabattier : Nous serions naïfs alors ?

Gilles Babinet : Je pense que nous sommes très naïfs et, en même temps, je salue la retenue des académiques, mais la réalité, c’est qu’on est en train de détruire l’un de nos biens les plus communs qui est la démocratie, notamment sous l’influence des acteurs industriels de ce monde-là.

Delphine Sabattier : Je continue quand même pour vous faire réagir avec cette étude qui dit aussi que « la confiance dans la politique augmente à mesure que l’on utilise davantage les réseaux sociaux, contrairement à l’idée reçue selon laquelle, justement, ils offriraient un espace public de pure contestation. Néanmoins – c’est quand même intéressant pour vous faire réagir – cette intensification de l’usage des réseaux sociaux génère dans le même temps une critique plus forte du personnel politique. » En fait, ce ne serait pas le problème de la confiance dans la politique, mais la confiance dans LES politiques en tant que personnel politique.

David Cormand : Par rapport à ce qu’on s’est dit juste avant sur l’usage que font les politiques des réseaux sociaux, quand ils les utilisent, c’est, comme je l’ai dit, plutôt pour créer des contenus, proposer des contenus qui génèrent des interactions négatives et qui passent par l’invective de l’autre. Ce n’est pas complètement absurde que les personnes qui regardent beaucoup ces interventions et qui, du coup, s’intéressent à la politique, aient a contrario, du coup, une image négative des politiques, puisque, en gros, si on veut être exposé sur les réseaux sociaux, il faut passer son temps à se taper dessus. Je ne suis pas analyste, mais on peut y voir aussi, justement, la matérialisation de ce dont on parle.
Sur l’effet sur le vote, et vous l’avez dit tout à l’heure, la grande puissance des réseaux sociaux c’est de prescrire le champ de bataille de la dispute. Vous savez que dans un débat politique, il y a les arguments sur tel ou tel sujet qui ont leur importance, mais il y a beaucoup plus important qui est d’être en mesure de prescrire ce dont on va parler, de décréter « on parle de ce qui est important. » Et, en fonction de ce que vous décidez comme champ de bataille, tel ou tel argument de tel ou tel camp politique va avoir plus ou moins de portée. Et c’est là que la sorte de joint-venture qu’il y a entre l’émergence de certains médias de type traditionnel – je pense, pour ne pas le nommer, au groupe Bolloré –, et l’usage, les matrices d’un certain nombre de réseaux sociaux rentrent en connivence. Par exemple, si vous regardez le taux de vision de CNews, encore une fois pour ne pas la nommer, ça touche globalement assez peu de citoyens. Mais si vous combinez ses contenus, leur diffusion sur le Net et l’influence que ça a sur un certain nombre d’autres leaders d’opinion, par exemple les programmateurs d’autres chaînes de télévision, qui vont être exposés à ces contenus, oui, de manière exponentielle, vous avez une amplification non seulement du discours, mais surtout, et c’est le plus important, du type de débat, du niveau de débat et des sujets dont on débat.
Donc, là, pour moi il y a un problème : on perd la main sur cette affaire et, je ne sais pas si on aura le temps de l’évoquer, mais tout cela est au service de quoi ? On peut se dire qu’au départ l’objectif d’Elon Musk dans la vie, ou de je ne sais qui, n’est pas forcément de détruire les démocraties, par exemple européennes. Ma conviction, c’est que derrière cet ouvrage, il y a la volonté d’exercer une domination d’ordre économique. Et, pour résister à cette volonté de puissance, quel obstacle a-t-il en face de lui ? L’Union européenne, les États-nations démocratiques où vous avez un certain nombre de contre-pouvoirs qui disent « attention, vous avez le droit d’avoir une activité économique, mais là vous empiéter sur le bien commun, sur l’intérêt général. » C’est à cela que sert la démocratie. Donc, derrière la volonté d’altération, d’affaiblissement de la démocratie, il y a un projet de domination économique auquel nous, l’Union européenne, nous sommes aujourd’hui confrontés, avec une forme de fusion, et c’est cela qu’on voit, entre les géants de la Silicon Valley dont Musk, qui est, quelque part, le phénomène le plus caricatural, il n’y a pas que Musk, et l’administration Trump. Vous avez une forme de fusion, d’hybridation entre l’État américain et les intérêts économiques de ces chevaux légers que sont, pour faire simple, les GAFAM. Que faisons-nous en tant que démocraties européennes, en tant que puissances économiques européennes qui avons des emplois à protéger, des industries à protéger, des intérêts vitaux souvent à protéger. C’est la question qui est derrière tout ça.

Delphine Sabattier : On réglemente, visiblement.

David Cormand : Oui, et je ne suis pas fan, par ailleurs, de Thierry Breton, mais c’est lui qui a en partie, au sein de la Commission européenne, pendant la dernière mandature, mené ce combat avec un certain nombre de textes européens qui visaient à faire une première ligne de défense et de réglementation par rapport à ces excès, mais aussi ceux de la Chine, on parle beaucoup des Américains, mais il n’y a pas que les Américains. Je ne vais pas rentrer dans les termes techniques, mais les réglementations des plateformes de marché en ligne, des réseaux sociaux et des réglementations de l’intelligence artificielle, des usages et des développements de l’intelligence artificielle. Et aujourd’hui, quel est celui qui avait attaqué frontalement Thierry Breton, nommément, avant même l’élection de Trump, c’est Elon Musk. Parce qu’il y a dans cet embryon, qui est unique au monde, de construction d’une conscience de souveraineté numérique à l’échelle de l’Europe et ces géants se disent « il faut à tout prix anéantir cela, parce que c’est un obstacle à notre entrée, à notre domination économique sur l’espace économique européen », qui est, accessoirement, le premier marché du monde. Ce n’est pas un petit enjeu.

Delphine Sabattier : On entend, finalement, qu’il n’y a pas une naïveté totale du politique, puisqu’il décide de sortir les armes réglementaires pour essayer de mettre un peu de lois dans le monde du numérique. Est-ce que c’est la bonne manière de s’y prendre ? Aujourd’hui, on n’est pas sûr d’en voir véritablement l’efficacité. Si on reste sur notre sujet des réseaux sociaux et des plateformes sociales, on n’a pas vu de changement. Ou faut-il qu’on travaille un petit peu différemment, nous aussi, finalement, sur le soft power, qu’on utilise très peu au niveau européen ? Est-ce qu’on doit plus jouer sur les affects, nous aussi, finalement, travailler sur l’influence ?

Gilles Babinet : Le DSA [11], le DMA [12], il faut quand même les citer, le DGA, le Data Act [13], l’AI Act [14] et d’autres textes sont en fait des bons textes, mais, on va dire insuffisants. Je parlais tout à l’heure de la transparence des algorithmes, ils ne l’incluent pas, ils ne l’imposent pas et c’est là que ça se passe.
Si vous utilisez la messagerie qui vient un peu en concurrence avec X, qui est Bluesky, dans Bluesky vous avez la possibilité de choisir votre algorithme, de dire « je veux un algorithme qui m’expose à tel ou tel type de contenu » et je pense que c’est très moderne. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Bluesky a été créé par des dissidents de X, pour corriger, en fait, tous ces biais algorithmiques qui étaient dénoncés, notamment par des activistes, mais pas que, et qui étaient devenus un peu le cœur du problème que souhaitaient traiter ces textes. Ces textes ont été partiellement déshabillés, notamment dans la dernière ligne droite, c’est-à-dire le moment où il y a une concertation qui se passe au Conseil et c’est là où l’influence s’exprime souvent, parce qu’il faut aller vite et puis il faut trouver des consensus, donc les pays disent « OK », la France en particulier, qui présidait à ce moment-là le conseil. Je dois reconnaître, admettre qu’on aurait pu aller plus loin.

Delphine Sabattier : Sur l’audit des algorithmes aussi ?

Gilles Babinet : Oui. On lève le stylo, finalement on ne signe pas, on attendra un peu plus tard, on fera un truc plus ambitieux. Ça n’a pas été fait et c’est bien dommage, parce que, aujourd’hui, ça aurait été quand même un certain atout qu’on aurait pu opposer notamment à X.
Il y a un autre aspect, il y a l’aspect de la volonté politique. Le fait de dire « OK, on a créé des règlements. Ces règlements ont leurs défauts, leurs qualités et puis, on va les utiliser. On va s’en servir pour faire ça. » Et c’est vrai que, finalement, cette sorte de décorrélation entre le lieu où se trouvent les plateformes qui est clairement, aujourd’hui, complètement une zone où l’idéologie d’extrême droite est très présente, on ne va pas se le cacher, c’est ce qui se passe, et la volonté de domination économique aussi, et puis le lieu de régulation.

Delphine Sabattier : Sur l’échiquier politique, vous mettez les réseaux sociaux plutôt à l’extrême droite ?

Gilles Babinet : Quand on parle de masculinisme, ça ne vous rappelle rien ?

Delphine Sabattier : En tout cas l’anti-wokisme revendiqué très clairement par Elon Musk.

Gilles Babinet : Je suis désolé, mais il y a un moment où il faut mettre les pieds dans le plat, c’est de cela qu’il est question. Et puis, de l’autre côté, un espace qui est encore un peu préservé, un peu démocratique, même si c’est compliqué, là il va falloir qu’on se pose la question de savoir si on a quelque chose à dire.

Delphine Sabattier : Qu’est-ce qu’on a à dire, justement ?

Gilles Babinet : C’est la question. Je pense qu’on a à dire le fait qu’on est un espace démocratique, un espace où on veut faire en sorte que ces technologies soient inclusives, mais il faut se mettre d’accord quand même à 27 pour pouvoir faire ça et c’est difficile ! Il y a des dissensions qui font que le fait d’avoir une voix forte est manifestement assez complexe. Vous êtes mieux placé que moi pour parler de ça.

Delphine Sabattier : C’est ce que j’allais dire, puisque, David, vous êtes au cœur de ce qui se passe au niveau européen. Comment voyez-vous ce sujet traité par les élus européens de tous les États membres ? Est-ce que ce sujet est pris au sérieux ? Est-ce qu’on arrive à parler d’une même voix ? On a eu l’impression que oui, justement au moment des votes DSA, DMA, qu’en est-il aujourd’hui ?

David Cormand : Je suis extrêmement inquiet. Je vais essayer de dire en quelques mots pourquoi.
D’abord, l’Union européenne a mis un certain temps, à mon avis, à comprendre en quoi le numérique en général, l’IA en particulier, est un espace de champ de bataille de souveraineté et d’influence économique majeur. J’ai l’impression que s’est ajouté à cela, à ce temps de latence de la compréhension, une sorte de sentiment d’impuissance, comme si c’était déjà un peu tard, alors, qu’il y avait au départ, il y a toujours, dans l’Union européenne, une quantité de chercheurs, de chercheuses, de personnes qui maîtrisent ces sujets absolument majeurs. Donc, en fait, on n’était pas et on n’est toujours pas sans atouts. Bref, il y a une forme de reddition. Comment s’explique-t-elle de mon point de vue ? C’est qu’il y a une différence majeure entre nous, l’Union européenne, et les deux gros acteurs majeurs sur ce champ de bataille que sont la Chine et les États-Unis, pas tant par la puissance économique en soi que la capacité d’investissement. Il faut comprendre que l’Union européenne est un nain budgétaire. En fait, le budget de l’Union européenne, c’est 1 % du PIB, on va parler en pourcentages, c’est plus simple, je n’aime pas trop parler de PIB, mais c’est 1 % du PIB. Aux États-Unis, le budget fédéral, les États-Unis ce n’est pas tout à fait un État communiste, c’est 16 %. Ils n’ont pas les mêmes compétences, ils ont la Défense, donc comparaison n’est pas raison. D’ailleurs Musk, qui s’attaque au budget fédéral, est un des bénéficiaires de financements énormes de la part du budget fédéral américain. Et la Chine, dans un autre style, c’est un autre système, a développé un écosystème puissant.

Delphine Sabattier : Capitalistique.

David Cormand : Capitalistique avec de l’argent public, avec de l’investissement public massif, donc capitalistique, c’est un peu plus compliqué que ça.
On a eu le débat, à la dernière mandature, sur le Chips Act [15], les semi-conducteurs. Tout d’un coup on a vu, ce qui est vrai, qu’on a un problème de retard sur les semi-conducteurs, il faudrait donc investir pour rivaliser avec trois acteurs des semi-conducteurs et je crois qu’on a mis sur la table.

Gilles Babinet : Quarante-six milliards.

David Cormand : Tant que ça ! D’argent frais, je pense beaucoup moins.

Gilles Babinet : Il y a du levier. Il y a 14 milliards.

David Cormand : Je pense. Ce qui est bien, mais qui est dérisoire, là, pour le coup, vous vous y connaissez mieux que moi, en termes de somme qu’il faut développer pour mettre le pied dans cet espace-là.

Delphine Sabattier : En plus, on avait un peu misé sur Intel, qui va quand même très mal en ce moment.

David Cormand : Bon. Il y a tous ces sujets-là.
Dans la mandature précédente, j’étais dans une espèce de commission provisoire qui travaillait sur l’intelligence artificielle et j’étais allé à Washington, aux États-Unis, deux fois, pour rencontrer l’administration américaine et les parlementaires. J’y suis allé une première fois après le Covid, quand ça a rouvert, juste après, et j’y suis retourné deux ans plus tard, sous Biden dans les deux cas. Dans le premier cas, il venait d’être élu, il n’y avait pas très longtemps, dans le même cas, c’était presque la fin.
Le premier discours que j’avais compris en y allant la première fois, c’était, en gros, « on est en baston avec la Chine, vous l’Europe, votre destinée, c’est de nous aider à tenir par rapport à la concurrence chinoise. ». Ce à quoi on disait « OK, nous n’aimons pas trop forcément la Chine. Les GAFAM, ce n’est pas notre came non plus, etc. ». Deux ans plus tard, ce qui est très intéressant, c’est que le discours avait évolué. C’était juste après qu’on ait voté le fameux AI Act [14] et l’administration Biden venait d’adopter ce qu’on appelle un executive order. En fait, c’est le président qui décrète une réglementation qui ne concerne que les administrations américaines, pas l’ensemble du droit américain – il ne peut pas le faire, c’est le Congrès qui peut le faire – où il y avait déjà un embryon de régulation. Et les acteurs qu’on rencontrait disaient « c’est bien ce que vous avez fait en Europe, on ne pourra jamais faire ça aux États-Unis. ». Pourquoi je vous raconte ça ? C’est qu’il y a eu un changement d’ambiance aux États-Unis par rapport à la nécessité, quand même, de faire une forme de réglementation. Là où je veux en venir, c’est que, pour moi, l’Union européenne doit définir ses standards.

Delphine Sabattier : Avez-vous l’impression, quand même, que ça change de point de bascule aux États-Unis ? Est-ce que nous aussi, en Europe, nous nous adaptons à la nouvelle donne ?

David Cormand : On peut le faire. La question, c’est la question de la volonté politique. Et là le problème, d’où mon inquiétude, c’est qu’au niveau européen, vous avez à la fois les tenants qui, en gros, disent, d’ailleursun peu ce qu’il y a dans le rapport Draghi [16], le rapport qui a été sorti au début de la mandature, « pour qu’on s’en sorte, en gros, il faut déréglementer, sinon on ne va pas être compétitifs. » Et il y a une autre frange, de plus en plus puissante dans l’Union européenne et au Parlement européen, que sont les extrêmes droites. Que disent ces souverainistes qui sont censés défendre la souveraineté européenne ? C’est « arrêtons de casser les pieds à Musk et à tous ces acteurs-là, au nom soi-disant de la liberté d’expression », donc eux aussi sont pour déréguler.
Donc, ma crainte, pour des raisons qui sont complètement différentes, c’est qu’il y ait une sorte de mouvement qui se fasse dans le sens de « arrêtons de réglementer ». Si vous ajoutez à cela la pression que va mettre Trump sur l’Union européenne en disant « si vous continuez comme ça – ce qu’il commence à dire –, je vais mettre des barrières douanières parce que j’ai un déficit commercial avec l’Union européenne », ma crainte c’est qu’on se dise « pour éviter ces barrières douanières, libérons l’espace numérique européen » et que veut dire, en clair, libérer l’espace numérique européen ? Ouvrir les vannes à des acteurs comme ceux dont on parle depuis le début de notre échange. Donc, on est à la croisée des chemins : est-ce que l’Union européenne tient le cap d’une vision numérique, d’une vision économique, donc d’une vision de valeur sur l’espace européen, dont la démocratie, dont la protection des données personnelles, etc., ou est-ce qu’on se laisse happer dans cette espèce de course dans laquelle on peut être précipités ?

Delphine Sabattier : Il y a un terme qu’on n’a pas encore prononcé, c’est celui de fake news, désinformation, fausses informations. Ça fait partie aussi de la vie des réseaux sociaux, ça fait partie aussi des stratégies de diffusion de propagande, d’influence des opinions. Récemment, dans une interview, Bill Gates disait qu’il n’était pas pessimiste, mais qu’il avait l’impression qu’on laissait ça aux générations futures, parce que là, on est en plein dedans. On baisse les bras, on ne peut rien faire ?

Gilles Babinet : Les capacités de ces technologies sont très inquiétantes et il me semble qu’il y a trois choses qu’on peut faire avec l’intelligence artificielle.
On peut synchroniser des bots sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire créer des acteurs fictifs qui créent des conversations et qui vont créer une influence forte, ce qui est très inquiétant.
On peut faire ce qui est arrivé en Slovaquie, c’est-à-dire une fausse conversation entre une journaliste et une personne qui cherche une élection et qui montre que cette personne cherche à payer pour se faire élire. C’est une fausse conversation. On a l’impression que ces gens parlent pour de vrai, mais en fait, tout cela est faux. On peut faire cette chose-là.
Et puis on peut faire des atteintes aux personnes intimes, on peut simuler sa grand-mère qui demande de l’argent ou son enfant. Ça arrive partout, tous les jours, sans cesse, de plus en plus, et on est, en réalité, assez démuni face à ça. J’ai des anecdotes quasi quotidiennes d’arnaques de ce type-là, sans parler du fait que mes parents sont très âgés. On leur a demandé de ne plus jamais payer quoi que ce soit sans que nous, leurs enfants, ayons validé ce paiement.

Delphine Sabattier : Presque une mise sous tutelle numérique ?

Gilles Babinet : Oui, c’est exactement ça. Ils ont la chance d’avoir des enfants qui font attention à ce qu’ils font, plein de gens n’ont pas cette chance-là. Ce sont des problèmes majeurs et mal traités pour l’instant.

Delphine Sabattier : On a parlé des enfants. Pour les enfants, d’un point de vue politique c’est aussi intéressant parce que c’est à ce moment-là qu’on commence à se créer ses premières idées sur la politique, peut-être des premières convictions, des premiers engagements quand on devient ados. Mais il y a aussi les seniors qui sont les votants, finalement, qui votent massivement et qui ne sont pas forcément les mieux armés pour décrypter les manipulations sur les réseaux sociaux et le monde numérique.

Gilles Babinet : C’est amusant parce que, en 1996, dans un livre que je trouve extraordinaire, qui s’appelle The World Is Flat : A Brief History of the Twenty-First Century, Thomas Friedman [5] dit que, finalement, Internet est en train de rapprocher tout le monde et c’est super parce qu’on va faire une grande démocratie. Mais en réalité, aujourd’hui, c’est un pied de nez, parce que vous avez des platistes, the world is flat pas parce que nous nous sommes tous rapprochés, mais parce que, malheureusement, les fake news sont devenues extrêmement dominantes, parce que quelqu’un qui est totalement mal documenté et qui sait bien manipuler la production d’images peut faire quelque chose de plus convaincant que le spécialiste académique du sujet. Ils ont la même part de voix, voire, il y a même une dissymétrie en faveur de celui qui n’y connaît rien mais qui a une capacité sociale plus importante.

Delphine Sabattier : Mais comme on n’a pas, aujourd’hui, les armes technologiques, enfin il y en a, on a des technologies qui travaillent contre les fake news, mais en tout cas, pour l’instant…

Gilles Babinet : Justement, c’est tout le sujet. Le muskisme c’est ce sujet-là, c’est-à-dire dire « en fait, nous on est cool parce qu’on est pour la liberté d’expression, on est contre toute forme de modération », parce qu’ils savent très bien que, finalement, tout le corpus de pensée de l’extrême droite, c’est un corpus de désinformation totalitaire. Donc, si vous voulez diffuser des fausses informations et faire du « goebbelisme », c’est-à-dire que la vérité c’est répéter une information, eh bien, vous avez intérêt à ne pas avoir de modérateurs sur ces trucs-là. Donc quelqu’un qui vous dit « la terre est plate », si vous avez une grosse audience, vous aurez effectivement une notice, quelqu’un qui va dire « non, selon toutes les observations de la science elle n’est pas plate », mais si vous êtes dans une toute petite communauté où il y a 30 ou 40 personnes, par exemple une boucle sur Facebook, vous n’aurez pas cette notice, il n’y aura personne. Si vous êtes au milieu de gens fanatisés, par exemple une boucle de néonazis, que vous avez 1000 personnes qui sont toutes des néonazies qui vont propager des trucs abominables, vous n’aurez personne pour faire la notice. Il n’y a plus le « pompier de service », entre guillemets. C’est la force du narratif, de l’argent en réalité, qui permet de diffuser ce genre de choses. C’est extrêmement fort et on se retrouve, finalement, à front renversé avec l’extrême droite, avec Bardella qui explique qu’il est pour la liberté d’expression, qu’il est contre la censure, etc., et c’est vraiment une escroquerie extraordinaire.

David Cormand : C’est très intéressant. C’est toute la discussion qu’il y a eue là-dessus et j’entendais même des gens censés être intelligents dire « en fait, Musk a rejoint Trump pour protéger le premier amendement qui est la liberté d’expression aux États-Unis, et c’est ça le sujet. » Le sujet ce n’est pas la liberté d’expression, dans une démocratie la liberté d’expression existe, c’est vraiment la question de la souveraineté. Et la grande astuce, y compris de l’extrême droite européenne, c’est de faire passer cette attaque contre la souveraineté au sens large des peuples européens pour la défense de la liberté d’expression. C’est un vrai piège narratif, vous l’avez dit, qui est extrêmement puissant.
Sur la question des fake news, qui est une question fondamentale, en fait, quel est le postulat ? C’est de dire que les faits sont une opinion comme une autre. Ça m’a rappelé une émission, quand j’étais jeune, qui s’appelle C’est mon choix. C’est mon choix devient « ce sont des faits » et j’ai le droit de le dire. J’ai le droit de dire que ce sont des faits, c’est ma liberté d’expression et vous, vous avez le droit de dire que, pour vous, les faits c’est autre chose. Sauf que les faits, c’est plus compliqué que ça, mais, en général, il n’y en a pas 50 000, c’est bon.
Un autre sujet important par rapport à l’IA, c’est la manière dont l’IA peut produire non pas des fake news, mais répondre à des sollicitations selon la façon dont on utilise l’IA générative et ça pose la question de la traçabilité de la source. Aujourd’hui, quand vous lisez un bouquin sur tel ou tel sujet, vous avez des notices en bas de page, vous savez d’où a été extraite la source qui fait que c’est ça qui est écrit dans le bouquin.

Delphine Sabattier : Il y a des notices aussi sur X.

David Cormand : Sur X, oui, mais quand vous faites une demande à une IA générative, vous ne savez pas où l’information a été cherchée, quel type de recherche.

Delphine Sabattier : Ça dépend quelles IA, certaines donnent leurs sources.

David Cormand : Il y a quand même une vraie question sur la façon dont on produit la connaissance, où on va chercher les sources de cette connaissance et comment on fait en sorte qu’il n’y ait pas un repli sur la façon dont on produit cette connaissance à disposition des citoyennes et des citoyens.
Il y a la question des fake news qui, quelque part est très compliquée, ce n’est pas facile à établir, mais on peut, si on regarde c’est à peu près visible. Il y a d’autres données qui sont proposées et il y a aussi un sujet y compris sur la propriété intellectuelle.

Delphine Sabattier : Est-ce qu’on a quand même une feuille de route qui commence à se dessiner ? On va avoir le Sommet pour l’action sur l’IA à Paris [1], sommet international avec beaucoup d’ambition, où les politiques vont s’intéresser, j’ai presque envie de dire dans le détail, techniquement, à la question du numérique. Avez-vous l’impression qu’on commence à avoir une feuille de route sur ce qu’on doit faire, comment on doit s’y prendre, comment on se positionne sur ce sujet ?

Gilles Babinet : Il y a des feuilles de route dans un contexte qui est assez particulier. C’est un contexte d’accélération assez unique dans l’histoire. Vous n’avez pas de technologie, dans l’histoire, qui accélère, qui se diffuse aussi rapidement, dans l’histoire même d’Internet, ça n’existe pas. C’est donc assez difficile, parce que tous les gens qui travaillent sur ces sujets d’organisation politique de l’IA sont souvent un peu comme des lapins pris dans les phares d’une voiture. Ce truc est allé tellement vite !
On a fait l’AI Act et l’AI Act définit une barrière à partir de laquelle vous êtes soumis à des réglementations particulières. Cette barrière est complètement enfoncée par DeepSeek. En fait, vous êtes capable d’être, en termes d’intensité de calcul, bien en dessous de cette limite qui est définie par les textes, et d’arriver à faire des intelligences qui sont potentiellement parmi les plus développées qui existent. C’est un des multiples petits éléments qui montrent...

Delphine Sabattier : On n’avance pas à la même vitesse.

Gilles Babinet : Pour autant, je pense, notamment pour l’Europe, que c’est très important d’avoir quelque chose à dire sur ce sujet. C’est un moment extraordinaire, en réalité, où on peut résoudre beaucoup de nos problèmes, notamment dans l’environnement. On a pas mal de sujets, des problèmes de santé mentale à traiter, ce qui est très prégnant. On a aussi un problème de dépendance, on a des gens qui vieillissent, une partie de la population qui vieillit. On a donc ces technologies, qui sont des technologies de productivité, toute la question, c’est de savoir ce qu’on en fait. Est-ce qu’on les mercantilise et on fait un peu n’importe quoi ? Ou est-ce qu’on se dit qu’on se sert de ces surcroîts de productivité pour faire des choses intelligentes ? Et ça, c’est un sujet qui est uniquement politique en réalité. C’est-à-dire qu’il faut réussir à faire en sorte d’avoir une culture collective, européenne, de ces enjeux et qui ait, petit à petit, une traduction politique.
J’ai monté cette initiative, Café IA [17], qui vise à permettre de créer un débat à l’échelle nationale, le plus large possible, sur ce sujet, avec tous les citoyens, sans d’ailleurs postuler du point d’arrivée de ce débat, parce que ce n’est pas à moi de le faire, mais, potentiellement, donner des perspectives, des cartes, on est forcément un peu juge et partie, mais de futur possible. Et, avec un peu de chance, ça sera un jour à vous de le traduire dans l’hémicycle.

David Cormand : Dans les textes.

Delphine Sabattier : Dans ces organes de décision politique. Moi qui suis plongée dans ces questions de tech, de numérique, depuis de nombreuses années, j’ai le sentiment que les politiques commencent à s’emparer de ces sujets, mais finalement assez superficiellement pour l’instant.

David Cormand : C’est marrant que vous disiez ça, parce que c’est vraiment le sentiment que j’ai eu. Vous avez compris que je n’étais vraiment pas familier des questions internet, ce n’est pas ma culture, au départ, ni scolaire, ni rien. Comment suis-je rentré là quand je suis devenu député européen ? Je m’intéressais au marché intérieur et à la protection des consommateurs, c’est ça mon rôle, notamment la lutte contre l’obsolescence prématurée, la réparabilité, etc. Très vite, quand on parle de ces sujets-là, on est amené à s’intéresser au numérique, qui n’est pas vraiment le secteur dans lequel on lutte ardemment contre l’obsolescence prématurée, comme vous pouvez le comprendre.
L’autre chose qui a retenu mon attention, notamment dans les discours de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen : pendant la mandature précédente, il y avait ce qu’on appelle green deal en anglais, le pacte vert, et à chaque fois, dans ses discours c’était « green deal, transition écologique et transition numérique », comme si, comment dire, naturellement, c’était la même chose. Moi, intuitivement, j’ai pensé que peut-être ça pouvait être le cas, mais il n’y a rien de naturel là-dedans. Du coup, j’avais commandé une étude, on a un peu de moyens quand on est député européen pour le faire, sur le coût environnemental du numérique. GreenIT avait fait ça [18] depuis d’autres études ont été faites par l’Adème [Agence de la transition écologique], qui montrent que non : tel que, aujourd’hui, le numérique se développe, tels que les usages sont conçus, non seulement on n’est pas du tout vers quelque chose qui est green, c’est même plutôt l’inverse. Et c’est là que vient la question, qui est très intéressante : qu’est-ce qu’on fait de cet espace numérique ? Est-ce que c’est un espace mercantile où le modèle économique des services, entre guillemets « gratuits », qui sont mis à disposition des citoyens par les grandes plateformes dont on parle, c’est de monétiser les données qu’on leur donne pour de la publicité, pour de l’influence politique, mais surtout, au départ, pour de la publicité ?, pour faire de nous, pour réduire le citoyen à l’état de consommateur, pour réduire les choses d’une formule.

Delphine Sabattier : On est passé à l’étape d’après parce que nous ne sommes plus réduits à des consommateurs, on devient des opinions manipulables.

David Cormand : Oui, mais à des fins économiques.

Delphine Sabattier : On en revient aux fins économiques, en tout cas de pouvoir.

David Cormand : De pouvoir, donc de domination économique. C’est donc par ce fil-là que je me suis mis à m’intéresser à l’IA. Ma surprise a été qu’effectivement, il y a très peu de politiques, parce que, d’abord, il y a un complexe d’infériorité.

Delphine Sabattier : Vous vous êtes senti un peu seul.

David Cormand : Non, il y en a d’autres, il y a quand même un certain nombre de gens qui s’y intéressent, ce n’est pas propos, mais je trouve que la place que ça occupe dans la discussion et dans le débat, y compris quand on parle, j’y reviens, de la souveraineté européenne, comment on fait pour créer des emplois, pour sauver nos emplois, quand on parle de transition, cet aspect du numérique au sens large est assez peu traité. Je pense qu’il y a un complexe d’infériorité, dont je fais partie, parce que, comme on ne maîtrise pas techniquement la question et qu’on nous a beaucoup expliqué que c’était très compliqué, que c’était technique, il y a aussi un complexe de « c’est la modernité ». C’est tout le truc sur les Amish, vous vous souvenez de cela ? Quand on demandait « est-ce qu’on a vraiment besoin de nouvelles architectures, 5G, 6G, etc. », on nous disait « vous êtes des Amish, surtout vous, les écolos, vous êtes contre la modernité, vous êtes contre le progrès. » Finalement, on finit par intérioriser ça et à se dire « au fond, ce n’est peut-être pas pour nous ». C’est pour nous et, plus important que pour les politiques, c’est une question citoyenne.
Si vous êtes un citoyen ou une citoyenne et que vous dites « je veux avoir le pouvoir sur la suite de ma vie, sur ce dont dépend ma subsistance », alors vous devez vous intéresser à la façon dont est géré, décidé, l’espace numérique. Pour moi, l’espace numérique et l’IA doivent être un bien commun. En gros, en un mot comme en 1000, ça doit être un espace qui soit préservé, autant que possible, des enjeux mercantiles. C’est aussi vital pour l’avenir de l’humanité que l’accès à l’eau, l’accès à l’air. Ce n’est pas de même nature, vous voyez ce que je veux dire, mais aujourd’hui, c’est très compliqué de poser ce débat-là, y compris parce qu’il y a cette urgence où on est mis en demeure d’être compétitifs, d’innover, d’innover ! Je pense que l’Union européenne doit aborder la question sous un autre angle qui est celui que j’essaye d’indiquer.

Delphine Sabattier : Il y a une autre complexité qui est que ces plateformes appartiennent aux Américains principalement, ou aux Chinois, si on parle de TikTok. En tout cas, nous, nous n’avons pas d’outils aujourd’hui, qui ont cette même force de frappe. Comment entendez-vous ça ?, parce que c’est aussi intéressant d’entendre les politiques qui disent, finalement, « parfois on ne s’autorise pas à s’emparer de ces sujets parce qu’on n’a pas la compétence. En tout cas, on a l’impression que c’est un sujet technique qu’on ne peut pas forcément porter facilement. »

Gilles Babinet : Moi, j’ai beaucoup milité pour former les parlementaires au numérique. Je suis allé voir plusieurs présidents de l’Assemblée nationale en France en disant « il faut faire ça », avec une efficacité assez faible, pour être franc, même nulle en réalité. Je faisais un baromètre de la compétence numérique avec l’Institut Montaigne, il y a quelques années, qui montrait qu’il y avait en gros, sur 570 députés, 60 députés qui avaient une compétence à peu près OK et une trentaine d’experts. Ce n’est pas beaucoup. Quand vous rentrez dans les textes, il y a quelques textes qui sont passés par le Parlement français, en fait c’est le pouvoir administratif qui fait le texte à la fin et c’est problématique parce qu’on est dans un sujet qui est politique en réalité. Donc, si vous n’avez pas une vision d’ensemble, vous faites des petits textes à droite, à gauche, et vous renforcez un truc qui crée beaucoup de populisme, c’est-à-dire que les gens sont soumis à ces trucs-là.

Delphine Sabattier : On a l’impression qu’il n’y a pas la volonté politique d’aller jusqu’au bout du travail.

Gilles Babinet : Il faut reconnaître à Emmanuel Macron le fait qu’il a voulu mettre le numérique un peu au cœur du projet politique de la France et ça a été très visible jusqu’à la dissolution de l’année dernière.

Delphine Sabattier : Là, vous voulez faire écho à la Start-up Nation ?

Gilles Babinet : C’est décrié sous ce nom-là, effectivement. Je m’en félicitais parce que vous devez commencer par avoir un écosystème productif si vous voulez l’orienter par la suite. On est sans doute en désaccord là-dessus, peu importe, et on a commencé à réussir à faire ça. Après, je pense qu’il faut un projet politique. On en a beaucoup parlé et je peux encore en parler très longtemps si c’est nécessaire, mais ce projet politique, vous devez l’accrocher à des forces vives si vous voulez qu’il aille quelque part.
Si un jour vous voulez faire des supply chains décarbonées, circulaires, etc., vous avez besoin d’intelligence artificielle et beaucoup en plus, et ça marche bien.
Si vous voulez faire un smart grid décarboné, vous avez besoin d’intelligence artificielle, et ainsi de suite.
Si vous voulez faire des maisons qui sont vraiment dynamiques, intelligentes et tout ça, j’en ai visité, malheureusement pas en France, vous avez quand même besoin de pas mal de technologie et c’est très efficace.

Delphine Sabattier : Et d’un écosystème européen si on veut revendiquer la même indépendance.

Gilles Babinet : Oui et je trouve assez chouette que, dans les moments d’accélération, vous avez un moment où vous pouvez décider, dire « je ne vais pas faire un truc qui va être un truc de captation de l’attention, un truc hyper-consumériste ». Pour cela, il faut quand même qu’il y ait un moment où on débatte des choses, qu’on se rende compte que nous ne sommes pas très heureux parce que nous passons toute la journée le nez dans les écrans et ce moment-là, cette prise de conscience n’est pas arrivée du tout. Les gens ne se rendent pas compte qu’ils sont malheureux : 40 % des Allemands ont pris des anxiolytiques depuis le Covid, c’est probablement la même chose en France, je n’ai pas la data, j’ai la data allemande. On ne peut donc pas dire que ce modèle social, de société, qu’on a créé là-dessus, soit un succès, et là-dedans il y a les réseaux sociaux, il y a le numérique, il y a des outils de productivité, tout ça, donc, il va falloir qu’on se pose la question de ce qu’on fait à l’avenir. C’est politique, et c’est très difficile de faire une politique dans un contexte où les choses sont un peu isostatiques. Là, vous avez un fait majeur qu’est l’intelligence artificielle, c’est le moment de repenser le logiciel.

Delphine Sabattier : Quand on vous entend, quand j’entends les autres politiques, les quelques politiques impliqués sur ces sujets du numérique en France, on pourrait se dire qu’il y a quand même une sorte de consensus autour des questions du numérique, mais, finalement, est-ce que ce n’est pas ça le problème ? Qu’on ne se bagarre pas assez, politiquement, avec des convictions, sur ces sujets du numérique et qu’on ne va pas jusqu’au bout, justement, du sujet.

Gilles Babinet : C’est très faible. Il y a une forme de consensus mou sur des choses qui sont très secondaires, mais qui ne font ni société, ni système productif, ni quoi que ce soit. Par exemple, actuellement, il y a une sorte de débat complètement mal pensé, mal posé, sur la notion de souveraineté numérique. Tout le monde dit qu’il faudrait être souverain, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Delphine Sabattier : De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tout le monde revendique cette nécessité ?

Gilles Babinet : Il n’y a pas de pays souverain. Prenez les États-Unis, qui sont un peu la nation phare du numérique, ils ne fabriquent pas les composants, ils ne les intègrent pas. Il y a tout un tas de choses qu’ils ne font absolument pas. Ils ne maîtrisent pas tout ce qui est câbles de distribution de l’Internet ou faiblement en tout cas.
Il y a des interdépendances et il faut analyser ce qu’on veut faire, ce qu’on accepte comme interdépendances, ce qu’on aurait pu faire d’ailleurs aussi avec les Russes, ou avec tout un tas d’autres sujets. Vous avez parlé tout à l’heure de feuille de route, feuille de route qui est plutôt une feuille de route qui va bien au-delà d’une mandature, qui s’exprime, à mon avis, sur 25 ans en disant « finalement, si ce projet politique nous importe, la traduction technologique de la feuille de route s’inscrit comme ça. » Je crois qu’on devrait faire cela, mais vous ne pouvez pas le faire.
Je reviens : pourquoi je n’ai pas quitté X ? Parce que je pense que c’est la même chose. Si vous voulez qu’on quitte X, il faut qu’il y ait une conscience collective. J’ai perdu 1 % de mes followers et je pense que c’est ça le niveau de conscience collective. Si j’avais perdu 50 % de mes followers, j’aurais un peu honte, je me demanderais pourquoi je ne suis pas dans les 50 % qui sont partis, je devrais être parmi ça.

Delphine Sabattier : Vous en faites partie, finalement.

Gilles Babinet : Je fais partie du mauvais côté. Je l’ai fait de façon extrêmement pragmatique en me disant « la conscience n’est pas là. Je préfère être plutôt de ceux qui influencent avec mes idées et qui vont contrer les idées qui ne sont pas les miennes », plutôt que de me dire « je laisse cet espace aux gens que je n’aime pas. »

Delphine Sabattier : Sur la question de est-ce qu’on ne manque pas un peu de bagarre, de débat politique sur ce sujet du numérique, et qu’on n’est que dans des consensus mous, c’est votre impression ?

David Cormand : Je ne sais pas si on est dans des consensus mous, il y a des constats qui peuvent être partagés, par contre, sur ce qu’il y a à faire, je ne suis pas sûr qu’il y ait tant de consensus que ça, c’est un sujet qui génère beaucoup d’inertie. En fait, on l’a dit, il n’y a pas tant de gens qui portent ça dans le débat public, vous avez le cours d’eau, si vous voulez, et les quelques débats qu’il peut y avoir ont du mal à influencer la trajectoire, en réalité.

Delphine Sabattier : C’est-à-dire qu’on n’est pas maître, finalement, de l’implication ?

David Cormand : Quand on parle du numérique, j’ai l’impression qu’on n’en parle pas comme d’une question. J’utilise le terme « souveraineté » qui est un terme qu’on utilise un peu à toutes les sauces et qui pose question, ce que j’entends par souveraineté, c’est le fait d’avoir le contrôle sur la suite des événements. Ça peut passer par des interdépendances, ça passe aussi, je pense, par la maîtrise d’un certain nombre de secteurs stratégiques qu’on veut garder, élaborer nous-mêmes et, par exemple, cette réflexion-là n’est pas du tout initiée.

Delphine Sabattier : C’est peut-être sur la méthode qu’on n’est pas d’accord.

David Cormand : Ce n’est pas qu’une question de méthode. Quand on en parle, c’est toujours rattaché à autre chose. On ne parle pas de la question numérique, de l’IA, comme d’une question en soi qui est centrale, c’est-à-dire qu’on la rattache à autre chose. Et aussi, on en revient à ce qu’on se disait tout à l’heure, parce que le champ de bataille de la dispute politique n’est pas du tout orienté sur ces questions-là. Il est orienté sur des questions d’insécurité, d’immigration, de pouvoir d’achat et encore, c’est ce que les gens ont comme préoccupation, ce n’est pas un sujet qui est autant traité, à mon avis, qu’il le devrait, dans le débat public. J’ai l’impression qu’une diversion est faite pour ne pas traiter les questions essentielles de pouvoir de vivre ; pouvoir d’achat, pouvoir de vivre, on l’appelle comme on veut. C’est peut-être ça la difficulté, c’est de remettre au centre une question qui de fait, dans l’organisation du monde, va être centrale. Comment la met-on au centre du débat politique ?

Delphine Sabattier : On a le Conseil national du numérique, ici représenté par son coprésident. Comment remet-on cette question au centre pour que le politique s’en empare ?

Gilles Babinet : On fait Café IA.

Delphine Sabattier : Au Café IA, il y a les citoyens, mais il n’y a pas les politiques.

Gilles Babinet : Les politiques viennent après. Ce qui est important, c’est vraiment cette idée de Victor Hugo « Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est venue. » Je suis très impressionné de voir que vous avez des choses qui sont très secondaires, par exemple les données privées, la notion de données privées. On a eu la loi de 78 et tout ça.

Delphine Sabattier : La peur du Big Brother, finalement n’a pas eu…

Gilles Babinet : Oui, et puis une sorte d’éducation : où est-ce que je laisse mes données, ce que je fais sur Internet, etc.? Il y a une sorte de culture collective qui s’est créée, certainement insuffisante, néanmoins, quand vous parlez avec des ados de 15/16 ans, ils sont beaucoup plus calés que moi sur ce qu’il faut faire et ne pas faire, donc, ça existe. Il y a pas mal de sujets comme ça, plus ou moins dans ma sphère, où j’ai vu l’opinion se forger très rapidement : l’évolution de la compréhension de ce qu’est l’intelligence artificielle se fait en quelques mois grâce à des plateformes technologiques, néanmoins on en parle lors des déjeuners en famille et il se passe quelque chose.
Nous, on veut faire ça avec les sujets politiques – d’ailleurs tous les sujets sont potentiellement politiques –, faire en sorte que ça aboutisse à des moments de cristallisation et qu’il y ait une transformation concrète portée par les élus.

Delphine Sabattier : Un mot de la fin, puisque vous êtes dans une émission qui s’appelle Politiques Numériques, d’ailleurs je vous remercie d’y avoir participé. Est-ce que vous avez l’impression que, justement, de pouvoir débattre avec Gilles Babinet, de discuter ensemble tous les trois, ça permet peut-être de faire progresser la pensée politique sur le numérique ?

David Cormand : Bien sûr, je l’espère. D’abord, cet échange fait progresser la mienne, c’est déjà pas mal et puis, j’espère, celle de celles et ceux qui vont nous écouter. Je pense, c’est ce que vous disiez, que, de gré ou de force, cette question de la place des puissances économiques numériques s’impose déjà à nous et ça va être de plus en plus perceptible. La question, c’est est-ce que le temps de réaction par exemple de l’Union européenne, des États européens, va être suffisamment rapide pour prévenir ou pour empêcher cette espèce de gouffre qui est devant nous ? Ma conviction, comme en matière d’écologie d’ailleurs, il ne faut jamais être les prophètes du pire. Il faut, au contraire, être dans une volonté, une dynamique et se demande comment faire pour influer sur les choses, pour conscientiser. J’espère qu’un exercice comme celui qu’on vient d’avoir y contribue. En tout cas, je vous remercie de votre invitation.

Delphine Sabattier : Passez le mot à la Commission, au Parlement, tout le monde est bienvenu pour venir débattre et réfléchir à ces nouveaux enjeux.
Merci beaucoup, Gilles Babinet, David Cormand d’être venus.

Gilles Babinet : Avec plaisir. Merci.

Delphine Sabattier : C’était Politiques Numériques, POL/N. Vous nous suivez sur la chaîne YouTube, sur ma chaîne YouTube d’ailleurs. Vous pouvez aussi activer toutes les clochettes nécessaires sur vos plateformes de podcast si vous nous avez écoutés. À très bientôt.