Perrine Tanguy, voix off : Salut et bienvenue à toi dans ce sixième épisode du podcast (Dé)clics responsables, le podcast qui met à l’honneur les initiatives responsables dans le secteur du numérique.
Je suis Perrine Tanguy, consultante en stratégie digitale et e-commerce responsable. En tant qu’experte, je m’intéresse beaucoup aux impacts sociaux, éthiques et environnementaux du numérique sur nos sociétés et notre planète. Il me tient à cœur d’éveiller les consciences sur ces dangers qu’on n’évoque pas ou trop peu aujourd’hui et surtout de valoriser les nombreuses initiatives positives qui existent déjà.
Mon invité du jour s’appelle Pierre-Yves Gosset. Il est délégué général de l’association Framasoft [1], une association qui propose, entre autres, des logiciels libres comme Framapad, Framadate, que tu utilises peut-être déjà. Je laisse à Pierre-Yves le soin de t’expliquer tout ça et, comme d’habitude, je te retrouve à la fin de l’épisode pour un wrap-up. Bonne écoute.
Perrine Tanguy : Hello à tous. Salut Pierre-Yves.
Pierre-Yves Gosset : Salut.
Perrine Tanguy : Est-ce que tu peux te présenter ?
Pierre-Yves Gosset : Oui, bien sûr. Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, j’ai 44 ans aujourd’hui.
Perrine Tanguy : Joyeux anniversaire !
Pierre-Yves Gosset : Merci. Je suis codirecteur d’une association qui s’appelle Framasoft. Peut-être, pour expliquer un petit peu comment j’en suis venu là, comme beaucoup de directeurs d’association j’ai un parcours un peu atypique. J’ai fait beaucoup d’ingénierie pédagogique sur Internet – au départ l’informatique n’était pas du tout ma formation – et puis j’ai bossé au CNRS et j’étais, en fait, bénévole dans cette association Framasoft. Après un parcours plutôt classique en économie et autres, à force d’être bénévole pour cette association, j’ai trouvé beaucoup plus de sens à être salarié de cette association plutôt que de continuer à travailler dans l’économie, dans l’ingénierie pédagogique ou en tant qu’ingénieur d’études au CNRS.
Perrine Tanguy : Très bien. En ayant dit tout ça, est-ce que tu peux nous en dire plus sur Framasoft ?
Pierre-Yves Gosset : Oui, bien sûr. Framasoft est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et, pour moi, chacun de ces termes est important.
Association c’est parce qu’on se place clairement dans le champ du non lucratif et de l’intérêt général. On aurait pu et on pourrait toujours devenir une entreprise, une coopérative, une société coopérative d’intérêt collectif ou autre, une starup, imaginons !, mais ce n’est pas du tout notre souhait. On défend notre place en tant qu’association parce que, pour nous, les associations sont un lieu à la fois d’expression, de débat et d’action qui est hyper-important pour faire vivre des questions sociales.
L’éducation populaire c’est parce qu’on a avant tout des missions de sensibilisation et, on va dire, d’autonomisation des personnes par rapport aux problématiques du numérique.
Et les enjeux du numérique c’est parce qu’être une association d’éducation populaire c’est souvent très vaste, du coup nous sommes vraiment centrés sur la question des enjeux du numérique et notamment celle de la résistance aux GAFAM – Google Apple, Facebook, Amazon, Microsoft –, aux questions de l’économie de l’attention, aux questions du capitalisme de surveillance, aux questions du logiciel libre [2], aux questions des communs numériques, etc.
Nous sommes une association qui existe depuis 2004, ce n’est pas non plus récent. La particularité c’est qu’on est une toute petite association, il y a 35 adhérents et adhérentes, il y a 10 salariés ce qui fait déjà pas mal et on ne vit que des dons, quasi exclusivement que des dons de particuliers pour l’essentiel, un petit peu sur le modèle de Wikipédia ou d’autres projets de ce type-là en essayant de faire de l’éducation populaire aux enjeux du numérique depuis maintenant de nombreuses années.
Perrine Tanguy : Super. Du coup, quel est le public qui est visé ? Qui est concerné ?
Pierre-Yves Gosset : Hou là ! C’est très vaste. On ne fait pas de discrimination sur les publics, mais dire qu’on accueille tous les publics !, en tout cas on cherche quand même à toucher le plus large public possible. Maintenant, pour quiconque ayant fait un petit peu de communication, on sait très bien que quand on s’adresse à tout le monde, en fait on ne s’adresse à personne.
Le « fra » et le « ma » de Framasoft viennent de « français » et « mathématiques », on vient vraiment du milieu de l’éducation plutôt nationale. En fait, quand on a basculé sur une logique plus éducation populaire que Éducation nationale, on s’est rendu compte que le public que nous souhaitions toucher c’était essentiellement ce que je vais appeler les acteurs et les actrices du progrès social et de la justice sociale, c’est-à-dire essentiellement les associations ou les entreprises ou les collectifs de gens qui, on va dire, militent pour changer la société vers plus de progrès social et plus de justice sociale. C’est vraiment très vaste. Dans les personnes qui utilisent les services de Framasoft on va retrouver des syndicats, des TPE, des partis politiques, des particuliers, des collectifs, tout typet de personnes. En tout cas, ce qu’on cherche à toucher, c’est tout type de personnes qui souhaitent un petit peu transformer la société vers ce que nous on appellerait du mieux, donc qui vont s’intéresser aux questions de l’urgence sociale, de l’urgence climatique, des questions de solidarité, qu’elles soient locales ou internationales, etc.
Perrine Tanguy : Très bien. OK. Moi, par exemple, j’ai connu Framasoft par la campagne de 2014, Dégooglisons Internet [3], et je pense qu’on est nombreux à avoir connu, en tout cas à avoir entendu parler de Framasoft dans ce contexte. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
Pierre-Yves Gosset : Jusqu’en 2013/2014 Framasoft était surtout connue pour ses actions promotion autour du logiciel libre, je pourrais revenir sur ce qu’est un logiciel libre, globalement des logiciels issus de la communauté, développés comme des communs et poussés par une volonté de construire un commun numérique qui appartienne à tous et toutes plutôt, uniquement, qu’à quelques entreprises. En 2013, il y a les révélations d’Edward Snowden [4], lanceur d’alerte américain qui montre qu’il y a une collusion forte entre, on va dire, la surveillance des services de renseignement américains et quelques entreprises américaines, notamment les GAFAM et d’autres, en gros une dizaine d’entreprises dans lesquelles on retrouvait Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM, Cisco, Yahoo, etc. Ce que nous révèle Edward Snowden c’est que, en fait, les services de renseignement américains utilisent les données de ces entreprises puisqu’ils y ont accès parce qu’elles sont américaines et qu’il y avait eu politiquement, quelques années après le 11 septembre 2001, le PATRIOT Act [5] qui disait que toutes les entreprises américaines doivent fournir l’accès aux données aux services de renseignement américains et ça nous pose un énorme problème. Il faut être conscient qu’en 2013 Framasoft utilisait encore massivement les services de Google – on n’en a pas honte, on a fait du chemin depuis – et on s’est dit « ce n’est pas possible qu’on fournisse, finalement, des informations sur nos visiteurs ». Sur beaucoup de sites il y a des petits traceurs, par exemple Google AdSense ou Google Analytics, même les polices que tu vas utiliser, qui sont chargées depuis Google, fournissent de l’information à Google. Donc on s’est dit « non, en fait ils collectent beaucoup trop d’informations, ça nous pose un problème — on le savait déjà plus ou moins mais Edward Snowden le démontre de façon évidente —, il faut qu’on réagisse ». On décide de dégoogliser juste Framasoft au départ. Ça nous prend toute l’année 2013 à virer chaque service de Google, on utilisait Google Docs, Google list, Google Analytics et plein d’autres services. Donc on supprime petit à petit ces services et on s’aperçoit que c’est long, que c’est compliqué et que ça réclame un effort non négligeable.
À l’époque nous n’étions pas du tout des spécialistes des questions autour de Google, mais on se dit « si ça prend autant de temps et autant d’énergie à nous qui avons une certaine aisance autour de ça, qu’est-ce que ça va être pour monsieur et madame Tout-le-monde, pour l’association que ça soit un club de bridge ou que ça soit une association de solidarité internationale, du coup ça va être difficile de sortir de Google. » Donc on lance, en 2014, une compagne qui s’appelle Dégooglisons Internet avec principalement trois objectifs.
Le premier c’est de sensibiliser le public à la toxicité des GAFAM, on pourra revenir dessus plus tard si tu veux. En tout cas on met en lumière le fait que ces entreprises ont un comportement et des modalités d’action qui sont toxiques.
Le deuxième axe, après la sensibilisation, c’est de démontrer que le logiciel libre est une solution. II existait plein de logiciels libres, mais la particularité de ce qu’a fait Framasoft c’est qu’on les a installés et mis à disposition de tout un chacun. Il y avait déjà, par exemple, un logiciel libre qui s’appelle Etherpad, qui permet de faire de la prise de notes collaborative en temps réel, en gros un peu la même chose que Google Docs, ce logiciel existait, mais il n’y avait pas vraiment d’endroit où tu pouvais aller l’utiliser que ça soit à titre perso, à titre associatif, à titre pro. Donc on a monté un service qui s’appelle Framapad [6], qui est toujours fonctionnel aujourd’hui, sur lequel tu peux aller et faire une prise de notes par exemple pour une assemblée générale associative et où plusieurs personnes vont prendre des notes en même temps sur le même document.
Perrine Tanguy : Pour préparer ce podcast.
Pierre-Yves Gosset : Voilà. Tout à fait. Ce qu’on a facilité, finalement, c’est l’accès à ces logiciels libres qui existaient, c’est-à-dire qu’on les a mis en place, on les a téléchargés, installés sur des serveurs qui sont des machines connectées à Internet 24 heures sur 24 et on a dit aux gens « vous pouvez utiliser le service Framapad ». On a mis ensuite Framadate [7], Framaforms [8] et plein d’autres services. En 2018, je crois qu’on arrivait à 34 services différents, qui étaient officiellement des services de démonstration, mais qui, aujourd’hui, accueillent pas loin de un million de personnes chaque mois, ce qui fait quand même beaucoup de monde, et ça montre bien qu’il y a un vrai enjeu, en tout cas une vraie appétence de la part du public à ne pas utiliser les services de Google ou d’autres, de Facebook, etc., donc ces services de démonstration accueillent aujourd’hui beaucoup de monde.
Le troisième axe c’était de dire on veut essaimer. Et c’est une particularité. Si on avait été une entreprise le principe aurait été plutôt de dire aux gens « venez, essayez nos services, restez et éventuellement payez une obole en fonction de vos usages : si tu veux un service premium tu payes quelques euros par mois ou je n’en sais rien », on aurait pu avoir une offre comme ça.
En tant qu’association d’intérêt général et d’éducation populaire on s’est dit ce n’est pas ça qu’on voudra faire. Si ça marche il faudra, de toute façon, essaimer, c’est-à-dire que plutôt que d’accumuler le pouvoir au sein de Framasoft, au sein des services de Framasoft, on va plutôt essayer de le redistribuer. Donc, en 2016, on a monté un collectif qui s’appelle CHATONS [9]. CHATONS c’est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, qui regroupe aujourd’hui 90 structures qui font plus ou moins la même chose que Framasoft, souvent de façon plus humble ou plus restreinte parce qu’ils ont parfois deux, trois, quatre, dix services, ils n’en ont pas 34 comme nous. L’avantage c’est qu’on peut renvoyer les gens, le public, en disant « vous n’êtes pas obligés d’utiliser Framapad, vous pouvez aller utiliser par exemple pad.infini,fr qui est hébergé par une autre association [10] d’éducation populaire qui est à Brest, qui fait du très bon boulot depuis 20 ans ». Du coup, plutôt qu’attirer les gens sur un seul service, c’était de dire, en fait, on veut créer de la résilience, on veut créer de la décentralisation, ce qui répond en partie à la problématique initiale soulevée par Edward Snowden qui était que la surveillance est possible parce qu’il n’y avait que dix entreprises à surveiller pour les services de renseignement, qu’ils soient américains ou français, peu importe, mais s’il y a des milliers ou des dizaines de milliers de petites structures à surveiller et à écouter ça va devenir beaucoup plus compliqué.
Donc, à la base, Dégooglisons Internet partait de cette idée de liberté, d’autonomie par rapport aux questions de surveillance.
Perrine Tanguy : Super. On a justement abordé cette question de surveillance dans l’épisode 3 avec Héloïse Pierre sur les libertés à l’ère d’Internet. C’était vraiment un sujet passionnant, j’ai beaucoup aimé cet épisode, donc j’encourage les auditeurs qui veulent aller plus loin, qui n’ont pas encore écouté l’épisode 3 [11], à l’écouter pour aller plus loin sur cette question.
Du coup, Pierre-Yves, cette campagne qui a été initiée en 2014, est-ce qu’elle est toujours d’actualité aujourd’hui ? Est-ce que les enjeux de 2014 sont les mêmes aujourd’hui ?, j’imagine que non. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
Pierre-Yves Gosset : Il y a deux niveaux.
Au sein de Framasoft, est-ce que c’est toujours d’actualité ? Oui. En gros, sur les 34 et quelque services qu’on avait ouverts entre 2014 et 2018, on a le fait le choix d’en fermer un petit nombre. Pour l’instant on en est quasiment à une dizaine de fermés soit parce qu’ils n’ont pas rencontré leur public, soit parce qu’on n’avait pas l’énergie de faire de la communication parce que, si tu fais le compte, ça veut dire qu’entre 2014 et 2017 on a sorti un nouveau service quasiment tous les mois pendant plus de trois ans quoi.
Perrine Tanguy : Bravo !
Pierre-Yves Gosset : C’était assez épuisant.
Perrine Tanguy : J’imagine.
Pierre-Yves Gosset : On ne va pas se mentir. Ça s’est très bien passé, mais, du coup, on n’a pas eu la force de faire la communication par exemple sur Framaslide qui permet de faire des diaporamas en ligne, des choses comme ça. Donc on a décidé de fermer un certain nombre de services soit parce qu’il n’y avait pas suffisamment de visites, soit parce que, justement, ils étaient proposés par les chatons. Donc on se dit autant que Framasoft ferme, je ne sais pas, Framavectoriel qui était un petit service de dessin en ligne et puis qu’on trouve plutôt, ailleurs, d’autres personnes qui hébergent ce service-là. Du coup Framasoft peut se concentrer sur, entre guillemets, les « gros services » que sont Framapad, Framadate, Framaforms, etc.
Ce qui a changé en interne c’est qu’on est parti de zéro et, aujourd’hui, on est à quasiment un million de personnes par mois sur le réseau Framasoft et on ne veut pas devenir le Google du Libre. Donc il y a une vraie réflexion chez nous à se dire comment est-ce qu’on limite la croissance, ce qui peut paraître un petit peu contre-productif, en tout cas dans un monde où la croissance est presque un objectif en soi pour plein de gens et où, quand tu as un projet qui marche, il faut toujours l’amener plus haut, plus loin. Donc nous avions cette réflexion derrière de se dire « non, on ne veut pas devenir le Google du Libre, donc il faut qu’il y en ait d’autres qui se créent parce qu’on n’a pas la science infuse, parce qu’on n’est pas à l’abri de faire des erreurs stratégiques, politiques, de communication, etc., donc il faut qu’il y en ait d’autres. Si ce qu’on veut promouvoir c’est la résilience, il faudra qu’on ferme des services ». Donc on a commencé à fermer un petit nombre de services pour l’instant.
C’est pour le côté est-ce que c’est toujours d’actualité ? Oui, en grande partie, mais qu’est-ce qui a changé depuis 2014 ? Ce qu’Edward Snowden révélait en 2013, qui était la problématique de la surveillance notamment étatique, a beaucoup bougé depuis puisque, on va dire, en 2010 Facebook avait quatre ans, c’était un bébé, Twitter existait depuis encore moins longtemps, je crois, donc ce sont des entreprises qui étaient relativement jeunes et récentes. Ce qui a beaucoup changé pour moi depuis c’est qu’elles sont passées, on va dire, d’un statut de surveillance à un statut d’influence. Ce que je veux dire par là c’est qu’elles ont développé des mécanismes par exemple autour de l’économie de l’attention qui font qu’en dix ans, il y a une immense partie de la population, en tout cas dans les pays du Nord mais pas seulement, dont, aujourd’hui, le premier réflexe le matin c’est de regarder son téléphone, son dernier réflexe avant de s’endormir, la dernière chose qu’on fait c’est de regarder son téléphone. En fait, tout le modèle économique de ces entreprises est basé sur le fait que tu dois passer le plus de temps possible en ligne.
Typiquement sur YouTube c’est ce qui crée plein de problèmes parce que tu regardes une vidéo de chatons et tu finis assez vite par regarder une vidéo d’Éric Zemmour. Pourquoi ? Parce que le principe de YouTube c’est de te faire rester en ligne le plus longtemps possible pour que tu voies le maximum de publicités possible. Pour ça, évidemment, le plus pratique pour eux c’est de te montrer des vidéos qui sont clivantes. Ils savent que les gens vont regarder les vidéos clivantes, notamment si elles sont courtes, des petits formats de dix minutes, etc., à la brute et autres. C’est ça qui marche, c’est ça qui retient l’attention et ils ont construit un modèle économique derrière qui va beaucoup plus loin que juste le capitalisme classique et qui, aujourd’hui, commence à être relativement décrit, en tout cas qui est relativement étudié, qui s’appelle le capitalisme de surveillance. Le capitalisme de surveillance c’est quoi ? Ce n’est pas juste la vente, ce n’est pas le chiffre d’affaires des caméras de surveillance, c’est le fait que ces entreprises, les GAFAM, n’exercent pas uniquement une domination technique, elles exercent aussi une domination économique et une domination politique.
Le fait que, aujourd’hui, par exemple Google collecte en permanence de l’info sur les GPS des voitures puisqu’il y a énormément de gens qui utilisent Wise qui appartient à Google ou le service de géolocalisation de Google, eh bien Google est capable de prédire où est-ce que tu habites, où est-ce que tu travailles, qui tu vois, près de quels magasins tu passes, où est-ce que tu fais tes courses, etc. Tout ça leur donne un pouvoir immense qui n’était pas du tout j’allais dire pensé, ou très peu pensé en 2013 quand Edward Snowden fait ses révélations.
Dans le changement de ce qui s’est passé, pour moi c’est qu’il y a eu un changement économique qui est complètement mené par les GAFAM et qui change notre façon de vivre.
Encore une fois le téléphone c’est ce que tu regardes du matin au soir. Aujourd’hui une série sur Netflix est traduite le même jour en dix langues et elle est diffusée sur la planète entière. Il y a plein d’exemples comme ça qui montrent qu’ils ont complètement changé notre façon de communiquer, notre façon de construire un débat, etc., et ça c’est nouveau.
Donc il y a encore beaucoup de travail à faire de ce côté-là.
Perrine Tanguy : OK. Du coup tu as commencé à évoquer un peu le thème de la prochaine question qui était le fait que, aujourd’hui, les GAFAM ont beaucoup de pouvoir. Ils ont un pouvoir sûrement trop grand, tout à l’heure tu parlais même d’un pouvoir toxique. Dans ces cas-là on parle de souveraineté numérique. Est-ce qu’on peut avoir ta définition du concept et est-ce que tu penses que c’est possible de mettre en place une souveraineté numérique ?
Pierre-Yves Gosset : Tout dépend, effectivement, du concept qu’on met derrière et de la définition qu’on met derrière.
Pour beaucoup de gens, en tout cas les politiques en France ou en Europe, la souveraineté numérique, c’est un petit l’idée d’une politique industrielle que ça soit à l’échelle française... En gros, ils la pensent selon un territoire soit national soit européen, donc c’est de dire qu’on a pu faire un Airbus en regroupant l’Allemagne, la France l’Angleterre, etc., pour construire un géant de l’aéronautique, eh bien on n’a qu’à faire la même chose pour le numérique, comme ça on n’ira pas donner nos données aux GAFAM. Cette définition que peuvent avoir Bruno Lemaire ou Cédric O, qui est secrétaire d’État au numérique, me laisse doucement songeur sur leur naïveté. Pour moi, l’idée de construire un Airbus du numérique n’a strictement aucune chance d’arriver, aucune, zéro ! La raison est toute simple. Je regardais le chiffre hier, est-ce que tu sais, par exemple, combien l’État français a dépensé pour les dépenses d’urgence pour le Covid 19 ? Depuis mars 2020, ça fait un an aujourd’hui que l’État maintient l’économie à bout de bras, paye les restaurateurs, les intermittents. Est-ce que tu as une idée du chiffre ?
Perrine Tanguy : Aucune.
Pierre-Yves Gosset : D’après le dernier chiffre que j’ai trouvé c’est 86 milliards d’euros. Ça paraît énorme. Pendant un an un État qui soutient un pays un peu à bout de bras pour être sûr que les gens ne se retrouvent pas tous immédiatement au chômage – ils pourront peut-être s’y retrouver demain mais c’est une autre question –, pour un an ça a coûté 86 milliards d’euros. Ces 86 milliards d’euros représentent à peu près 100 milliards de dollars. Ce qui est rigolo c’est que 100 milliards de dollars c’est typiquement ce qu’a Google sur compte en banque. Je ne parle même pas de son chiffre d’affaires. Si tu regardes la trésorerie de Google ou la trésorerie d’Apple, on est aujourd’hui sur des volumes qui sont à peu près de 100 milliards de dollars. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que demain Google peut, demain, faire un chèque. Ils sont tellement importants qu’ils sont en capacité d’empêcher la construction d’un géant européen, même européen du numérique, puisque ça voudrait dire que l’Europe devrait peut-être investir j’allais dire quatre fois, cinq fois ce montant pour être sûre de rattraper son retard sur Google ou sur Facebook qui sont des entreprises qui, technologiquement, sont des bijoux. D’un point de vue de technique ces entreprises sont extraordinaires ! Le nombre de données que traite Google à la seconde est absolument phénoménal. Ça me laisse doucement songeur cette idée de dire que juste en mettant même 100 milliards de dollars, si on voulait faire la même chose en France ou en Europe, on y arriverait.
Concrètement, si demain tu entends Bruno Lemaire dire « on va monter un Airbus du numérique et défendre notre souveraineté numérique », je mets ma main à couper que ce sera plutôt mettre de l’argent pour financer des startups avec des copains, des gens qui se connaissent, etc., mais ce ne sera jamais pour atteindre cet objectif qui, pour moi, n’est pas atteignable directement.
Ça c’est sur le côté définition officielle de la souveraineté numérique.
Par contre on peut avoir une autre définition qui serait, en fait, qu’être souverain ça veut dire ne pas avoir de maître. Si on partait de là, je suis souverain, eh bien je suis au plus haut niveau. Le problème du souverain c’est que, souvent, il a des esclaves.
Plutôt que de parler de souveraineté numérique, je préférerais qu’on parle d’autonomie numérique ou d’émancipation numérique. Pour moi cette question de l’autonomie ou d’émancipation ça veut dire que OK, on n’a personne au-dessus et on est en capacité, finalement, d’installer ses propres services, de développer ses propres services et de gérer ses propres services. C’est exactement ce qu’ont fait la France et quasiment tous les pays : les données de santé sont gérées au sein des machines de la Sécurité sociale ou de la CNAV si on parle de l’assurance vieillesse, etc. Donc on est bien en capacité, en France, de gérer nos propres données, c’est une possibilité, on l’a fait, on pourrait continuer à le faire. La problématique c’est que, aujourd’hui, on vend les données de santé, en tout cas on prend des prestataires type Microsoft pour héberger les données de santé ce qui est une très mauvaise idée.
Ce que je voudrais plutôt défendre comme point de vue, si on est un petit peu responsable, c’est de dire qu’il vaut mieux apprendre à pêcher que donner le poisson. Je préférerais que chaque administration, voire chaque particulier, soit en capacité de se dire « OK, moi je vais être autonome avec le numérique et si, demain, je monte une association, plutôt que d’aller sur Google, je vais me chercher, par exemple, un service qui s’appelle NextCloud [12], qui est un logiciel libre, que je vais peut-être payer 5 euros par mois, mais, du coup, je vais pouvoir stocker mes données dessus, ce sont mes données, il n’y a pas de publicité. On ne fait pas jouer les mécanismes de l’économie de l’attention, on n’est pas là pour me vendre quelque chose, on me propose un service, je paye pour ce service. Et si je suis encore plus autonome je peux installer moi-même ce service et le gérer depuis chez moi, pourquoi pas, sur un ordinateur, un vieil ordinateur que j’aurais mis à la cave ». Ça c’est possible. Pour moi ce serait la meilleure piste d’autonomie numérique par rapport à cette souveraineté numérique. Pour l’instant, la naïveté des hommes et femmes politiques dont j’entends les discours jusqu’à présent me fait doucement sourire.
Perrine Tanguy : OK. Donc il faut reprendre le pouvoir en gros, si je comprends bien.
Pierre-Yves Gosset : Exactement. D’ailleurs c’est le titre de bouquin auquel j’ai participé qui s’appelle Numérique : reprendre le contrôle. Pour moi, effectivement, c’est utiliser du logiciel libre, c’est essayer de territorialiser au bon niveau ce dont on a besoin. Par exemple, ce n’est pas la peine d’aller héberger nos données de santé chez Microsoft, il y a, en France aujourd’hui, des acteurs qui font très bien le boulot et qui pourraient parfaitement héberger les données de santé des Françaises et des Français sur le territoire français et, surtout, c’est démystifier ce qu’est le numérique. Ce dont le grand public n’a pas forcément toujours conscience c’est que l’une des forces de Google ou d’Apple, par exemple, c’est que ce sont des entreprises qui sont très fortes pour dire « ne vous occupez pas de savoir comment ça marche, juste poussez le bouton et ça marche. » Et c’est vrai que c’est hyper-pratique, c’est hyper confortable. Tu veux faire une conversation WhatsApp, tu appuies sur un bouton et pouf !, ça va fonctionner. Mais, pour moi, ça n’est pas une solution réellement positive parce que, en fait, tu perds le contrôle. Bernard Stiegler, un philosophe qui est décédé cette année, parlait de prolétarisation, c’est-à-dire qu’on nous a enlevé le savoir de comment fonctionne l’ordinateur. C’est comme sur les voitures, aujourd’hui tu ne peux quasiment plus changer une roue ou changer une bougie sans passer chez le concessionnaire. Sur un ordinateur, changer un disque dur c’est devenu beaucoup plus compliqué qu’avant. Google et Apple vont dans ce sens-là en te disant « ne t’occupe pas, nous on s’occupe de ta machine, on s’occupe de tes applications, toi tu utilises ».
Donc c’est comment est-ce que tu passes de la consommation à, finalement, une compréhension de ce qui se passe dans la machine quand tu fais un clic. Que tu sois consciente que, potentiellement, quand tu vas sur une page même le site du Monde, lemonde,fr, eh bien les publicités qui sont affichées sont mises aux enchères pendant 10 ou 20 millisecondes pour repérer que c’est toi Perrine, que tu es une femme, que tu as tel âge, que tu habites à tel endroit, donc que c’est cette publicité-là qu’il te faudra. Et ça, en tout cas, ce n’est pas le monde que je souhaite.
Perrine Tanguy : OK. En tout cas tout ça est super intéressant. Reprenons le pouvoir.
Pierre-Yves Gosset : Exactement, reprendre le pouvoir. Tout à fait. Il y a un slogan qui était Power to the people, maintenant j’aime bien dire software to the people. Redonner dûment le pouvoir logiciel aux gens et ça passe, entre autres, par le logiciel libre et par les communs.
Perrine Tanguy : Très bien. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Comment fait-on pour dégoogliser son utilisation d’Internet ? Quels conseils pourrais-tu donner à un utilisateur, genre moi par exemple, qui voudrait dégoogliser son utilisation d’Internet sans se sentir pour autant débordée ou sentir un certain manque. Par quoi je commence ? Par où je commence ?
Pierre-Yves Gosset : Déjà par te faire un thé ou un café. Ça va bien se passer et surtout par se dire qu’il n’y a pas d’injonction et qu’il n’y a pas de culpabilisation à avoir. Pour moi, le meilleur exemple qu’on puisse donner c’est celui de la transition sur le passage au vélo ou sur le passage à devenir végétarien. On sait que consommer trop de viande ce n’est vraiment pas bon pour la planète. Je ne suis pas végétarien, par contre, aujourd’hui, j’essaye de mieux consommer, de consommer moins, de consommer plus local, etc. En tout cas, en ce qui concerne la viande ça paraît une évidence, mais c’est une transition. C’est pareil pour le vélo, je ne vais pas dire à une mère célibataire avec deux enfants, qui doit amener un enfant au judo à 15 km « ce n’est pas grave, tu prends ton vélo ». S’il pleut, s’il y a l’autre à garder, peut-être qu’avoir une voiture ça fait sens. Il n’y a pas de honte et il n’y a pas d’injonction. On peut être écolo et avoir une voiture, ce n’est pas interdit.
Dans le numérique c’est un peu la même chose. La transition va probablement se faire petit à petit et c’est très bien ; tu n’es pas obligée de tout changer demain.
Ce que je pourrais te dire, les « conseils de base », entre guillemets, déjà c’est ton navigateur : utiliser Firefox [13] qui est un logiciel libre plutôt que Chrome qui appartient à Google ; sur Firefox installer un bloqueur de publicité, il y en a un très bien, qui est libre lui aussi, qui s’appelle uBlock Origin [14] et déjà, là, tu as un logiciel libre pour ton navigateur et tu as un bloqueur de publicité. D’abord ça consomme moins, d’un point de vue écologique c’est mieux, parce que, mine de rien, les publicités ça fait beaucoup de requêtes, techniquement ça fait beaucoup d’appels à d’autres machines, etc., donc là tu bloques ces requêtes c’est déjà mieux et puis tu deviens moins dépendante à ce capitalisme de surveillance dont je parlais tout à l’heure qui est de t’afficher telle publicité ou telle publicité. Déjà un navigateur libre et un bloqueur de pub c’est un pas que tout le monde peut faire très simplement. Je voyais des sites sur lesquels Firefox n’est pas bien accepté, etc., ça ne t’empêche pas de garder un Chrome de côté, je sais que des fois c’est casse-pieds de passer de l’un à l’autre, mais honnêtement, pour moi, c’est un pas que tout le monde peut franchir.
Dans les autres pas, toujours en termes de logiciel libre, sur ton ordinateur, plutôt qu’utiliser Microsoft Office, tu peux utiliser une suite bureautique comme LibreOffice [15], ça marche très bien. C’est sûr que l’interface paraît un peu datée, etc., par rapport à Microsoft Office mais si c’est pour rédiger des documents, pour faire une présentation type PowerPoint ou un tableur en équivalence à Excel, ça fonctionne très bien.
Donc là, déjà, tu prends juste une petite bifurcation, mais c’est une bifurcation quand même.
Sur le Web il y a aussi la possibilité d’utiliser des services libres. Il y a évidemment ceux de Framasoft que l’on peut retrouver sur dégooglisons-internet.org, qui permettent de dire « plutôt qu’utiliser un Google Docs, là je vais utiliser un Framapad ; plutôt qu’utiliser Google Forms, je vais utiliser Framaforms ; plutôt qu’utiliser Doodle, je vais utiliser Framadate ». C’est tout à fait possible et c’est toi qui le fais à ton rythme, quand tu le souhaites.
En moteur de recherche on conseille un moteur qui s’appelle DuckCuckGo, donc « canard canard », duck comme « canard ». DuckDuckGo [16] est un moteur qui est beaucoup plus respectueux de la vie privée, en tout cas que d’autres, notamment celui de Google.
Après, pour moi, il y a la question du téléphone. La question du téléphone est compliquée parce que ce sera forcément iOS sur un iPhone et si tu achètes un téléphone, un smartphone plutôt Android, c’est possible, il y a des solutions, il y a notamment une fondation [17] qui s’est montée il n’y a pas très longtemps qui s’appelle /e/, la lettre « e », qui propose un système d’exploitation pour téléphone qui est du Android sans Google, en gros, qui est basé sur une solution libre qui s’appelle LineageOS [18], à la limite peu importe les noms. C’est du logiciel libre, c’est, en fait, de l’Android sans les applications de Google, donc tu n’es pas obligée de fournir un compte Google. Aujourd’hui, si tu as un smartphone Android, la première chose qu’on te demande quand tu l’allumes c’est « quelle est votre adresse Gmail ? », vraiment ! Si tu n’as pas d’adresse Gmail, si tu n’as pas de compte Google, c’est compliqué.
Là ça te permet d’utiliser ce téléphone-là ou d’acheter des téléphones directement qui sont dégooglisés et qui te permettent d’utiliser ton téléphone sans être tracée en permanence. Je suis conscient que c’est compliqué, la preuve, moi j’ai encore un téléphone avec du Android by Google. Par contre, il y a un petit truc simple à faire : si vous avez un smartphone vous pouvez télécharger une application libre, encore, qui s’appelle Exodus Privacy [19] qui va analyser sur votre portable le nombre d’applications que vous avez et quels sont les traceurs, les pisteurs qu’elles contiennent, pour chaque application. Des fois tu t’aperçois que dans une application Loupe ou Lampe de poche il y a 25 pisteurs. C’est pour t’aider à prendre conscience et te dire « je ne veux pas que l’application Lampe de poche ait des pisteurs ». Donc, au moins, tu peux avoir ce réflexe de te dire « est-ce que j’ai vraiment besoin de cette application Lampe de poche ou est-ce que la lampe de poche de mon téléphone suffit déjà et j’appuie juste sur allumer la lampe de poche et ça ira bien. OK, ça ne clignotera pas, etc., mais, au moins, ça ne me pistera pas ! »
Tout ça ce sont des chemins de transition possibles pour aller vers du zéro GAFAM.
J’utilise un système d’exploitation libre qui s’appelle Linux [20] et ça marche très bien. Je suis conscient que c’est presque l’étape d’arrivée et que, en fait, on est tous et toutes sur un chemin qui est plus ou moins long.
Perrine Tanguy : OK. Très bien. Je prends note de tout ça !
Pierre-Yves Gosset : Surtout pas de culpabilisation, vraiment. Il ne faut pas se mettre des injonctions. Il faut que ça vienne du ventre, il ne faut pas que ça vienne de la tête.
Perrine Tanguy : Oui. C’est ça. OK. Super.
On arrive à mes petites questions fil rouge, Pierre-Yves, et dans mes premières questions fil rouge, la première c’est : est-ce que tu as un conseil d’un ouvrage à lire sur le sujet de la Dégooglisation ou d’un reportage à regarder, un documentaire ?
Pierre-Yves Gosset : J’en avais plein. Du coup j’en ai choisi un qui pourrait te plaire parce qu’il s’appelle Déclic au singulier.
Perrine Tanguy : Super. Oui, ça me plaît !
Pierre-Yves Gosset : C’est un bouquin écrit par Maxime Guedj et Anne-Sophie Jacques, une journaliste et un ancien startuper, c’est publié aux éditions Les Arènes et c‘est un très bon point d’entrée un petit peu sur tout ce que je viens d’expliquer là, qui montre bien quels sont les problèmes. Il y a des petites fiches pratiques pour dire comment est-ce que je vais enlever Google de mon téléphone, etc. Je trouve que c’est un ouvrage très pédagogique, très simple, très accessible.
Il y a beaucoup d’ouvrages autour de ces questions. J’encourage notamment à lire un auteur qui s’appelle Olivier Ertzscheid, qui est professeur de communication, qui a notamment écrit un bouquin qui s’appelle L’appétit des géants et un deuxième, plus récemment, sur Mark Zuckerberg [Le monde selon Zuckerberg] et sur comment les patrons de ces entreprises, en fait, voient le monde et sur comment la façon dont ils voient le monde façonne, finalement, le monde dans lequel on vit.
Perrine Tanguy : Intéressant. OK. De toute façon je mettrai, pour les auditeurs, toutes les références dans la description de l’épisode avec des liens éventuellement, comme ça ce sera plus simple de retrouver tout ça. Super.
Tu as déjà plus ou moins répondu à la question suivante qui est : quel visage as-tu du numérique au quotidien et quels sont les gestes de sobriété numérique que tu as déjà adoptés ? J’imagine que tu as déjà adopté tous les conseils que tu viens de donner à savoir utiliser Firefox, tu nous as parlé de ton smartphone, etc. Est-ce que tu as d’autres gestes, comme ça, dont tu aimerais parler avec nous cet après-midi.
Pierre-Yves Gosset : Oui. Tout à fait. Finalement, presque le meilleur conseil que je pourrais donner en termes de sobriété numérique c’est essayer de laisser son smartphone en dehors de la chambre. Ce n’est pas un conseil technique. Je dis ça et je ne suis pas un bon exemple parce que je n’y arrive pas encore, ce qui montre une forme de dépendance au doudou téléphone, etc. Je vous encourage à essayer, ce n’est pas grand-chose, c’est de dire ce soir, quand je vais me coucher, je n’apporte pas mon téléphone dans ma chambre, je vais lire un bouquin, je vais écouter la radio. Faites autre chose et laissez votre smartphone en dehors, ça va vous faire ressortir un radio-réveil parce que c’est souvent le téléphone qui sert de réveil, un radio-réveil ça ne coûte pas grand-chose. C’est peut-être mon premier geste de sobriété numérique.
Le deuxième, j’en ai parlé, pour moi ce serait d’utiliser ublock Origin parce que, du coup, le fait de bloquer les publicités c’est de la sobriété à la fois d’un point de vue énergétique, environnemental, mais aussi visuel et capitalistique j’en envie de dire.
D’autres conseils tout bêtes, que je me suis appliqués à moi-même : je télécharge ma musique, j’ai un compte Spotify qui est une grosse entreprise capitaliste qui marche très bien et le fait est que je n’ai pas d’équivalent. Donc oK, j’ai un compte Spotify, mais, en fait, je télécharge les musiques que j’écoute le plus, ce que permet Spotify d’un simple clic. Donc lorsque je travaille, puisque je travaille en musique, je ne télécharge pas 15 fois le même titre et c’est lu directement depuis mon ordinateur. C’est peanuts et, à la fois, ça change beaucoup de choses parce que je connais plein de gens qui travaillent aujourd’hui avec une playlist YouTube qui tourne dans un onglet. Ce sont des vidéos qui sont souvent maintenant en haute définition, qui sont téléchargées pendant que vous êtes en train de travailler, ça fait bosser des serveurs, ça consomme de l’électricité, ça fait bosser des centrales nucléaires et des centrales à charbon pour pas grand-chose. Récupérez ces musiques, utilisez-les sur votre ordinateur et ça consommera beaucoup moins.
Pour moi cette question de la sobriété numérique c’est exactement la même chose qu’avec le matériel, que ça soit un ordinateur ou que ça soit une voiture, c’est la bonne vieille règle des quatre « R » : en écologie c’est on réduit, on réutilise, on recycle, on refuse. Du coup ça peut être de dire je vais peut-être acheter un ordinateur d’occasion plutôt qu’un ordinateur neuf parce que, au moins, ça ne nécessite pas de reproduire tout ce qui est hyper-dommageable pour l’environnement qui est essentiellement la production de l’ordinateur bien plus que son usage.
Ce n’est pas grand-chose, ces petits comportements individuels sont importants, mais tout ça me paraît peanuts tant qu’il n’y aura pas une réaction à la fois collective et politique. Par exemple le minage de bitcoins, qui est une cryptomonnaie, consomme aujourd’hui autant que la consommation électrique de l’Irlande. J’ai envie de dire que tout le monde s’en fout et c’est bien dommage.
Perrine Tanguy : Tout le monde s’en fout ou personne n’est trop au courant.
Pierre-Yves Gosset : Oui, c’est ça. Comme on a l’impression de ne pas avoir, encore une fois, de contrôle ou de pouvoir dessus, on se dit « moi je n’y peux rien ». Après on se culpabilise parce qu’on a envoyé un mail et on a répondu juste « merci » par mail, ce qui est complètement débile. On a le droit de répondre « merci » par mail. Tu as le droit d’avoir un comportement individuel qui te convient, en tout cas il est respectable.
Perrine Tanguy : OK. Je continuerai de t’envoyer des petits mercis par mail alors !
Pierre-Yves Gosset : Voilà !
Perrine Tanguy : La dernière question qui pose souvent un peu, pas problème, en tout cas j’ai hâte de connaître ta réponse, c’est comment est-ce que tu vois l’avenir du numérique en France et dans le monde, Pierre-Yves ?
Pierre-Yves Gosset : Évidemment je n’ai pas de boule de cristal sinon ce serait trop pratique. Pour moi ça dépend vraiment du choix de société. Là encore ce n’est pas une réponse technique, c’est une réponse qui est plutôt politique, pas politique partisane au sens gauche-droite, vraiment de se poser la question de quelle société on veut et c’est ça qui va décider quel est l’avenir du numérique qu’on aura.
Si on reste dans la société de consommation on va continuer à être soumis à ce qu’on appelle le solutionnisme technologique, c’est-à-dire qu’on a un problème on va trouver une solution technique. Ces solutions techniques, je vais dire TousAntiCovid c’est une solution technique qui n’est pas réellement pensée pour lutter contre un virus, elle est plutôt pensée pour mettre les gens en lien, etc. Du coup est-ce qu’il n’y a pas d’autres moyens d’utiliser le lien entre les humains plutôt que d’utiliser du numérique ?, pourtant c’est un technophile qui te dit ça. Il faut se méfier du solutionnisme technologique. Quand on vous apporte une solution technique il faut l’évaluer et c’est le premier truc.
Tant qu’on sera dans cette société de consommation pour moi il y aura des problèmes de surveillance, il y aura des problématiques de clivage, que ça soit les clivages d’opinion sur Twitter où ça se thrashe en 280 caractères, ou ça sera des clivages de classes sociales avec des gens qui ont beaucoup de moyens parce qu’ils ont monté la bonne startup au bon moment, etc., et puis des gens qui sont dans des difficultés financières importantes.
Face à ce modèle de la société de consommation que nous dénonçons, on essaye de proposer un autre imaginaire qu’on appelle la société de contribution. Pour nous une société de contribution est une société où typiquement les associations ont toute leur place et ce n’est pas juste pour faire un club de bridge c’est aussi pour se réunir et discuter sur des cercles technologiques, sur des cercles féministes, sur des cercles politiques. Pour moi la société de contribution c’est une société où la solidarité numérique existe parce qu’on a rendu du pouvoir aux gens en leur faisant prendre conscience de ce que c’est, de comment ça marche et de comment ils peuvent agir dessus. Quelque part c’est un petit peu une société du commun et le logiciel libre fait partie de ces communs-là. Ce n’est pas du tout l’alfa et l’oméga, en tout cas cette société de contribution ne pourra se faire, pour moi, que si on arrive à prendre conscience qu’il faut reprendre le pouvoir sur ces questions du numérique.
Perrine Tanguy : J’espère que les auditeurs, après avoir écouté cet épisode, auront justement pris cette conscience et petit à petit on va y arriver. Tu as une vision plutôt positive et optimiste, du coup.
Pierre-Yves Gosset : C’est compliqué. En fait, le mauvais côté c’est que je pense que ça va continuer à se cliver, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui vont s’arc-bouter sur le fait qu’il faut défendre la société de consommation parce que je ne suis pas prêt à sacrifier le fait d’écouter mes playlists YouTube pendant huit heures par jour au travail et puis laissez-moi faire ce que je veux, de toute façon il y a la 5G et je télécharge plus vite, il y a de la fibre, etc. De toute façon tout va bien, je peux continuer à consommer plus.
D’un autre côté, il y aura un clivage de plus en plus fort avec des gens qui, comme nous, pensent qu’il faut sortir de cette société de consommation, qu’il faut sortir petit à petit du capitalisme ; ça ne se fera du jour au lendemain parce que les contre-modèles vont être compliqués à trouver. Effectivement, je suis plutôt optimiste sur le fait que de plus en plus de gens rejoignent ce type de mouvement, pas forcément le logiciel libre, ça peut être la transition écologique, ça peut être les questions féministes, etc., et qui se disent qu’il va falloir lutter et résister face à ces modèles un peu d’oppression. Je pense qu’avec ces gens-là on arrivera à faire des choses vraiment chouettes.
Perrine Tanguy : Oui. J’en suis persuadée, en tout cas j’espère. Très bien. Merci beaucoup, Pierre-Yves, pour tout ça.
Pierre-Yves Gosset : Je t’en prie. Merci pour ton invitation.
Perrine Tanguy : C‘était très riche de t’entendre parler, très chouette. Pour les auditeurs je mettrai dans la description toutes les références que Pierre-Yves a citées dans l’épisode. Qu’est-ce que je peux te souhaiter pour aujourd’hui qui est, du coup, une journée spéciale puisque c’est ton anniversaire ? Qu’est-ce qu’on te souhaite ?
Pierre-Yves Gosset : De retrouver, de pouvoir passer un moment avec quelques personnes qui sont proches et avec qui, évidemment, les liens sont un peu distendus en ce moment. Voilà ! Pouvoir fêter des choses, en fait. À l’avenir je pense qu’il faut qu’on se souhaite des rencontres, c’est ça qui va nous manquer.
Perrine Tanguy : Oui. Je suis d’accord. Super.
Pierre-Yves Gosset : Des fêtes et des rencontres. C’est bien comme programme !
Perrine Tanguy : Ça me va, ça me va très bien !
Bon anniversaire encore. J’espère que tu auras ta coupe de champagne ce soir.
Pierre-Yves Gosset : Possible.
Perrine Tanguy : À bientôt.
Pierre-Yves Gosset : Merci. À bientôt.
Perrine Tanguy : Salut Pierre-Yves.
J’espère que cet épisode t’a plu et que, comme moi, tu es prêt, prête, à reprendre le pouvoir sur ton utilisation du numérique. De mon côté je vais commencer par calmer mon utilisation de Google Chrome et transiter doucement vers Firefox et puis, pour continuer à te raconter ma vie, j’ai récemment reçu en cadeau un beau radio-réveil ce qui me permet de tenir mon smartphone à distance de la chambre.
D’autres épisodes de ce podcast arrivent bientôt avec des sujets tout aussi passionnants.
[Pour rappel : Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.]
Perrine Tanguy : Pour te tenir au courant n’hésite pas à me retrouver sur Linkedin sous Perrine Tanguy ou sur le compte (Dé)clics responsables d’Instagram.
Enfin, si tu as aimé cet épisode n’hésite pas à le partager et à mettre cinq jolies petites étoiles sur Apple podcast. Je te souhaite de passer une belle journée. N’oublie pas d’adopter des gestes simples de sobriété numérique comme faire l’acquisition d’un nouvel appareil d’occasion ou reconditionné. À très vite !