Florence Maraninchi, voix off : S’engager dans une démarche de sobriété numérique, c’est réfléchir à la part de ressources que le numérique utilise déjà et se demander, en fait, au détriment de quoi d’autre.
Denis Trystram, voix off : Ça va être d’essayer de concilier l’économie avec les développements toujours plus performants, essayer de trouver d’autres critères que la performance, essayer de changer de modèle et c’est très difficile à faire, évidemment.
Françoise Berthoud : Bonjour. Bienvenue sur ce nouvel épisode de GRICAST, le podcast de GRICAD.
Je suis Françoise Berthoud, je suis ingénieure à GRICAD [Grenoble Alpes Recherche-Infrastructure de CAlcul Intensif et de Données]. Au sein de cette unité, je suis responsable d’un service d’accompagnement à la mise en œuvre d’une politique de sobriété numérique à l’échelle de projets scientifiques ou à l’échelle de laboratoires de l’UGA [Université Grenoble Alpes]. J’ai pu observer, au cours de mon travail, que la définition, la représentation de la sobriété numérique pouvait être très différente d’un acteur à l’autre, alors il m’a semblé intéressant de faire un point sur ce qu’on entend par cette expression. Pour cela, j’ai deux invités : Florence Maraninchi et Denis Trystram. Je vous laisse vous présenter. Florence.
Florence Maraninchi : Bonjour. Merci de l’invitation dans ce podcast.
Je suis Florence Maraninchi, je suis professeure d’informatique à l’Ensimag, qui est l’école d’informatique et de mathématiques appliquées dans Grenoble INP [Institute of Engineering and Management], UGA, et je m’intéresse aussi bien en recherche au laboratoire Verimag qu’en enseignement aux aspects des impacts sociaux et environnementaux du numérique.
Françoise Berthoud : Merci. Denis.
Denis Trystram : Bonjour. Je suis Denis Trystram, je suis aussi enseignant-chercheur à l’Ensimag. Je m’intéresse, d’un point de vue de la recherche, à l’IA frugale, à l’intelligence artificielle frugale, dans le cadre de l’institut grenoblois d’IA qui s’appelle MIAI.
Françoise Berthoud : Merci beaucoup. Justement, dans vos contextes, qu’est-ce que c’est que la sobriété numérique ? Est-ce qu’on peut commencer par toi, Denis ?
Denis Trystram : Volontiers. J’ai peut-être envie, un tout petit peu avant, d’élargir sur la question du numérique en tant que tel, ça va peut-être nous permettre de mieux comprendre l’aspect sobriété.
Tout le monde fait le constat que le numérique est un domaine en pleine expansion. Ça représente quand même une grosse partie des émissions de carbone et de l’eau consommée, des métaux, etc. C’est tout un écosystème qui est très difficile à caractériser, mais qui contribue de manière très significative à tout ce qui est, on va dire, impacts négatifs environnementaux. Là-dedans l’IA, l’intelligence artificielle, est une grosse partie du numérique à l’heure actuelle, donc, quelque part, comme c’est en forte croissance dans cet écosystème, il faut en maîtriser la croissance. Pourquoi ? Parce qu’en fait le numérique augmente beaucoup plus vite que les progrès qu’il permet de faire, c’est un constat que tous les scientifiques font.
Dans ce contexte-là, pour moi, la sobriété, c’est la modération de la consommation du numérique en tant que tel. Ça va un peu plus loin que simplement l’amélioration de tout ce qui est numérique, parce qu’on fait des progrès, clairement, on fait des tas de progrès au niveau des architectures, au niveau des logiciels, mais il faut s’interroger aussi sur la notion d’usage qu’on a et c’est ça la sobriété, c’est-à-dire prendre en compte un peu les usages pour les modérer, disons, sinon, d’ailleurs, éliminer, à terme, certains usages déraisonnables, on reviendra peut-être là-dessus.
Françoise Berthoud : Merci. Et pour toi Florence ?
Florence Maraninchi : J’adhère tout à fait à ce que dit Denis. Je vais faire aussi un petit détour avant de répondre à la question.
En fait, on a souvent l’impression que le numérique est le dernier refuge de l’illusion d’un monde illimité. Dans d’autres domaines, on entend parler de limites planétaires, de l’impossibilité d’une croissance infinie, on a des objectifs de réduction de gaz à effets de serre, etc., alors que dans le numérique on nous parle de dématérialisation, de métavers [1], d’IA générale [2] et tout cela n’a absolument aucun sens si on revient un peu sur terre et qu’on tient compte des limites des ressources, de l’énergie ou des impacts sur la biodiversité.
Donc pour moi, dans ce contexte, la sobriété numérique c’est d’abord prendre conscience que les limites planétaires s’appliquent aussi parfaitement au numérique et c’est apprendre à penser le numérique avec des limites intrinsèques. Ça va jusqu’à envisager, par exemple, la dénumérisation de certaines choses ou, au moins, le refus de numériser des secteurs qui ne sont pas encore numérisés et qui marchent très bien comme ça.
Donc voilà ma définition : c’est apprendre à penser le numérique avec des limites.
Ce n’est pas un objectif seulement individuel, mais ça va assez loin dans les imaginaires qui sont liés au numérique. Par exemple, si vous demandez à quelqu’un « est-ce que vous avez gardé toutes vos chaussettes depuis que vous êtes tout petit ? », évidemment les gens vous disent non et vous regardent d’un air bizarre. Et si vous demandez à quelqu’un « que faites-vous de vos mails ? », il y a des gens qui vous répondent très fièrement « j’ai tous mes mails depuis 1987 » et c’est très bizarre quelque part, c’est vraiment très bizarre.
Donc, penser le numérique avec des limites, c’est aussi accepter de jeter, accepter de ne pas compter dessus ad vitam æternam. On se rend bien compte que si tout le monde, la terre entière, garde ses mails ad vitam æternam ça va sûrement coincer quelque part un jour, je ne sais pas bien quand, mais ça va coincer. Donc cet état d’esprit-là ne va pas du tout non plus. La sobriété numérique, c’est aussi lutter contre ça.
Françoise Berthoud : Ses mails ou ses photos. OK.
Du coup, à qui ce concept s’adresse-t-il en fait ? Il s’adresse aux individus, aux collectivités, aux organisations ?
Florence Maraninchi : Dans le discours dominant, on parle de petits gestes vertueux, de bonnes pratiques, tous ces mots qui, pour moi, évoquent un peu trop une responsabilité morale, individuelle, dans les usages. Je ne vous cache pas que ça m’énerve toujours un petit peu. Le numérique est tellement tricoté avec l’ensemble de toutes activités humaines que penser avec des limites, comme j’ai donné la définition de ce que je pense être la sobriété numérique, ça ne peut pas reposer sur des choix et des comportements individuels, c’est éminemment systémique. Donc si ça ne s’adresse pas directement aux individus ça s’adresse à qui d’autre ? Eh bien, par exemple, à des décideurs politiques. Quand vous avez des projets de dématérialisation et de désintermédiation complète d’un service public, par exemple, il faudrait que les études de faisabilité soient autorisées à déboucher sur la réponse « non, finalement on ne numérise pas », et je crois que cela n’arrive pas.
Ça peut aussi être appliqué dans un cadre d’analyse de risque, par exemple, parce que mettre tous ses œufs dans le panier numérique, parfois c’est un petit peu risqué.
Donc la sobriété s’adresse à des collectifs et à des gens qui prennent des décisions sur des choses qui engagent le collectif à long terme. En tout cas, ça ne s’adresse pas du tout aux individus avec des injonctions du genre « arrêtez de regarder des vidéos de chats », ce n’est pas ça.
Françoise Berthoud : OK. Pour toi Denis ?
Denis Trystram : Je rejoins Florence sur ce qu’elle vient de dire. Il y a effectivement plusieurs niveaux.
Au niveau individuel, même si, effectivement, ce n’est pas aussi efficace que tu le dis, Florence, je suis tout à fait d’accord, malgré tout, ça met un peu en marche vers quelque chose, c’est donc quelque chose qu’il ne faut pas non plus trop ignorer. Disons que ça permet peut-être de travailler un peu cette acceptation sur quelque chose dont on pourrait se passer, donc je rejoins tout à fait Florence sur le constat. Et puis prendre un peu en compte, du coup, la nature et les limites planétaires.
Mais effectivement, là où je pense que ça va être le plus efficace, c’est sur le politique, Florence en a parlé, je ne vais pas revenir là-dessus, donc les décideurs au sens large et les professionnels. Là, je parle plutôt avec mon expérience dans la chaire. On a pas mal d’industriels très intéressés par le sujet, mais vraiment, et qui sont en totale dissonance parce qu’effectivement ils doivent produire du numérique, que ça soit du capteur ou même des logiciels qui vont être utilisés de plus en plus. Disons que la sobriété, dans ce cadre-là, ça va être d’essayer de concilier l’économie avec des développements toujours plus performants, essayer de trouver d’autres critères que la performance, essayer de changer de modèle et c’est très difficile à faire, évidemment, donc on travaille beaucoup là-dessus.
Françoise Berthoud : Merci. Vous avez déjà un peu répondu à ma question suivante, pendant vos introductions, qui était : qu’est-ce qui justifie de s’engager dans une démarche de sobriété numérique ? Est-ce que vous voulez rajouter quelque chose ? Florence.
Florence Maraninchi : En changeant un petit peu de casquette, en prenant ma casquette de professionnelle du numérique disons, je me sens une responsabilité de m’engager dans cette démarche, aussi bien dans le contenu des formations que dans ce qu’on fait en recherche.
Le problème de fond, pour reprendre l’image du donut de Kate Raworth [3], le donut c’est le beignet en forme de tore qui est utilisé comme image pour dire qu’il y a un plancher social et un plafond des limites planétaires et toutes les activités humaines doivent tenir dans l’espace entre les deux qui est évidemment limité. C’est une jolie image parce qu’on se rend bien compte que si on prend trop de place dans le donut, en gros on pousse d’autres activités dans les coins, qui ont moins de place.
S’engager dans une démarche de sobriété numérique, c’est réfléchir à la part de ressources que le numérique utilise déjà, surtout que c’est en croissance, aux impacts qu’il a déjà, et se demander, en fait, au détriment de quoi d’autre dans le donut ; qu’a-t-on poussé dans les coins pour faire de la place au numérique ?
Quand on entend, par exemple, que les GAFAM sont entièrement alimentés en énergie renouvelable, même si on les croit sur parole, la bonne question à se poser c’est : quels sont les autres usages condamnés à utiliser des énergies fossiles, typiquement, du fait de cette quasi-confiscation des ressources énergétiques renouvelables par le numérique ?
Donc s’engager dans une démarche de sobriété, en tant que professionnel du numérique, en fait c’est accepter de remettre en cause sa place dans le donut, globalement.
Françoise Berthoud : OK. Merci pour cette réponse riche. Du coup, pour toi Denis ?
Denis Trystram : Je vais rebondir là-dessus. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Plus près de nous, Bruno Latour [4] a pensé aussi cette question de Gaïa, des limites planétaires. On vit dans un espace qui est confiné et si on va un tout petit peu plus loin, on va requestionner la place de l’homme dans la nature, le contrôle de la nature, la nature au service de l’homme et arriver à, justement peut-être, avoir un autre rapport. L’homme est partie de la nature et c’est quelque chose qui me porte et c’est peut-être plus ça mon engagement.
Je vais revenir sur la première partie. Je pense aussi cette chose-là en tant que spécialiste du numérique. Quand on a mis les mains dans le cambouis, depuis 2018 j’adhère au groupe EcoInfo [5], ça fait quand même plusieurs années maintenant, j’y suis allé parce que je me suis rendu compte, dans mes recherches, que même si j’essayais de prendre en compte les limites planétaires, la nature et l’environnement, eh bien c’était loin de ce qu’on pouvait espérer et ce n’était pas vraiment efficace.
Je voudrais aussi rebondir sur quelque chose qu’on a peut-être dit, mais la redite c’est la base de la pédagogie : en fait, le numérique n’a rien de virtuel. C’est aussi quelque chose que je vois avec les étudiants et que je vois même avec les professionnels : parce que ce n’est pas connecté, on n’a vraiment pas l’impression de dépenser quoi que ce soit et on ne voit pas les métaux qu’il a fallu extraire, on ne voit pas tout ça. C’est donc ce regard de professionnel qui m’a fait changer complètement et, finalement, arriver au constat qu’il faut vraiment changer de point de vue si on veut changer les choses et arriver à avoir un comportement en cohérence avec la nature.
Et puis, tout dernier point, cet engagement, c’est-à-dire ce passage à l’action vers la médiation et autre, c’est aussi un remède à l’éco-anxiété, c’est très personnel. Mais voir tout autour de nous des gens qui commencent à être dans l’action, des gens avec qui on peut vraiment échanger de manière riche, c’est quelque chose qui est quand même très bon au niveau humain.
Françoise Berthoud : J’entends que vous êtes tous les deux dans une approche très systémique et que vous parlez aussi d’engagement de votre place de chercheur. Mais, selon vous, tout ce qui est fait aujourd’hui par rapport à la sobriété numérique, ou pas fait d’ailleurs, vous paraît-il nécessaire et suffisant d’ailleurs, pour résoudre les problèmes liés au numérique et à l’empreinte du numérique ? Denis, tu veux commencer.
Denis Trystram : Avec tout ce qu’on a dit, il me semble que c’est absolument nécessaire, c’est une question de survie, pour moi, et pour de pas léguer un monde trop « pourri », avec des guillemets, à nos enfants et aux générations futures parce qu’il y a des choses qui sont totalement irrémédiables. Même si toutes les limites planétaires dont parlait Florence ne sont pas dépassées, elles ne sont pas dépassées aujourd’hui, mais on sait qu’elles seront dépassées demain, de toute façon, même si on avait un comportement extrêmement vertueux dès maintenant. La génération des baby-boomers de ma génération, en particulier, a utilisé les ressources de manière un peu inconsciente. Maintenant nous sommes conscients de cela, il faut donc absolument réagir, c’est absolument nécessaire, il faut même aller encore plus loin dans cette prise en compte pour arriver jusqu’à renoncer à certains services numériques qui sont superflus.
Est-ce suffisant ? Eh bien non, clairement non. On voit bien qu’on est dépassé par des tas de projets, on nous demande de faire toujours plus de numérique, que le numérique c’est une grosse partie du PIB, que c’est lié à l’innovation et je pense que dans cet écosystème, on ne peut pas d’emblée dire « ça c’est bon pour la société et ça ce n’est pas bon. » Tout ce qu’on fait comme numérique va, de toute façon, resservir à tout. C’est vraiment un écosystème, c’est un tsunami avec un taux de croissance de l’IA qui est énorme, qui est de plus de 10 % par an, de l’IA générative en particulier, ce qui est un peu mon domaine.
On a donc vraiment des trajectoires qui sont très mauvaises au niveau des prévisions, mais je reste un peu optimiste, on doit quand même y aller, même si c’est une goutte d’eau, disons que les choses bougent sur le terrain. Ce n’est pas suffisant, mais on y va quand même. C’est peut-être un petit peu suicidaire, mais on y va.
Françoise Berthoud : Tu veux rebondir Florence ?
Florence Maraninchi : C’est évidemment nécessaire, on est d’accord, la trajectoire actuelle est complètement intenable et, avec l’accélération récente due aux IA génératives, on est sur des trajectoires complètement délirantes.
Face à ça, pour en revenir un petit peu au cœur du numérique, ce que tu disais au début, il y a des approches d’optimisation du numérique, mais, à chaque fois qu’on fait ça, on prend une petite claque d’effets rebond donc, à force, on pourrait vraiment se demander si ça sert encore à quelque chose d’optimiser.
À côté de ça, il y a aussi l’approche dite Green by IT, l’espoir que le numérique va tellement réduire les impacts d’autres choses que, d’une certaine manière, il sera libéré des contraintes pour lui-même, mais, depuis le temps qu’on attend ces effets, en fait l’écart se creuse, c’est ce que tu disais : le coût du numérique par rapport aux effets positifs attendus est complètement énorme.
C’est donc pour cela, à côté de ces deux approches-là, que ce que j’appelle sobriété numérique c’est ce qui reste, c’est-à-dire réfléchir vraiment à la diminution du numérique, typiquement, ce qui n’est pas du tout compris dans les approches Green IT et Green by IT.
C’est donc parfaitement nécessaire, c’est sûr. Après est-ce suffisant ?, sans doute pas. Mais, pour essayer de finir un petit peu sur une note optimiste : puisque le numérique a un effet d’accélération sur absolument tout le reste, sur tous les autres secteurs, je me dis que si on arrivait à diminuer le numérique ça pourrait peut-être faire ralentir l’ensemble, ça tombe bien parce que c’est cela qu’il nous faut. Il est vraiment urgent de ralentir.
Françoise Berthoud : Merci. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur le sujet, mais on arrive à la fin de cet épisode consacré à la sobriété numérique. Un immense merci à tous les deux pour votre participation à cette discussion.