Présentatrice : Cet épisode est le deuxième volet sur le sujet de la publicité sur Internet avec Marne et Nado de l’association La Quadrature du Net [1]. Je vous recommande d’écouter le premier, avant de vous lancer dans celui-ci, si ce n’est pas déjà fait.
Diverses voix off : Autre changement qui nous concerne tous : la publicité ciblée sera désormais mieux encadrée. Cela concerne les fameux cookies sur Internet.
Les cookies, vous en avez, j’en ai des centaines, des milliers, même sur mon ordinateur. Un cookie est un petit traceur que l’on reçoit quand on clique sur l’icône « Tout accepter » dans la fenêtre qui s’ouvre lorsqu’on arrive sur un site internet. À partir de là, les plateformes peuvent vous suivre pour vous proposer des contenus, des publicités qui correspondent à vos goûts. Certains peuvent trouver ça pratique, mais c’est aussi une atteinte à la vie privée.
Les pubs ciblées, c’est un sujet politique. On ne va pas assez loin quand on dit « si c’est gratuit, c’est vous le produit », c’est bien plus embêtant que ça.
Voix off : Publicité sur Internet. Pourquoi et comment la bloquer. Deuxième partie.
Marne : Face à tout ce qu’on a décrit sur l’émergence de la surveillance publicitaire menant à une collecte énorme de données, un texte européen a commencé à être discuté le RGPD [2], le Règlement général sur la protection des données. Je suis arrivée à La Quadrature en 2017, donc un an après le vote du RGPD et un an avant son entrée en application. Du coup, nous étions vraiment sur la question de la façon dont on allait utiliser ce règlement-là qui mettait en avant l’importance du consentement dans la collecte et l’usage des données personnelles : pour que nos données personnelles soient récupérées et utilisées, il faut avoir consenti. Le RGPD donnait donc une définition un peu plus claire du consentement qui est que ce consentement doit être libre, ne doit pas avoir été donné sous la menace d’être exposé à des conséquences négatives. Le fait de consentir ne pouvait pas être soit tu dis oui, soit tu n’accèdes pas au service.
Présentatrice : Ce RGPD a donc permis d’acter que la surveillance à des fins commerciales, via l’exploitation de nos données personnelles et la publicité ciblée, n’est pas autorisée, c’est illégal. Mais, depuis la mise en application de ce règlement, la solution qu’ont trouvé les entreprises pour pouvoir continuer de faire cette surveillance, c’est de demander notre accord à être soumis aux cookies via les bannières de consentement, ces fenêtres où on doit cocher une case entre « J’accepte », « Je n’accepte que les cookies nécessaires » ou « Je refuse tout ». Ce qu’on voit dans les faits, c’est qu’on est souvent obligé de cliquer sur « Accepter » pour pouvoir accéder au service. Et sur les réseaux sociaux, par exemple Facebook, en fait, on n’a pas d’autre choix que d’accepter ces cookies ou de quitter le réseau, alors que celui-ci est indispensable à beaucoup de personnes en termes de relations sociales, notamment professionnelles. Concrètement, on voit bien que ce consentement est demandé dans des conditions forcées, voire arraché.
Marne : Parmi les stratégies qui ont été mises en place par les entreprises qui voulaient conserver leur droit à utiliser légalement les données de leurs utilisateurs, il y a eu un truc assez intéressant dans la manière dont elles ont instrumentalisé les bannières de consentement pour en faire un outil qui nous rappelle un peu les popups intrusifs des débuts de la publicité qui est de dire : « Regardez, à cause du RGPD, vous devez en permanence valider, appuyer sur ce bouton », là où, en fait, elles pourraient très bien arrêter de faire de la surveillance publicitaire et ne pas avoir à mettre cette bannière, donc, dans la rhétorique, arriver à faire croire à l’utilisateur que ce qui est mis en place pour le protéger est, en fait, ce qui l’entrave.
Nado : Effectivement, les bannières de cookies sont vraiment un bon exemple de toute la résistance de l’industrie publicitaire, pour vraiment se dire « on va faire un tout petit peu mieux que les autres qui font des trucs plus horribles. Même si ce que tout le monde fait est illégal, tant qu’on n’est pas le pire élève, c’est le pire élève qu’on va venir chercher, donc, en attendant, on peut continuer. » Depuis 2010, on sait que cette logique des cookies publicitaires est problématique, avec le RGPD, elle devient lourdement sanctionnée. Malgré tout, c’est une industrie qui a tout fait pour continuer à pouvoir en tirer un profit, alors que ce qu’elle fait est illégal et c’est clair depuis des dizaines d’années.
Marne : À cette époque-là, je ne dirais pas que les GAFAM étaient connus pour la violation du droit des données personnelles, pas encore, ils étaient connus pour être vraiment les cinq acteurs principaux du marché du numérique. Quand on a réfléchi à la façon d’utiliser le Règlement général sur la protection des données pour essayer d’amorcer un changement dans cette dynamique de marchandisation d’Internet, on s’est demandé si on ne voulait pas attaquer Criteo [3] ou des plus petites entreprises, et on s’est dit, en fait, là, on a une espèce de monstre qui existe déjà dans la société. C’est vrai que ces cinq entreprises, même si c’est de manière différente, puisque, en effet, Alphabet et Meta, du coup, ont vraiment le centre de leur activité sur la publicité, on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire qui est de pointer du doigt ces entreprises comme faisant toutes de la surveillance publicitaire. À ce moment-là, on a lancé des plaintes collectives, parce que c’était aussi une nouveauté du RGPD qui donnait un pouvoir important à la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés, notamment un pouvoir de sanction, c’est-à-dire le pouvoir d’adresser des amendes à des entreprises qui ne respecteraient pas ce règlement. Du coup, on a vu là un levier assez intéressant qui nous a conduits à vouloir proposer ces plaintes collectives, qu’au final on a été plus de 12 000 à rejoindre. La sanction donnée par la CNIL pouvait atteindre 4 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise ciblée, donc, pour le coup, c’était un pouvoir de sanction qui pouvait changer la donne. C’est donc sur cette base-là qu’on a posé nos cinq plaintes, qui ont très rapidement conduit à une sanction de Google, puis, plus récemment, à une sanction d’Amazon de l’ordre de 750 millions d’euros.
Présentatrice : Et encore plus récemment, en octobre 2024, c’est au tour de Microsoft d’être condamnée à une amende de 310 millions d’euros suite à une plainte collective contre son service Linkedin [4].
Nado : Ces dernières années, ce pouvoir de sanction est utilisé, il y a des choses qui bougent. On est très loin d’être dans une situation parfaite à l’heure actuelle, mais il y avait une logique de coopération entre les différentes autorités de contrôle sur les données européennes, donc la CNIL et ses équivalents dans les autres pays. Un truc que La Quadrature a gagné, ce n’était pas une très belle victoire, mais c’était quand même une victoire, c’est qu’on a imposé à Google de mettre un siège social quelque part en Europe, parce que, avant, il n’en avait pas pour des logiques de dire « non, on n’a pas de siège social en Europe, donc, on ne respecte que le droit étasunien sur les questions de liberté d’expression, sur toutes ces questions. » C’est une façon, pour eux, de dire « on n’est pas en Europe. » Au titre du RGPD, cela voulait dire que n’importe quelle autorité de contrôle pouvait les poursuivre directement, celles de tous les pays, ce qui a fait que celle française a pu rapidement aller chercher une sanction pour Google qui, du coup, juste avant la sanction, a mis son siège social en Irlande avec ses entreprises copines, qui y étaient déjà pour des questions d’évasion fiscale. Microsoft, Apple et Facebook avaient déjà mis leur siège social en Irlande avec ce schéma-là, Amazon est au Luxembourg pour des questions bancaires et de secret des affaires. Du coup, Google a aussi mis son siège social en Irlande, ce qui rendait l’autorité irlandaise, ce qu’on appelle autorité chef de file, celle qui, à partir de là, est censée être l’autorité qui allait sanctionner ces entreprises. On ne connaît pas les intentions de l’autorité de contrôle irlandaise, en tout cas, factuellement, elle a particulièrement mis de la mauvaise volonté pour aller à la sanction de ces entreprises.
Pour la petite anecdote, qui n’a pas de lien avec la publicité numérique, la Commission européenne avait imposé à l’Irlande de récupérer plein d’argent chez Apple, au moins un milliard de revenus à Apple, et l’Irlande, dans le procès, disait « non, non, on ne veut pas lui prendre. » La CNIL irlandaise a fait un peu la même chose. Et là, il n’y a pas longtemps, l’année dernière, elle a été forcée, par le mécanisme de coopération des CNIL européennes, qui peuvent quand même imposer à une autorité de prendre une autre décision, de faire un peu une grosse amende contre Meta, la société mère de Facebook, mais ça a pris vraiment hyper-longtemps. C’est-à-dire que, par rapport au début de nos plaintes, Amazon a pu être sanctionnée plus rapidement par la CNIL luxembourgeoise, mais sans qu’on sache vraiment sur quoi s’appuie la sanction, parce que, en droit luxembourgeois, on n’a pas accès au contenu des sanctions. Il y a des trucs de secret des affaires qui ont empêché ça. Et la CNIL irlandaise, elle, a vraiment ralenti le processus de sanction de ces grandes entreprises étasuniennes.
Il y a quand même des choses qui commencent à se débloquer. On a quand même vu des évolutions par les grands acteurs du numérique, mais aussi par les petits, sur des questions de cookies. Il y a des rapports de force qui se jouent quotidiennement. Pour le coup, si on prend le RGPD tel qu’il a été adopté en 2016, c’est assez clair que le droit dit que toutes les pratiques de surveillance sur nos usages d’Internet et du Web, sans que les personnes aient dit « oui, j’ai vraiment envie que vous me suiviez de site en site, comme ça, pour savoir tout ce que vous voyez », sont illégales. Il y aurait des nuances à mettre, mais, globalement, le droit dit que c’est illégal.
On a donc un truc qui est officiellement adopté en 2016 et applicable en 2018, mais, jusqu’en 2018, personne n’en a rien à faire, trois mois avant, les gens commencent à s’en préoccuper et la première sanction contre Google de la CNIL, je ne sais plus si c’est 50 ou 100 millions, mais c’est vraiment léger, et en cloisonnant au maximum. Après, la CNIL fait 100 millions, fait 150, bref, elle augmente un peu, mais, globalement, on sent bien qu’il y a une résistance forte, même si le droit est très clair, à abolir toutes ces pratiques de surveillance, parce que, derrière, il y a des arguments capitalistes : si vous supprimez ces pratiques-là, on ne va plus gagner assez d’argent, donc, il y a des gens qui ne vont plus être nourris. Pour les autorités étatiques, taper fort sur des gros acteurs qui ont pourtant des pratiques illégales, comme c’est de la criminalité en col blanc, ce n’est pas très efficace.
Ces grandes entreprises ont quand même des services juridiques, des services d’ingénieurs, etc., assez conséquents, elles se débrouillent toujours pour retarder au maximum les changements, elles essayent toujours de faire semblant « OK, on va avoir une petite sanction sur un truc, on va faire semblant de respecter un petit peu mieux ». Après il faut aller les chercher sur autre chose, elles ont un peu modifié, donc toute une procédure dilatoire pour vraiment ralentir au maximum et faire pression au maximum pour essayer au mieux de s’adapter en disant « OK, peut-être que le texte nous sanctionne, mais tant qu’on arrive encore à en tirer de la valeur, on va pouvoir peut-être se réorienter vers d’autres projets, vers de la vente de téléphones, vers d’autres pratiques, même convaincre les gens que, quand même, il faudrait vraiment qu’ils acceptent volontairement d’être ciblés en ligne parce que c’est pour leur bien. » Il y a des revenus vraiment conséquents pour essayer de garder ce pouvoir-là et, à côté, quelques associations de défense des libertés qui se battent avec quelques centaines de milliers d’euros, qui ont un peu de mal à lutter contre les armées de juristes et d’ingénieurs de Google, Apple, Microsoft et tout ça.
Marne : En parallèle de l’apparition de la publicité, on a évoqué tout à l’heure les débuts de la publicité avec les popups et l’invasion de messages qui n’ont pas de rapport avec ce que l’utilisateur est en train de venir chercher comme information dans le paysage de l’écran. Du coup, une dynamique s’est développée qui a consisté à chercher des moyens pour retrouver l’information initiale en évacuant tous ces messages-là. C’est comme cela que sont apparus les bloqueurs de pubs et, progressivement, cette question s’est étendue pas seulement à bloquer la publicité, mais aussi à bloquer tout ce qui accompagne la publicité, donc, avec la publicité ciblée, tout cet ensemble de trackers et de méthodes pour récolter des informations. Donc, progressivement, les bloqueurs de pubs ont évolué pour intégrer aussi des méthodes pour protéger l’utilisateur de la collecte de ses données personnelles. Le problème de cette solution-là, c’est qu’elle se fait de manière très individuelle, c’est-à-dire que, déjà, il faut avoir conscience qu’il y a de la publicité, il faut avoir connaissance du fait qu’il est possible de la bloquer. C’est à partir de ce constat-là qu’avec Résistance à l’agression publicitaire [5] et d’autres associations on a essayé de faire campagne et de propager au maximum ce discours qu’il faudrait bloquer la publicité, notamment qu’il faut sensibiliser son entourage qui, potentiellement, n’a pas cette connaissance qu’il est possible de la bloquer, pour installer sur un maximum d’appareils des bloqueurs de publicité. Ça peut être sur le navigateur, en premier lieu, mais après, il est aussi possible de bloquer la publicité dans les applications de nos téléphones.
Du coup, on a construit cette campagne autour d’un site web [6] qu’on peut retrouver à l’adresse bloquelapub.net, où on explique. Déjà, il y a un argumentaire un petit peu détaillé de la raison pour laquelle c’est intéressant et important de bloquer les publicités et par quels moyens on peut le faire, avec des petits tutoriels et des méthodes pour bloquer la publicité.
Nado : Effectivement, on pourrait se dire qu’avec la campagne bloquelapub.net, on invite les gens à bloquer chez elles/eux, mais, en fait, ce blocage publicitaire, c’est une espèce de guerre, le terme n’est pas super, en même temps c’est vraiment ça, entre les ingénieurs qui vont forcer de la pub d’un côté et les personnes qui résistent à cette forme d’agression publicitaire en ligne, qui existe depuis longtemps et avec des rapports de force qui se jouent à différents moments. Pour l’instant, pour moi, c’est un terrain où on peut se dire que, quand même, sur la question du blocage publicitaire, on n’a pas encore perdu. En tout cas, des batailles ont été menées grâce à des gens vraiment extrêmement chouettes qui ont mis beaucoup d’énergie pour continuer à bloquer la publicité.
Après, on a eu quand même quelques traîtres à la cause qu’il faut évoquer. Une société qui, à la base, s’appelait Adblock Plus, qui a été un fleuron du blocage publicitaire, basée sur le don pendant longtemps et qui, à un moment, s’est complètement compromise et a négocié avec Google, Criteo et d’autres entreprises ce qu’ils appelaient Acceptable Ads, donc des publicités moins traçantes, avec pas trop de popups. Du coup, ils ont pu récupérer plein d’argent de l’industrie publicitaire. À partir de ce moment-là, bizarrement, ils se sont mis à moins bien défendre et à ne plus bloquer toutes les publicités par défaut, voire plus trop faire d’efforts pour bloquer toutes les publicités tout court.
Les changements d’usage, font qu’effectivement, sur les navigateurs, on a beaucoup de possibilités de configuration. Donc, les bloqueurs de publicité marchent bien, alors que sur des appareils plus empoisonnés, comme ceux d’Apple, où c’est moins facile d’agir, il peut effectivement y avoir des endroits où c’est plus difficile de bloquer la publicité. C’est donc quand même encore un combat qui n’est pas toujours gagné et là, par exemple, depuis octobre 2023, YouTube, donc Google, essaye d’avoir une pratique très agressive. Facebook avait déjà essayé à l’époque et pareil, l’ingéniosité vraiment sale de Facebook cachait des publicités au milieu de plein d’éléments de code alors que la majorité des situations impose de montrer quand quelque chose est financé par la publicité. Heureusement, la loi dit que quand c’est de la publicité, ça doit être présenté comme étant la publicité, mais Facebook mélangeait ça pour vraiment rendre très difficile de bloquer la publicité et, parfois, ils ont quand même réussi à faire que leurs publicités soient vues longtemps. YouTube a fait la même chose ces derniers mois, avec des pratiques très agressives de changement de la façon dont leurs publicités s’affichent, quels sont les mécanismes techniques.
De l’autre côté, l’extension qui est proposée, notamment dans bloquelapub.net, s’appelle uBlock Origin [7], un bloqueur de publicité toujours géré par une personne avec des idéaux de refus de l’imposition publicitaire et qui s’appuie aussi sur des possibilités de contribution. C’est une extension libre. D’autres personnes proposent des façons de l’améliorer. Elle s’appuie aussi sur un travail communautaire de longue haleine, parfois porté par des individus, d’autres fois par des groupes qui s’appellent les listes de blocage. Ce sont des gens qui se disent « là, je viens de voir une pub qui n’est pas bloquée par mon bloqueur de publicité à tel endroit, je vais comprendre comment elle s’affiche pour dire aux autres que je sais comment elle s’affiche et, du coup, on va la bloquer comme ça. » Toujours dans cette même logique, des gens ont développé le même mécanisme pour aller identifier des segments publicitaires au sein des vidéos, avec une extension qui s’appelle SponsorBlock [8]. Il y a donc plein de travail communautaire qui est fait pour identifier les segments publicitaires.
En ce moment, Google agit très fortement pour essayer d’avoir par l’usure les bloqueurs publicitaires en mettant vraiment beaucoup de ses forces d’ingénieurs pour essayer de contourner les blocages. Ils ont aussi un travail de long cours qui, malheureusement, risque d’être assez efficace, parce que Google est devenue majoritaire sur l’usage des navigateurs web. Énormément de personnes se sont mises à utiliser Chrome et, en réalité, au-delà des personnes qui utilisent directement Chrome, plein d’entreprises se sont appuyées sur le code qui est développé par Google dans le cadre de son navigateur Chrome et qui en fait, derrière, mettent juste des surcouches à leur navigateur donc, Microsoft Edge, c’est Chrome ; Safari, d’Apple, a des gros bouts de Chrome dedans ; Brave, c’est Chrome ; Vivaldi, c’est Chrome. Tout cela s’appuie sur le code de Google, donc Google est en train d’imposer, depuis deux ans, un nouveau standard sur les extensions qui peuvent être installées sur les navigateurs et, en gros, sur les modifications qu’ils imposent pour les futures applications. Il y a quelques petits enjeux de sécurité pour éviter que les extensions fassent trop de choses, mais en pratique, vraiment, les modifications, c’est que déjà, il y a un contrôle plus fort de Google qui peut dire « vous venez de mettre à jour cette application, je vais quand même bien la vérifier avant de la mettre dans le catalogue d’applications, même si vous y êtes depuis des années et que tout va bien. » Par exemple, quand ils font leurs petites modifications sur YouTube pour dire « on nous bloquait comme ça, on a donc changé le truc », derrière il faut que la personne qui distribue l’application refasse la modif, donc, après, Google, a tout le temps qu’il veut pour valider le fait que la modification ne correspond pas à une atteinte à la sécurité. Là, il y a vraiment un enjeu de monopole de Google sur les navigateurs, alors pas encore totalement un monopole, parce que subsiste encore un autre navigateur, développé par la Mozilla Foundation, qui s’appelle Firefox, qui a encore une base de développement qui est complètement différente de celle de Chrome et qui va continuer, alors qu’il est, malheureusement aussi, très dépendant des revenus de Google. En réalité, l’essentiel des budgets de la Mozilla Corporation, c’est un partenariat avec Google pour que Google soit mis par défaut sur leur navigateur, donc, vraiment, il n’y a rien qui va dans tout ça. Malgré tout, à l’heure actuelle, Firefox est vraiment la seule piste qu’on a pour se dire qu’on aura une base solide pour continuer de faire du blocage publicitaire qui ne convient pas à Google.
L’imposition du Manifest V3 [9] se fera à partir de juin 2024, sachant qu’il y a peut-être des navigateurs qui vont essayer de maintenir un peu les deux en attendant. À la logique de l’économie des gens qui développent des extensions, de l’énergie qu’ils peuvent avoir, les maintenir pour différents navigateurs web, ça peut être compliqué. C’est vraiment un travail de sape de long terme qu’a fait Google qui pourrait, finalement, arriver à faire que ce n’est pas certain que le blocage publicitaire continue si les individus n’y mettent pas du leur. La campagne bloquelapub.net c’est vraiment s’impliquer aussi dans ce rapport-là et dire « oui, Internet est devenu central dans nos pratiques et oui, il y a besoin d’avoir accès à des choses. » On peut refuser cette manipulation publicitaire avec le problème que des services diraient « on a besoin, pour vivre, de revenus », c’est tout à fait légitime, effectivement les journalistes ont légitimement besoin d’être payés pour du travail de fond, mais cet équilibre-là, de la publicité en ligne, au moins les blocages publicitaires permettaient de rééquilibrer un peu le jeu et on espère que ça va pouvoir continuer.
Marne : Ce danger de voir un acteur comme Google s’étendre, donc obtenir de plus en plus de pouvoirs à travers cette logique qui est d’avoir le navigateur et d’avoir le moteur de recherche et même d’arriver à imposer son moteur de recherche au principal navigateur qui est utilisé, nous permet de revenir aux questions des dangers de la centralisation. Si c’est important de faire exister un écosystème avec différentes solutions, c’est parce que ça permet de la pluralité dans les solutions qui existent et, surtout, de ne pas donner tous les pouvoirs à une même entreprise qui pour le coup, pour des intérêts économiques, peut même aller jusqu’à mettre dans son navigateur des freins pour empêcher les utilisateurs de bloquer les publicités là où ils ont visiblement une démarche volontaire pour le faire.
Dans ces logiques-là, essayer de faire en sorte d’empêcher la centralisation, c’est la question des protocoles, de leur ouverture et de la façon dont on fait pour pouvoir avoir différents acteurs qui participent à un même écosystème. Dans cette optique-là, La Quadrature du Net est venue proposer l’idée d’imposer aux grosses plateformes commerciales, y compris pour les réseaux sociaux, l’obligation de devenir interopérables.
Pour comprendre l’interopérabilité et pourquoi, en fait, ce serait tout à fait possible de communiquer entre deux services, donc se dire qu’on pourrait parler de Twitter à Mastodon, que ce serait techniquement possible, ce n’est pas mal de remonter au principe même du mail. Le mail, c’est exactement ça, c’est un protocole qui est le même quel que soit le fournisseur de mail qu’on a. En fait, on peut écrire d’un Gmail à un Outlook ou à quelque chose qui est auto-hébergé, justement parce qu’on a ces protocoles qui ont été déterminés il y a longtemps, qui sont les règles pour s’envoyer des messages.
L’idée qu’on propose via cette solution, imposer l’interopérabilité aux grosses plateformes, c’est justement de venir briser cet effet silo dont on a parlé tout à l’heure. Par exemple, si Facebook était contraint d’implémenter un protocole interopérable, on pourrait, depuis un autre réseau social, communiquer, donc, en fait, percer le silo, permettre aux gens de sortir du réseau social sans perdre leurs liens.
Ça garantirait aussi, en tout cas ça permettrait aussi l’émergence de nouvelles façons de faire du réseau social. On a parlé tout à l’heure de l’économie de l’attention, de la priorisation des contenus et même des fonctionnalités des réseaux sociaux, toutes les façons de construire des réseaux sociaux sont aujourd’hui orientées pour servir le modèle économique de l’acteur, donc les utilisateurs sont totalement dépossédés de leur manière de s’organiser et même les fonctionnalités ne sont pas celles dont auraient besoin ou dont auraient envie les utilisateurs, mais sont celles qui arrangent l’acteur dans son objectif commercial.
Du coup, en remontant comme ça à la base et en disant « non, ce silo n’a pas à être fermé », d’ailleurs, il faut savoir que ça n’a pas toujours été le cas. À ses débuts, Facebook fonctionnait sur sa messagerie avec un protocole qui s’appelle XMPP [10], qui est aussi un protocole interopérable, qui permettait de parler à des gens qui sont sur Facebook depuis l’extérieur. Au début, dans son objectif de rassembler un maximum de gens, pour Facebook c’était intéressant d’être ouvert et Facebook a refermé les vannes au moment où ce n’était plus intéressant et a donc enlevé la possibilité de communiquer via XMPP.
Nous essayons notamment de pousser par la loi. Nous allons donc voir des parlementaires en essayant de leur proposer d’inférer certaines lois, qui sont en lien avec la question de la régulation des plateformes, des amendements pour imposer l’interopérabilité.
Nano : Pour le coup, pour nous, l’interopérabilité, c’est vraiment un combat, il y en vraiment besoin pour que le monde fonctionne un peu mieux. Cela permettrait, à notre sens, de créer de meilleurs équilibres de pouvoir. C’est donc un combat important pour nous et qui va aussi avec d’autres idéaux qu’on a pu porter par le passé, les questions de logiciel libre, les questions de l’appropriation des usages numériques, pour pouvoir aussi choisir nos usages, c’est-à-dire essayer au maximum de garder un contrôle sur la technique. On a une informatisation constante de la société qui vient fréquemment avec des pertes de pouvoir pour les personnes. Ce sont vraiment des combats qu’on a au quotidien, se demander comment on limite cette prise de contrôle par les personnes qui maîtrisent les outils techniques, qui maîtrisent le code et qui maîtrisent la loi qu’imposent ces outils techniques. Ce sont vraiment des combats défensifs qu’on est obligé de faire quotidiennement, se battre contre ce qu’on appelle les algorithmes de contrôle, qu’ils soient utilisés par les administrations pour fliquer les plus précaires, qu’ils soient utilisés dans le cadre de la vidéosurveillance automatisée pour identifier des comportements qui dévient de la norme.
Un petit mot de la fin, une phrase qu’on a remise dans le cadre de la campagne bloquelapub.net. On a eu une super production graphique d’imagerie autour des questionnements contre la publicité. Il y en a un que j’affectionne particulièrement, qui est « La pub pollue nos rêves » [11]. Toute cette information commerciale ou de propagande politique qu’on nous impose, qu’on n’a pas souhaitée, vient modifier nos modes de pensée, vient nous empêcher de penser autrement et, on l’a vu tout le long de cette discussion, elle vient modifier nos perceptions du monde, nous en créer, forcer des comportements, forcer des positions sociales. Toutes les personnes qui dépendent malheureusement de l’industrie publicitaire pour vivre vont défendre un peu ce mode de vie-là, autour de ça, alors qu’on pourrait se dire que ça a vraiment peu d’intérêt social et que c’est peut-être quelque chose qu’on pourrait abandonner maintenant. Le point fort là-dedans, c’est au moins récupérer le maximum de liberté sur nos pensées, sur nos développements intellectuels. Ce serait chouette que, sur Internet comme ailleurs, on puisse bloquer la publicité tout le temps.
Présentatrice : Merci d’avoir suivi cet épisode jusqu’au bout en compagnie de Marne et Nado.
Un grand merci au groupe L’Étrangleuse pour l’utilisation de la musique de leur album Ambiance argile.
L’ensemble des sources citées et extraits d’émissions sont disponibles en description.
On se retrouve bientôt pour un épisode qui parlera de presse papier sans pub. D’ici là, portez-vous bien.