- Titre :
- Présentation de la table ronde - Enjeux politiques et juridiques du domaine public
- Intervenants :
- Marie Farge - Alexis Kauffmann - Véronique Boukali - Lionel Maurel
- Lieu :
- 1er festival du domaine public - ENS
- Date :
- Janvier 2015
- Durée :
- 11 min 32
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
Transcription
Marie Farge : Je suis ravie de vous accueillir à l’École Normale et en particulier d’accueillir le 1er Festival du domaine public. C’est une brillante idée qui a été lancée récemment, au mois de juillet, par Alexis Kauffmann, qui est ici, et Véronique Boukali, et je leur laisse la parole parce que ce sont eux les maîtres de cérémonie.
Alexis Kauffman : Merci beaucoup Marie. Merci à l’ENS de nous accueillir. Merci à toi pour toute ton énergie à monter, non seulement cet événement, mais aussi demain. Demain on reste à l’ENS pour un concert, cette fois-ci. Donc voilà, c’est le 1er festival du domaine public. Je ne vais pas être long, il y a une trentaine d’événements sur quinze jours, ça se poursuit jusqu’au 31. Je suis ravi que ça ait pu se monter et, avec Véronique, on est ravis de proposer un temps fort, un peu politique, juridique, d’actualité, autour de toutes ces questions parce que, souvent, on est au-delà de 1944 pour des questions, soixante-dix ans après la mort des auteurs, on est un peu dans le passé mais, en fait, toutes ces questions sont éminemment d’actualité. Parmi les événements, je vous raconte, très rapidement, une petite mésaventure qui nous est arrivée pile aujourd’hui. Il y en a un qui a été programmé, à la Gaîté Lyrique, vendredi prochain, et il y avait un ciné-concert d’un artiste, dont on va vous montrer vraiment quelques secondes de sa bande annonce, parce qu’en fait, on n’a absolument pas le droit, du tout. Je vous expliquerez très rapidement pourquoi.
Projection de la bande annonce du ciné-concert Fantômas V2.0
Avec le son, oui. Donc voilà Fantômas. C’est titré Fantômas, ça c’est une première erreur. Et donc ici, nous sommes avec un remontage d’un film de Louis Feuillade. On est en 1913, première adaptation du feuilleton célèbre, Fantômas, qui lui, est paru en 1911. Et cet artiste, donc remonte, recolorise ; il y a eu cinq films, en fait, il les a remontés à sa sauce, il les colorise, il met des caches, il met de la musique et de la musique contemporaine par-dessus. C’est un spectacle qui a déjà été produit, qui a été présenté en province, dans des festivals. Et nous, quand on a pris connaissance de son travail, on s’est dit que ce serait tout à fait intéressant de le présenter dans le cadre du festival. Surtout que, très rapidement, on a vu Louis Feuillade, mort en 1925, il ne devrait pas y avoir de problème, donc allons-y. On va peut-être arrêter parce que, du coup, comme c’est filmé et qu’on n’a pas le droit, on se méfie maintenant ! Or, mail reçu hier avec accusé de réception, de l’ayant droit de Louis Feuillade, donc du réalisateur, qui nous dit : « Je prends connaissance à l’instant de votre événement — et qui nous dit — oui d’accord, c’est bien gentil l’entrée dans le domaine public, mais attention ça n’est que la fin des droits patrimoniaux, le droit moral, dont je suis, justement, le garant, l’héritier, etc., lui est imprescriptible, intemporel et j’estime que c’est un chef-d’œuvre, Fantômas est un chef-d’œuvre qui se suffit à lui-même ». Il a dû dire ça comme ça, et surtout, qu’il ne souhaite pas de remontage, pas de remixage. Nous, en plus, on avait présenté, on avait dit « voulant faire honneur, enfin c’est l’occasion de recréer sur la création passée, etc. »
Donc il s’est formellement opposé et, au passage, ils nous a rappelé qu’il y avait aussi atteinte au droit patrimonial, au droit d’auteur, puisque le film Fantômas se basait donc sur le feuilleton. Le feuilleton a deux auteurs dont un des auteurs, Marcel Allain, lui a vécu, tant mieux pour lui, a vécu longtemps, il est mort en 1969. Et donc il se retrouve, scénariste du film, puisque le film est une adaptation du roman et, au final, nous, on pensait que le film, de Louis Feuillade, Fantômas était dans le domaine public et, en fait, il ne l’est pas. Et donc, du coup, aujourd’hui, on a reçu non pas une lettre des ayants droit pour atteinte au droit moral, mais cette fois-ci on a reçu une lettre de la SACD, des ayants doit de Marcel Allain, donc de l’auteur, pour contrefaçon, atteinte aux droits patrimoniaux. On n’a pas demandé l’autorisation. C’est vrai, on n’a pas payé de droits. Et puis alors, cerise sur la gâteau, lettre aussi de la SARL Fantômas, du gérant de la Fantômas SARL, qui, non seulement gère les droits, mais aussi la marque Fantômas. Et donc, comme vous voyez, ça a été présenté comme Fantômas justement par l’artiste, là aussi, et on nous demande évidemment de tout arrêter parce qu’on n’a pas respecté.
Véronique Boukali : Non ! De nous mettre à jour avec eux et de payer le nécessaire.
Alexis Kauffman : Enfin, toujours est-il que vu les délais ! Nous, on a argué, on est naïfs, parce qu’on est naïfs sur cette série, et puis on n’est pas des juristes – les juristes et les spécialistes sont ici présents ce soir – on commencé « on est un petit festival, géré par une association à but non lucratif. L’événement est gratuit, il y a deux cents inscrits, on est à J-2, peut-être qu’exceptionnellement, voilà, vous ne pouvez pas faire ? » « Non non rien du tout ». Donc voilà ! On est en faute, on n’aurait pas dû. Le festival du domaine public, on aurait dû présenter une œuvre du domaine public, ça n’est pas le cas ! Ceci étant dit, on voit aussi que sur cette question de droit moral, les ayants droit ont une capacité de nuisance avec ce droit moral, en sacralisant l’œuvre et en souhaitant qu’on ne puisse absolument plus rien en faire, qu’elle soit figée et qu’on ne puisse pas remixer, alors qu’on est vraiment, justement avec les outils numériques, on a cette possibilité de faire, notamment la jeune génération adore faire ça, mais voilà, là on est bloqué [1].
Toujours est-il que l’événement est annulé. Il va falloir qu’on mette tous les sites à jour. À la place on risque, pour ceux que ça intéresse, pour ceux qui comptaient venir, à la place on va présenter le documentaire sur la vie de Aaron Swartz. Je ne sais pas si vous voyez, donc ce jeune militant de l’Internet qui s’est suicidé à l’âge de vingt-trois ans, qui est sous Creative Commons. On a le droit de le présenter et ce sera l’occasion d’évoquer tout cela. Voilà. Merci d’être là, merci aux intervenants et je passe la parole à Lionel Maurel.
Applaudissements
Lionel Maurel : Bonsoir. Je suis très honoré de faire l’ouverture de cette soirée de débats. Je m’appelle Lionel Maurel, je suis cocréateur d’un collectif qui s’appelle Savoirscom1, sur les biens communs de la connaissance, et membre du conseil d’administration de La Quadrature du Net, une association de défense des libertés dans l’environnement numérique. Ce soir on va parler des enjeux politiques et juridiques du domaine public, et je crois que la péripétie qui vient de nous être racontée constitue à elle-seule, déjà, une bonne entrée en matière pour comprendre toutes les tensions qui peuvent exister autour de ce concept de domaine public et de difficultés qu’on peut avoir à l’identifier, à le connaître et à le faire vivre.
Il faut voir que le domaine public ça a longtemps été un enjeu qui était très présent dans le débat public. Quand le droit d’auteur est né, à la Révolution française, à l’Assemblée nationale, cette notion était très présente dans les débats. On a créé le domaine public en même qu’on a créé le droit d’auteur, et on en a beaucoup parlé à la Révolution comme un facteur d’équilibre dans le régime du droit d’auteur. Le domaine public était très présent au 19è siècle. À la fin du 19è siècle, quelqu’un comme Victor Hugo en a beaucoup parlé, de manière parfois ambiguë et contradictoire, mais la notion était là, il y a des gens qui la défendaient. On en a parlé aussi en 1936, au moment du Front populaire. Jean Zay voulait réformer le droit d’auteur et, un des points forts de sa réforme, c’était de donner un rôle beaucoup plus important au domaine public. Et puis, ensuite, le domaine public a connu une longue éclipse, après la guerre, quand, notamment, le concept de propriété intellectuelle s’est imposé. Et pendant très longtemps on n’en a plus parlé et la seule chose qu’on a constatée c’était un allongement de la durée des droits d’auteur, qui a provoqué une érosion lente et un peu inéluctable de la notion de domaine public.
Et puis finalement, avec le numérique, le domaine public est revenu sur la scène. Il est revenu par plusieurs biais. Il est revenu, par exemple, par le biais de l’Union européenne. La Commission européenne s’est intéressée, notamment, à la numérisation du patrimoine, et dans les travaux de la Commission, le domaine public était présent. Il est revenu, même au niveau de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, qui a des travaux, en ce moment, sur le domaine public. Et il a fini par revenir aussi en France, où, depuis quelques années, on en parle davantage. Par exemple, le domaine public était un des points, une des propositions, la reconnaissance du domaine public était un des points qui figurait dans le rapport Lescure qui a été rendu il y a deux ans maintenant, sur l’évolution du droit d’auteur. Et, pour continuer dans l’actualité, cette semaine, la commission numérique de l’Assemblée a mis en place une ombre de priorités législatives et, parmi ses points, il y a la réforme du droit et la reconnaissance positive d’un domaine public informationnel.
Donc en en parle. Le domaine public est un sujet qui fait l’objet d’un débat et, pour prolonger la réflexion, nous avons ce soir quatre intervenants que je vais vous présenter. Nous avons d’abord Séverine Dusollier, qui est juriste et professeur de droit à Science-Po Paris. Vous avez écrit, beaucoup écrit, sur la question du domaine public. Vous êtes l’auteur d’un rapport, aussi, à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur la question et vous avez publié cette semaine un texte très intéressant sur un régime positif du domaine public, dont vous allez nous présenter les contours.
Nous avons aussi Isabelle Attard [2], qui est au bout de la table, députée du Calvados, Nouvelle Donne. Vous êtes l’auteur d’une proposition de loi, déposée en décembre 2013, pour reconnaître, consacrer et étendre le domaine public. Et vous faites partie des députés qui, plusieurs fois, à l’Assemblée nationale ont pris la parole pour parler du domaine public dans les débats législatifs. Vous expliquerez, au niveau national, quels sont un peu les enjeux et ce qui se passe autour du domaine public.
Nous avons ensuite Gaëlle Krikorian [3]. Vous êtes conseillère au Parlement européen et vous suivez, depuis de nombreuses années, les questions de propriété intellectuelle, que ce soit dans le champ des brevets autour de la santé ou dans le champ du droit d’auteur, et vous nous parlerez des enjeux au niveau européen et aussi internationaux, parce qu’il y a traités internationaux, en ce moment, qui soulèvent également cette question.
Et enfin nous avons Danièle Bourcier [4]. Vous êtes directrice de recherche au CNRS. Vous œuvrez aussi au sein, depuis de nombreuses années, de Creative Commons France, et vous nous parlerez des instruments que Creative Commons France a développés, pour favoriser ce qu’on appelle un domaine public volontaire, c’est-à-dire la possibilité pour les artistes de verser directement leurs créations dans le domaine public. Voilà. Donc chaque intervenant a une vingtaine de minutes pour parler. Ensuite nous aurons un débat entre nous et avec la salle.
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