Meta et X instrumentalisent-ils la liberté d’expression à des fins économiques ? Entendez-vous l’éco ?

Le revirement spectaculaire de Meta quant à la régulation des réseaux sociaux, pour s’aligner avec la position réactionnaire d’Elon Musk, montre un changement de paradigme majeur dans la gouvernance des réseaux sociaux : quelles conséquences peut avoir ce revirement dans l’économie de l’information ?

Aliette Hovine : C’est une annonce qui a fait grand bruit. Mark Zuckerberg, le patron et fondateur de Meta, l’entreprise qui détient, entre autres, Facebook, Instagram et WhatsApp, soit 134,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires, a annoncé la suspension de son programme de vérification d’informations mardi dernier, une décision éminemment politique, mais qui interroge en creux la puissance économique que les géants américains du numérique ont fini par acquérir année après année. Les grandes plateformes numériques, qui jouent un rôle politique de facto, via la diffusion de l’information, sont-elles désormais au-dessus des lois et des pressions financières, au point d’imposer les leurs ? Ou faut-il voir, au contraire, dans cette volonté affichée de se placer dans le sens du vent politique depuis l’élection de Donald Trump, une forme de vulnérabilité face au pouvoir des règles et des contraintes législatives qui entendent réguler ces plateformes ? Comment utilisateurs et, de fait, annonceurs vont-ils se positionner dans un univers informationnel de plus en plus incertain, voire toxique ? Et existe-t-il un modèle économique capable de faire émerger des acteurs alternatifs du numérique ? Sanctions, régulation, lutte contre la concentration, négociations : les armes économiques sont-elles des outils au service d’une certaine idée de la démocratie ?
Trois invités sont avec nous aujourd’hui autour de cette table ronde d’actualité d’Entendez-vous l’éco ? : Anne Bellon, Valérie Peugeot et Nikos Smyrnaios. Bonjour et bienvenue à tous les trois.

Anne Bellon : Bonjour.

Valérie Peugeot : Bonjour.

Nikos Smyrnaios : Bonjour.

Aliette Hovine : Avant de commencer cette émission, un mot rapide, mais essentiel, pour vous remercier, vous toutes et vous tous, auditrices et auditeurs d’Entendez-vous l’éco ?. Les traditionnels résultats de médiamétrie sont tombés hier et vous êtes de plus en plus nombreux à nous écouter chaque jour, on parle d’une belle poussée du côté de la direction. Au-delà des chiffres, c’est votre présence derrière vos postes ou vos écouteurs, mais aussi vos messages d’encouragement, de suggestions, on va dire de pistes d’amélioration, de réflexions, qui comptent énormément pour nous. Et nous, c’est ici une formidable équipe que je tiens à remercier très vivement : Bruno Baradat à la programmation, et puis, par ordre d’arrivée dans l’équipe, Diane de Vannsay, Anouk Milliot et Tina Lung, qui préparent chaque jour ces émissions, et enfin, évidemment, Françoise Le Floch, notre réalisatrice hors pair. Merci à elle et merci à vous de nous faire confiance et d’être au rendez-vous d’Entendez-vous l’éco ? et le rendez-vous, aujourd’hui, est pris avec Mark Zuckerberg qui, on le disait, mardi dernier, a pris tout le monde de court.

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Je veux vous parler de quelque chose d’important aujourd’hui, car il est temps de revenir à nos racines autour de la liberté d’expression sur Facebook et Instagram. J’ai commencé à créer des réseaux sociaux pour permettre aux gens de s’exprimer. Il y a cinq ans, j’ai prononcé un discours à Georgetown University sur l’importance de protéger la liberté d’expression et j’en suis toujours convaincu aujourd’hui, mais beaucoup de choses se sont passées ces dernières années. Un vaste débat s’est engagé sur les préjudices potentiels des contenus en ligne. Les gouvernements et les médias traditionnels ont fait pression pour censurer de plus en plus. Une grande partie de ces efforts sont politiques, mais il y a aussi beaucoup de choses mauvaises en ligne comme la drogue, le terrorisme, l’exploitation des enfants, etc. Ce sont des choses que nous prenons très au sérieux et je veux m’assurer que nous les traiterons de manière responsable. Nous avons donc mis en place un grand nombre de systèmes complexes pour modérer les contenus. Mais le problème, avec les systèmes complexes, est qu’ils font des erreurs. Même s’ils ne censurent accidentellement que 1 % des contenus, cela correspond à des millions d’utilisateurs. Nous sommes arrivés à un point où il y a trop d’erreurs et trop de censure.
Les récentes élections ont également donné l’impression d’un point de bascule culturel vers une nouvelle priorité accordée à la liberté d’expression. Nous allons donc revenir à nos racines et nous concentrer sur la réduction des erreurs, la simplification de nos politiques et la restauration de la liberté d’expression sur nos plateformes. Plus précisément, voici ce que nous allons faire.
D’abord, nous allons nous débarrasser des vérificateurs de faits pour les remplacer par des notes communautaires, comme sur le réseau X, en commençant par les États-Unis, car les vérificateurs de faits ont été trop biaisés politiquement et ont détruit plus de confiance qu’ils n’en ont créé, particulièrement aux États-Unis.
Deuxièmement, nous allons simplifier nos politiques de contenu et nous débarrasser de toute une série de restrictions sur des sujets tels que l’immigration et le genre, qui sont tout simplement déconnectés du discours dominant. Ce qui a commencé comme un mouvement visant à être plus inclusif a de plus en plus été utilisé pour étouffer les opinions et exclure les personnes ayant des idées différentes. C’est allé trop loin.

Aliette Hovine : Anne Bellon, vous êtes maîtresse de conférence à l’Université de Technologie de Compiègne, vous êtes une grande spécialiste des politiques numériques et de la régulation d’Internet. Le programme de vérification des informations, dont Mark Zuckerberg a acté mardi dernier la suspension, existait depuis la fin de l’année 2016. On va dire que, jusqu’à maintenant, c’était essentiellement sous la forme de partenariats avec différents médias tout autour de la planète. Que faut-il voir dans ce retournement de situation ? Est-ce que c’est un simple positionnement politique et très personnel de la part de Zuckerberg, qui est relativement dans l’air du temps, évidemment, depuis l’élection de Donald Trump ? Ou bien une décision qui relève de la stratégie financière ?

Anne Bellon : Je pense que c’est surtout un positionnement opportuniste. On voit que les géants de la tech ont bien acté la victoire de Donald Trump, un candidat qu’ils n’avaient pas forcément soutenu et avec lequel, notamment Zuckerberg ou Bezos ont entretenu des relations assez difficiles depuis de nombreuses années. Et là, ils voient à travers cette élection, et la nomination d’Elon Musk, la possibilité d’influencer sur les régulations à venir et en cours. On y reviendra puisque Facebook, comme Amazon, sont sous le coup d’une vaste enquête du gouvernement américain pour pratiques anticoncurrentielles.

Aliette Hovine : On voit donc qu’il y a une conjoncture qui pèse aussi un certain poids dans cette décision.
Nikos Smyrnaios, vous êtes professeur en sciences sociales à l’Université de Toulouse. Vous êtes, je le précise, avec nous à distance. Alors en quoi, justement, assurer une forme d’adhésion aux grands chevaux de bataille idéologique de Trump en termes de liberté de l’opinion et, de fait, de l’information, relève aussi d’une dimension économique selon vous ?

Nikos Smyrnaios : Je pense qu’il y a deux points qui sont importants dans ce qu’on a entendu.
D’abord, je suis quand même impressionné par l’alignement discursif de Zuckerberg sur les discours réactionnaires, anti-woke, trumpistes, puisqu’il reprend quasiment mot par mot ce genre d’idée.
Et puis un renversement total de la situation telle qu’elle s’était fixée dans les années 2016/2017 comme vous avez rappelé. Il faut rappeler comment ce système de fact-checking a été mis en place au départ. C’était suite à l’élection de 2016, la première élection de Trump, et l’ingérence russe dans cette élection et le scandale Cambridge Analytica [1], c’était donc le backlash, on va dire la réaction à ces situations-là qui étaient quand même assez graves. Jusqu’à ce moment-là, il y avait, effectivement, très peu de modération des contenus sur les plateformes et, finalement, un libre court à tout un tas de manipulations et tout un tas discours toxiques et problématiques. C’est vrai qu’il y a une grosse pression des audiences au Congrès, etc., notamment de Mark Zuckerberg qui l’ont obligé à prendre des mesures. Ces mesures sont tout à fait discutables, en tout cas, c’était une réaction à de réelles problématiques.
Maintenant, je suis d’accord avec Anne Bellon, c’est un discours opportuniste puisque, effectivement, je ne crois pas que Mark Zuckerberg ait changé d’idéologie du jour au lendemain, en quelques jours. Je vous rappelle qu’il est quand même le fondateur d’une fondation qui s’appelle FWD.us [2] dont le but est de défendre les droits des migrants. C’est quelqu’un qui avait quand même un discours très fort sur les migrants, les sans-papiers, etc., et là, il s’aligne avec quelqu’un, Trump, dont le programme politique c’est de faire la plus grande expulsion de l’histoire. C’est donc par opportunisme, effectivement, c’est pour défendre ses intérêts économiques et c’est quelque chose de très dangereux.

Aliette Hovine : On va comprendre et chercher à analyser en quoi consiste cet opportunisme et quels sont aussi les récents événements qui poussent, peut-être, ces grands géants de la tech et, à plus forte raison, ces patrons des GAFAM, à « se rallier à la cause de Trump », entre plein de guillemets.
Valérie Peugeot, quant à vous, vous êtes chercheuse en sociologie du numérique, vous êtes professeure affiliée à Sciences Po et ancienne commissaire à la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Quelle a été votre réaction face à ce retournement ? Dans quelle mesure est-il réellement inattendu ?

Valérie Peugeot : Je rejoins complètement ce qui a été dit. J’ai envie de dire que c’est presque du cynisme au-delà de l’opportunisme. Ce qui m’a marqué dans les propos, c’est cette manière extraordinaire qu’il a de jouer avec les mots, de les retourner. Il n’est pas le seul à le faire, notamment quand il parle des racines, revenir à ses racines, comme s’il y avait une espèce de paradis perdu de l’Internet où tout le monde s’entendrait bien et où tout irait bien. Il fait aussi référence, indirectement, aux utopies fondatrices de l’Internet, mais qui, en réalité, n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’est aujourd’hui le monde numérique. Dans les utopies fondatrices de l’Internet, c’était un monde où, effectivement, la liberté d’expression était centrale, mais un monde ouvert, distribué, avec une forme de répartition du pouvoir. Or, aujourd’hui, on convoque la liberté d’expression dans un monde où, au contraire, on est dans une asymétrie de pouvoirs, dans une concentration de pouvoirs autour de quelques grands acteurs économiques. Donc, parler de liberté d’expression dans un monde d’asymétrie de pouvoirs, ça n’a pas de sens. Il faut pouvoir renouer la liberté d’expression avec de la diversité, de la pluralité.
Ce qui est aussi intéressant, quand on fait aussi un petit peu d’histoire, c’est qu’on s’aperçoit qu’à échéances très régulières, des acteurs conservateurs, pour dire un mot faible, en tout cas très conservateurs, reconvoquent la liberté d’expression pour tirer la couverture à eux. Je pense à ce qui s’est passé à la fin des années 70/80, au moment où les pays du Sud revendiquaient un droit à communiquer comme étant un droit fondamental, ça a été toute la discussion autour du rapport McBride [3] qui avait été porté par l’Unesco, où les États-Unis ont eu peur de perdre leur monopole dans la narration du monde et se sont retirés de l’Unesco au nom de la liberté d’expression.
Je pense aussi au moment du SMSI, du Sommet mondial de la société de l’information en 2003/2005, au cours duquel on a vu aussi les acteurs reconvoquer le Free Flow of Information Act et la liberté d’expression pour éviter une évolution de la gouvernance d’Internet qui aurait, là aussi, mis les États-Unis face à une gouvernance partagée plutôt qu’à une gouvernance qu’ils dominent.
Je pense qu’il est important de comprendre comment ce terme « liberté d’expression » est manipulé en permanence avec des visées économico-politiques derrière.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, vous souhaitiez réagir. C’est vrai que cette notion de liberté d’information dépend aussi de qui est au pouvoir. En l’occurrence, on le sait, Donald Trump a été élu, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Facebook, mais aussi Twitter en son temps, avant qu’il devienne X, n’avaient pas hésité à censurer certains propos.

Nikos Smyrnaios : Oui, je voulais compléter ce que disait Valérie Peugeot, à très juste titre ; on a des retours historiques qui sont intéressants pour mettre en perspective. Je pensais aussi à la fameuse doctrine. La fameuse doctrine, c’était une réglementation de FFC, la Federal Communications Commission qui a duré plusieurs décennies, depuis presque les années 30 jusqu’au début des années 80, et qui consistait à dire que, quand sur une chaîne de télévision ou de radio on a un point de vue un peu polémique qui s’exprime, les chaînes et les radios, puisqu’elles étaient licenciées par l’État, devaient proposer un point de vue opposé pour avoir un équilibre. C’était donc un petit un peu comme les réglementations de l’Arcom aujourd’hui sur la représentativité politique, l’équilibre de la représentativité politique. Quand Reagan est arrivé au pouvoir, en 1981, il a évoqué exactement la même problématique, la liberté d’expression des entreprises, c’est-à-dire qu’on a fait une équivalence entre la liberté d’expression des individus et la liberté d’expression des entreprises pour dire que, en fait, à partir de ce moment-là, il n’y avait plus lieu d’avoir ce type d’équilibre sur les plateaux et que n’importe quelle chaîne de radio ou de télévision pouvait avoir un discours très militant, très polémique, sans le point de vue opposé, c’était donc une déréglementation. C’est cela qu’on trouve à l’origine de l’émergence des radios réactionnaires, notamment de Limbaugh [4], qui était un animateur à succès dans les années 80, très à droite, et c’est le modèle qui a été repris par Fox News par la suite et c’est aussi le modèle qui se trouve à l’origine de CNews en France aujourd’hui.
On voit que cet argument de la liberté d’expression a souvent été instrumentalisé par la droite, justement pour pouvoir exprimer ce type de discours et aussi pour pouvoir permettre encore plus de concentration, puisque ça a été aussi le résultat de la déréglementation des années 80.

Aliette Hovine : Valérie Peugeot, c’est vrai qu’on peut faire une petite parenthèse ici et dire que ce qui nous intéresse dans cette émission, parce que c’est en lien avec l’actualité, c’est la façon dont l’information est reprise, diffusée sur ces grandes plateformes que sont, entre autres, Facebook et X désormais, mais qu’en fait, ça participe d’un paysage médiatique beaucoup plus vaste. La manipulation de cette information-là, notamment au nom de la liberté d’expression, n’est pas que le fait de ces grandes plateformes numériques, il faut quand même le préciser.

Valérie Peugeot : Oui. Tout à fait. Je crois qu’on a on a tendance à mettre la focale sur les médias sociaux, mais en réalité, aujourd’hui, ce sont à la fois les médias traditionnels et les médias sociaux qui ont basculé avec une très forte imbrication.
Je rebondis sur ce qui vient d’être dit à propos de Fox News. Un travail formidable a été fait en sciences sociales computationnelles par Yochai Benkler [5], où il montre, dans un ouvrage passionnant [Network Propaganda : Manipulation, Disinformation and Radicalization in American Politics, en anglais], comment, en réalité, c’est la bascule de Fox News qui a été le début du succès de Trump et des MAGA [Make America Great Again]. On parlera des solutions tout à l’heure, mais je pense qu’il va falloir penser d’un seul tenant à la fois régulation des médias sociaux et nouvelle régulation des médias. Je pense que les deux sont aujourd’hui indissociables, il faut arrêter de les traiter en silos.

Aliette Hovine : Les deux sont indissociables et, Valérie Peugeot, c’est aussi parce que les deux reposent sur une forme de modèle économique basé sur une forme de polarisation de cette information et de son traitement. Il y a un lien très fort.

Valérie Peugeot : Tout à fait. Je voulais rajouter une toute petite chose par rapport à ce qui a été dit à propos de la liberté d’expression des entreprises. Le paradoxe c’est que les entreprises en question, qui donc revendiquent une dérégulation au nom de la liberté d’expression, ne l’appliquent pas en interne. On voit bien que ce sont les entreprises les plus combatives contre les syndicats, qui font tout pour qu’il n’y ait pas de forces syndicales, qui, quand une caricaturiste, au Washington Post, se permet un dessin qui embarque Bezos dans son regard critique, elle est obligée de démissionner parce qu’elle se fait censurer, que le débat interne est mis sous le boisseau, parce que les salariés de toutes ces entreprises, s’ils sont en désaccord avec les nouvelles positions de leurs patrons, ne peuvent pas l’exprimer parce que le marché du travail est ce qu’il est et qu’ils savent qu’ils se feront blacklister dans toute la Silicon Valley, etc. C’est donc une liberté d’expression que l’on ne s’applique pas à soi-même. Il est bon de le rappeler quand même.

Aliette Hovine : Il faut effectivement nuancer cette notion. Anne Bellon, vous souhaitiez réagir.

Anne Bellon : Oui, Il y aurait beaucoup de choses sur lesquelles réagir et je partage tout à fait les commentaires des autres intervenants.
Peut-être, justement sur cette liberté d’expression, il faut savoir que la gouvernance des grandes entreprises du Net est une des gouvernances d’entreprise qui est la plus concentrée, une gouvernance que, d’ailleurs, les régulations en cours aux États-Unis ont essayé de casser. Et ce qui est en jeu, en ce moment, ce sont, par exemple, les clauses de non-concurrence qui s’imposent aux salariés, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas, en quittant Facebook, aller chez un éventuel concurrent. C’est une décision sur laquelle pourrait revenir le nouveau chef de l’autorité de régulation de la concurrence, il l’a mentionné dans l’un de ses premiers discours, ce qui montre aussi comment des ralliements opportunistes, voire cyniques, de ces géants de la tech pourrait aussi avoir des traductions très concrètes en termes d’évolution des régulations aux États-Unis.

Aliette Hovine : Est-ce que ce nouveau chef, comme vous le disiez, de l’autorité de la concurrence, est un personnage politisé aux États-Unis ? Est-ce que ça fait partie aussi de cet écosystème ?

Anne Bellon : Oui, tout à fait. Il s’appelle Andrew Ferguson [6], il ne débarque pas comme ça à la FTC [Federal Trade Commission], il était déjà commissaire à la FTC et d’ailleurs, à ce poste, il a eu une position qui n’est pas totalement opposée à ce que faisait l’ancienne commissaire principale, Lina Khan [7], qui est vraiment un personnage très intéressant. Elle est revenue, en fait, sur ce qui est la doctrine originelle de l’antitrust aux États-Unis. Quand le Congrès américain s’inquiète de la puissance de Rockfeller, quand on regarde les documents, ce n’est pas tant parce que c’est une immense entreprise, c’est parce que l’immensité de cette entreprise pourrait avoir des conséquences politiques et sociétales. Et elle, elle reprend ces arguments originels en disant : « Il y a un problème de la bigness de ces entreprises, qui, en fait, est structurel. On va pas juste s’en sortir en définissant des marchés qui soient seulement concurrents ou pas, c’est aussi parce qu’il y a des conséquences sociétales très importantes. » Ce faisant, je pense qu’elle a vraiment étiré le droit de la concurrence américain à son maximum, ce qui était vraiment un revirement par rapport à ce qu’avaient fait les précédentes commissions, justement pour le mettre au service d’objectifs politiques et sociaux, ce sur quoi pourrait d’ailleurs revenir son successeur, Andrew Ferguson.

Aliette Hovine : Anne Bellon, on a beaucoup parlé du contexte, du cadre à la fois législatif et puis, de façon générale, entrepreneurial aussi, des États-Unis. Pour revenir sur cette décision, sur cette annonce de Mark Zuckerberg et, peut-être, pour bien le préciser, on est d’accord que cette annonce-là ne concerne que les États-Unis, pour le moment, et pas les pays de l’Union européenne, pas l’Europe.

Anne Bellon : Il dit « pour le moment » et par ailleurs, dans son discours, il fustige totalement les régulations européennes en cours. Il les mentionne très directement et il a commencé à avoir des échanges là-dessus, à ce propos, avec et les régulateurs dans les pays membres et auprès de la Commission en disant que la manière dont Facebook modère l’information aujourd’hui pourrait évoluer notamment vers ces notes de la communauté sur lesquelles on pourra revenir pour comprendre un peu mieux comment ça se passe. Donc, non. D’ailleurs, je pense que dans ce contexte, un élément très important, c’est la pression régulatoire qui pèse sur ces GAFAM en Europe mais pas seulement, dans plusieurs autres régions du monde. Et, à ce propos, il y a aussi une position très opportuniste, c’est-à-dire est-ce que le gouvernement actuel peut prendre des positions pour empêcher ou user de son influence politique pour aussi faire évoluer des régulations régionales en Amérique du Sud, en Europe et dans plein d’autres pays du globe ?

Aliette Hovine : Vous avez mentionné cette idée de notes de la communauté. Il faut bien comprendre les conséquences de cette annonce de Mark Zuckerberg. En fait, Mark Zuckerberg place ses pas un peu dans ceux d’Elon Musk qui appliquait déjà cette « méthode », entre guillemets, sur Twitter devenu X. L’idée, c’est que les utilisateurs, toutes celles et ceux qui sont présents sur le réseau social en question, peuvent se saisir d’un post, d’une publication, d’un contenu pour, ensuite, fact-checker finalement eux-mêmes, en postant en dessous de ce contenu d’autres sources qui viennent soit invalider, soit confirmer ce qui vient d’être posté.
Vous l’avez dit, Valérie Peugeot, il y a, dans ce discours de Zuckerberg, une idée de retour aux sources d’Internet. Je vais me faire l’avocat du diable : est-ce qu’on ne pourrait pas, finalement, se réjouir que le pouvoir soit redonné aux individus ? Et finalement, c’est ainsi, c’est par la collaboration que fonctionnent des grands sites comme Wikipédia.

Valérie Peugeot : Là aussi, il y a un retournement des termes qui est assez formidable, assez malin de sa part, assez puissant, mais très hypocrite. En réalité, cette communauté n’a pas de pouvoir, c’est-à-dire que ce n’est pas elle qui va coconstruire les règles de la régulation, il n’y a pas d’élaboration collective, comme dans Wikipédia, de ce que vont être ses règles de fact-checking. En réalité, il s’agit simplement d’une instrumentation de ce qu’on appelle le crowdsourcing, l’intelligence des foules : on fait travailler les foules pour se donner une apparence de régulation et on continue de marcher dans les pas de ce paradigme de l’autorégulation qui est celui que tous ces acteurs défendent en permanence, c’est-à-dire qu’ils passent leur temps à dire « ce n’est pas la peine, acteurs politiques, de nous réguler, on le fait nous-mêmes. Regardez comme nous sommes responsables. » Ce sont les nouveaux habits de l’autorégulation : on va utiliser les foules pour se blanchir, en quelque sorte.

Aliette Hovine : Sauf que, vous l’avez dit, on fait travailler, on utilise les foules, il y a une notion de production de la valeur aussi, quelque part, Anne Bellon, et c’est une forme de retournement, mais aussi un retour aux sources, au modèle économique même de ces plateformes qui utilisent le travail d’autrui pour se nourrir perpétuellement.

Anne Bellon : C’est ça. Un modèle d’extraction du travail de la foule.
Ceci dit, à mon avis, il ne faudrait pas se focaliser sur ces Community Notes. Il y a quelques études, on en est vraiment au début, pour n’en citer qu’une parce que je l’ai trouvée très intéressant, celle de Thomas Renault, qui est maître de conférences à l’Université Paris 1, qui a fait une étude très poussée sur l’impact des Community Notes [8], qui montre que, en effet, elles ralentissent un petit peu la circulation des fausses informations. Le problème, c’est que la modération, d’ailleurs pour reprendre les mots galvaudés de Mark Zuckerberg, c’est un système très complexe, c’est l’interpénétration de plein de choses, de plein d’acteurs qui doivent apprendre à coopérer. Là, on a des patrons de la tech qui montrent que ce sont eux qui vont définir ce qu’ils entendent par liberté d’expression, et ça nous mène aussi au problème de la régulation. C’est-à-dire qu’en Europe, il y a une obligation, pour les grandes plateformes, de démontrer qu’elles font suffisamment pour combattre des risques systémiques, parmi eux, la diffusion des fausses informations. Or, un des problèmes de cette régulation, c’est qu’elle ne fixe aucune obligation de moyens, je ne dis pas que c’est forcément ce qu’il faudrait faire, mais ça permet à Mark Zuckerberg de dire, et c’est d’ailleurs ce qu’il s’est empressé de faire, « ne vous inquiétez pas, j’aurai les mêmes niveaux de performance en termes de lutte contre la diffusion des fausses informations avec ces nouvelles méthodes. » Et là, ça pose plein de questions de puissance publique : le problème, c’est qu’on confie à ces grandes plateformes le soin de s’auto-auditer elles-mêmes et de déterminer les critères mêmes d’une fausse information. Je rentre un petit peu dans les solutions et le cadre réglementaire qui est assez complexe tel qu’il est, mais je pense que c’est aussi ça une des problématiques qui est révélée avec les prises de position de Mark Zuckerberg, c’est à quel point ils se sont logés à plein d’endroits de la régulation publique pour, on va dire, empêcher et aussi pour imposer leur propre définition de la liberté d’expression et de la manière dont on la fait respecter sur leurs grandes plateformes.

Aliette Hovine : Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Je voudrais juste rebondir d’un mot sur ce point-là. Aujourd’hui Zuckerberg s’insurge contre ces régulations, ces réglementations en l’occurrence, mais il a effectué, lui et ses comparses, un lobbying absolument intense, d’une intensité incroyable à Bruxelles, pendant toute la phase de négociation de ces règlements européens. Et, effectivement, ce que disait Anne Bellon, ce système très imparfait, dont on a accouché, est déjà le fruit de leur influence. Il faut comprendre : aujourd’hui ils jouent les pleureuses, mais, en réalité, ils ont déjà pesé, ils ont déjà gagné en partie dans le compromis dont ont accouché ces négociations bruxelloises.

Aliette Hovine : On va rentrer dans le détail sur la façon dont l’Union européenne a tenté de se prémunir de ce risque-là et soit anticiper soit réagir, on va dire, à cette forme de risque.
Nikos Smyrnaios, si je retourne à des considérations bassement matérielles, on va dire, ce recours au travail des individus, à ces fameuses notes de la communauté, puis de cesser toute forme de partenariat avec des médias plus traditionnels, en tout cas formés pour faire de la vérification d’informations, dans quelle mesure est-ce là une façon de faire des économies, tout simplement ? Est-ce qu’on sait combien coûte ce fact-checking qui était réalisé habituellement sur les grandes plateformes ?

Nikos Smyrnaios : Il faut rappeler à nos auditeurs que le modèle économique de ces entreprises est effectivement fondé sur le travail des internautes. En fait, ce qui fait l’attrait de ces plateformes, c’est l’activité quotidienne des gens qui les utilisent, des contenus qu’ils postent, des échanges. En fait, toute la vie sociale qui se déroule en ligne est exploitée économiquement par ces plateformes. C’est donc un peu dans la poursuite de cela.
Il s’agit, effectivement aussi, de baisser les coûts de l’entreprise, puisque tous les fact-checkers dont on parlait tout à l’heure, mais aussi les modérateurs, sont effectivement rémunérés par Facebook, ce qui pose aussi un problème du modèle économique des médias, sur lequel je pourrai peut-être revenir plus tard.
Depuis des années, nous sommes un certain nombre à dénoncer les failles du système de modération qui découlent justement des économies que ces entreprises veulent faire. Par exemple, un des problèmes c’est au niveau de la sous-traitance. Ces modérateurs travaillent pour des entreprises de sous-traitance, souvent dans les pays du Sud, avec des salaires de misère, sans soutien psychologique. On fait souvent appel à de l’intelligence artificielle, mais ça ne suffit pas pour résoudre un certain nombre de problèmes de modération complexe. Donc déjà les systèmes qui étaient en place étaient très problématiques.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, juste une petite précision, vous parlez bien des modérateurs, à ne pas confondre peut-être avec les médias qui ont conclu ces partenariats avec les grandes plateformes. Là, on parle d’acteurs tout à fait institués. En France, typiquement, c’est l’AFP, France 24 et 20 Minutes, des gens reconnus, on va dire. Les deux acteurs ne sont pas à confondre.

Nikos Smyrnaios : Les modérateurs aussi sont des professionnels. Les modérateurs sont les personnes qui vont décider, in fine, si un contenu enfreint les règles d’utilisation de la plateforme. Ce sont donc des gens qui sont des salariés, qui ont un métier, le métier de modérateur, mais qui l’exercent dans des conditions exécrables, en raison, justement, du fait des économies que ces entreprises veulent faire. On sait aujourd’hui que Facebook emploie à peu près 40 000 modérateurs dont une grande partie à l’extérieur des États-Unis, dans des pays du Sud, aux Philippines, en Inde, etc., dans des conditions déplorables. Nous sommes un certain nombre à dénoncer cela, parce que ces économies-là, finalement, ont un coût en termes de qualité du débat public. C’est le premier point.
Le deuxième point que je voulais évoquer, quand vous avez parlé tout à l’heure de Community Notes, c’est le fait que ces notes de communauté, ce processus participatif, on va dire, de modération, est sujet aussi à des manipulations. On a entendu tout à l’heure l’exemple de Wikipédia, qui est effectivement un très bon exemple d’une organisation à but non lucratif qui fonctionne plutôt bien sur le modèle collaboratif, mais qui fait aussi l’objet de campagnes de manipulation très régulièrement, justement avec des gens qui essaient d’exploiter cette faille participative pour modifier des contenus, modifier des pages Wikipédia à leur intérêt. On peut donc imaginer que les notes communautaires peuvent aussi être manipulées dans ce sens.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, je me permets de vous interroger. Je rappelle que vous êtes à distance. Je vois que Valérie Peugeot voulait réagir à ce que ce qui vient d’être dit. Je vous redonnerai la parole.

Valérie Peugeot : Je voulais réagir sur le point Wikipédia. Justement, la grande différence avec Wikipédia, c’est que Wikipédia n’appartient à personne, que Wikipédia est gérée par une communauté qui passe son temps à débattre de sa gouvernance, de ses règles, qui les remet en question en permanence, il y a une forme de démocratie interne. Et ce n’est pas un hasard si, en ce moment, Elon Musk s’attaque à Wikipédia avec une violence inouïe, parce que, en fait, Wikipédia représente très exactement tout ce dont il ne veut pas. C’est un modèle qui échappe au capitalisme informationnel à la mode GAFAM, c’est un modèle où il y a de la démocratie alors qu’il ne veut pas de démocratie, etc. Je trouve que l’attaque de Musk est très symbolique de ce qui se passe en ce moment, ce qui m’amène aussi à poser une question. On a un doute dans le cas de Zuckerberg, mais, dans le cas de Musk, on voit bien que derrière ses ambitions économiques, il y a aussi un vrai projet de société et des ambitions très politiques. Je pense que ça serait bien d’expliquer comment les deux interagissent, si je peux reprendre la parole tout à l’heure pour l’évoquer.

Aliette Hovine : On le fera, notamment pour évoquer les ingérences de plus en plus nombreuses d’Elon Musk en Europe.
Anne Bellon, vous souhaitez également réagir.

Anne Bellon : Il y a plein de choses à dire sur ce sujet. Moi, c’était plus sûr sur la partie de stratégie économique. Pourquoi Musk passe-t-il au Community Notes ? Il passe au Community Notes parce que son entreprise est en grande difficulté financière, il veut faire des économies, il dégraisse totalement ses équipes de modérateurs et, notamment, il va supprimer son équipe Trust & Safety , l’équipe qui s’occupe de la modération.
Toutes ces entreprises ont le même discours. Elles disent qu’une manière de faire moins cher, c’est de recourir à l’IA. Ça nous conduit aussi à quelque chose qui est au cœur de leur modèle économique qui est la collecte de données.
Et la deuxième chose, c’est : on va s’appuyer sur la communauté. Or, ça a des effets terribles. Je le vois dans d’autres pays sur lesquels j’ai travaillé, l’Irak et l’Égypte. En 2022, Facebook licencie 10 000 personnes dans le monde, notamment des modérateurs, et ça s’est traduit directement par la fin de financement de programmes de fact-checking dans ces pays. Quand je parle de liberté d’expression et de fausses informations, je parle de personnes, notamment de femmes, qui peuvent se faire tuer derrière, c’est-à-dire qu’on met leur adresse sur les réseaux sociaux et on voit, en fait, des partisans aller les agresser. Là, je pense que ça nous donne aussi une idée du cynisme et de ce qu’il y a derrière, des enjeux de protection de la liberté d’expression.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, on vient de l’évoquer avec Anne Bellon, la plateforme X semble être en mauvaise posture financière. C’est vrai que depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, la plateforme n’est plus cotée en bourse et, selon Bloomberg, les revenus auraient chuté de 5 milliards à 3,4 milliards de dollars, les pertes seraient d’environ 500 millions de dollars au premier semestre 2023 malgré une grosse vague de licenciements qui avait beaucoup fait parler d’elle à l’époque et le lancement d’un abonnement payant. Aujourd’hui, est-ce que X va vraiment extrêmement mal et est-ce que cela explique, en partie aussi, cette stratégie d’Elon Musk ?

Nikos Smyrnaios : X va très mal. Il faut rappeler, quand même, que Twitter n’a jamais été rentable. Il me semble qu’il y a eu une seule année, la dernière année avant le rachat, où ils étaient arrivés à un certain équilibre, mais, depuis le rachat par Musk, c’est effectivement une catastrophe économique. On a à la fois le départ de nombreux utilisateurs et une nouvelle vague encore récemment, au moment des dernières déclarations de Musk, une vague très importante de départs. Il y a aussi les départs des annonceurs, il y a donc une baisse des revenus.
Vu que l’entreprise n’est plus cotée en bourse, X n’est pas obligé de publier des chiffres sur son nombre d’utilisateurs, on n’a donc pas des chiffres exacts, mais tous les indicateurs sont au rouge.
Après, je pense que Twitter, X aujourd’hui, a une fonction d’outil politique plus que d’entreprise économique.

Aliette Hovine : Elon Musk ne cherchait pas forcément la rentabilité en rachetant Twitter.

Nikos Smyrnaios : Tout à fait. On peut faire un parallèle avec les milliardaires qui s’achètent des chaînes qui ne sont pas rentables non plus et qui les utilisent pour avancer leur agenda politique.

Aliette Hovine : Et là, Valérie Peugeot, on retombe sur cette question de l’influence.

Valérie Peugeot : C’est exactement le point que je voulais soulever. Je pense que Musk est carrément au-delà de ça. Ce n’est absolument pas son problème. D’abord, il a d’autres sources de revenus, rappelons-le, il est à présent dans l’espace, dans les voitures, dans différents secteurs.

Aliette Hovine : Des sources de revenus qui lui viennent de contrats avec le gouvernement américain, qui coûtent très cher aux contribuables américains, il faut le noter.

Valérie Peugeot : Sa problématique n’est absolument pas financière. Donc très clairement, depuis le début, tout ce qu’il a fait avec X, anciennement Twitter, montre qu’il est passé au stade suivant. Il a une ambition politique très claire. Il a trouvé, aujourd’hui, une marionnette à la tête du gouvernement américain, il l’a faite réélire. Lui-même ne pouvant pas prétendre à être président, il a trouvé le meilleur moyen de gouverner le monde, puisqu’il fait partie de ces personnalités qui ont une hubris tellement démesurée que rien ne les arrête.
Je pense qu’il faut, pour le coup, sortir du débat économique à propos d’X et se pencher sur une lecture politique de ce qui s’y passe, ce qui n’est pas forcément le cas pour Meta. Je pense que c’est beaucoup plus compliqué. Il ne faut pas rabattre le cas X sur le cas Meta. Zuckerberg a aussi une hubris assez importante, mais en tout cas aujourd’hui, dans ce qu’il a pu manifester, il n’a pas les mêmes prétentions politiques que Musk.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, vous souhaitiez également rebondir et on vous a interrompu.

Nikos Smyrnaios : C’était juste pour aborder la question des médias, dont on n’a pas beaucoup parlé. En fait, les annonces de Zuckerberg ont un double coût pour les médias, qui sont déjà en très mauvaise posture. Aux États-Unis, l’industrie médiatique a connu énormément de licenciements, il y a des fermetures de médias, il y a des déserts informationnels énormes en termes d’information locale, des trous énormes de couverture sur le territoire des États-Unis. Les journalistes américains souffrent, les journalistes à l’échelle du monde souffrent et ils souffrent du point de vue économique mais aussi du point de vue symbolique. Et là, les annonces de Zuckerberg ont un double coût.
D’abord, il répand le discours de Trump qui attaque, en fait, les journalistes professionnels, donc, du point de vue symbolique, c’est quand même quelque chose de très important de dire que les journalistes, finalement, ne servent à rien puisqu’on peut faire leur travail à leur place avec des communautés, etc.
Et puis, il faut savoir que ces plateformes, notamment Meta, sont responsables aussi de la dégradation économique des médias depuis maintenant une vingtaine d’années, puisqu’elles leur ont pris les marchés publicitaires, elles leur ont pris une grosse partie des revenus. Il faut savoir que Meta et Google, Meta et Alphabet, sont les deux plus gros financeurs de médias au monde à travers différents moyens, à travers la rémunération des droits voisins, en France notamment, à travers des contrats de fact-checking et d’autres types de financement que les plateformes reversent, etc. Là, il s’agit de mettre encore un clou dans le cercueil, si vous voulez, en retirant encore une source de financement, et on sait que toutes ces entreprises, ces médias qui font du fact-checking, comptent sur cette source de revenus pour survivre. On va donc aussi se retrouver avec des centaines de journalistes sans travail, avec des médias qui vont fermer à cause du refus de rémunérer les journalistes professionnels.

Aliette Hovine : Il faut bien préciser, pour donner une idée aussi du paysage dont on parle ici, que ce sont dix organisations ou médias qui vont voir ce partenariat potentiellement s’arrêter du jour au lendemain aux États-Unis. Il y a, par exemple, la branche américaine de l’AFP, de Reuters, du quotidien USA TODAY, mais aussi des instances qui ne font que ça, qui ne font que de la vérification d’informations, qui sont des structures plus petites, donc plus fragiles financièrement. Check Your Fact [9] disait notamment qu’il y avait davantage péril en la demeure.
Anne Bellon, cela peut être une reconfiguration très importante aussi pour ce paysage médiatique plus traditionnel.

Anne Bellon : Oui, bien sûr, d’ailleurs, notamment tout le réseau international des fact-checkers a exprimé ses vives inquiétudes à ce propos, puisqu’il y a une vraie dépendance économique de ces organisations aux plateformes, dépendance qui est sûrement problématique. Je pense que si on parle aussi des possibles solutions, il y avait, de toute façon, quelque chose d’un peu complexe à faire dépendre ces missions de service public, parce qu’on parle quand même de qualité de l’espace public et de l’information, du portefeuille de ces grandes entreprises privées qui, pour certaines, ont en plus des visées politiques de plus en plus manifestes.

Aliette Hovine : De fait, ces partenariats, si on s’en souvient bien, avaient eu du mal à se mettre en place, ça avait donné lieu à des discussions assez houleuses à l’époque.
Un autre point qu’on a abordé et qu’il faut maintenant analyser à fond, parce que c’est un peu là aussi le nerf de la guerre, c’est celui des conséquences potentielles et, potentiellement, la fuite de ces fameux annonceurs qu’on évoquait. On pourrait se dire, on pourrait imaginer assez aisément que voir une marque, en tout cas un encart publicitaire à côté de propos haineux, injurieux, voire qui tomberaient sous le coup de la loi, ça n’attire pas forcément les marques, mais, Valérie Peugeot, est-ce pour autant le cas ? On a bien compris qu’il fallait différencier X de Facebook. Y a-t-il un risque réel de voir les annonceurs fuir Facebook selon vous ?

Valérie Peugeot : C’est difficile de se projeter à la place des annonceurs. J’avoue que je suis mal placée. Ce qui m’intéresse plus que la disparition éventuelle des annonceurs, leur retrait, ce sont les conséquences pour nous en tant que citoyens.

Aliette Hovine : Justement, en tant que citoyens, est-ce que le boycott pourrait avoir une influence, par exemple, en faisant fuir les annonceurs puisqu’il n’y aurait plus d’utilisateurs ?

Valérie Peugeot : Il y a toute une sociologie du boycott, notamment du boycott par les consommateurs. On voit bien qu’en l’espèce il ne fonctionne pas, on pourra revenir là-dessus.
Est-ce que, demain, on aurait un appauvrissement de ces plateformes parce que les annonceurs fuiraient ? Je ne crois pas que ce soit l’espoir à entretenir, en tout cas, je ne m’appuierai pas sur cette hypothèse pour penser que ça va amener une sorte d’assainissement naturel du paysage parce que les annonceurs fuiraient et reviendraient vers des médias traditionnels ou s’intéresseraient à d’autres types d’espaces.

Aliette Hovine : D’autant peut-être aussi, Valérie Peugeot, qu’on peut rappeler qu’en juillet 2020 des associations antiracistes avaient, pour le coup, appelé au boycott de Facebook qui avait, à l’époque, refusé de retirer un post de Donald Trump à la suite de la mort de Georges Floyd et près de 1000 entreprises avaient quand même suivi le mouvement, dont Coca-Cola, Starbucks, Unilever.
Anne Bellon, est-ce que les temps ont changé ? Avec la validation par les urnes du candidat Trump, le risque de voir les utilisateurs et les marques fuir est-il beaucoup moins grand aujourd’hui ?

Anne Bellon : Tous les chercheurs et chercheuses qui travaillent sur ces questions de la mobilisation des annonceurs et des entreprises liées, disent qu’il y a tout un marché, pour utiliser un anglicisme, de la brand safety, c’est-à-dire qu’ils s’assurent de la sûreté de votre marque, justement qu’elle ne soit pas associée à du contenu qui vous serait préjudiciable. En fait, il y a eu de nombreuses mobilisations de citoyens, d’acteurs économiques. Elle revient toujours à la même question, c’est-à-dire le pouvoir structurel, on dit de gate keeping, on va dire de porte d’entrée indépassable qu’ont acquise aujourd’hui les plateformes, qui fait qu’on est dans des situations d’asymétrie profonde de pouvoir. En fait, c’est aussi un peu compliqué de renvoyer à la responsabilité de ces annonceurs ou de ces citoyens, encore plus, je pense, dans des univers qui sont de plus en plus contraints et de plus en plus fermés. Des alternatives existent, on en parlera, il y a Mastodon [10], Matrix/Element [11] qui ont connu des afflux massifs après les déclarations les plus polémiques des uns et des autres, mais qui posent aussi des problèmes, justement parce qu’elles fonctionnent souvent sur des communautés qui sont limitées et faire ce travail de modération, le confier uniquement à la communauté, c’est aussi complexe, ça pose des questions de passage à l’échelle, etc. Je pense qu’il faut éviter de rentrer dans cette sur-responsabilisation et des annonceurs, parce que eux-mêmes sont souvent dans des relations de dépendance à l’égard des plateformes et, encore plus, des citoyens.

Aliette Hovine : Exactement, on parle d’une forme de capture, finalement aussi, des annonceurs. On parle aussi d’un too big to boycott. Finalement, il n’y a pas tellement d’autres alternatives, vous le disiez à l’instant.
Nikos Smyrnaios, sur cette question des effets potentiels économiques aussi d’une pareille rupture annoncée par Zuckerberg et des conséquences vis-à-vis des annonceurs.

Nikos Smyrnaios : Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit. Je voulais juste compléter par le fait que, aujourd’hui, la publicité en ligne, en fait, c’est un triopole. Vous avez trois entreprises – Alphabet, Meta et Amazon – qui détiennent trois quarts de ce marché. Il me semble que Meta représente à peu près 20 % du marché publicitaire mondial et ce n’est pas que Facebook, c’est Instagram, c’est WhatsApp, c’est Messenger, etc., ce sont plein de services qui sont indispensables aux entreprises. Ça me paraît donc très compliqué de faire un boycott de Meta dans cette situation-là, ça veut dire, en gros, qu’on ne fait plus de publicité sur Internet.
D’autre part, une entreprise qui prendrait le risque de faire un boycott sur une question politique de ce type, alors qu’à la tête du gouvernement américain se trouve Donald Trump, s’exposerait aussi à des conséquences, à des représailles politiques. Ça me paraît donc très compliqué.
Le troisième facteur qui a été mentionné aussi, c’est que, finalement, ce type de discours et ces idées réactionnaires sont aujourd’hui populaires. Je ne suis pas sûr que la majorité des consommateurs ou la majorité des utilisateurs de plateformes suivraient un tel mouvement, malheureusement.

Aliette Hovine : Valérie Peugeot, vous vouliez aller réagir et Anne Bellon hoche de la tête, c’est une réaction en plateau.

Valérie Peugeot : Je voulais d’abord revenir sur cette histoire de responsabilisation des entreprises ou, encore plus, des consommateurs/citoyens. En fait, il y a un discours permanent à effectivement charger, à responsabiliser les clients, utilisateurs, consommateurs, de la régulation finalement. L’exemple typique : on parle des problématiques pour les enfants sur les médias sociaux, en expliquant qu’ils sont victimes de harcèlement ou qu’ils consomment trop, qu’ils passent trop de temps devant les écrans, etc., et on dit qu’il va falloir apprendre aux enfants, c’est le rôle de l’école, c’est le rôle des parents, etc. Bien sûr qu’il faut expliquer tout ça aux enfants et aux parents, mais c’est une manière de dépolitiser le sujet, c’est une manière de cacher le cœur de la problématique. Et le cœur de la problématique, c’est quoi ? Ce sont des médias qui non seulement sont dominants, mais qui ont construit tout leur modèle économique et l’extraction de la valeur, dont on parlait tout à l’heure, sur des algorithmes qui poussent les enfants ou nous, les adultes, dans des espaces clos dans lesquels nous sommes enfermés. La question n’est donc pas tant de responsabiliser les utilisateurs, adultes ou enfants, mais de re-politiser la technologie. En sociologie, on parle de dispositifs sociotechniques pour bien montrer que, en réalité, la technologie interagit en permanence avec non seulement nos usages, mais aussi les conceptions des fabricants, des développeurs, etc., qui sont embarquées dans la technologie, et de leurs marketeurs, en l’occurrence les GAFAM qui ont une certaine vision du monde qui est inscrite dans la technologie.
Il faut vraiment re-politiser le débat. Certes, je comprends qu’ici on prenne l’angle économique, mais sur ce sujet-là, cet angle économique ne peut pas être dissocié d’un angle éminemment politique.

Aliette Hovine : Anne Bellon a aussi quelque chose à ce sujet, je lui laisse la parole.

Anne Bellon : Je rejoins tout à fait ce que dit Valérie. Re-politiser la technologie, mais aussi re-politiser ces questions de pouvoir, de marché, et re-politiser ne veut pas dire prendre des positions partisanes. Je pense que c’est vraiment montrer à quel point notre capacité à contrôler des entrées et des sorties sur des marchés, même pour faire le lien avec votre sujet économique, est politique, d’ailleurs, elle est sous-tendue par un certain nombre de décisions politiques. Il y a des travaux vraiment passionnants de juristes américaines, ce sont deux femmes, Katharina Pistor et Julie Cohen [Between">Truth and Power : The Legal Constructions of Informational Capitalism. By Julie E. Cohen], qui montrent très bien à quel point les fondements du droit économique américain ont aussi favorisé l’expansion de ces grandes plateformes. Ce qui m’intéressait dans l’approche de Lina Khan, c’était de dire qu’en tant que régulateur économique, on a un rôle politique. C’est cette position qu’elle défend souvent, que je trouve à la fois très juste et très intéressante pour aborder, peut-être, les solutions auxquelles on va venir à présent.

Aliette Hovine : Justement, les solutions, on va en parler. Anne Bellon nous a spoilé la suite, mais il faut quand même se poser la question de savoir qui va mener ce combat politique, on l’a dit, de cette captation qui est aussi économique, surtout dans le contexte où ces acteurs, devenus extrêmement importants, ont réussi, grâce à leur concentration, à verrouiller le système.

[Pause musicale]

Aliette Hovine : Vous êtes bien à l’écoute de France Culture. Entendez-vous l’éco ? se demande aujourd’hui ce que les revirements politiques et le traitement de l’information par les GAFAM nous disent de leur stratégie économique, une émission programmée et préparée par Bruno Baradat, réalisée par Françoise Le Floch et mise en ondes aujourd’hui par Anthony Thomasson.
Nous sommes toujours en compagnie de Valérie Peugeot, Nikos Smyrnaios et Anne Bellon.
L’Europe pourra-t-elle résister, offre-t-elle un exemple, finalement, des armes à disposition ? C’est ce que semblait croire Thierry Breton en juin 2023, au micro de France Inter.

Thierry Breton, voix off : Bien sûr, ils se sont tous engagés fermement, parce qu’ils ont tous envie de continuer à offrir des services sur ce qui est quand même le premier marché numérique du monde libre. On est une fois et demie plus important que le marché américain, je le rappelle souvent parce que les gens l’oublient, y compris, du reste, aux États-Unis. Donc, personne ne peut être dans une situation où il n’aurait pas accès.
Maintenant, cette régulation est stricte, elle est rigoureuse. Je rappelle que si elle n’est pas appliquée, ce sont des sanctions financières très importantes et si ça ne suffit pas, c’est une interdiction temporaire ou définitive d’opérer sur le territoire européen.
Qu’est-ce qui a changé dans la relation sur les GAFA américaines, notamment, par rapport à l’Europe ? C’est que, désormais, l’Europe est respectée en tant que telle, parce qu’il y a deux éléments importants : un, on a une régulation qui est équilibrée. C’est important, parce que quand on vient chez nous, en Europe, désormais, on sait ce qu’on peut faire, on sait ce qu’on ne peut pas faire. C’est important pour les entreprises, elles ont beaucoup lutté pour éviter cela parce que ce sont évidemment des contraintes supplémentaires : 1000 personnes qui travaillent à plein temps chez Meta, donc sous la direction de Mark Zuckerberg lui-même, connaissaient parfaitement le sujet. J’ai été très impressionné de voir qu’elles connaissaient tous les articles de la loi et qu’elles étaient là pour les faire respecter. On verra bien derrière.

Aliette Hovine : Le 7 janvier, le groupe Meta a envoyé à la Direction générale des réseaux de communication du contenu et des technologies, la DG Connect de la Commission européenne, deux analyses de risque, respectivement pour Facebook et Instagram, sur les changements qui concernaient la modération des contenus haineux qui peut affecter l’Union européenne, et puis sur l’arrêt de ce fameux programme de fact-checking qui est notre sujet du jour, aujourd’hui dans Entendez-vous l’éco ?. On l’a compris, ça concerne essentiellement les États-Unis, ce n’est pas pour tout de suite en Europe, puisque ces études de risque ont démontré que les deux grandes plateformes – Meta/Facebook et Instagram – respecteront leur obligation de lutte contre la haine en ligne, imposée par le règlement sur les services numériques, le fameux DSA [12]. Et de fait, en cas de manquement avéré, l’exécutif pourrait infliger une sanction allant jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial du groupe.
Anne Bellon, peut-on croire, face à ces faits, que l’Union européenne est parée ?

Anne Bellon : Non, je pense que c’est difficile de dire que l’Union européenne est totalement parée.
D’abord, je voudrais revenir sur ce qu’évoquait Valérie tout à l’heure, c’est-à-dire que ces régulations, malgré le volontarisme politique de certains à la Commission, sont aussi le fruit d’un compromis, il y a eu un lobbying démentiel de ces GAFAM. C’est, malgré tout, une véritable avancée.
Pour revenir à des choses que je disais précédemment, je pense qu’un des problèmes de ces régulations, c’est qu’elles visent à faire une chose, c’est-à-dire, justement, à déplacer la régulation du contentieux vers ce que les Européens appellent le dialogue régulatoire, donc à trouver des solutions avec les GAFAM pour faire face à ce qui est défini comme des risques systémiques, comme les manipulations de l’information, la haine en ligne ou le cyberterrorisme. Or, dans ce dialogue, il y a des asymétries d’informations qui sont très importantes et qui se vérifient jusque dans la manière dont on évalue la capacité de ces GAFAM à, justement, opérer une modération qui soit juste, équitable et proportionnée. Vous l’avez dit vous-même, en fait les GAFAM réalisent eux-mêmes les analyses d’impact sur leur gestion des risques systémiques. Il y a, bien sûr, la possibilité du contentieux, voire de l’interdiction d’accès au marché, qui prend beaucoup plus de temps et qui suppose, là aussi, un volontarisme politique, que ne semble pas, en tout cas, afficher la nouvelle commissaire Ursula von der Leyen.

Aliette Hovine : Oui, c’est ça, il y a un contexte qui joue énormément.
Valérie Peugeot, vous avez commencé aussi à nous le dire en début d’émission : il y a une forme de lobbying, on peut le dire, qui est très important, notamment au niveau de l’Union européenne, et puis une forme d’influence que cherche à exercer, notamment un Mark Zuckerberg, il l’a dit dans son annonce du 7 janvier, il a dit : « Ce qui est terrible, c’est que le nombre de lois institutionnalisant la censure dans l’Union européenne ne cesse d’augmenter et il est difficile d’y construire quoi que ce soit d’innovant. » Or, ce discours fait très largement écho aussi au rapport de Mario Draghi [13]. On cherche à comprendre d’où viendra la compétitivité européenne, pourquoi on a un retard en termes d’innovation vis-à-vis des États-Unis. Tout cela est très lié, finalement, Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Je crois que dans les solutions à chercher la première est du côté des narrations collectives. Aujourd’hui, je pense que l’Europe ne parle pas d’une seule voix, l’Europe et le monde occidental, hors États-Unis, ne parlent pas d’une seule voix et, finalement, se sont fait contaminer, en quelque sorte, par ce discours selon lequel innovation ne rimerait pas avec protection et régulation. On entend partout ce discours-là ! On l’a entendu au plus haut niveau, dont Mario Draghi. Je pense que c’est une construction idéologique dont il faut s’extraire. C’est la première chose : changer notre discours et changer l’imaginaire qui va qui va avec. Mon expérience à la CNIL m’a montré que innovation et protection des données pouvaient marcher main dans la main. C’est justement le rôle des régulateurs. C’est le rôle, en l’occurrence, de ceux qui protègent les données, des autorités de protection des données et de tous les régulateurs, de travailler sur ce chemin qui, parfois, peut être étroit, d’accompagner les acteurs pour réconcilier protection des données, protection de nos vies privées, construction d’un espace public démocratique régulé et apaisé avec l’innovation. Il n’y a pas d’incompatibilité. Donc, je dirais que la première chose à faire, c’est changer de discours.
Deuxième chose à faire et là je vais essayer de regarder un petit peu le côté plein du verre dans les textes qui ont été adoptés, même si je partage le point de vue de Anne, c’est-à-dire qu’ils sont très imparfaits, mais il y a quand même des choses qui avancent dans le bon sens et qu’il faut des fils à tirer. Je pense notamment au fait que nous avons besoin d’inscrire dans nos infrastructures techniques nos choix démocratiques. Je m’explique. Anne parlait tout à l’heure de Mastodon qui est une infrastructure distribuée, qui évite donc une concentration du pouvoir. Je pense qu’on en a besoin et les pouvoirs publics dans leurs choix, notamment en utilisant le levier de la commande publique, peuvent encourager des infrastructures qui ont un modèle anti–concentration par nature, ce que j’appelle, entre autres, ce qu’on appelle des communs numériques, c’est-à-dire des ressources qui vont échapper au modèle capitalistique ultra-concentré et qui vont être gérées par une communauté. On a parlé de Wikipédia, on pourrait parler d’OpenStreetMap [14], on pourrait parler d’Open Food Facts [15], on pourrait parler aussi du logiciel libre, typique, qui est probablement le commun numérique le plus répandu aujourd’hui. C’est donc comment, aujourd’hui, la puissance publique va favoriser ces communs numériques pour desserrer l’étau de ce capitalisme radical, extrême, dans lequel nous vivons. Ce qui ne s’oppose pas du tout au marché. Je reviens sur une différence que Fernand Braudel [16] faisait entre marché et capitalisme : le marché est un espace d’interaction, de négociation et d’échanges, et le capitalisme fait dériver le marché vers l’accumulation. Aujourd’hui, revenons à du marché. D’un point de vue démocratique, nous avons besoin du marché, des communs et des services publics. Marchons sur ces trois pieds-là – un marché régulé, des communs et du service public – pour revenir à une société apaisée, une société de dialogue, une société de négociation et non pas la société polarisée, radicalisée, violente vers laquelle nous poussent ces médias sociaux.
Je voudrais juste compléter sur l’histoire des choix démocratiques à inscrire dans les infrastructures techniques. Dans les textes en question, DSA, DMA [17], Data Governance Act [18], il y en a toute une tripotée, on ne va pas développer les acronymes et les présenter ici, mais il y a, par exemple, quelque chose qui avait déjà été posé à bas bruit dans le RGPD [Règlement général sur la protection des données], qui est l’idée de la portabilité des données, qui n’a pas du tout fonctionné ; l’article 20 du RGPD [19] n’a pas fonctionné. Mais cet article 20 est repris, augmenté dans ces nouveaux textes et on peut espérer qu’il permettra de desserrer l’enfermement dans lequel se trouve le consommateur qui, une fois qu’il a choisi d’être sur WhatsApp, eh bien il reste sur WhatsApp et il ne peut pas dialoguer avec des gens qui sont sur Signal.

Aliette Hovine : C’est la base même du modèle économique.

Valérie Peugeot : On est enfermé dans ces univers-là. Non seulement on ne peut pas dialoguer avec quelqu’un, alors que quand je suis chez l’opérateur Orange, je peux dialoguer, je peux appeler quelqu’un qui est chez SFR ; si je suis sur WhatsApp, je ne peux pas dialoguer avec quelqu’un qui est sur Signal, c’est un manque d’interopérabilité. Donc, aller vers l’interopérabilité et aller aussi vers la mobilité, la portabilité, c’est-à-dire pouvoir quitter un univers en emmenant son histoire, son historique, ses contacts, ses photos, ses dialogues, etc., pour aller vers un autre acteur qui soit moins prédateur, moins liberticide, plus contributeur d’un espace public apaisé qui, je pense, est notre objectif démocratique commun.

Aliette Hovine : Nikos Smyrnaios, cette idée des communs est extrêmement intéressante, notamment dans le cadre du numérique. Est-ce que, selon vous, puisqu’on parle des solutions, c’est effectivement une piste de solution et vous avez à peine 30 secondes pour me répondre. Bon courage.

Nikos Smyrnaios : Ça va être facile. Absolument. D’ailleurs je voudrais ajouter un paramètre, les services publics, on n’en a pas parlé. En fait, cette idée que l’innovation ne peut venir que des acteurs privés est une fausse idée, puisque l’Internet lui-même est un service public, il a été financé par de l’argent public. C’est le premier point que je voulais évoquer.
Le deuxième point, pour finir, je pense qu’on ne peut pas dissocier les débats qu’on a actuellement des débats plus généraux de l’avenir de nos sociétés dans le contexte du capitalisme.

Aliette Hovine : Le thème est vaste, Nikos Smyrnaios, on refera sans doute une émission dessus.
En attendant, un grand merci à tous les trois d’avoir participé à cette émission.