- Titre :
- Numérique et attention
- Intervenant :
- François Pellegrini - Lama Puntso
- Lieu :
- Université d’automne de Dhagpo de Bordeaux
- Date :
- novembre 2017
- Durée :
- 27 min 14
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- copie d’écran de la vidéo
- transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.
Transcription
Lama Puntso : Je remercie François Pellegrini dont l’intervention l’année passée nous avait marqués, à la fois inquiétante et sécurisante. Professeur des universités, vice-président en charge du numérique à l’université de Bordeaux, chercheur au LaBRI, laboratoire bordelais de recherche en informatique, et à l’Inria, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, membre de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, j’en perds mon souffle, la CNIL.
On sait votre capacité à nous étonner, je parle de l’étonnement et de la surprise puisque ça a été un des thèmes de ce matin. Alors que le numérique est perçu comme voleur d’attention, chronophage et dispersant, vous nous ouvrez des fenêtres sur des solutions qui élèvent notre niveau d’attention, avec à la clef une question : quelle peut-être la place de l’individu au sein de l’environnement numérique ? Je vous laisse la parole.
François Pellegrini : Merci beaucoup. En tout cas merci beaucoup de l’invitation. Je suis profondément désolé de ne pas avoir assisté aux interventions de ce matin puisque, effectivement, à entendre ce qui en est dit, je me dis que peut-être je vais repasser sur des chemins qui auront déjà été labourés par d’autres. Mais écoutez voilà ! On va faire un petit tour d’horizon.
« Attention » est dans le titre, finalement j’ai décidé de le mettre dès le début. De quoi je veux vous parler aujourd’hui ?
Révolution numérique
D’abord poser le contexte, je fais ça un peu à chaque fois, désolé pour ceux qui m’ont déjà entendu. On parle de la révolution numérique, la révolution numérique qui, parce que c’est une révolution, on le verra, transforme profondément la société et spécialement les modes d’interaction entre les personnes. C’était déjà le cas de la révolution de l’écriture, c’était déjà le cas de la révolution de l’imprimerie. Avec la révolution numérique, on va voir que, effectivement, la transformation des modes d’interrelation des personnes est profonde.
Qu’est-ce qu’on entend par révolution numérique ? On entend l’action de numériser. Numériser c’est transformer en nombres. Ça veut dire qu’effectivement on a de l’information qui est enracinée dans le monde physique — les vibrations de l’air que je provoque, la lumière qui circule dans cette pièce — et, grâce à des dispositifs de captation, ceux qui sont en face de moi par exemple, on va effectivement échantillonner, transformer ces informations du monde physique en informations abstraites, en « 0 » et en « 1 », comme on le fait couramment en informatique. Et à partir de là, dès le moment où on aura ces tas de « 0 » et ces tas de « 1 », eh bien on va pouvoir les manipuler d’une façon que ne permet pas, j’allais dire, leur enracinement dans un support physique : bouger un livre c’est très compliqué, c’est ce que j’appelle la tyrannie de la matière, alors que dès le moment où on abstrait l’information contenue dans le livre du support physique, on va pouvoir la transporter, la copier, la dupliquer, de façon extrêmement rapide.
À partir de là, l’information développe entièrement ses ailes de ce qu’on appelle un bien non rival. Un bien rival, c’est un bien pour lequel on est en rivalité pour l’acquérir : un sandwich, un crayon, un vêtement ; si je vous donne mon sandwich vous pouvez le manger, je ne peux plus le manger, alors que quand j’essaie de vous donner une idée, en fait je ne vous donne pas une idée, je vous copie une idée. C’est-à-dire qu’on peut donner sans s’appauvrir et effectivement, partant de là, on rentre dans des modèles économiques qui sont radicalement différents, d’autant que cette copie, grâce à l’Internet, va se faire à coût marginal nul. C’est-à-dire qu’entretenir Internet ça coûte cher, il faut des ordinateurs, il faut de l’électricité, tout ça ce sont des biens rivaux ; mais dès le moment où vous avez un ordinateur et de l’électricité, où il est connecté à cette infrastructure, alors vous pouvez choisir ou non de copier de l’information, de la diffuser, ce qui fait que l’acte de copie en lui-même, une fois que vous avez payé ce coût d’entretien, devient un acte qui peut s’effectuer à coût nul. Et à partir de là, on rentre dans une économie de l’abondance et l’Internet permet aussi la quasi-immédiateté de la transmission. Donc on se retrouve dans un univers informationnel d’une richesse extrême, parce que l’ensemble de l’information publiquement accessible peut-être accessible à tous quasiment immédiatement.
Donc effectivement, quand on considère l’apport des réseaux numériques aux activités humaines, clairement on s’aperçoit qu’ils augmentent globalement la quantité brute d’informations à laquelle nous sommes soumis. Clairement, ça a pu être évoqué peut-être également à travers la question de la souffrance au travail, on a une multiplication des destinataires des courriels : puisque ça ne coûte rien de l’envoyer à d’autres personnes, on se dit « au cas où, allez, hop ! J’en rajoute trois ou quatre dans le courriel, allez, pan ! J’envoie. » De toutes façons un problème transféré est un problème résolu !
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À partir de là, d’ailleurs, j’attire votre attention sur le terme « charge mentale ». C’est assez récent qu’il apparaisse dans le débat public et effectivement, maintenant tout le monde parle de charge mentale parce que, finalement, on a mis un mot sur le concept qui était un peu latent mais qui devient, sans doute, une pression plus actuelle et plus forte à mesure que l’encerclement des personnes par les outils numériques s’accélère.
Et puis, au-delà du nombre, c’est un phénomène induit : plus il y en a, plus la probabilité que vous en receviez dans une même période de temps est importante. Donc il y a un accroissement de la fréquence à laquelle notre attention est sollicitée. Vous allez avoir des notifications permanentes. Pim ! Vous avez un nouveau courriel ! Poum, oh un message Facebook ! Pim, oh un tweet ! Donc à partir de là, en réaction aussi, on voit se construire un droit à la déconnexion dans le milieu du travail et on peut également pouvoir l’invoquer dans la sphère privée.
Face à, effectivement, ce déferlement informationnel, certains peuvent dire que l’humain devient le goulot d’étranglement de la circulation de l’information. Du temps où Voltaire et Rousseau s’envoyaient des noms d’oiseaux à la plume d’oie ça prenait un certain nombre de semaines entre chaque échange de missive, ce qui laissait le temps à Voltaire de bien préparer son fiel et à Rousseau de bien pleurer, mais, en tout état de cause, effectivement il y avait le temps de la respiration, le temps de la réflexion. Alors que dans le cadre actuel, on se dit que finalement c’est peut-être la vitesse de « traitement » de l’humain qui pose problème — et j’ai mis des guillemets à traitement parce qu’on mettra en perspective ces concepts — qui est donc maintenant supposée inférieure à celle de la machine et pose question. On reçoit des courriels et on n’arrive pas à les traiter et puis ils s’empilent, ils s’empilent, ils s’empilent !
Donc effectivement certains d’entre vous, peut-être ce matin — je regarderai avec plaisir la vidéo sur les aspects neurologiques —, certains commencent à étudier la possible modification profonde de nos processus mentaux, dans lesquels une information très abondante et somme toute peu structurée, conduit à offrir plutôt une vision du monde qui soit réticulaire, qui soit en réseau, qui soit très horizontale, plutôt que la vision hiérarchique et causale que pouvaient avoir les générations précédentes dans un monde très structuré, surtout s’il y a un dieu au-dessus !
Donc effectivement aussi, une question de stimulation permanente des personnes, ce qui peut s’apparenter au niveau de notre construction biologique à un état de stress. Notre corps a été créé pour pouvoir réagir à des situations exceptionnelles de stress en produisant de l’adrénaline de façon à s’échapper s’il y a un tigre à dents de sabre ou d’autres trucs déplaisants. Finalement, est-ce qu’on ne risque pas de solliciter ce mécanisme d’une façon trop fréquente et où ça ne deviendrait plus un mécanisme d’aide à la survie mais un mécanisme qui pourrait nous mettre en danger ?
Économie de l’attention
De fait, quand on considère la transformation de l’univers numérique, on voit apparaître un terme, là aussi peut-être a-t-il été traité de matin me semble-t-il par Michel Aguilar, sur l’économie de l’attention. Donc effectivement, l’abondance de l’information modifie profondément les chaînes de production et de consommation des biens informationnels. Avant, un livre ça coûtait cher, c’était un bien rival, donc il fallait le transporter, le produire ; alors que maintenant, effectivement, tout ce qui est diffusé en ligne peut être consommé à coût marginal nul. C’est-à-dire que la production est à coût marginal nul, mais la consommation aussi puisque le réseau de distribution, l’Internet, le permet. Donc on est dans une économie de l’abondance où, effectivement, on peut à la fois écouter des chants du 13e siècle et le dernier tube à la mode ; en deux clics on a au bout des doigts l’ensemble de la pensée humaine. Mais effectivement, pour les industriels, une partie des industriels, puisque finalement on va rentrer dans un modèle d’abondance, qu’est-ce qui devient rare, qu’est-ce qui devient monétisable ? Eh bien ça va devenir le temps de cerveau disponible, qui est un bien rival. Il n’y a que 24 heures dans une journée, à partir de là les gens ne peuvent pas tout visionner en même temps, ne peuvent pas tout écouter en même temps, et donc c’est ce bien rival pour lequel les acteurs commerciaux rentrent en compétition. D’où la définition de ce terme d’économie de l’attention, c’est-à-dire capter l’attention du consommateur pour effectivement, à la fin, vendre des trucs.
Et donc on se retrouve avec des modèles économiques qui sont centrés sur la connaissance la plus fine possible des individus pour mieux les servir. C’est l’argument toujours qui est invoqué. Donc en particulier par de la publicité ciblée puisque les grands acteurs vivent — même les petits — du fait qu’à un moment donné on va cliquer sur un bandeau publicitaire ; si vous proposez à quelqu’un des sujets qui ne l’intéressent pas, il ne cliquera jamais et le publicitaire ne gagnera pas d’argent. Donc l’intérêt c’est de bien mieux cibler les gens pour qu’ils cliquent plus et que la régie publicitaire gagne plus d’argent.
À partir de là, comment est-ce qu’on connaît les gens ? Il n’y a rien de mieux que d’utiliser les données qu’ils fournissent gracieusement et donc on va avoir un certain nombre de produits d’appel gratuits : on vous offre une messagerie gratuite, c’est cool, mais rien n’est gratuit à part l’air qu’on respire, et encore ; ça c’est le premier principe d’économie. Donc si on vous fournit quelque chose de gratuit c’est qu’il doit y avoir de la monétisation derrière et c’est, en fait, la valorisation de vos données personnelles. Le deuxième principe d’économie étant : si le service est gratuit, c’est que c’est vous la marchandise.
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Donc effectivement, vous n’êtes pas l’utilisateur d’un service de messagerie gratuite, vous êtes l’utilisé de ce service de messagerie, qui va monétiser vos données vis-à-vis de réels clients qui sont les publicitaires qui veulent que la publicité soit consultée.
À partir de là, vous allez avoir un modèle dans lequel on va solliciter de façon répétée les personnes à rester sur ces plateformes : « Bonjour ça fait trois jours qu’on ne vous a pas vu. Venez, on a des super histoires à raconter. Machin a posté une vidéo de chatons absolument hilarante. "Reviendez" chez nous. » Et effectivement on va re-solliciter votre attention de cette manière-là ; pas d’une façon, j’allais dire, pas nécessairement dans votre intérêt. On est maintenant face à une sur-sollicitation, en particulier avec les fenêtres de publicité qui peuvent apparaître, déborder de l’écran et ruisseler par terre, et donc clairement, à un moment donné, trop de pub tue la pub et finalement, induit une baisse globale de l’attention et ce n’est pas ça que le publicitaire souhaite.
À partir de là, on est dans une période de régulation, qui est caractérisée par la mise en œuvre de dispositifs de filtrage, soit par les personnes elles-mêmes avec les fameux adblockers, les greffons qui, dans votre navigateur, vont bloquer les fenêtres de publicité, où les gens vont dire : « Ah, ah ! J’ai vu que vous utilisez un bloqueur de publicité alors je ne vais pas vous montrer mon contenu censément gratuit qui en fait… » Donc on est dans une guerre des publicitaires contre le public qui, finalement, implique les éditeurs de contenus qui se retrouvent à ne pas montrer leurs contenus à leur public. Donc effectivement, il y un peu une prise en otage des éditeurs dans cette guerre publicitaire et il y a des vraies questions qui se posent sur la refondation du modèle publicitaire, j’y viendrai, ou, en tout cas, du modèle de financement de l’accès à la connaissance.
Et puis aussi, ça c’est plus rigolo, par les responsables de traitement eux-mêmes. C’est-à-dire que les responsables de traitement disent : « OK, on ne va pas vous sursaturer, donc on va filtrer ce que vous allez voir ». Et en particulier sur un grand réseau social, quand vous avez beaucoup d’amis, en fait il y a des gens qui vous disent : « Ah tiens, j’ai posté ça, tu l’as vu ? – Ah ben non je ne l’ai pas vu ; sur mon fil ça n’y est pas ! » Donc l’éditeur de plateforme a décidé de filtrer ce qui a été posté par les gens dont vous êtes censé être les amis et pourquoi ? De quelle façon ils vont le filtrer ? Pas dans votre intérêt, mais plutôt pour essayer de vous cibler mieux. C’est-à-dire qu’ils vont passer les contenus sur lesquels, par leur méthode de ciblage, ils ont vu que vous étiez déjà d’accord, ou pas tout à fait d’accord, et ils vont plutôt laisser les contenus pour lesquels on ne connaît pas encore votre opinion, pour voir si vous allez dire : « J’aime, je n’aime pas, je ne suis pas content, etc. », pour vous cibler un petit peu mieux.
C’est-à-dire qu’on se trouve face à un filtrage de l’information mise à la disposition des personnes par ces plateformes qui n’est pas nécessairement dans leur intérêt parce que, finalement, il y a des messages de vos meilleurs amis qui ne passeront pas, parce qu’on considère que commercialement ils ne disent rien sur vous et qu’on va chercher plutôt à vous passer d’autres messages.
Donc clairement, là aussi, le contrôle des personnes sur l’information qui va leur arriver et la compréhension globale du fonctionnement des plateformes est un vrai enjeu.
Le numérique au service de l’attention
Après avoir parlé de l’économie de l’attention, je vais parler maintenant du numérique au service de l’attention.
Clairement, les technologies numériques sont extrêmement versatiles et elles peuvent également servir à assister l’humain dans des tâches qui requièrent son attention. Et à partir de là, on est dans un processus d’augmentation de ses capacités dans le domaine intellectuel, mais tout comme le boulier le permettait déjà ou un certain nombre d’objets qui visaient à permettre un meilleur travail de l’esprit humain.
En gros, on va trouver deux grandes catégories d’usages : le contrôle de l’attention de la personne et l’assistance à l’attention de la personne.
Le contrôle de l’attention c’est, par exemple, ces systèmes anti-endormissement. On va regarder si la personne est bien vigile dans sa voiture ou dans le train, de façon à ce quelle n’aille pas faire un bisou à un platane.
L’assistance à l’attention va justement essayer d’aider les personnes qui ont pour charge d’être attentives dans leurs tâches, par exemple en détectant des motifs anormaux qui pourront ensuite nécessiter le traitement humain subséquent.
Dans ce cadre-là, les logiciels de contrôle de l’attention, enfin les systèmes, je ne veux pas en parler vous comprenez bien l’idée. Dans ce qui est de l’assistance numérique à l’attention, il y a une très grande variété de ces dispositifs, parce que les activités humaines sont diverses, ça va être tous les voyants, les clignotants, les alertes, les rappels et, comme j’allais dire, ça participe aussi aux petites attentions : oups, aujourd’hui c’est l’anniversaire de tata Ursule. C’est ballot d’oublier ; c’est sympa finalement que la machine vous l’ait rappelé. Et si vous y aviez pensé vous l’auriez souhaité, donc vous rappeler l’anniversaire de quelqu’un que vous ne connaissez pas, c’est plutôt, voilà ! Mais tata Ursule, quand même, ça vaut le coup, effectivement, de ne pas la vexer parce qu’elle nous a fait sauter sur ses genoux quand on était gamin.
Donc tous ces traitements vont participer à la diminution de la charge mentale et à l’automatisation des processus cognitifs. Ça peut aider ! Moi je suis toujours émerveillé de comment le cerveau humain fonctionne. Si vous vous rappelez de votre première leçon de conduite automobile et de comment vous conduisez maintenant : la façon dont on a automatisé un certain nombre de tâches, le passage du levier, paf, paf, débrayage, machin. Le cerveau, c’est magnifique et il y a des choses qui, au départ, requéraient une attention permanente qui deviennent des automatismes parce qu’on a digéré les processus et tout ce qui permet d’aider, peut-être la boîte automatique par rapport à la boîte manuelle et ainsi de suite, ou le « faites attention, il y a un cycliste dans l’angle mort » ; des tas de choses qui vont nous permettre, effectivement, d’être moins stressé et de pouvoir, finalement, ne pas être en surcharge cognitive quand on va être dans une tâche qui requiert notre attention.
Analyse des comportements
Effectivement, la puissance des technologies numériques permet la prise en charge par la machine de tâches de détection de plus en plus fines et, j’allais dire, en amont des conséquences. Bien sûr, on peut détecter quand sur un quai de gare quelqu’un appuie sur un bouton pour dire alerte, un pickpocket m’a pris mon sac. Mais ce qu’on cherchera à faire c’est de détecter sur le quai, par des caméras, le mouvement des personnes pour se dire « tiens, cette personne-là n’a pas le comportement standard d’un voyageur ; que fait cette personne sur le quai exactement ? » et les agents de sécurité vont pouvoir se concentrer sur le comportement de la personne en question.
Donc il y a deux façons de voir les choses.
Il y a une façon un peu statistique et puis la déviance par rapport aux statistiques. Ça, c’est effectivement ce que j’évoquais sur les trajectoires des personnes et se dire « tiens, mais qu’est-ce qui se passe », donc devenir vigilant, devenir attentif d’une façon assez, j’allais dire, rustique.
Et puis il y a, effectivement, ce qui est permis par la collecte massive de données, qui est permise par le numérique, qui va permettre d’étudier sans savoir exactement ce qu’on cherche. C’est-à-dire essayer de détecter des corrélations dans des masses de données pour identifier des ensembles de comportements. Ça, c’est tout le travail de ce qu’on appelle les méga-données, big data en anglais, c’est-à-dire la fouille de données pour essayer de déduire et d’exhiber des comportements particuliers qu’on pourra, par exemple, ensuite utiliser de façon commerciale en disant « tiens, la personne a commandé tel objet ; on peut peut-être lui proposer tel autre parce que plein d’autres gens ont fait pareil. »
Simplement, la mise en garde que je fais par rapport à ça, c’est que tout traitement automatisé est intrinsèquement conservateur et ne peut s’adapter à des situations exceptionnelles. Tout traitement, même si on vous rebat les oreilles avec la magnifique intelligence artificielle qui a battu quelqu’un au jeu de go, c’est vrai que c’est super, mais c’est quand même sur une surface plate de quelques dizaines de cases par quelques dizaines de cases, avec juste des pions blancs et noirs. Ça ne veut pas dire que cette machine super sera capable de traverser la route sans se faire écraser par le premier camion qui passe. On est face à des traitements qui sont spécialisés et qui sont très efficaces : il y a des machines à trier les pommes et qui trient les pommes plus vite qu’un humain. Ouais ! Mais, d’un autre côté, je ne me réduis pas à un trieur de pommes. Donc effectivement, la notion d’intelligence artificielle est relativement surfaite ; on parle même, d’ailleurs, d’intelligence artificielle faible, autrement dit il n’y a pas d’intelligence artificielle ! Ce sont juste des traitements automatisés qui essayent de reproduire un comportement auquel ils ont été entraînés.
Donc toute procédure — bien sûr c’est dans le cadre numérique qu’on le voit bien mais pas seulement — toute procédure code de la norme sociale. Quand dans un formulaire il y a marqué monsieur-madame, avec deux cases à cocher ou alors sur une boîte de choix c’est ou l’un ou l’autre, c’est très réducteur. On code dans la norme sociale que vous ne pouvez être que monsieur ou madame et pas monsieur toute la semaine sauf le samedi soir où vous décidez d’être madame.
Donc effectivement, il faut prendre en compte que ces traitements-là aussi, ayant été réalisés par des personnes dans un certain point de l’espace et du temps, avec une certaine culture, en utilisant des outils avec des jeux de données particuliers, sont pétris de biais et il faut pouvoir savoir s’en dégager, ce dont la machine n’est absolument pas capable.
Donc aussi, voir qu’il y a une dualité ; l’outil, bien sûr, a une influence sociale, mais peut être utilisé pour plusieurs finalités. On voit en particulier beaucoup d’utilisations des méga-données dans un but de contrôle des personnes, que ce soit un contrôle d’achat ou même à but répressif. Par exemple là, en ce moment, les services des impôts travaillent sur la détection de fraude fiscale ou aussi, pour les services sociaux, la détection de fraude sociale par, justement, corrélation de données pour voir des comportements de demandes de droits qui sortiraient de l’ordinaire. Alors qu’on pourrait très bien paramétrer ces systèmes pour, finalement, chercher les personnes qui ne bénéficient pas des droits dont elles devraient bénéficier. Et effectivement, il y a une utilisation qui pourrait être faite de ces systèmes qui serait bénéfique. Ça pose une question parce qu’en général les systèmes de droits sociaux sont créés avec comme budget l’idée qu’il y a des gens qui ne vont pas les demander. Parce que demander des allocs ça fait pauvre, il y en a certains qui vont explicitement refuser les droits qu’ils peuvent avoir. Si tout le monde avait les droits ou s’ils étaient accordés de façon semi-automatique en fonction de ça, eh bien les régimes seraient encore plus en déficit parce que, finalement, on avait déjà taillé sur un système avec un budget particulier.
Et puis là aussi, les chercheurs le font déjà, il y a plein de choses très passionnantes là-dessus. Le suivi à domicile des personnes dépendantes : la personne qui ouvre dix fois sa porte de placard, on se dit « tiens, là il y a un problème, elle est en désorientation, on va peut-être envoyer quelqu’un pour voir si la personne n’a pas un épisode Alzheimer » et, dans ce cas-là, on va l’accompagner, la rassurer, l’aider. Là aussi ce sont des mécanismes qui peuvent aider à faire attention à l’autre.
Bien sûr, les outils numériques ne constituent qu’un outil, pas une finalité, et l’encadrement des finalités, lui, est dévolu au législateur. La loi n’a rien à voir avec la morale, mais déjà, ça peut aider quand même. Je rappelle, parce que ça me fait très plaisir d’être soumis aux dispositions d’une telle loi, l’article premier de la loi informatique et libertés, 1978 quand même, ça montre le côté visionnaire de ses rédacteurs : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques… » Ça envoie du steak !
Plus opératoire, pour montrer que le législateur avait quand même déjà aussi débroussaillé le terrain des usages, un petit coup de projecteur sur l’article 10 de cette même loi informatique et libertés dans lequel, effectivement, on voit que le fait que des personnes qui puissent être sujettes à des décisions automatisées est quelque chose qui ne doit pas être autorisé et doit être fortement encadré. On peut, en particulier, penser aux péripéties sur le logiciel APB [Admission Post-Bac] qui, effectivement, pose cette question de l’affectation automatique des gens selon des conditions qu’ils ne maîtrisent pas nécessairement. Et on a vu qu’avec ce logiciel, il y a eu des expérimentations scientifiques, selon la façon dont les gens placent leurs vœux, ils auront ou n’auront pas ce qu’ils souhaitent. Donc connaître le fonctionnement du dispositif est un avantage tactique pour les personnes qui en sont les usagers.
Numérique et éthique
J’en terminerai sur, finalement, l’éthique, toujours. Quand on parle d’attention — là je vous ai parlé parfois d’attention au sens biologique du terme —, on peut remonter bien sûr parce qu’en filigrane se trouve l’attention de personne à personne, et donc l’attention portée à l’autre s’exprime dans la façon dont on le considère. Et la médiation induite par le numérique peut conduire effectivement, si c’est mal fait, à une déshumanisation des personnes, à cette fragmentation de l’identité en un ensemble de données qui sont par nature réductrices – pensez au monsieur-madame, pensez à toutes les données qu’on vous demande ; parfois le cadre est extrêmement réducteur et, bien évidemment, très loin de la réalité de la richesse des personnes.
Et ensuite, la question de la sujétion à des traitements automatisés : est-ce que c’est ma plateforme de réseau social qui doit choisir ce qui est filtré ou qui n’est pas filtré ? Est-ce que je ne peux pas prioriser les messages que je veux toujours voir d’autres que je n’ai pas envie de voir ? Donc effectivement, ce côté-là on peut considérer qu’il y a une certaine déloyauté des responsables de traitement. Alors ils vous diront : « Non, non, pas du tout ! C’est dans nos conditions générales d’utilisation à la 22ème page en tout petit au fond. » Qui a déjà lu les conditions générales d’utilisation d’un service numérique avant de cliquer sur « j’accepte » ?
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Je dis ça, je ne dis rien ! Donc effectivement, l’objectif c’est que pour équilibrer la place des personnes dans la société numérique, il faut clairement que les individus comprennent la nature des traitements qui les concernent. Là aussi, la législation évolue dans le bon sens. En particulier, la loi République numérique de 2016 pose comme principe que pour les traitements issus de la puissance publique, les personnes soient informées du principe des traitements et de comment ça fonctionne dans un langage qu’elles peuvent comprendre, qui leur soit accessible. Moi je ne vois pas de raisons, personnellement, pour que ces obligations ne soient pas étendues au secteur privé. Savoir quels sont les tiers économiques d’un acteur qui me fournit un service. On me fournit un service d’itinéraire, est-ce que c’est l’itinéraire le plus court ou est-ce que ce n’est pas l’itinéraire qui va passer devant le plus de panneaux publicitaires de la régie machin qui contracte avec mon opérateur ? J’aimerais bien le savoir. Et donc, sans trahir le secret industriel, savoir quels sont les acteurs qui rentrent dans la chaîne de valeur du fournisseur de services, je pense que c’est important pour les personnes.
Également aussi, préserver ses capacités d’écoute et d’attention et, à partir de là, choisir des services dont le modèle économique n’est pas fondé sur l’économie de l’attention, puisqu’on cherchera à vous gaver le plus possible ; clairement, liberté et gratuité ce n’est pas la même chose. En anglais c’est couillon, free ça veut dire libre et gratuit qui sont deux concepts radicalement différents. Je ne sache pas, par exemple, qu’un dealer vous propose gratos vos deux premières doses de crack pour vous rendre libre, et pourtant c’est gratuit.
[Rires]
Donc parfois il faut savoir payer pour des services. Il faut savoir accepter de prendre une messagerie qui va vous coûter quelques euros par an, mais qui, au moins, garantira qu’elle ne lit pas vos données et, de fait, ne cherchera pas à vous proposer des contenus publicitaires au détriment de votre liberté de choix, d’écriture, d’inspiration.
Donc voilà l’homo numericus, clairement, ça va être un citoyen qui doit être informé. Il y a un encadrement législatif et c’est toujours important de peser sur le législateur, j’allais dire, dans l’objectif du respect des personnes. Mais on doit également tous, collectivement, s’entraider et comprendre des règles d’hygiène numérique qui doivent effectivement nous permettre de naviguer en autonomie dans le monde numérique, en faisant attention à ce qui nous importe vraiment. Merci.
[Applaudissements]