- Titre :
- Les libertés publiques sont-elles menacées ?
- Intervenant·e·s :
- Antonio Casilli - Alain Chouraqui - Deux auditeurs et une auditrice - Patrick Bouet en off - Nicole Belloubet en off - Bruno Duvic
- Lieu :
- Émission Le Grand Rendez-vous - France Inter
- Date :
- 2 avril 2020
- Durée :
- 27 min 28
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Présentation de l’émission ici ou ici
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
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Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Bruno Duvic : Bonjour à tous et bienvenue dans Le Grand Rendez-vous jusqu’à 14 heures, votre émission pour mieux faire face, mieux comprendre la crise que nous traversons.
Dans les minutes à venir, question sur nos libertés publiques. Nous vivons à l’heure de l’état d’urgence sanitaire, de larges pouvoirs laissés au gouvernement et des restrictions radicales de liberté, les libertés les plus essentielles, se déplacer, se rassembler, travailler, voir nos proches, le tout sous le contrôle de la police et le contrôle potentiel ou déjà là des nouvelles technologies. Quel équilibre trouver avec la lutte nécessaire contre l’épidémie ? Quelles dérives possibles ? Voilà pour notre sujet jusqu’à 13 heures ou presque. Et pour dialoguer avec vous le spécialiste de sciences politiques, directeur de recherche émérite au CNRS Alain Chouraqui et l’un de nos meilleurs spécialistes des sociétés numériques, Antonio Casilli. Et puis il y a vous, bien sûr, auditeurs de France Inter et de France Culture. Nous attendons vos témoignages, vos questions, vos réflexions sur les contrôles de police, le traçage numérique et d’autres sujets au 01 45 24 7000.
A 12 heures 55 ce sera le Carnet des solutions pour passer la crise avec Philippe Bertrand, 13 heures un journal complet, 13 heures 30 avec Mathieu Vidard et son invité : Comment cette épidémie et le confinement changent nos rapports à l’alimentation ?
La tendance du jour. Le déconfinement sera probablement progressif selon Édouard Philippe. Écoutez Patrick Bouet, le président du Conseil national de l’Ordre des médecins
Patrick Bouet, voix off : Nous voyons bien qu’il va falloir tester massivement la population et les professionnels pour savoir où nous en sommes au moment où nous verrons diminuer la courbe des hospitalisations et des contaminations, donc il faudra s’adapter à la réalité de chaque territoire et de chaque situation.
Bruno Duvic : Nous sommes à distance mais tout proches, c’est la définition de la radio, et c’est parti pour une heure et demie.
Voix off : France Inter. Midi et demi 14 heures, Le Grand Rendez-vous.
Bruno Duvic : Pour amorcer notre dialogue du jour sur les libertés publiques en temps de confinement, extrait d’interview. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, sur France Inter il y a une semaine.
Nicole Belloubet, voix off : On ne peut pas vivre sans liberté, c’est certain. On ne peut pas vivre sans liberté, mais dans l’esprit même de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la liberté n’a jamais été considérée comme absolue, donc je pense que pour des raisons on va dire d’ordre public on peut toujours, bien entendu, atténuer ces libertés.
Bruno Duvic : Bonjour Alain Chouraqui.
Alain Chouraqui : Bonjour.
Bruno Duvic : Directeur de recherche émérite au CNRS, président de la Fondation du Camp des Milles, ce lieu de déportation pendant la Seconde Guerre mondiale. Votre regard, d’abord, sur cette situation et ce qu’on vient d’entendre dans la bouche de Nicole Belloubet. Nous ne pouvons pas aujourd’hui nous déplacer librement, aller voir nos proches, notre famille. Nous vivons avec une présence policière assez massive dans les rues, regard sur cette situation quand même très exceptionnelle.
Alain Chouraqui : Oui, c’est un vrai choc civilisationnel, autant qu’ont pu l’être certaines grandes guerres même si, bien entendu, comparaison n’est pas raison, le nombre de morts, la violence, les contextes sont évidemment différents, mais en termes de culture, de civilisation et surtout de vie quotidienne, le choc est considérable.
Alors oui, bien sûr, les atteintes et les restrictions aux libertés sont en grande partie nécessaires face à l’urgence sanitaire à condition qu’elles restent dans le cadre de l’État de droit, parce que l’État de droit prévoit effectivement de telles mesures exceptionnelles, mais, évidemment, des dérapages sont possibles et, j’allais dire, des traces peuvent rester à l’avenir et c’est ce qui me préoccupe le plus. Je crois que nous sommes dans une phase de confinement, nous sortons de la sidération, de l’urgence de se nourrir, de protéger les autres et là va commencer une phase marquée peut-être par des violences et des crispations, des recherches de boucs émissaires. Et puis surtout une autre phase ensuite où la démocratie peut vraiment être en danger par l’augmentation du chômage, par les crises économiques et sociales, etc. Après quoi on aura très probablement des pistes culturelles positives, un changement du rapport à l’autre, un changement du rapport à la mondialisation, à l’unité du genre humain, un changement du rapport au temps, tout cela on peut l’espérer. Mais on passera par une phase dangereuse pour la démocratie.
Bruno Duvic : Les dérives possibles et les traces, on a le temps d’en parler dans les minutes à venir. Aujourd’hui, Alain Chouraqui, l’équilibre entre les mesures de restriction de liberté liées à la situation sanitaire et l’État de droit démocratique est, pour l’instant, tenu ?
Alain Chouraqui : Il me semble que oui à condition, véritablement, que toutes les affirmations qui sont déjà en grande partie dans la loi, toutes les affirmations selon lesquelles cela sera temporaire, soient effectivement tenues et que les contre-pouvoirs démocratiques de toutes natures, à la fois parlementaires, sociaux, société civile, que tous ces contre-pouvoirs y veillent. Parce que, quelle que soit la bonne ou mauvaise volonté des dirigeants partout, on voit bien le risque que des dispositifs restent, s’installent et de mauvaises habitudes soient prises.
Bruno Duvic : Je salue Antonio Casilli. Bonjour.
Antonio Casilli : Bonjour.
Bruno Duvic : Sociologue, professeur à Télécom Paris et à l’EHESS [École des hautes études en sciences sociales], auteur de ce livre Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? qui a fait date et, plus récemment, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, les deux sont édités au Seuil.
Là aussi, premier constat Antonio Casilli : ces dernières semaines nous sommes entrés un peu plus dans l’ère du monde 2.0 au fond. Les nouvelles technologies sont omniprésentes pour rester en contact avec nos proches en ce moment, pour travailler, bientôt et déjà en partie pour respecter le confinement. Les nouvelles technologies plus que jamais sont liées à notre existence.
Antonio Casilli : Oui. Mais c’est un monde 2.0 à deux vitesses si l’on veut. Pour une partie de la population, pour ceux qui peuvent se permettre à cause de leur condition économique ou de leur métier de respecter le confinement à 100 %, c’est effectivement le triomphe du télétravail, des courses à distance. Par contre, pour une partie importante de la population française et mondiale, ceci s’est soldé par un confinement qui est devenu une sortie forcée dans des conditions qui sont extrêmement dangereuses parce qu’on a à faire pour certains métiers, certaines professions, à une très forte proximité physique qui est demandée par le type même de travail, donc là il n’y a pas de télétravail possible. Finalement, il y a la proximité physique, le danger de l’exposition et, très souvent, il s’agit de métiers qui sont inscrits dans un contexte de précarité si on pense surtout, par exemple, aux nouveaux travailleurs des plateformes.
Bruno Duvic : Le lien entre les nouvelles technologies et nos libertés publiques. On pourrait donner la parole à un premier auditeur pour en parler. Bonjour Nicolas.
Nicolas : Bonjour.
Bruno Duvic : Vous êtes plutôt en soutien aux mesures engagées pour l’instant pour notre sécurité, n’est-ce pas ?
Nicolas : Oui, je suis plutôt en soutien à ces mesures-là mais, comme le disait pas la personne précédente, la personne encore avant, il faut que ces mesures soient prises. Dans le contexte où on est, dans l’urgence sanitaire, on est dans une période où on sait que c’est très dur et que si on veut s’en sortir il n’y a que le confinement qui est possible. Aujourd’hui on voit bien, comme disait la personne précédente, il y a deux vitesses pour les travailleurs mais aussi dans le confinement. Mes amis et moi on voit qu’autour de nous tout le monde reste chez soi et ne sortent juste soit ceux qui doivent travailler, soit pour aller faire des courses et c’est tout. Mais il y en a qui se permettent encore de sortir pour autre chose, pour faire des soirées entre amis, des choses comme ça, j’ai vent de choses et je ne trouve pas ça logique. Soit on limite tout le monde ou le maximum possible, comme on peut, mais il faut que tout le monde joue le jeu et si on ne peut pas jouer le jeu, eh bien il faut prendre des mesures un peu plus fortes, encore un peu plus dures.
Bruno Duvic : Par exemple l’utilisation de drones ne vous choque pas ou ne vous choquerait pas dans les villes où ça n’existe pas encore ?
Nicolas : Eh bien non ! J’ai vu que dans certaines villes c’était déjà utilisé. Pour faire de l’interrogation, l’interrogation c’est demander à distance et je trouve que c’est bien, c’est aussi pour protéger les personnes qui font les contrôles, comme vous disiez le virus ne se transmet que par proximité, et je ne trouve pas si mal l’utilisation de drones. Après, je sais qu’il y a utilisation du téléphone, je sais que ça a été mis en place en Corée et que ça a été très fort. Mais la Corée c’est un autre mode de fonctionnement et, si on doit en arriver là, eh bien on en arrivera là. Aujourd’hui on n’a pas le besoin de le faire, mais si un jour on voit que notre courbe ne diminue pas et que des gens continuent à faire ce qu’ils veulent, on sera peut-être obligé d’en passer par là.
Bruno Duvic : On va soumettre ça à nos deux invités. Alain Chouraqui d’abord, l’argument qui est massif en ce moment, qui consiste à dire qu’il faut avant tout respecter le confinement et oui, s’il faut en passer par des mesures un peu extrêmes, présence de la police assez massive, voire des drones, eh bien il faut l’accepter. Est-ce que cet argument-là est incontournable ?
Alain Chouraqui : Il me semble que sur l’essentiel il est incontournable à condition que tout cela soit fortement encadré, que cela soit proportionné et fortement encadré. On a évoqué les drones, vous avez évoqué les drones, l’auditeur a aussi évoqué le tracking, le fait de suivre avec le téléphone les déplacements des gens à terme, ça n’est pas encore en place ou pas du tout encore envisagé, envisagé mais en place en tout cas en France. Là on touche vraiment, j’allais dire, le point ultime me semble-t-il de l’atteinte aux libertés. Si l’on est obligé d’y aller, il faudra vraiment y aller avec une vigilance démocratique, probablement des dispositifs de contre-pouvoir très accentués pour s’assurer, encore une fois, de la nécessité, de la proportionnalité et du caractère extrêmement provisoire, même si, de toute façon, je suis extrêmement réticent à l’égard de cette perspective parce que, je l’évoquais tout à l’heure, il en reste toujours des habitudes, des manières de faire, des dispositifs techniques cachés que l’on aura du mal à contenir même dans l’avenir.
Bruno Duvic : On va voir ce qu’en pense Antonio Casilli qui connaît ça par cœur. Hier Édouard Philippe a dit que si le backtracking, pour employer l’expression anglaise, le traçage numérique, devait exister, ce serait sur une base volontaire. Le Monde fait état d’un sondage, ces dernières heures, qui montre plutôt le soutien de la population, l’acceptation de la population.
Antonio Casilli : Voire la résignation de la population !
Là on est face à une campagne de propagande de notre gouvernement mais aussi d’autres gouvernements, soyons clairs, autant par des pays qui sont caractérisés par des dictatures, autant par des pays qui ont des démocraties troubles comme la nôtre. La France est engagée depuis une décennie dans une longue campagne d’établissement d’une surveillance de masse. Cela passe par des dispositifs légaux – je pense à la loi renseignement [1], je pense à des lois qui remontent à déjà huit ans ou même dix ans dans certains cas – qui ont progressivement érodé nos libertés publiques. Ceci, à mon avis, ne donne pas la possibilité d’être optimiste. Il ne faut s’imaginer qu’on sera capables de mettre en place les contre-pouvoirs ou les mesures de contre-poids qui pourront balancer ce type de situation.
Là on est face à une occasion en or pour les producteurs de surveillance de masse pour se faire de la pub gratos et pour imposer leur vision de la société qui est une vision dans laquelle tout le monde est coupable, donc forcément il faut sanctionner. Donc effectivement, l’idée d’installer le soupçon vis-à-vis de ses voisins, de faire circuler ces informations selon lesquelles la violation de la quarantaine et du confinement seraient généralisées alors que les chiffres attestent, en France comme ailleurs, que ceci n’est pas le cas. Si on regarde un pays traditionnellement allergique à la discipline publique, je pense à l’Italie d’où je viens, on peut le deviner à mon accent, c’est un pays dans lequel 95,7 % des personnes ont respecté, sur désormais plus d’un mois, le confinement. Ceci est inouï ! C’est un succès phénoménal. On n’est pas face à des violations massives qui demandent le fait de bouleverser complètement notre mode de vie et surtout d’imposer des jouets dystopiques comme des drones ou, encore pire, ces systèmes de traçage par téléphone mobile qui sont, en plus, présentés comme des solutions miracles, appliquées avec succès en Corée du Sud, à Taïwan. Ceci est un mensonge et, en plus, un mensonge qui sert à justifier le fait de l’imposer aussi dans nos pays alors que si on va demander justement aux Coréens ce qui a déterminé le succès de leur stratégie contre le coronavirus, ils vont vous dire des tests massifs. Les Taïwanais vont vous dire de l’information de qualité du gouvernement, pas la surveillance et pas le traçage des citoyens.
Bruno Duvic : Dans le contexte actuel, Antonio Casilli, il n’y a aucun modèle, Corée, Singapour, où le traçage numérique a pu aider à la lutte contre l’épidémie, à la sortie du confinement de votre point de vue ?
Antonio Casilli : Il y a deux modèles, les deux passent par des applications mobiles ou des traceurs, comme des bracelets à Hong-Kong ou des applications mobiles à Singapour, même en Chine. À Singapour, par contre, il y a un type particulier d’application mobile qui est basé sur une technologie qu’on appelle la technologie Bluetooth. C’est celle qui nous sert par exemple pour nous connecter sans fil avec nos casques, des choses comme ça. Elle est basée sur l’idée qu’il n’y a pas d’enregistrement central et il y aurait tout simplement, stockée sur un téléphone, l’information d’être passé à proximité d’une personne qui a été infectée. Alors que les autres applications, et celle qu’on cherche par exemple à imposer en France, est basée sur du GPS. Le GPS nous trace, nous géolocalise à tout moment, donc elle pose un problème d’anonymisation, elle pose un problème d’efficacité parce que si vous vous baladez dans des ruelles, je ne sais pas, à Marseille ou à Venise, bonne chance pour identifier exactement s’il s’agit d’une personne, s’il s’agit de tout un bâtiment ou d’un pavé de maisons que vous devez bloquer et mettre en quarantaine. En plus, évidemment, ceci n’est pas du tout cohérent avec le RGPD [2], parce que même s’ils vous disent que c’est anonymisé, c’est anonymisé a posteriori, mais au départ c’est une donnée qui identifie au moins un porteur d’un équipement mobile. Fort probablement il vous identifie sur la base de votre numéro de téléphone ou de votre adresse IP et ainsi de suite.
Tout ça c’est problématique dans la mesure où c’est présenté comme une technologie miracle qui est faite en l’absence de technologies qui sont indiquées par les autorités sanitaires comme les seules qui marchent c’est-à-dire les masques, le port du masque dans l’espace public ce qui poserait un problème pour notre gouvernement qui adore désormais la reconnaissance faciale, bonne chance pour la reconnaissance faciale si tout le monde porte des masques ! L’autre question, évidemment, c’est la question des tests. Si on n’a pas de tests vous pouvez bien tracer et identifier les personnes qui sont peut-être positives, mais il faut pouvoir les tester. Et après, évidemment, il faut pouvoir les soigner. En l’absence de tests et en l’absence d’un nombre adéquat de lits d’hôpitaux, nous avons un problème.
Bruno Duvic : C’est compliqué. On retourne au standard en précisant que le RGPD dont vous parliez c’est le Règlement européen qui, pour le dire très vite, contrôle l’usage que l’on fait de nos données numériques. Bonjour Luc au 01 45 24 7000. Vous nous appelez de l’Ariège.
Luc : Bonjour. Je vous appelle par rapport à un petit problème qui est récurrent sur pas mal de sujets, mais là, par rapport aux amendes qui sont infligées aux gens qui sortent alors qu’ils n’ont pas de raison de le faire, c’est le côté antisocial parce qu’une amende de 135 euros n’a pas du tout le même impact sur quelqu’un qui est, par exemple, au RSA ou sur quelqu’un qui gagne plusieurs milliers d’euros par mois. Du coup ça crée une inégalité entre les citoyens.
Bruno Duvic : Soumettons ça à Alain Chouraqui. Effectivement, une amende de 135 euros n’a pas la même valeur selon que vous êtes riche ou pauvre. Ça pose la question des inégalités qui risquent de se creuser au nom de cette période d’état d’urgence sanitaire.
Alain Chouraqui : Oui. Vous avez dit vous-même ce chiffre que j’allais dire. Évidemment, qu’on se retrouve avec cette amende comme d’ailleurs avec toutes amendes et avec toutes les sanctions qui ne sont pas, si j’ose dire, indexées au niveau de revenu et de ressources des personnes. Est-ce que c’est pour autant acceptable ? Moi je pense que ça fait probablement partie des questions qui vont devoir être posées et qui peuvent faire partie des traces positives à se poser ce type de question, effectivement.
Je voudrais saisir du fait que j’ai parole, en profiter pour appuyer au moins sur deux points sur ce qui a été dit juste auparavant.
D’une part dire que oui, le caractère de nécessité et de proportionnalité, je l’avais évoqué, doit absolument être établi et je vois que l’autre intervenant, qui est plus compétent que moi sur le plan technique, estime que ce n’est pas le cas, donc c’est un élément très important.
Le deuxième point c’est que la question du rapport entre sécurité et liberté se pose depuis longtemps, le curseur se déplace depuis des décennies maintenant vers la sécurité et c’est effectivement dans ce contexte qu’il faut apprécier et être extrêmement vigilants sur le plan démocratique à l’égard de ce pas de plus qui ne doit être fait que, je le répète, temporairement et si la nécessité est établie.
Bruno Duvic : Avant d’entendre François au standard de France Inter encore une question, Alain Chouraqui, sur les traces que laissent les régimes d’exception dans le droit commun. On cite toujours l’exemple d’une partie de la législation anti-terroriste qui est entrée dans le droit commun. On peut faire valoir aussi que la menace terroriste demeure, que ces mesures sont utiles et que la trace qui reste dans notre législation est utile.
Alain Chouraqui : Oui, on peut le dire. On peut aussi dire, je dis bien « aussi », ça fait partie du débat démocratique qu’il faut avoir et je suis aussi d’accord sur le fait que ça n’est pas acquis d’avance que s’installe un tel débat démocratique. Il faut avoir ce débat pour savoir quelles traces on peut accepter dans la durée sur tel ou tel plan.
La dérive a commencé, elle est en cours, elle est, encore une fois, nécessitée par la période actuelle pour une large partie, à regarder au point par point. Ensuite il faudra vraiment une revitalisation démocratique extrêmement forte qui peut d’ailleurs faire partie des traces culturelles beaucoup plus larges. Il y a beaucoup d’éléments, beaucoup de difficultés qui se sont exacerbées actuellement ; on parlait tout à l’heure des inégalités, mais il y a d’autres éléments, l’accélération du temps, les changements, la négligence de l’autre, etc. Tout cela ce sont des points, et vous évoquiez les traces possibles de dispositifs policiers, ce sont des points que cet évènement actuel terrible peut contribuer à faire reposer de façon extrêmement forte. Ce serait la sortie positive dans deux ans, dans trois ans, après un passage très difficile en termes de tentation autoritaire.
Bruno Duvic : François au standard de France Inter. Bonjour François.
François : Bonjour.
Bruno Duvic : Vous nous appelez de Toulouse et vous nous proposez un deal en quelque sorte.
François : Pour éviter d’avoir un dispositif autoritaire, une sorte de contrat entre l’État et le citoyen. Comme on s’achemine vers un déconfinement progressif et régionalisé, dans les régions où le déconfinement se ferait un peu plus tôt et serait un plus large puisqu’elles auraient été moins atteintes par le virus, sur la base du volontariat on téléchargerait l’application qui permet de savoir, par Bluetooth, qu’on a voisiné avec d’autres personnes, on donnerait son accord pour être suivi, que son téléphone soit tracé dans ses déplacements. On pourrait à la fois reconstituer les voisinages suspects, même soi-même si on est devenu suspect de porter le virus, ou bien, en même temps, on pourrait suivre ses déplacements et se déplacer de façon élargie par rapport aux contraintes actuelles du confinement. Si on n’est pas d’accord, eh bien on reste confiné dans les conditions actuelles. C’est une sorte de deal, comme vous dites, d’accord contractuel entre le citoyen et les autorités.
Bruno Duvic : Antonio Casilli qu’en pensez-vous ? Deux questions. D’abord, sur le principe du deal, est-ce que techniquement c’est possible ?
Antonio Casilli : Et ça, c’est la bande à Bluetooth ! Je vous disais qu’il y a deux approches : l’approche GPS et l’approche Bluetooth. L’approche GPS, et là on est tous d’accord, est considérée comme en désaccord, en décalage par rapport à la régulation européenne sur les données. L’approche Bluetooth semble, en surface, être plus cohérente avec nos libertés publiques. C’est problématique et d’ailleurs c’est faux, c’est complètement faux. L’idée que le Bluetooth soit respectueux de nos libertés oublie déjà que l’installation sur base volontaire nous met face à des discriminations et ensuite qu’elle est tout aussi envahissante vis-à-vis de notre vie privée que le traçage GPS. Je vous explique pourquoi. Elle est problématique du point de vue de nos libertés parce qu’elle est inefficace en l’absence de tests massifs, ça on est d’accord, première chose. Après, pour l’instant, elle a fonctionné seulement à un endroit dans le monde, dans la ville-État de Singapour, mais est-ce qu’elle est généralisable à un continent ?, le continent européen ou une nation qui fait non pas cinq millions de personnes mais 60, 80 millions, etc. Après, elle est tout aussi envahissante parce qu’elle doit être installée par tout le monde, elle doit être filée, c’est-à-dire que vous devez vraiment remettre en main propre votre dispositif à toute personne autorisée, que ce soit des médecins, des policiers, des employeurs, des voisins, des propriétaires de magasin – vous faites la liste que vous voulez – et personne ne doit pouvoir éteindre son propre appareil ou en modifier les données. Donc là on est face, effectivement, à un traçage qui dépasse l’autonomie du citoyen.
Après c’est discriminatoire. Imaginez-vous une situation dans laquelle aujourd’hui on vous dit : « Installe tranquillement cette application, de cette façon tu peux lutter contre le coronavirus, elle est en open source, etc. », mais le jour suivant on vous dit : « Tu ne peux pas accéder au supermarché si tu n’as pas installé cette application. Tu ne peux pas monter sur le bus si tu n’as pas installé cette application ». On ne te discrimine pas parce que tu es malade, ce qui serait contre la loi, on te discrimine parce que tu n’as pas installé un truc qui atteste de ta santé. Là c’est encore quelque chose de complètement dystopique.
Bruno Duvic : Hélène au standard de France Inter au 01 45 24 7000. Soyez la bienvenue Hélène. Nous vous écoutons.
Hélène : Bonjour. Je voulais juste faire un petit témoignage. J’ai une amie qui a 80 ans, qui habite dans le centre d’un petit village dans l’Hérault. Elle a pris sa voiture pour faire quatre/cinq kilomètres, aller promener son chien et pouvoir le lâcher dans les bois. Quand elle est revenue, elle a eu une contravention de 135 euros. Elle a essayé d’expliquer au policier qu’elle marche avec une canne, elle a 80 ans, qu’elle ne peut pas tenir son chien d’un côté et sa canne de l’autre, qu’il risque de la faire tomber dans la rue. Elle a quand même eu la contravention.
Bruno Duvic : Elle a quand même eu l’amende.
Hélène : Voilà. Ce que disait votre spécialiste. Moi je n’ai aucune spécialité, mais j’ai été outrée d’entendre ça.
Bruno Duvic : Merci Hélène pour ce témoignage. Effectivement, des contrôles plus ou moins acceptés, plus ou moins légitimes et quelquefois des abus, on en parlait sur France Inter hier. Il nous reste très peu de temps. Alain Chouraqui, je voulais vous faire réagir cette dernière minute. C’est la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui se dit particulièrement préoccupée par les mesures d’urgence en Hongrie. Vous êtes inquiet vous aussi pour, au fond, l’état de la démocratie en Europe aujourd’hui ?
Alain Chouraqui : Oui, vraiment très profondément. Il y a des pays comme la Hongrie, ce n’est pas le seul pays même si on en parle beaucoup à juste titre, qui montrent un mauvais chemin et depuis, encore une fois, plusieurs années. On l’évoquait tout à l’heure, la situation actuelle est vraiment l’occasion pour ceux qui ont des visées autoritaires d’avancer leurs pions de façon extrêmement dangereuse. Juste un petit mot, dire que ce n’est pas la même chose, dans les responsables de l’État qui doivent piloter ces dispositifs de surveillance, si c’est le ministère de la Justice ou le ministère de l’Intérieur qui pilotent les choses.
Bruno Duvic : Ce n’est pas la même chose si c’est le préfet ou le juge.
Alain Chouraqui : Exactement. Le préfet ou le juge ça n’est pas pareil et ça peut d’ailleurs être en dehors de l’État ou tout au moins avec des organismes indépendants comme le Défenseur des droits, la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés], etc., qui pourraient, au-delà de la surveillance actuelle, avoir un rôle plus actif dans le pilotage de ces mesures liberticides, nécessaires ou pas, on en a parlé.
Bruno Duvic : Merci beaucoup Alain Chouraqui. Je remercie également Antonio Casilli et les auditeurs de France Inter d’avoir participé à ce débat.